Journal d'un avocat

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Actualité du droit

Le droit fait parfois la Une des journaux. Il y a gros à parier qu'il se retrouvera alors ici.

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vendredi 30 avril 2010

L'interdiction de la burqa dans l'espace public

Semaine burqa, désolé pour mes lecteurs, car j’ai parfaitement conscience de rentrer dans le jeu d’une opération de com’ gouvernementale. Mais le débat a lieu, et j’ai la faiblesse de penser que ma contribution, heureusement améliorée par les commentaires éclairés de mes lecteurs, peut y contribuer de façon modératrice.

Le gouvernement a fait connaître la teneur du futur projet de loi, qui sera très court (deux articles, vous voyez, quand il veut, il peut), et pénal.

L’article premier disposerait (et non stipulerait, lu dans un dépêche Reuters, terme réservé aux contrats et traités internationaux) que nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage, sous peine d’une amende de deuxième classe (150 euros max, 35 euros si on lui rend applicable la procédure d’amende forfaitaire). La peine complémentaire du stage de citoyenneté (131-16, 8°) est prévue pour cette contravention.

L’article 2 punirait celui qui impose le port d’un tel vêtement (je n’ai pas hélas la partie de l’article qui définit le vêtement, c’est pourtant une partie intéressante) par la «violence, la menace, l’abus de pouvoir ou d’autorité», d’une peine de prison jusqu’à un an et 15 000 euros d’amende.

Le Figaro rapporte les propos suivants du rédacteur du projet de loi. Je crois qu’ils se passent de tout commentaire. Mais ce n’est pas une raison pour que je me retienne.

«Au nom des principes, nous avons opté pour une interdiction totale, explique un des rédacteurs du projet. Mais nous avons décidé des peines légères, car ces femmes sont souvent victimes.»

C’est une nouveauté : désormais, on punit les victimes. Mais d’une peine modérée, hein, on n’est pas des barbares non plus.

Sur la peine d’emprisonnement prévue pour le délit de port imposé du niqab :

[c’est une peine] «qui clarifie notre intention: cette loi n’est pas faite pour protéger la société française de l’islamisme mais bien les femmes et leurs droits».

Autre nouveauté : on peut mettre des gens en prison pour clarifier l’intention du gouvernement. Tant il n’est rien de pire en République qu’un malentendu.

Et là, un prix Busiris qui se perd, puisqu’on ne peut le décerner à un anonyme :

Le gouvernement n’a pas souhaité clarifier plus avant les bases de l’interdiction, qui repose implicitement sur la dignité ou encore ce que le Conseil d’État dans son étude avait appelé l’«ordre public immatériel», qui intègre la protection des valeurs de notre société.

«De toute façon, le Conseil d’État n’a trouvé aucun motif qui permette, selon lui, l’interdiction totale. Donc nous ne sommes pas étendus sur les fondements», résume un des auteurs du projet de loi.

Les bras m’en tombent. “C’était trop compliqué de rendre légal notre projet, alors on s’est dit : on s’en fout”.

Décidément, la politique est un monde qui m’est par trop étranger. Retournons vite faire du droit.

Sur ce projet de loi, tout d’abord.

Dès l’article premier se pose un problème constitutionnel. Ce n’est pas à la loi de prévoir des contraventions, qui relèvent du domaine réglementaire, c’est à dire du décret. On ne respecte pas la hiérarchie des normes. Dans ce cas, ce n’est pas trop grave, la constitution prévoit une procédure pour que le Conseil constitutionnel requalifie les dispositions législatives en dispositions réglementaires, qui peuvent dès lors être abrogées ou modifiées par un décret (art. 37 al. 2 de la Constitution). C’est comme ça que l’article de loi vantant le rôle positif de la colonisation avait été enterré sans fleur ni couronne. Mais qu’on en appelle la voix vibrante aux valeurs de la République et que dès l’article premier, on s’essuie les semelles sur la Constitution me paraît peu cohérent.

Ensuite, cet article premier crée un nouveau concept, qui va donner lieu à controverse : celui “d’espace public”. Qu’est-ce que c’est, où commence-t-il, ou finit-il ? Il exclut le domicile familial, c’est à peu près la seule certitude qu’on peut avoir. Ça tombe bien, c’est le seul lieu ou le port du niqab ne s’impose pas, sauf visite d’un homme extérieur à la famille proche.

L’article punit toute tenue “destinée à dissimuler le visage”. Donc une tenue qui dissimule le visage sans que cela soit sa destination, mais une conséquence accessoire, n’est pas concernée. Cela va donner lieu à des controverses byzantines. Les casques intégraux des motards ne sont pas concernés, de même que les masques anti-viraux, que Mme Bachelot se rassure. Ils dissimulent certes le visage, mais ce n’est pas leur destination. En revanche, tombent sous le coup de la loi les femmes portant le niqab ou la burqa, ainsi que les touaregs portant le chèche, les clowns et Lady Gaga.

L’article 2 instaure un délit. Nous sommes bien dans le domaine de la loi. Ça ne veut pas dire qu’il ne pose pas de problème, vous allez voir.

Il punit celui (ou celle, mais on se comprend, hein) qui impose le port d’un vêtement destiné à dissimuler le visage par “la violence, la menace, l’abus de pouvoir ou d’autorité”.

Je voudrais dissiper un malentendu, tant le gouvernement a l’air pointilleux sur ce point. Le fait d’user de violence ou de menace à l’encontre d’autrui, surtout si c’est sa compagne ou son épouse, est déjà puni par la loi. Et plus sévèrement.

La loi punit ainsi les violences commises sur son conjoint (ou sa maîtresse si on habite à Nantes) même si elle n’ont pas causé d’incapacité totale de travail (des violences verbales suffisent) de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende : article 222-13, 4bis° du code pénal.

De même, la menace de commettre des violences est punie des mêmes peines quand elle est faite avec l’ordre de remplir une condition (“porte le niqab” -condition- “ou je t’en colle une” -menace de violence), peines portées à 5 ans et 75 000 euros quand il s’agit d’une menace de mort. Article 222-18 du code pénal.

Vous vous souvenez de la règle “les lois spéciales dérogent aux lois générales” ? Mais si, c’est la règle qu’invoquent les parquetiers pour expliquer que la détention provisoire est possible en cas de comparution immédiate même pour des peines encourues inférieures à trois ans. Eh bien en appliquant la même logique, le fait de battre sa femme ou de la menacer de mort pour qu’elle porte la burqa sera moins sévèrement réprimé que si c’était parce que le couscous a été fait avec du poulet (ce qui convenons-en est une abomination).

Le législateur n’a rien appris de la loi sur l’inceste.

Restent deux hypothèses, l’abus de pouvoir ou d’autorité.

Nouveau problème. Depuis 1965, l’époux n’a plus ni pouvoir ni autorité sur son épouse. Les époux sont strictement égaux en droit. Donc l’époux n’a ni pouvoir ni autorité dont il pourrait abuser. L’autorité morale qui lui reconnaitrait son épouse en vertu de ses croyances religieuses ne constitue pas l’autorité prévue par la loi, les croyances religieuses ne pouvant pas avoir de conséquences, positives ou négatives, sur l’application de la loi pénale. Laïcité oblige.

On a donc un article qui allège la répression dans deux cas, et en crée deux inapplicables. De la bien belle ouvrage. On se prend à rêver de ce qu’aurait été un article 3.

mercredi 28 avril 2010

Peut-on conduire habillé ?

Je reviens sur le billet de dimanche sur la burqa au volant pour développer un point qui n’a pas de lien direct avec ledit vêtement. J’en profite pour vous préciser que les commentaires seront fermés demain matin, les 300 commentaires ayant été atteints. Vient un moment ou le débat devient du bruit, et la profusion de commentaire n’est pas un gage de modération du ton.

J’ai rédigé ce billet en ayant à l’esprit la seule explication que donnait la presse, et qui semble-t-il a bien été le fondement de la contravention : le fait que le voile réduisant le champ de vision, il était incompatible avec la conduite pour le policier instrumentant.

Des lecteurs ont objecté que l’article R.412-6, II du code de la route prévoit deux hypothèses distinctes correspondant à ses deux phrases.

II - Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manœuvres qui lui incombent. (première phrase) Ses possibilités de mouvement et son champ de vision ne doivent pas être réduits par le nombre ou la position des passagers, par les objets transportés ou par l’apposition d’objets non transparents sur les vitres (seconde phrase).

Et selon eux, le port du niqab, puisque c’est d’un niqab qu’il s’agit, entraverait assez les mouvements pour fonder la contravention.

J’objecte respectueusement.

Certes, la première phrase crée une première obligation sanctionnée d’une amende : se tenir en état et en position d’exécuter commodément les manœuvres. L’état et la position ne sont pas les vêtements portés.

La deuxième phrase mentionne bien le champ de vision et les possibilités de mouvement, qui ne peuvent être réduits par les quatre hypothèses mentionnées : nombre des passagers, position des passagers, objets transportés et apposition d’objet opaques sur les vitres. Donc la gêne provoquée par le port d’un vêtement ample ne tombe pas pour moi sous le coup du texte. C’est cette phrase qui a fondé pendant longtemps la verbalisation des conducteurs ayant un téléphone mobile à la main (ce qui est bien un objet transporté), jusqu’à ce qu’un décret de 2003 crée une contravention spécifique afin de permettre de l’assortir d’une perte de deux points sur le permis (la contravention générale n’étant pas assortie d’une telle perte de points).

Je passe rapidement sur l’argumentation par l’absurde qui a été soulevée par plusieurs lecteurs : on peut donc conduire les yeux bandés ou avec une camisole de force ? La réponse est bien sûr non. C’est matériellement impossible. Et comme il n’existe aucun cas documenté de conducteur ayant tenté de conduire avec une camisole de force (on se demande comment il aurait démarré) ou avec les yeux bandés (les conducteurs ayant une forte propension à aimer voir où ils vont), le législateur n’a pas ressenti le besoin d’interdire ces comportements.

L’argument par l’absurde est généralement ridicule ; il l’est toujours en droit. Prendre une règle, lui appliquer une hypothèse absurde et déduire de ce résultat absurde que la règle est absurde peut convaincre un auditoire, à condition qu’il soit en état d’ivresse avancé. Merci de considérer mes lecteurs comme raisonnablement sobres et intelligents. À ce train là, on peut aussi se demander, tout vêtement bardant le corps entravant ses mouvements, s’il n’est pas obligatoire de conduire tout nu.

Un deuxième mot sur la force probante des procès-verbaux. En matière de contraventions, le principe est que les procès-verbaux font foi jusqu’à preuve contraire apportée par écrit ou par témoins (art. 537 du CPP). On peut dès lors se demander si, du moment qu’un policier estime que tel vêtement entrave les mouvements, fermez le ban, le juge ne peut que s’incliner.

C’est là une très mauvaise compréhension de la règle de la force probante des procès verbaux. Cette force probante a deux limites (outre celle de la régularité de forme posée par l’article 429 du CPP). Elle ne porte que sur ce qui y est consigné, et surtout, elle ne porte que sur les faits.

Je développe.

On ne peut contester que par écrit ou par témoins le contenu de ces procès verbaux. Mais sur ce qu’ils ne disent pas, la preuve est libre.

Ainsi, prenons l’exemple d’un conducteur grillant un feu rouge. Le pv mentionnera “non respect d’un feu de signalisation rouge fixe, le véhicule sortant de l’impasse Rachida Dati et s’engageant à droite dans la rue Tabaga” (Oui, un PV de contravention n’est bien souvent pas plus long que ça). Le conducteur ne peut prouver que par écrit ou par témoins que le feu n’était pas rouge au moment où il l’a franchi. Mais il peut prouver par tout moyen que ce feu était endommagé et restait en fait en permanence au rouge. Par exemple, en le filmant avec son téléphone portable. Ainsi, la cour de cassation a cassé un jugement du juge de proximité qui s’était accroché à son PV constatant l’usage d’un téléphone au volant comme à une moule à son rocher, alors que le prévenu affirmait avoir été verbalisé à l’arrêt, l’obligation de ne pas voir ses mouvements réduits par un objet transporté ne s’appliquant qu’à un véhicule en circulation. Or le PV était muet sur ce point.

Enfin, la force probante ne porte que sur les faits constatés. Le fait qu’ils constituent effectivement l’infraction relève de l’office du juge. Cela ne pose généralement aucun problème, la plupart des contraventions, surtout au code de la route, étant purement matérielles. La simple constatation des faits met un terme au débat : le feu était rouge, le temps de stationnement était dépassé, point. Mais si les faits nécessitent une appréciation, elle relève du juge, et l’article R. 412-6 se prête volontiers à ce type de conflit d’appréciation. Ainsi, et nous en revenons à notre affaire, le fait que la conductrice portait un niqab, une fois consigné, est à peu près acquis, et le juge ne peut pas revenir là-dessus. Mais le fait de savoir si un niqab constitue effectivement une des entraves prévues par l’article R.412-6 du code de la route relève du juge et du juge seul, pas de la conviction personnelle du policier. Le fait que cette contravention ait été dressée ne met donc pas un terme au débat juridique.

dimanche 25 avril 2010

Cachez moi cette burqa avec laquelle vous ne sauriez voir

Ainsi donc, notre République, née d’une ivresse de liberté, s’enivre désormais d’interdictions. Et la dernière obsession de notre gouvernement semble être de vouloir interdire au nom de notre légendaire tolérance (légendaire comme le monstre du Loch Ness s’entend) le voile intégral, baptisé burqa pour l’occasion, le terme de niqab, plus exact, n’étant pas assez connoté Taliban.

Je laisserai de côté pour le moment le projet de loi d’interdiction générale annoncée, mais soyez surs que j’y reviendrai tant la chose s’annonce riche en prix Busiris.

La chasse à la burqa est déjà ouverte, tant la situation de notre pays ne connaît pas de thème plus urgent. Dernière illustration : une jeune femme circulant au volant d’une voiture ainsi vêtue a été verbalisée de 22 euros. La République ne s’est pas contentée de cette victoire contre les forces de l’obscurantisme, en les obligeant à la financer ; le ministre de l’intérieur s’est avisé que le mari d’icelle vivrait en état de polygamie, ce qui est une insupportable atteinte au monopole des présidents de la République. Et cet heureux homme se voit menacé de perdre sa nationalité française.

Et c’est là que la politique, je me retiens de dire démagogie, empiète sur mes terres, puisqu’elle se pique de faire du droit. Alors jetons un peu de lumière sur cette ténébreuse affaire.

L’amende pour conduite en burqa.

L’amende se fonde sur l’article R.412-6, II du code de la route, qui est un vrai code, et pas seulement un grand QCM illustré pour élèves d’auto-école.

II - Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manoeuvres qui lui incombent. Ses possibilités de mouvement et son champ de vision ne doivent pas être réduits par le nombre ou la position des passagers, par les objets transportés ou par l’apposition d’objets non transparents sur les vitres.

Le III de ce même article précise que

III - Le fait, pour tout conducteur, de contrevenir aux dispositions du II ci-dessus est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe.

L’article 131-13 du Code pénal précise que le montant maximum de l’amende de deuxième classe est de 150 euros.

Vous vous doutez bien qu’on ne va pas toujours déranger un juge pour des amendes de ce montant. Surtout en matière de circulation routière où les amendes tombent comme à Gravelotte. Cette affaire a donc fait l’objet comme toutes les amendes de ce type de la procédure d’amende forfaitaire prévues par les articles 529 et suivants et R.48-1 et suivants du code de procédure pénale. Je n’entrerai pas dans le détail, disons que pour résumer, c’est : ne dérangez pas un juge et vous paierez un prix très réduit (35 euros pour une amende de 2e classe de droit commun, 22 euros pour une amende de 2e classe prévue relevant du Code de la route ; c’est précisément ce qu’a eu notre dame qui roule à voile et à moteur).

Se pose ici un premier problème, bien plus large que la question de la tenue de la conductrice : des condamnations pénales sont prononcées sans qu’un juge y tienne la main, ce qui est contrariant, surtout pour un avocat.

C’est plein de bonnes intentions que le législateur a inventé cette procédure, pavant ainsi un enfer procédural. Les contraventions concernées sont des infractions simples et purement matérielles, reposant uniquement sur la constatation d’un fait simple. Le feu était rouge quand la voiture l’a franchi ; le ticket horodateur était absent ou dépassé ; le contrôle technique a expiré ; etc. La loi donne donc à l’agent constatant l’infraction une grande foi dans ses propos. C’est l’article 431 du CPP :

Dans les cas où les officiers de police judiciaire, les agents de police judiciaire ou les fonctionnaires et agents chargés de certaines fonctions de police judiciaire ont reçu d’une disposition spéciale de la loi le pouvoir de constater des délits par des procès-verbaux ou des rapports, la preuve contraire ne peut être rapportée que par écrit ou par témoins.

De fait, c’est donc le policier qui est à la fois le parquet, juge de l’opportunité des poursuites, puisqu’il est libre de dresser ou non la contredance fatale, et juge, puisque son procès verbal simplifié (le fameux rectangle blanc autocopiant) vaut établissement de la culpabilité ET fixe la peine.

Oh bien sûr, on a sauvé les apparences. Vous pouvez faire opposition à cette amende et demander à être jugé par un tribunal, en l’occurrence la juridiction de proximité. Mais devant le tribunal, composé d’un juge unique, vous vous heurterez à cette règle de la preuve : la présomption d’innocence ne s’applique pas, c’est à vous de prouver votre innocence, et encore devez-vous le faire par écrit (essayez d’obtenir une attestation de verditude d’un feu tricolore) ou par témoins.

C’est à dire que vous pourrez tenir au juge les discours les plus convaincants sur votre innocence (je ne parle même pas du “mais non, il était orange bien mûr, le feu…”, préalable à une inéluctable aggravation de l’amende), il n’a même pas le droit de vous écouter. Il lui faut un écrit ou un témoin, certains juges voyant même dans le “s” final l’obligation d’en présenter au moins 2, mais la cour de cassation ne valide pas cette analyse. Et encore la force probante de vos écrits et témoins, conservons le s, sera-t-elle scrutée par le juge, qui pourra très bien les écarter. J’ajoute que si le témoin était dans l’habitacle du véhicule, le juge écartera probablement son témoignage du fait du mauvais champ de vision qu’il avait, burqa ou pas.

Une incise ici, destinée à certains confrères mais aussi à certains magistrats. Cette règle de force probante des procès verbaux est une exception. Notez bien le “Dans les cas où les policiers ont reçu d’une disposition spéciale de la loi le pouvoir de constater des délits par des procès-verbaux…”. J’entends régulièrement à des audiences, correctionnelles de surcroît, des gens de robe affirmer que “les procès verbaux font foi jusqu’à preuve contraire”, quand ce n’est pas inscription de faux. Non, NON et NON.

Le principe est posé par l’article 430 du CPP :

Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement, les procès-verbaux et les rapports constatant les délits ne valent qu’à titre de simples renseignements.

Les policiers ont reçu une telle délégation exceptionnelle en matière de circulation routière (art.). Mais ce n’est pas le cas partout, et certainement pas en matière de délinquance de droit commun.

On peut donc contester le contenu d’un PV, et les tribunaux peuvent les écarter. N’hésitez pas à rappeler aux juges leur maigre force probante. Fin de l’incise.

Est-ce à dire que notre conductrice pudique est perdue et ne peut contester cette amende avec l’espoir d’un succès ?

Oh que si.

Car ce qui ne peut être contesté sont les faits matériels constatés par le procès verbal. Le feu était rouge. La rue était en sens unique. Le stop a été franchi sans marquer d’arrêt. Sur ces points, la messe est dite. Mais l’application du droit reste le monopole du juge.

Or ici se pose un vrai problème de droit.

En effet, rappelons que la loi pénale est d’interprétation stricte : article 111-4 du Code pénal.

Et l’article R. 412-6 du code de la route est une loi pénale puisque le III punit tout manquement au II d’une amende qui est une peine. Or que dit le II de cet article ?

Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manoeuvres qui lui incombent. Ses possibilités de mouvement et son champ de vision ne doivent pas être réduits par le nombre ou la position des passagers, par les objets transportés ou par l’apposition d’objets non transparents sur les vitres.

Comme vous le voyez, les vêtements portés par le conducteur ne sont pas couverts par ce texte.

“— Mais la burqa ne peut-elle être assimilée à un objet transporté ?” me demanderont des lecteurs soucieux de sécurité routière.

Non, car ce que vous faites est un raisonnement par analogie, ce qui est contraire à la règle d’interprétation stricte de la loi pénale qui exclut d’assimiler une situation voisine à une situation expressément visée par la loi pénale.

Pour moi, cette amende est illégale. Et le fait qu’elle frapperait une pratique qui n’aurait pas votre sympathie (je ne vous cache pas qu’elle n’a pas la mienne) ne la rend pas moins illégale pour autant. La juridiction de proximité devrait relaxer.

Mais les malheurs de cette famille ne s’arrêtent pas là.

La déchéance de la nationalité française du polygame

On le sait, l’identité nationale française s’est bâtie sur la fidélité à un seul partenaire, et aucun auteur français n’aurait osé écrire une pièce de théâtre où un homme aurait plusieurs maîtresses. Ce n’est certes pas chez nous qu’on verrait deux femmes pleurer un président de la République à ses funérailles. L’abrogation en 1975 du délit d’adultère n’a été que le constat d’une désuétude, et toutes les Françaises sont des Héloïse, et tous les Français, des Abélard. Ou des Tartuffe, je ne sais plus très bien.

Or celui qui est présenté comme l’époux de cette conductrice longue vêtue aurait simultanément trois ou quatre conjointes (trois selon le JDD de ce jour), auxquelles il aurait fait douze enfants (en tout, pas à chacune). Et, précise Brice Hortefeux, les épouses, c’est comme les Auvergnats : quand il y en a une, ça va, c’est quand il y en a plusieurs qu’il y a des problèmes.

Or chacune d’entre elles, ajoute perfidement le ministre de l’intérieur qui s’est saisi de l’aubaine l’affaire, toucherait l’allocation de parent isolé. Ah, la fraude aux allocations familiales, ça faisait longtemps qu’on ne l’avait pas utilisée celle-là. C’est donc que les élections présidentielles approchent ? Il est donc urgent de déchoir ce sinistre individu de sa nationalité française. Car pour M. Hortefeux, nul n’est prophète en son pays.

Revoyons tout cela en détail.

La déchéance de la nationalité française, tout d’abord.

Ce monsieur serait devenu français en 1999, du fait de son mariage à une française, notre conductrice voilée, d’ailleurs, par déclaration (pour un rappel du droit de la nationalité, voir ce billet).

La loi prévoit la possibilité de déchoir une personne ayant acquis la nationalité française (en aucun cas un français d’origine), mais à certaines conditions, posées à l’article 25 du Code civil.

L’individu qui a acquis la qualité de français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d’Etat, être déchu de la nationalité française :

1° S’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ;

2° S’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal ;

3° S’il est condamné pour s’être soustrait aux obligations résultant pour lui du code du service national ;

4° S’il s’est livré au profit d’un Etat étranger à des actes incompatibles avec la qualité de français et préjudiciables aux intérêts de la France ;

5° S’il a été condamné en France ou à l’étranger pour un acte qualifié de crime par la loi française et ayant entraîné une condamnation à une peine d’au moins cinq années d’emprisonnement. Mise à jour : alinéa abrogé, je ne sais pas pourquoi Légifrance l’avait affiché.

En outre, l’article 25-1 du code civil pose une double condition de délai : ces faits doivent avoir été commis dans les dix ans de l’acquisition de la nationalité française, et la déchéance doit être prononcée dans les 10 ans de la commission de ces faits.

Ces conditions sont-elles remplies en l’espèce ?

Selon toute apparence, non. Les faits qui lui sont reprochés seraient le délit de bigamie, commis à deux ou trois reprises, pour chaque mariage subséquent au premier.

Mais la bigamie est ainsi définie à l’article 433-20 du Code pénal :

Le fait, pour une personne engagée dans les liens du mariage, d’en contracter un autre avant la dissolution du précédent, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende.

Pour que le délit soit constitué, il faut contracter un mariage, c’est-à-dire passer devant Monsieur le maire, qui vérifiera avant de célébrer qu’il n’y a pas déjà un mariage inscrit sur l’acte de naissance. Difficile d’être bigame en France. Donc il est probable que ce monsieur n’est point marié avec ses trois ou quatre “épouses”, mais seulement avec une d’entre elles, vivant en concubinage avec les autres. Ce qui est parfaitement légal en France, sauf à rétablir le délit d’adultère.

En outre, eût-il contracté je ne sais comment deux ou trois unions matrimoniales surnuméraires, le délit de bigamie ne figure pas parmi les cas visés à l’article 25 du code civil pour une déchéance (le 2° suppose que l’auteur soit fonctionnaire et abuse de ses fonctions, et le 5° suppose une condamnation à au moins cinq ans de prison, la bigamie étant punie au maximum d’un an, quel que soit le nombre d’unions illicites).

Et la fraude aux allocs ?

Là encore, on se heurte à des problèmes.

Le premier, c’est qu’en supposant que cette fraude soit constituée, ce sont ces dames qui les commettent, puisque c’est à elles que les allocations sont versées. J’ajoute que pour que cette fraude relève du pénal, il y faut une élaboration telle qu’elle constitue le délit d’escroquerie (une simple fausse déclaration n’est pas suffisante). Sinon, elle n’ouvre droit qu’à une action en restitution de prestations indues, prévue par l’article L. 524-8 du Code de la sécurité sociale, qui présente l’avantage de ne pas nécessiter une preuve d’une fraude, puisqu’elle s’applique même aux prestations versées par erreur de la caisse.

Le deuxième, c’est que Brice Hortefeux se trompe en affirmant qu’elles touchent toutes l’allocation de parent isolé. En effet, l’article L.524-1 de Code de la Sécurité Sociale qui prévoit cette allocation est abrogé depuis le 1er juin 2009, cette allocation ayant été fusionnée avec le RSA. Il faut se tenir au courant des lois que fait voter votre gouvernement, monsieur Hortefeux.

Le troisième est que même avant le 1er juin 2009, rien ne démontre que celles de ses dames qui touchaient cette allocation n’étaient pas en effet des parents isolés, puisqu’on ne peut être le conjoint de trois voire quatre personnes simultanément (sauf dans certains clubs spécialisés dont la fréquentation n’est pas compatible avec la pratique salafiste de l’islam). La sécurité sociale accepte, depuis que la loi a expressément exclu toute tolérance de situation apparentée à la polygamie en 1993, ce qu’on appelle la décohabitation, c’est-à-dire de considérer comme célibataires des personnes ne vivant pas habituellement sous le même toit que celui qui se dit leur époux (souvent par un mariage “traditionnel”, simple bénédiction d’un imam auto-proclamé, qui n’a aucune valeur légale) quand bien même tous deux se considèrent encore en couple. Et afin de leur permettre d’assumer ce surcoût, l’allocation de parent isolé a toujours été accordé à ces épouses “décohabitée”. Et pour ceux qui s’étoufferaient d’indignation devant cette fraude organisée aux valeurs de la République, je répondrai que ce système a été voulu et organisé par une circulaire du 19 décembre 2001… du ministère de l’intérieur, monsieur Hortefeux.

En résumé, le ministre de l’intérieur se propose de déchoir de sa nationalité un Français en invoquant des fraudes non établies qui en tout état de cause ne justifieraient pas une action en déchéance. Une telle mesure supposant un décret pris avis conforme du Conseil d’État, c’est-à-dire que le gouvernement, contrairement à son projet de loi, ne pourra pas passer outre un avis défavorable du Conseil d’État, autant dire qu’elle n’a à première vue (et sous réserve d’éléments que j’ignorerais, bien sûr) aucune chance d’aboutir.

On comprend mieux l’empressement du ministre de l’intérieur à refiler la patate chaude à son collègue exécuteur des basses œuvres, Éric Besson, non sans avoir fait connaître publiquement sa position. Ça fait partie des amabilités entre ministres.

Comme vous le voyez, plus que la question de la burqa, cette affaire pose le problème du respect de la loi par le gouvernement lui-même, qui a tendance à considérer les obstacles juridiques à son action politique comme d’insupportables tracasseries, alors que ce sont précisément des gardes-fous, qui n’ont décidément jamais aussi bien porté leur nom.

lundi 12 avril 2010

Détention illégale

Le tribunal de grande instance d’Épinal nous offre, à son corps défendant, une magnifique illustration du danger que constitue un code de procédure pénale délabré, fonctionnant par des renvois multiples avec à chaque fois un risque de mauvaise application pour peu qu’on aille pas lire les textes auxquels il est renvoyé.

Tout commence mardi dernier à Thaon Les Vosges, riante bourgade bâtie sur les rives de la Moselle et du Canal de l’Est. Un automobiliste y fut interpellé manœuvrant un véhicule sur le parking d’un supermarché alors qu’il n’était point titulaire du permis y afférant. Ce qui n’est pas bien, convenons-en, mais vous savez que le droit n’est pas la morale. C’est surtout illégal.

Premier détail amusant, ce qui n’était qu’une contravention autrefois est devenu un délit en 2004 (Loi Perben II du 9 mars 2004, art. 57 modifiant l’article L.221-2 du Code de la route). Puni d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende.

Deuxième détail amusant, le délit est commis en état récidive légale, ce qui met le procureur de permanence en grand courroux, et double la peine encourue, soit 2 ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende. Retenez bien ce quantum, il a son importance.

Il décide donc de se faire déférer l’impénitent, et conformément à l’article 395 du code de procédure pénale (CPP), de le faire juger en comparution immédiate.

Fatalitas. Le Vosgien est benoît, et des comparutions immédiates, à Épinal, il n’y en a pas tous les jours, et en tout cas point le mardi. Peu importe, le même code prévoit, en son article 396 la possibilité pour le procureur de saisir le juge des libertés et de la détention pour un placement en détention provisoire jusqu’à la prochaine audience utile du tribunal correctionnel. Dans notre cas, la prochaine audience utile était le vendredi suivant, soit à la limite des trois jours ouvrables que permet l’article 396.

Attachez vos ceintures, le grand flipper juridique commence.

L’article 396 dispose que :

Dans le cas prévu par l’article précédent, si la réunion du tribunal est impossible le jour même et si les éléments de l’espèce lui paraissent exiger une mesure de détention provisoire, le procureur de la République peut traduire le prévenu devant le juge des libertés et de la détention, statuant en chambre du conseil avec l’assistance d’un greffier.

Le juge, après avoir fait procéder, sauf si elles ont déjà été effectuées, aux vérifications prévues par le sixième alinéa de l’article 41, statue sur les réquisitions du ministère public aux fins de détention provisoire, après avoir recueilli les observations éventuelles du prévenu ou de son avocat ; l’ordonnance rendue n’est pas susceptible d’appel.

L’article 41 vise ce qu’on appelle l’enquête de personnalité.

Il peut placer le prévenu en détention provisoire jusqu’à sa comparution devant le tribunal. L’ordonnance prescrivant la détention est rendue suivant les modalités prévues par l’article 137-3, premier alinéa, et doit comporter l’énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision par référence aux dispositions des 1° à 6° de l’article 144. Cette décision énonce les faits retenus et saisit le tribunal ; elle est notifiée verbalement au prévenu et mentionnée au procès-verbal dont copie lui est remise sur-le-champ. Le prévenu doit comparaître devant le tribunal au plus tard le troisième jour ouvrable suivant. A défaut, il est mis d’office en liberté.

Ah. L’ordonnance est rendue suivant les modalités de l’article 137-3 du CPP. Allons donc voir ce qu’il raconte.

Article 137-3 :

Le juge des libertés et de la détention statue par ordonnance motivée. Lorsqu’il ordonne ou prolonge une détention provisoire ou qu’il rejette une demande de mise en liberté, l’ordonnance doit comporter l’énoncé des considérations de droit et de fait sur le caractère insuffisant des obligations du contrôle judiciaire et le motif de la détention par référence aux seules dispositions des articles 143-1 et 144.

Dans tous les cas, l’ordonnance est notifiée à la personne mise en examen qui en reçoit copie intégrale contre émargement au dossier de la procédure.

Fort bien. Le juge des libertés et de la détention (JLD) doit motiver, c’est à dire donner les raisons de droit et de fait qui fondent sa décision, mais uniquement par référence aux seules dispositions des articles 143-1 et 144. Laissons de côté l’article 144 pour aujourd’hui. Mes lecteurs le connaissent bien, c’est l’article qui précise que la détention provisoire ne peut être prononcée que quand elle est l’unique moyen de prévenir la réitération des faits, la collusion entre accusés, les pressions sur les témoins et victimes, la conservation des preuves et de s’assurer que le prévenu ne prendra pas la fuite.

Certains de mes lecteurs pourraient à la lecture de cet article froncer leurs sourcils et se dire qu’il ne semble point avoir été écrit pour s’appliquer à une conduite sans permis, fût-elle commise en récidive. À ceux-là je répondrai l’adage plein de sagesse des JLD parisiens : “Plaidez moins fort, maître, je n’arrive pas à rédiger le mandat de dépôt”.

Voilà pour le 144. Allons plutôt voir le 143-1, il est bigrement intéressant.

Art. 143-1 du CPP :

Sous réserve des dispositions de l’article 137 (qui rappellent que la détention provisoire doit être exceptionnelle, NdEolas), la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que dans l’un des cas ci-après énumérés :

1° La personne mise en examen encourt une peine criminelle ;

2° La personne mise en examen encourt une peine correctionnelle d’une durée égale ou supérieure à trois ans d’emprisonnement.

La détention provisoire peut également être ordonnée dans les conditions prévues à l’article 141-2 lorsque la personne mise en examen se soustrait volontairement aux obligations du contrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence avec surveillance électronique.

Et c’est là que le bât blesse. Notre conducteur sans permis encourait, du fait de la récidive, un maximum de deux ans de prison. Le seuil des trois ans n’était pas atteint, et cette dernière trace de la sagesse d’un législateur des temps anciens qui croyait encore à la nécessité de limiter la détention aux cas où elle s’imposait vraiment faisait obstacle juridiquement à ce que notre cancre des auto-écoles croupît en prison.

Et il y croupit pourtant, jusqu’au vendredi suivant où la présidente du tribunal devant le juger, qui connaissait mieux son CPP que les autres, s’émût de la situation et annula la procédure, invitant de plus le prévenu à demander à être indemnisé pour cette détention illégale.

L’affaire s’envenime néanmoins, car le parquet général (le parquet de la cour d’appel donc) de Nancy envisage de faire appel de la décision. Un porte parole du parquet général précise au Figaro que :

“La possibilité de placer (ce prévenu) en détention provisoire ne paraît pas à première vue illégale” et le juge des libertés et de la détention (JLD) qui avait pris cette mesure sur réquisition du parquet était saisi “tout à fait régulièrement”, a indiqué Jacques Nicolle, magistrat chargé de la communication à la Cour d’appel de Nancy, dont dépend Epinal.

Selon M. Nicolle, le JLD s’est basé sur les articles 395 et 396 du code de procédure pénale qui autorisent la détention provisoire dès l’instant où le prévenu encourt deux ans de prison, comme c’était le cas à Epinal. La magistrate semble pour sa part s’être basée sur les articles 137-3, 143-1 et 144-2 selon lesquels la détention provisoire n’est possible que lorsque la peine maximale encourue est de trois ans, selon M. Nicolle.

“Il y a un débat juridique qui peut se faire entre les conditions d’application de la détention provisoire telles qu’elles ont été vues par” le JLD et par la juge, a reconnu M. Nicolle, évoquant des textes “d’une mise en oeuvre complexe” et pouvant “laisser place à une interprétation divergente”. Le parquet d’Epinal envisage de faire appel de la décision de nullité “de manière à permettre un second regard sur cette difficulté de texte”, a-t-il ajouté.

Sur ce blog, la com’ comme la morale n’ont pas leur place. On fait du droit. Et en droit, la position du parquet général paraît difficilement tenable.

Sa thèse est que les articles 395 et 396 du CPP seraient une exception à la règle de l’article 143-1 du CPP qui exige un minimum encouru de trois ans. 143-1 ne s’appliquerait qu’à l’instruction judiciaire, tandis que 395 et 396 permettraient une détention provisoire sans autre limite de peine encourue que celles posées pour recourir à la procédure de comparution immédiate, soit un minimum de deux ans, et six mois en cas de flagrant délit.

Outre qu’aucune décision de la cour de cassation ne valide ce point de vue, la loi est claire, même si elle procède par renvois successifs. C’est l’article 396, celui-là même qu’invoque le parquet général, qui renvoie pour le placement en détention provisoire à l’article 137-3, sans aucune réserve. Ledit article 137-3 renvoie à son tour à 143-1, sans réserve non plus, et cet article impose un minimum de trois ans encourus, ce qui entre nous soit dit n’a rien d’extravagant dans une société démocratique. Ite missa est. J’ai pour ma part déjà obtenu devant un JLD, et un JLD parisien qui plus est, un refus de détention provisoire pour quantum encouru insuffisant.

Reste un bien triste bilan : un parquetier qui a requis une violation de la loi, qui lui a été accordée par un JLD, dans une décision non susceptible de recours (art. 396 du CPP). J’ignore si l’avocat de la défense l’avait vu lors de ce débat, je crains que non puisque le problème semble avoir été soulevé lors de l’audience du vendredi.

Et surtout, un homme détenu illégalement pendant trois jours.

mercredi 7 avril 2010

Ni fleurs ni couronnes

Plusieurs sources corroborent l’information, autant la rendre officielle ici.

La réforme annoncée de manière tonitruante par le président de la République, validée comme toujours a posteriori par une commission feignant une concertation pour conclure que l’idée du chef était bien la meilleure, bref, la suppression du juge d’instruction, est abandonnée.

Le revers électoral subi aux régionales a fait prendre conscience à l’actuelle majorité que son maintien en place en 2012 n’est pas acquis. Du coup, une réforme gigantesque comme celle-ci, qui nécessite un consensus bi-partisan pour prospérer, consensus qui est inexistant actuellement, et qui prend déjà l’eau sous les coups de boutoir de la Cour européenne des droits de l’homme, qui disqualifie le parquet comme autorité judiciaire, sans compter l’hostilité manifestée à mots couverts par le président du Conseil constitutionnel et même par le procureur général de la cour de cassation.

À la place, on votera un texte a minima sur la garde à vue, car la Chancellerie a parfaitement compris que le système actuel viole la Convention européenne des droits de l’homme, bien qu’elle affirme le contraire. Bon, à sa décharge, les juridictions françaises font dans l’autisme et valident à tour de bras ces procédures. La seule urgence, c’est la Question Prioritaire de Constitutionnalité pendante devant la cour de cassation sur ce point.

Rassurez-vous, ce sera vraiment a minima. je suis prêt à parier que le système qui en sortira ne sera toujours pas conforme à la Convention. On le justifiera en disant que c’est “à la française”.

À ce sujet, j’ai assisté la semaine dernière au procès intentée par mon Ordre bien-aimé au syndicat Synergie Officiers pour injures publiques à l’encontre de ma profession, traitée de “commerçants dont les compétences sont proportionnelles aux honoraires”. À cette occasion, l’Ordre avait fait venir un aréopage prestigieux d’avocats européens : l’Espagnol Alvaro Gil Robles, ancien commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Lord Peter Goldsmith, ancien attorney general de Tony Blair de 2001 à 2007, le bâtonnier de Naples, membre du Conseil Supérieur de la Magistrature italien, et le bâtonnier de Munich, tous venus expliquer comment ça se passait dans leurs pays respectifs. C’était passionnant, et pour tout dire, humiliant pour la France.

En Espagne, la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue est inscrit dans la Constitution de 1978. Seule bizarrerie : l’avocat ne peut avoir un entretien confidentiel qu’après le premier interrogatoire. En Angleterre, le principe est centenaire, et le budget de l’aide juridictionnelle est d’1,4 milliards d’euros, contre 250 millions en France. En Allemagne, la garde à vue ne peut excéder 48 heures, car toute personne arrêtée doit être présentée à un juge au plus tard le jour suivant. L’avocat peut assister son client tout le long, et il ne viendrait pas à l’esprit d’un policier de placer en garde à vue quelqu’un qui n’encourt pas une peine de prison ferme effective.

Sur le front de la Cour européenne des droits de l’homme, les décisions continuent à pleuvoir (plus de 40 à ce jour). La Pologne a rejoint le groupe des pays condamnés (CEDH, 2 mars 2010, Adamkievicz c. Pologne, n°54729/00), et j’ai relevé un arrêt Boz c. Turquie du 9 février 2010 (n°2039/04) où la Cour a décidé de parler lentement et en articulant pour des pays comme la France qui ne comprenaient toujours pas le message (je graisse) :

33. En ce qui concerne le grief tiré de l’absence d’avocat pendant la phase d’enquête préliminaire, la Cour renvoie aux principes posés par l’arrêt Salduz qui fait autorité en la matière (précité, §§ 50-55). 34. En l’espèce, nul ne conteste que le requérant a été privé de l’assistance d’un conseil lors de sa garde à vue – donc pendant ses interrogatoires – (paragraphe 5 ci-dessus) parce que la loi en vigueur à l’époque pertinente y faisait obstacle (Salduz, précité, §§ 27 et 28). 35. En soi, une telle restriction systématique sur la base des dispositions légales pertinentes, suffit à conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 de la Convention (Dayanan c. Turquie, no 7377/03, §§ 33-34, 13 octobre 2009).

C’est clair, ce me semble. Enfin, visiblement pas tant que ça, vu le nombre de juges qui valident toujours ces gardes à vue et condamnent en s’appuyant sur ces PVs. Que voulez-vous ? On fait comme ça depuis un siècle. C’est un produit du terroir, la garde à vue.

Enfin, le juge d’instruction est sauvé, pour le moment, et c’est pas plus mal vu ce qu’on proposait à la place. J’espère que cela permettra l’entrée en vigueur, enfin, de la collégialité de l’instruction, votée en 2007 et reportée sans cesse depuis. Je place beaucoup d’espoirs dans cette réforme, qui évitera les difficiles transitions lors des changements de juge, et qui surtout mettra fin à une anomalie : le juge d’instruction est la seule juridiction nommée en France. On plaide devant la 23e chambre, on fait appelle devant le Pôle 4 chambre 8 (à paris du moins), mais c’est Madame Lulu, juge d’instruction, qui instruit. Aucun condamné ou presque ne connaîtra le nom du président qui l’a condamné, mais tous se souviennent du nom du juge d’instruction. Cette personnalisation de la juridiction lui a été sans nul doute néfaste, avec l’apparition de juges-stars, et de juges épouvantails.

Bon, la garde à vue va un peu s’améliorer, on va moins y recourir, et on ne va pas se lancer dans une réforme aventureuse dont les conséquences n’avaient que très mal été évaluées. Appelons ça une hirondelle, faute de pouvoir l’appeler le printemps.

lundi 22 février 2010

Ali Soumaré et Francis Delattre sont-ils des délinquants ?

Les campagnes électorales, c’est comme la campagne tout court. On se dit que c’est la nature, de la République dans le premier cas, que l’air y est sain et pur, mais une fois qu’on y est, on se rend compte que c’est fangeux et que ça pue.

Illustration nous en est fournie dans le Val d’Oise où un candidat de l’UMP, Francis Delattre, maire de Franconville, soulève que son adversaire PS Ali Soumaré serait un « délinquant multirécidiviste », invoquant à l’appui de cette affirmation plusieurs condamnations complaisamment relayées par le Figaro :
-En 1999, six mois de prison pour vol avec violences (j’ignore s’il y avait ou non du sursis, mais c’est probable).
-En 2007, 80h de travail d’intérêt général pour un autre vol avec violences et usage d’une carte de paiement contrefaite.
-En 2009, deux mois fermes pour rébellion semble-t-il, le Figaro n’étant pas clair sur ce point. -Enfin, le 16 février dernier, une ordonnance pénale l’a condamné pour conduite malgré annulation du permis.

Le PS semble soulever comme défense non pas que ces faits seraient faux mais que l’UMP ne devrait pas le savoir.

Comme à chaque fois que le droit fait irruption dans le débat public, et surtout quand Daniel Schneidermann, malgré mon hétérosexualité inébranlable, me fait du pied, je me dois de vous apporter quelques lumières. Je prendrai comme hypothèse que ces condamnations sont vraies, pour en rester aux seules questions juridiques.

Tout d’abord, sur l’affirmation selon laquelle monsieur Soumaré serait un « délinquant multirécidiviste » lancée par Francis Delattre. Elle est totalement fausse.

Nous avons déjà traité de la délicate question de la récidive. Une relecture ne sera pas inutile ici.

La récidive suppose la réitération d’une même infraction ou d’une infraction que la loi assimile à la première (vol, extorsion, chantage, escroquerie et abus de confiance sont ainsi assimilées au regard de la récidive, art. 132-16 du code pénal). La multi-récidive suppose donc à tout le moins deux condamnations en récidive.

Ici, nous avons deux condamnations pour des mêmes faits. Donc au pire, une récidive, mais certainement pas une multi-récidive.

Y a-t-il récidive simple ?

S’agissant d’un délit puni de cinq ans de prison (vol aggravé par une circonstance), nous sommes dans le cas de la récidive spéciale et temporaire (art. 132-10 du Code pénal). Il faut pour qu’il y ait récidive que moins de cinq ans séparent la commission des nouveaux faits et l’expiration de la première peine. Or ici, le Figaro nous dit que les faits pour lesquels il a été puni en 2007 ont été commis en 2004, alors que la première condamnation était en 1999. mais quid de la date des premiers faits ? Le Figaro est muet sur la question. On est à la limite de la récidive. Gageons toutefois que dans son souci de rigueur et d’information du lecteur, si la deuxième condamnation, celle de 2007, avait été prononcée en récidive, le journal n’aurait pas manqué de l’indiquer. J’ajoute que 80h de TIG (en fait de la prison avec sursis et assorti de l’obligation d’accomplir un travail d’intérêt général) ne ressemble pas tellement à une peine de prison pour vol avec violences en récidive.

Ali Soumaré est donc probablement un délinquant simple, au même titre que Messieurs Huchon, Juppé, Emmanuelli, Bové, ou Tibéri, pour ne citer que quelques exemples. C’est dire s’il a sa place sur les listes de candidature.

Deuxième question : peut-on légitimement le savoir et comment ?

Le casier judiciaire, régi par les articles 768 et suivants du code de procédure pénale (CPP), est un fichier tenu à Nantes, sous la direction d’un procureur de la République. Pour faire simple, toute condamnation pour crime, délit ou contravention de la cinquième classe (les plus graves) y figurent, ainsi que celles pour des contraventions des quatre premières classes si elles sont assorties d’une mesure d’interdiction, de déchéance ou d’incapacité (une suspension de permis par exemple est une mesure d’interdiction). Pour le détail des condamnations qui y figurent, voyez à l’article 768 du CPP.

Cette fiche peut être communiquée sous forme de relevés, qu’on appelle bulletins. Le bulletin n°1, ou « B1 », est le relevé intégral. Il ne peut être communiqué qu’aux autorités judiciaires : juges et parquets. Il figure dans tout dossier venant pour être jugé, et c’est la première pièce que regarde l’avocat, car il va considérablement encadrer les débats.

J’en profite pour lancer un appel à mes jeunes confrères. Parfois, on tombe sur un dossier où le B1 ressemble au sommaire du Code pénal. C’est contrariant, j’en conviens, tant cela limite les possibilités pour la peine. Mais ne dites jamais au tribunal de ne pas tenir compte du casier dans un geste de clémence. C’est ridicule, et encore je pense que le terme qui viendra à l’esprit des magistrats sera nettement moins courtois. D’abord, ils ne le peuvent pas, la loi les oblige à tenir compte d’une éventuelle récidive (si elle a été visée dans la prévention ou si le parquet le requiert, sinon il est libre de la soulever d’office ou non) et en tout état de cause limite les possibilités de sursis ou de sursis avec mise à l’épreuve, voire oblige à prononcer un mandat de dépôt en cas de récidive de violence. La loi est dégueulasse, mais ils l’appliqueront, parce que c’est ce qu’ils ont juré de faire. Ensuite, c’est souvent, surtout en comparution immédiate, le seul élément de personnalité qu’il y a au dossier pour personnaliser la peine (hormis l’enquête rapide de personnalité, je suis désolé des répétitions du mot personnalité, mais c’est le seul terme juridique pour cela), et l’obligation de personnaliser la peine est de valeur constitutionnelle. Évitez-vous ce ridicule, et évitez de faire passer tous les avocats pour des branquignoles. Oui, je pense à toi, cher confrère, qui le fis il y a quelques mois à ta première permanence CI. L’avocat qui passait juste après, c’était moi.

Le B1 est absolument confidentiel. D’ailleurs, à Paris, le tribunal refuse de nous en délivrer copie comme pièce du dossier, en toute illégalité à mon sens. La cour d’appel, elle, le fait sans se poser de question. Toute personne peut demander à consulter son B1, en adressant une demande écrite au procureur de la République de son tribunal de grande instance (art.777-2 du CPP). Vous recevrez quelques semaines plus tard une convocation pour le consulter au tribunal, vous pourrez le lire, en recopier les mentions mais en aucun cas en emporter copie. C’est pour vous protéger, vous allez voir.

Le bulletin n°2 (ou « B2 ») est une version expurgée mais assez complète du B1. On y a ôté essentiellement les condamnations à des mesures éducatives quand l’intéressé était mineur (pas des peines), les condamnations avec sursis réputées non avenues (elles restent au B1), les peines pour lesquelles le tribunal a ordonné l’exclusion du B2, et les contraventions. Pour la liste complète des mentions ôtées du B2, voyez l’article 775 du CPP. Le B2 est délivré aux autorités figurant aux articles 776 et R.79 du CPP. Il s’agit essentiellement de permettre à l’administration de s’assurer de la probité d’un candidat à un poste.

Enfin, le bulletin n°3 (ou « B3 ») est une version très expurgée, qui est délivré à la demande du seul intéressé. C’est cette demande qui peut être faite sur internet, mais uniquement par l’intéressé lui-même. Sinon, c’est un délit puni de 7500 euros d’amende (art. 781 du CPP). Le B3 ne contient, là encore pour simplifier, que les peines de prison ferme supérieures à deux ans sans sursis, et les interdictions dont vous faites l’objet (pour la liste complète, voyez l’article 777 du CPP). C’est ce bulletin que vous demandera un éventuel employeur, mais c’est à vous de le commander; C’est pourquoi la loi vous interdit de commander copie du B1 : pour éviter que votre employeur n’exige cette version. Vous pouvez bien sûr refuser de lui montrer votre B3. Tout comme il peut refuser de vous embaucher. Comme ça tout le monde est content.

Donc si Francis Delattre s’est procuré, d’une façon ou d’une autre le casier judiciaire de monsieur Soumaré, il a commis un délit. Soit délivrance indue de casier judiciaire, soit, si une personne y ayant accès le lui a remis, un recel de vol ou de violation du secret professionnel.

Mais il n’est pas certain qu’il ait employé cette voie car il existe un chemin tout à fait légal pour se procurer les preuves du passé pénal d’une personne. À condition d’être bien renseigné.

En effet, les jugements pénaux sont publics, et délivrés gratuitement à qui en fait la demande : art. R. 156 du CPP. C’est une application du principe de publicité des débats. Il suffisait à Francis Delattre de demander au greffe de la juridiction ayant prononcé le jugement une copie de ce jugement en précisant le nom du prévenu et la date du jugement et le tour était joué.

La seule question qui se pose est : comment a-t-il eu connaissance de ces condamnations, surtout d’une vieille de 11 ans ? Mais là, nous quittons le domaine du droit pour entrer dans celui de l’enquête journalistique. Car en ce qui concerne la dernière, datée du 16 février dernier seulement, qui a probablement mis la puce à l’oreille du candidat UMP, il y a sans nul doute une anomalie, qui relève probablement du pénal. En effet, une ordonnance pénale n’est pas rendue publiquement mais notifiée par courrier au condamné qui a 45 jours pour faire opposition. Ce n’est qu’à l’expiration de ce délai qu’elle devient définitive et donc publique (art. R. 156 du CPP), et on en est loin (le délai expire au plus tôt le 5 avril 2010). Il y a eu nécessairement une fuite, et si elle provient du tribunal de Pontoise (et je vois mal d’où elle pourrait venir sinon), c’est une violation du secret professionnel, et un recel si Francis Delattre en a bénéficié en connaissance de cause. Et mon côté psychorigide me pousse à dire que violer la loi pour pouvoir accuser autrui d’avoir violé la loi n’est guère un exemple républicain.

jeudi 18 février 2010

Un homme dispensé de peine en raison des conditions indignes de sa garde à vue

Le tribunal correctionnel de Charleville-Mézières a rendu il y a peu une décision remarquée par la presse, à raison tant elle sort de l’ordinaire.

Un homme de 45 ans a été interpellé pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique (CEEA) caractérisé par la présence dans l’air expiré d’environ 1 mg d’alcool par litre d’air expiré (qui est la nouvelle mesure usuelle de l’acoolémie au volant, le gramme par litre de sang, nécessitant une prise de sang et des tests en laboratoire, ayant été de fait abandonné depuis l’apparition d’éthylomètres électroniques qu’on nous assure être très précis et fiables (c’est sans doute pour ça qu’ils ne donnent pas la même mesure à cinq minutes d’intervalle). La conversion est facile, puisque le taux d’alcool dans le sang est 2000 fois supérieur à celui de l’air expiré (2000 fois tout rond, quel que soit le sexe et la morphologie du conducteur, magie de la science et des chiffres ronds).

Ainsi, notre héros du jour a eu un résultat d’environ un milligramme d’alcool par litre d’air expiré, ce qui donne pour ma grand-mère et le journaliste de Libération environ 2 grammes d’alcool dans le sang. Même dans les Ardennes, c’est prou.

D’où garde à vue non comptabilisée dans les statistiques, avec placement en cellule de 2,30 m² avec deux autres personnes, ce qui fait 0,76m² par personne, une cabine téléphonique et demie. Je rappelle que le Code rural impose pour un chenil un minimum de 5m² par chien (Vous croyez que je plaisante ? Arrêté ministériel du 25 octobre 1982, Annexe I, chap. II, §5, a).

Au bout de deux heures, la fraternité républicaine ayant atteint ses limites, le gardé à vue, ne supportant pas l’idée de passer plus de temps dans ces conditions, agresse un des policiers. Ledit fonctionnaire n’ayant pas apprécié la chose (je ne l’en blâme pas) la met sur le compte de l’alcool plus que sur la géométrie et voici notre Bacchus du volant en cellule de dégrisement.

Une cellule de dégrisement, c’est une cellule spécialement aménagée, sans le moindre mobilier, aux murs capitonnés, où une personne en état d’ivresse (ou de manque…) un peu trop excitée est mise, parfois peu vêtue, le temps de reprendre ses esprits, sans pouvoir se blesser dans l’intervalle.

Il va y passer dix heures, ce qui est en effet à peu près le temps nécessaire pour qu’un taux d’alcoolémie d’un milligramme redescende en dessous du seuil légal, pour un homme de 70 kg ayant commencé à boire deux heures avant son interpellation (la gueule de bois est une peine complémentaire non prise en compte procéduralement).

Poursuivi pour CEEA et violences sur agent (donc passibles de prison même sans blessures), il encourait un maximum de trois ans de prison, trois ans de suspension de permis, et 45000 euros d’amende, sauf erreur de ma part (je n’ai pas mon Crocq sous la main, je vérifie ça plus tard).

Lors du procès, la défense va soulever un argument tiré des conditions indignes dans lesquelles s’est déroulée la garde à vue, invitant le tribunal, comme il en a le pouvoir (art. 456 du Code de procédure pénale), à aller constater sur place ce qu’il en est. Ce qu’il va faire.

Et le jugement ne mâche pas ses mots. Il a estimé que le prévenu avait subi une « expérience traumatisante » et qu’il avait « déjà payé cher (..) des infractions qui ne relèvent pas d’un niveau de grande délinquance ». « Si des cellules de garde à vue sont d’une saleté révulsante, si l’on y maintient des gens en surnombre pendant des périodes conséquentes, sans dispositif minimum d’hygiène personnelle (..), force est de constater là, un traitement objectivement indigne et dégradant » ajoute-t-il. Fermez le ban. J’applaudis, bien sûr.

En conséquence, le tribunal va prononcer une dispense de peine.

Et là je n’applaudis plus. J’objecte.

La dispense de peine est prévue à l’article 132-59 du code pénal :

La dispense de peine peut être accordée lorsqu’il apparaît que le reclassement du coupable est acquis, que le dommage causé est réparé et que le trouble résultant de l’infraction a cessé.

Elle suppose donc préalablement une déclaration de culpabilité, et trois conditions cumulatives :le trouble doit avoir cessé, le reclassement du coupable est acquis et le dommage a été réparé.

J’ai beau relire cet article 132-59 (avec une tendresse quasi maternelle), je ne vois pas que les conditions matérielles de la garde à vue, aussi épouvantables fussent-elles, y figurent. Elles ne peuvent servir de fondement légal à une dispense de peine.

À mon sens, les conséquences à tirer de cet état de fait sont plus radicales : les traitements inhumains, indignes et dégradants sont interdits en France comme dans toute l’Europe (art. 3 de la convention européenne des droits de l’homme). Cette interdiction s’applique en premier chef à l’État : à tout seigneur tout honneur, même en République.

Or ici, le bras séculier de l’État, j’ai nommé le parquet, demande qu’une personne soit frappée dans sa liberté (peine de prison), dans ses droits (interdiction de conduire un véhicule), dans ses biens (amende et frais de procédure) pour avoir violé la loi. Soit. Mais pour cela, l’État a lui-même violé la loi qu’il édicte lui même. Il a promis un beau matin de novembre 1950 qu’il ne soumettrait personne à des traitement inhumains et dégradants, et 60 ans après il continue pourtant à le faire. Il demande à ce que toute personne qui viole la loi soit sanctionnée ; je l’approuve, et demande qu’on applique cette excellente maxime à lui-même.

Dans notre affaire, le processus légal devant aboutir à sanctionner notre prévenu est illégal. Donc faire reposer toute condamnation pénale là-dessus serait illégal. Le juge doit s’y refuser, et relaxer. Concrètement par une annulation de la procédure. La différence est réelle : pas de déclaration de culpabilité, pas de frais de procédure (90€ tout de même), pas de mention sur le casier judiciaire, et surtout pas de perte de points de permis (6 points dans cette affaire tout de même).

L’usage de la dispense de peine ici m’apparaît de prime abord (je n’ai pas eu accès au dossier et ne connait du jugement que les attendus repris dans une dépêche AFP, donc c’est sous toutes réserves comme disent mes confrères civilistes) comme une cote mal taillée, un jugement de Salomon qui veut ménager la chèvre et le chou, et je ne dirais lequel de ces deux rôles tient le parquet pour m’éviter une procédure disciplinaire.

“Bon, la procédure est illégale et honteuse pour la république, donc je prononce une culpabilité, le parquet est content, et je dispense de peine comme ça la défense est contente (et on peut raisonnablement espérer que personne ne fera appel de cette décision juridiquement bancale)”.

Je réalise parfaitement que ma position d’orthodoxie juridique est commode étant extérieur au procès. Si j’étais l’avocat de la défense, ce que je ne suis pas puisque c’est mon excellent confrère Pierre Blocquaux du barreau de Charleville-Mézières qui a défendu, je me satisferais sans nul doute de ce jugement et interdirait bien à mon client d’en faire appel (je doute d’ailleurs que je pourrais l’en convaincre). Mais c’est le luxe du blogueur de pouvoir en rester aux principes éthérés du droit quand l’avocat de la défense descend dans les tranchées fangeuses pour tenter de sauver la mise à son client.

Mais le strict respect du droit est tout de même une pierre angulaire de la justice, et ce n’est pas aux juges de pallier la carence du législateur et l’incurie de l’État qui se nie à assumer pleinement ses fonctions en finançant comme il se doit de le faire les services concernés. Et ce n’est pas en faisant du bricolage juridique pour réparer à grands coup d’équité les fautes de l’État que l’on contraindra celui-ci à y remédier.

Le combat contre l’actuelle garde à vue est une guerre. Il y aura forcément des victimes parmi les procédures.

mardi 16 février 2010

Un petit mot d'un avocat qui sait ce qu'il veut

Oui, oui, j’ai vu passer l’annonce d’une future loi Besson sur l’immigration. Je reviendrai sur ce projet parce que là, il y en a qui se sont lâchés. Et ce n’est pas le respect élémentaire de la Constitution qui les a arrêté : même l’intégrité du territoire est piétinée, c’est dire si c’est fort.

Mais je voudrais faire un nouveau billet sur la question de la garde à vue pour contrer un argument que j’entends beaucoup : les avocats ne sauraient pas ce qu’ils veulent, puisque d’un côté, ils se plaignent qu’il y a trop de gardes à vue, et que de l’autre, ils soulèvent des nullités de procédure parce que leur client n’a pas été placé en garde à vue. Cet apparent paradoxe révélerait la mauvaise foi de ceux qui soulèvent ce raisonnement.

Quand j’entends cet argument, je me dis que décidément, il y a un code de procédure pénale (CPP) pour les avocats et un autre pour les policiers.

Mais comme, officiellement du moins, il n’en est rien, voici ce que dit la loi sur la garde à vue.

Art. 63 du CPP :

L’officier de police judiciaire peut, pour les nécessités de l’enquête, placer en garde à vue toute personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Il en informe dès le début de la garde à vue le procureur de la République.

La personne gardée à vue ne peut être retenue plus de vingt-quatre heures. Toutefois, la garde à vue peut être prolongée pour un nouveau délai de vingt-quatre heures au plus, sur autorisation écrite du procureur de la République. Ce magistrat peut subordonner cette autorisation à la présentation préalable de la personne gardée à vue.

Sur instructions du procureur de la République, les personnes à l’encontre desquelles les éléments recueillis sont de nature à motiver l’exercice de poursuites sont, à l’issue de la garde à vue, soit remises en liberté, soit déférées devant ce magistrat.

Voilà. Le reste des articles précise les droits accordés au gardé à vue : être informé du motif de la mesure, faire prévenir un proche, voir un médecin, s’entretenir avec un avocat.

C’est là le nœud de l’affaire. On arrive de deux façons dans un local de police ou de gendarmerie : volontairement, ou non. S’il est établi que toute personne qui fait l’objet d’une contrainte doit être placée en garde à vue pour bénéficier de ces droits, la jurisprudence admet l’existence d’une “audition libre”, La personne interrogée étant supposée être là de son plein gré et, bien que libre de partir, rester là car elle aime être interrogée et si possible s’incriminer elle-même. Toute personne convoquée par la police ou la gendarmerie “pour affaire la concernant” sans autre précision, selon la formule d’usage, sait combien le droit de se lever et partir est illusoire, la menace du placement en garde à vue venant rapidement calmer les ardeurs voyageuses. Je me souviens ainsi d’un mien client, convoqué au commissariat pour une affaire qu’il pensait banale et a réalisé une fois sur place qu’en fait, il était le sujet de l’enquête qui portait sur des faits graves. Alors qu’il patientait sur un banc, il m’a appelé avec son portable pour me demander conseil. À peine avais-je décroché que j’ai entendu un policier le sommer de raccrocher, quand bien même était-il au téléphone avec son avocat. C’est ce que la jurisprudence appelle une audition libre : pas le droit de parler à son avocat. Le prix de la liberté ?

En tant qu’avocat, je souhaite que toute personne qui met un orteil dans un commissariat parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction puisse bénéficier des droits du gardé à vue, et que ces droits lui soient notifiés. Ce qui suppose le statut de gardé à vue,puisqu’il n’y en a pas d’autre.

D’où réaction stupéfaite : comment, moi, avocat, donc Némésis de la garde à vue, j’implore ce statut pour mes clients ? Aimerais-je en fait la privation de liberté, ou n’y verrais-je qu’une occasion supplémentaire de facturer des honoraires à un taux forcément indécent ?

Non, j’aime les droits de la défense, et s’il faut le statut de gardé à vue pour pouvoir les exercer, ainsi soit-il. Que le nombre de gardes à vue double ou triple ne me gêne pas plus que ça. Il ne fera ainsi que s’approcher du réel.

Car il faut garder à l’esprit que nulle part — et croyez-moi, j’ai cherché—, nulle part la loi ne prévoit que garde à vue implique nécessairement mise en cellule, port des menottes, confiscation des effets personnels susceptibles dans l’esprit de l’officier de police judiciaire d’être dangereux (et ils ont de l’imagination, croyez-moi : ça inclut les lunettes de vue, les montres et les lacets) et fouille à nu (j’appelle comme ça toute fouille qui implique d’exhiber ses parties intimes, même si le pantalon reste autour des chevilles, mais sans recherche dans les cavités internes, qui est une mesure spécifique qui ne peut être pratiquée que par un médecin (art. 63-5 du CPP). Il y a même là une véritable perversion du système, qui consiste à associer nécessairement les droits élémentaires de la défense (la Convention européenne des droits de l’homme fixe des minima, pas des objectifs utopiques) avec des mesures de contrainte telles que l’intéressé préférera souvent tout faire pour les éviter, y compris renoncer à ses droits. Nous vivons dans un pays formidable, où on entend des policiers menacer d’une garde à vue, c’est à dire vous menacer de vous permettre d’user des droits de la défense.

Une garde à vue peut très bien se passer sans papouilles, vêtu tel que l’on est arrivé, les inévitables temps d’attente pouvant opportunément se passer à lire avec ses lunettes de vue un livre qu’on aura apporté, dans tout local autre qu’une cellule, voire un banc dans le couloir. Utopie droitdelhommiste, angélisme criminogène ? Je ferais juste remarquer que dans la plupart des autres pays européens, bien des gardes à vue se passent comme ça. Et leurs petits vieux ne tremblent pas plus que les nôtres. Je ne comprends toujours pas (mais je reste ouvert à toute explication) pourquoi une personne qui a obéi à une convocation et se présente spontanément à l’heure dite devrait être entravée pour prévenir toute évasion, ou s’assurer qu’elle n’est pas dangereuse pour elle même (si elle avait voulu se suicider, elle avait toute latitude pour ce faire avant de venir) ou pour autrui (pas besoin de convocation pour agresser autrui), quand bien même elle manifeste le désir de rentrer chez elle. J’ajoute que le traitement que suppose la garde à vue dans son modèle actuel, dans les conditions matérielles dans lesquelles elles se passent (et dont les policiers ne sont absolument pas responsables, quand un commissariat est vétuste, ce ne sont pas eux qui l’ont dégradé) facilite sans nul doute le passage à l’acte violent du gardé à vue (pour le contrepoint, je vous invite à lire ce billet de Bénédicte Desforges, qui manie aussi bien la plume qu’elle maniait la matraque).

Quel est donc l’intérêt des droits du gardé à vue dans le cadre d’une présentation volontaire sur convocation ? À peu de choses près le même que pour une présentation contrainte. Faire prévenir un proche n’en a effectivement aucun si on permet à la personne se présentant au commissariat de téléphoner à qui elle veut (après tout, elle est libre, n’est-ce pas ?). On sait que c’est loin d’être le cas. Mais deux droits essentiels gardent tout leur intérêt : le droit de connaître le motif de sa convocation (qui ne figure pas sur la convocation papier, c’est toujours “pour affaire vous concernant”, donc aucun conseil utile n’a pu être sollicité au préalable auprès d’un avocat), et une fois cet élément connu, de s’entretenir avec un avocat pendant trente minutes dans des conditions de confidentialité absolue, avocat qui pourra faire des observations écrites versées au dossier, donc lues par les policiers, mais aussi le procureur, l’avocat saisi ensuite du dossier, et le juge. Ce n’est pas satisfaisant en soi et probablement pas conforme en l’état aux exigences minimales de la Convention européenne des droits de l’homme, mais c’est déjà ça.

D’où les nullités que je soulève régulièrement en cas de procédure “libre”. S’il ressort en quoi que ce soit du dossier que la liberté de mon client, à commencer par celle de se lever et partir, est atteinte, j’estime que le statut de garde à vue s’imposait, avec la notification des droits qui s’y attache et bien sûr la possibilité de les exercer. Je soulève une nullité fondée sur la violation des droits de la défense. J’estime que non seulement cela n’a rien d’aberrant de la part d’un avocat de la défense, mais qu’en plus ça mérite d’être discuté. Après tout, il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Salduz c. Turquie).

Et pour finir, une mise au point et une invitation.

La mise au point : on assiste depuis quelque jours à une contre-offensive médiatique sur le thème des pauvres policiers/gendarmes que personne n’aime alors qu’on est bien contents qu’ils soient là. Ça me paraissait pourtant clair depuis le début mais puisque les choses qui vont sans dire vont mieux en le disant ; les policiers ne sont pas visés par le combat mené pour réformer la garde à vue. Je respecte profondément les policiers qui sont à mes yeux des clients potentiels comme les autres. Exceptions faites de comportements individuels fautifs, qui sont très rares, les policiers ne font qu’appliquer la loi telle qu’interprétée par les directives et circulaires émises par leur hiérarchie. Ils les appliquent et seraient sanctionnés s’ils ne le faisaient pas. C’est à leur hiérarchie, et plus précisément à la hiérarchie de leur hiérarchie, en dernière analyse le législateur, que nous adressons nos reproches. La police est le bras armé de la République, et une police républicaine doit avant tout appliquer la loi de la République, quelles que soient les objections que je puis émettre sur la qualité de cette loi. La théorie des matraques intelligentes a ses limites : permettre à la police (au sens large) de ne pas appliquer un ordre manifestement illégal ne peut pas lui permettre de refuser d’appliquer la loi. Donc je l’absous de toute responsabilité dans l’état actuel du droit français, quand bien même elle le trouverait satisfaisant. Et j’ai particulièrement conscience des conditions dans lesquelles elle doit travailler. Et la préfecture de police en a conscience puisqu’elle ne donne des autorisations de filmer aux journalistes que dans le commissariat central du 20e arrondissement, qui vient d’être refait à neuf.

L’invitation : je serai cet après midi l’invité d’un chat du monde.fr sur le thème de la garde à vue. C’est de 15h30 à 16h00, c’est fort bref, donc si je ne puis garantir que votre question aura une réponse (mais les commentaires ici fonctionnent plutôt bien), si le sujet vous intéresse, la discussion continuera là bas, et les questions des autres peuvent aussi être intéressantes.

jeudi 11 février 2010

La chambre de l'instruction de Paris juge la garde à vue sans avocat conforme à la CEDH

Par un  arrêt du 9 février 2010, la chambre de l’instruction (pôle 7 chambre 5) a rejeté une requête en annulation de pièces d’une instruction qui se fondait sur la jurisprudence récente de la cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Son argumentation est intéressante, et mérite vraiment d’être attaquée par la voie d’un pourvoi en cassation, qui permettrait à la haute juridiction de trancher le débat en cours, et je l’espère dans un sens funeste à cet arrêt, dont je ne partage pas, et de loin, les conclusions.

En voici les passages pertinents. Mes commentaires sont en italique. Les passages importants sont graissés par votre serviteur. Le mot “cour” indiquera toujours la cour d’appel de Paris, la cour européenne des droits de l’homme sera désignée par son acronyme CEDH pour éviter toute confusion.


 

 

ARRÊT DU 9 Février 2010

 

 

COUR D’APPEL DE PARIS

 

PÔLE 7

 

CINQUIÈME CHAMBRE DE L’INSTRUCTION

 

 

ARRÊT SUR REQUÊTE EN ANNULATION DE PIÈCES

 


 

 (…)

 

La cour commence par rejeter un argument tiré de la Résolution (73)5 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe édictant les règles minimales de traitement des détenus, en écartant tout bonnement le texte sans même l’examiner.  

 

            Considérant que les règles minimales édictées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe non reprises par une convention internationale n’ont pas de valeur juridique en tant que telles, et constituent de simples recommandations ;


Argument de pur droit, presque rien à redire. Si ce n’est que cette résolution a été prise dans le cadre du conflit d’Irlande du Nord et visait à émettre des directives à l’égard de l’armée britannique qui se livrait sur les militants pro-IRA à des actes de torture caractérisés. La cour d’appel estime donc qu’il n’y a pas à se demander si la France respecte ces “simples recommandations”. Il est permis de le regretter. le juge peut tout à fait s’inspirer de ces recommandations au moment d’interpréter et d’appliquer la loi. La CEDH ne se prive pas de tenir compte de ces recommandations : cf. arrêt Salduz, §55.


Autre argument écarté par la cour : les arrêts Salduz, Dayanan, et compagnie posent des principes applicables en France. Là, la position de la cour est pour le moins audacieuse. 

             Considérant qu’en application de l’article 46 de la Convention Européenne des droits de l’homme, seules les Hautes parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour (Européenne de Strasbourg) dans les litiges auxquels elle sont parties, que tel n’est pas le cas en l’espèce des décisions citées  par la défense dans sa requête, sauf celle du 23 novembre 1993 Poitrimol c/ France, dont cependant  elle n’explicite pas  les termes pertinents et applicables en l’espèce ;

On retrouve ici un argument tenu par la Chancellerie : les arrêts Salduz et Dayanan concerneraient la Turquie et pas la France, donc ils ne sont pas pertinents. Le voir repris dans un arrêt de cour d’appel me chiffonne nettement plus, tant on sait que la CEDH applique les mêmes principes à tous les États membres. Il aurait suffit que la  cour d’appel lût l’arrêt Salduz pour voir ainsi que la CEDH invoque à l’appui de sa décision des arrêts qu’elle a antérieurement rendus contre la Suisse, la Bulgarie, le Royaume-Uni, l’Autriche et… la France. C’est un peu comme si la cour d’appel refusait d’appliquer la jurisprudence de la cour de cassation au motif que ses arrêts ne concerneraient que les parties en cause.

Quant au fait que la requête en annulation n’explicite pas les “termes pertinents et applicables en l’espèce” de ces décisions, je suis ravi d’éclairer la cour d’appel : c’est au §34 de l’arrêt que la CEDH dit que “Quoique non absolu, le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable.” Cette formule est reprise mot à mot dans l’arrêt Salduz au §51, en se référant expressément à l’arrêt Poitrimol. La cour dit donc clairement que ce dernier arrêt n’est qu’une application des principes du premier. La différence est que l’arrêt Poitrimol portait sur le droit à comparaître devant un tribunal, et Salduz sur l’assistance en garde à vue. Point sur lequel la CEDH précise : « À cet égard, il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » et que la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance qu’il peut procurer à l’accusé ». Ça me paraît pourtant clair.


             Considérant que la défense, au soutien de sa requête se réfère essentiellement à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et plus spécialement aux dispositions de son alinéa 3, pour affirmer que la Convention a pour but de “protéger des droits non théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs”, et que la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance, elle en déduit que l’article 6 exige normalement que le prévenu puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police, laquelle défense, admet  cependant que l’article 6 paragraphe 3 c) ne précise pas les conditions d’exercice du droit qu’il consacre, et concède que ce droit peut toutefois être soumis à des restrictions “pour des raisons valables”, dit-elle , sans citer les arrêts des 27 novembre 2008 (Arrêt Salduz) et 13 novembre 2009 (Arrêt Dayanan)de la Cour Européenne ;


            Considérant que X a été  placé en garde à vue, le 12 mai 2009 à 6h10, que cette garde à vue a été prolongée une première fois pour 24h00, le 12 mai à 23h05 et, à nouveau prolongée le même jour à 22h05, pour finalement être levée le 14 mai à 11h50, soit avant l’expiration du délai légal de 72 heures, heure au delà de laquelle, le droit à l’assistance d’un avocat pouvait être régulièrement exercé, conformément aux dispositions des articles 63, 63-4, 706-73 et 706-88 du code de procédure pénale ;

Nous étions donc dans le cadre d’une procédure dérogatoire, sans droit à l’avocat pendant trois jours. Comme précisément celle de l’arrêt Salduz.

 

            Considérant qu’il résulte de la lecture des procès verbaux de placement en garde à vue et de prolongation de cette mesure , que les droits du gardé à vue ont été notifiés régulièrement à X , conformément aux dispositions de l’article 64 du code de procédure pénale, et que celui-ci a pu régulièrement et effectivement  les  exercer , conformément à ses souhaits (avis à famille, examen médical) ;

 

            Considérant que le paragraphe 3 de l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’homme dit:

 

« Tout accusé a droit notamment à:

« a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

« b)disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ,

« c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

« d)interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

                                                                                 

            Considérant que les dispositions actuelles du code de procédure pénale consacrent le principe que toute personne placée en garde à vue peut avoir accès à un avocat avec lequel elle peut s’entretenir, dès le début de cette mesure (article 63-4 et 154 du code de procédure pénale) , que l’effectivité de ce droit est réelle, l’avocat étant avisé de la nature et de la date des faits , cet entretien pouvant durer 30 minutes ,cette faculté étant renouvelée à chaque prolongation de la mesure ;

 Là, je m’étrangle en lisant ça. Et si la cour ne connaissait d’un dossier que la date et la nature des faits, s’estimerait-elle réellement et effectivement en état de juger ? Non, n’est-ce pas ? Alors comment un avocat dans cette situation est-il censé être en état d’assurer réellement et effectivement les droits de la défense ?


            Considérant que notre droit prévoit une intervention différée de l’avocat lorsque le gardé à vue est mis en cause pour certaines infractions relevant de la criminalité organisée, du terrorisme, ou encore, comme en l’espèce, pour infraction à la législation sur les stupéfiants, ensemble d’infractions estimées  d’une particulière gravité ;

 Comme le prévoyait le Code de procédure pénale turc. Qui a depuis été modifié pour être mis en conformité avec les droits de l’homme. 


            Considérant, ainsi que le concède la défense, que ces restrictions ne sont pas contraires à l’article 6 paraphe 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et aux interprétations qu’en a fait la Cour Européenne de Strasbourg, qui admet les exceptions au principe de l’exercice du droit à un avocat, s’il est démontré, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit ;

 Ah, pardon. Si en effet la cour dit bien que “Ce droit, que la Convention n’énonce pas expressément, peut toutefois être soumis à des restrictions pour des raisons valables”, c’est dans l’arrêt Salduz c. Turquie (§52), or la cour a dit plus haut que selon elle l’art. 46 de la Convention limitait l’effet de l’arrêt Salduz à la Turquie. Là aussi, il faudrait savoir. On ne peut pas dire qu’un arrêt s’applique à la Turquie quand il est favorable à la défense et à la France quand il soutient l’accusation. 


            Considérant que la participation à un trafic de stupéfiants constitue une infraction particulièrement grave de par ses conséquences, entre autres, sur la santé publique, de telle sorte que les restrictions temporaires instituées poursuivent une préoccupation légitime, apparaissent proportionnées à l’objectif social, tel que voulu par le législateur ; et ne se montrent   pas contraire au principe du procès équitable;

Pour ma part, j’ai tendance à penser que le meurtre a plus d’impact sur la santé publique que la toxicomanie, mais je ne suis pas médecin ni conseiller de cour d’appel. Puisque je ne suis que juriste, une question de droit : en quoi la gravité des conséquences d’une infraction justifierait-elle une restriction des droits de la défense ? Jamais la cour européenne des droits de l’homme n’a dit une telle chose, qui permet d’écarter la garantie des droits de la défense pour toutes les infractions graves, ne laissant le droit à un avocat qu’aux peccadilles et délits mineurs. C’est à dire en fait à toutes les infractions qui ne sont jamais soumises à une chambre de l’instruction. 

 

            Considérant enfin qu’en l’espèce, la mise en examen de  X n’a pas été uniquement fondée à partir de ses déclarations faites en garde à vue, mais aussi au regard d’autres indices graves ou concordants, tels les interceptions téléphoniques, les résultats positifs des perquisitions et les déclarations des autres protagonistes, que dès lors le requérant , qui n’encourt pas le risque d’être condamné au vu de ses seules déclarations initiales recueillies en garde à vue, pourra bénéficier d’un procès équitable ;

Fort bien, il y a d’autres éléments à l’appui de l’accusation. En quoi cela dispenserait-il d’annuler les déclarations obtenues en garde à vue ? Que la cour les annule, et on verra si le tribunal correctionnel trouvera dans ce qui reste de quoi fonder une condamnation. La Convention européenne des droits de l’homme n’est pas censée ne s’appliquer qu’aux accusés dont l’innocence est établie. 

 

            Considérant en conséquence que l’ensemble des droits et règles régissant la garde à vue ont été en l’espèce respectés, que les procès verbaux y afférent comme toutes pièces de la procédure subséquentes sont réguliers, que la requête en nullité sera rejetée dans son intégralité, et que la procédure , qui n’est pas entachée d’autres irrégularités , est régulière jusqu’à la cote D2958 ; (…)


 Cet arrêt de la cour d’appel est intéressant, car il a eu la vertu de renforcer ma conviction sur la non conformité du droit français, particulièrement les procédures dérogatoires, à la Convention européenne des droits de l’homme. Quand on voit l’argumentation déployée par la cour, qui est contradictoire en ce qu’elle écarte des arrêts de la CEDH qui ne concerneraient pas la France avant de les invoquer quand ils disent qu’ils admettent des exceptions, et se prononce sur la pertinence de ces exceptions par des motifs généraux et vagues quand la CEDH exige pour admettre des exceptions des justifications fondées sur les circonstances particulières de l’espèce. 

Qu’une cause soit si mal défendue révèle qu’elle est perdue. J’espère que mon confrère va se pourvoir en cassation et l’encourage vivement à le faire. 

Et si le salut ne venait pas du Quai de l’Horloge, Strasbourg est si belle au printemps.

mardi 9 février 2010

14 ans, en garde à vue en pyjama

France Info, décidément à la pointe sur la question de la garde à vue (c’est le chef de son service police-justice, Matthieu Aron, qui a révélé que les statistiques officielles étaient grossièrement maquillées à la baisse en ignorant les gardes à vue pour délits routiers, au nombre de 200.000), sort une nouvelle info aujourd’hui. C’est une info anecdotique, un cas individuel, mais qui selon les responsables de la radio d’information est révélateur de la dérive actuelle.

Une jeune fille âgée de 14 ans, Anne (je ne sais si c’est son vrai prénom) aurait, à la suite d’une bagarre à la sortie de son collège à Paris dans le XXe arrondissement, dans laquelle elle aurait été impliquée (pour tenter de séparer les belligérants dit la demoiselle) été interpelée à son domicile, au saut du lit, à 10h30 (rappel : c’est une adolescente, 10h30, c’est l’aube, pour eux), et conduite “en pyjama” et menottée au commissariat, où elle est restée 8 heures en garde à vue, avant d’être remise en liberté dans l’attente d’une convocation devant le juge des enfants.

Son récit peut être entendu sur cette page (cliquez sur “Récit d’une garde à vue en pyjama à 14 ans Par Grégory Philipps”, Flash® nécessaire).

Un responsable syndical de Synergie, interviewé sur l’antenne (toujours sur cette page, cliquez sur ” La version de Anne, démentie par Mohammed Douhane, commandant de police et membre du syndicat d’officiers de police Synergie”) il y a une heure environ a démenti les propos de la jeune fille. Quand bien même il était étranger à cette procédure, il dit avoir interrogé ses collègues, qui ont nié qu’elle était en pyjama mais ont reconnu qu’elle était dans une sorte de jogging qu’elle portait lorsqu’elle dormait (ce qui pour moi correspond assez bien à la définition de pyjama, mais je ne suis pas policier), qu’elle ait été menotté à un quelconque moment, ont affirmé que la procédure avait été scrupuleusement respectée (elle a pu voir un avocat et a été vue par un médecin comme c’est obligatoire) et que d’ailleurs, la jeune fille avait avoué sa participation aux violences, et était convoquée pour être jugée.

Tout cela appelle un commentaire de ma part.

Sur le pyjama : Il est parfaitement possible que si le policier a estimé que son jogging était un vêtement suffisant, il ait décidé de la conduire ainsi au commissariat. Qu’une personne interpellée ait besoin de s’habiller est un cas fréquent, les interpellations ayant souvent lieu à 6 heures, heure légale, pour être sûr que la personne sera chez elle et endormie, mais dans ce cas elle doit rester sous la surveillance constante d’un policier. Encore faut-il, dans le cas d’une jeune fille, que du personnel féminin soit présent. Si tel n’était pas le cas, il ne serait absolument pas étonnant que le policiers en charge de l’interpellation ait estimé que son jogging était parfait pour une garde à vue. Il va de soi que le simple fait de se coiffer est exclu. Le désaccord sera donc ici de vocabulaire : la jeune fille parle de pyjama, le policier de jogging. Admettons qu’il est acquis qu’elle n’était pas en robe de nuit.

Sur les menottes : Je ne crois pas une seule seconde que cette jeune fille n’ait à aucun moment été menottée. Le menottage est systématique, même sur les mineurs, lors du transport, et ce en violation de la loi. Les officiers de police judiciaire (OPJ) appliquent la loi de l’emmerdement minimum : si un gardé à vue s’enfuit, se blesse ou blesse quelqu’un alors qu’il n’était pas menotté, c’est de la faute de l’OPJ. Donc dans le doute, on menotte tout le monde. Ça fait gueuler les avocats, mais où irait une République qui accorderait de la considération à ce que disent les avocats, comme on dit à Téhéran ? Et puis là, les policiers ont un prétexte en or : elle est mise en cause dans une affaire de violences volontaires, donc elle est susceptible d’être violente, hop, les pinces. La seule exception est pour les très jeunes enfants (genre 10 ou 6 ans), mais là c’est parce que les poignets sont trop petits.

Sur le respect de la procédure : j’accorde très volontiers le bénéfice du doute à la police. Rien dans ce récit ne me permet de subodorer que le code de procédure pénale n’a pas été respecté. Tout ceci est parfaitement conforme à la loi en France. C’est bien là le problème. Mais il n’est pas de la responsabilité de la police de le résoudre, c’est au législateur de prendre ses responsabilités. Je vais attendre assis, si ça ne vous dérange pas.

Sur ses aveux : 14 ans, réveillée par la police qui l’arrête conduite en pyjama-jogging au commissariat, entendue pendant huit heures, sans la possibilité d’être assistée par un avocat qui aurait accès au dossier. Ça c’est de la preuve solide et irréfutable, largement suffisante pour dès 14 ans lui coller un casier judiciaire. J’espère que mon confrère Jean-Yves Halimi qui est saisi de ce dossier obtiendra la nullité de cette garde à vue qui colle parfaitement à l’arrêt Dayanan.

Et pour finir, une réflexion plus générale.

Nous sommes à la veille d’une réforme du droit pénal des mineurs. L’UMP, sur son site, prépare le terrain et appelle “à la fin de l’angélisme”.

Coïncidence ? Depuis début janvier, je n’ai jamais eu autant de garde à vue de mineurs. C’est peut-être les hasards de la commission d’office, donc je demande à mes confrères qui assurent les permanences, qu’en est-il de votre côté ?

Parce que non seulement on dirait qu’elles explosent, mais c’est pour des faits parfois hallucinants. Une jeune fille de 15 ans, sans casier, en garde à vue pour avoir tenté de voler une paire de chaussures en solde (40€ chez Monoprix, donc 20 € partout ailleurs ; je rappelle que ma venue a coûté 63€ au contribuable) ; un jeune homme de 15 ans, sans casier non plus, en garde à vue pour avoir fait un croc-en-jambe à un camarade à la sortie du collège. Sur ce dernier, quand l’OPJ m’a dit ça, j’ai demandé de combien était l’incapacité totale de travail de la victime : je m’attendais à une fracture ou un trauma crânien. Non, rien, elle est ressortie de l’hôpital au bout de 10 mn, pas un jour d’ITT. J’indique mon incompréhension : violences volontaires sans ITT, c’est une contravention de 4e classe, 750€ d’amende max, bref, c’est aussi grave que porter une burqa, mais ça ne justifie par une garde à vue faute de prison encourue. Réponse du policier : mais la victime est mineure de 15 ans puisque c’est un camarade de classe qui n’a pas encore fêté son anniversaire, et les faits ont eu lieu à proximité d’un établissement d’enseignement : deux circonstances aggravantes, donc cinq ans encourus, art. 222-13, 1° et 11° du Code pénal. Avis à la population : désormais, bousculer un camarade dans la cour de récréation, c’est deux heures de colle ET cinq ans de prison.

Donc, il y aurait eu des consignes pour mettre le paquet sur les gardes à vue des mineurs au nom des objectifs chiffrés que ça ne m’étonnerait pas. Ça y ressemble.

Ce qui aura pour effet mécanique et mathématique d’augmenter les chiffres des gardes à vue de mineurs et de délinquance des mineurs.

Je parie donc une bouteille de champagne contre une boîte de petits pois que quand le gouvernement sortira sa réforme de l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante, on aura un beau communiqué nous disant : regardez, la délinquance des mineurs explose, +30% sur le premier semestre, vite, vite, il faut voter une loi donnant à la justice les moyens de taper plus fort, car c’est en cognant nos enfants et en ayant peur d’eux que nous construirons la France de demain.

Voilà ce que révèle cette affaire, au-delà de l’anecdotique. Merci à France Info d’en avoir parlé.

lundi 8 février 2010

Un nouvel exemple de malfaçon législative

Mon excellent confrère, tellement excellent qu’il mériterait d’être parisien, Maître Mô a levé un lièvre qui, si je ne partage pas ses conclusions fort pessimistes (mais optimistes pour certains de nos clients) révèle sans nul doute un nouveau cas spectaculaire de malfaçon législative, encore plus beau que l’abrogation de la dissolution pouvant frapper la Scientologie sans que personne ne le remarque.

Tout a commencé quand madame Marie-Louise Fort, député UMP de la 3e circonscription de l’Yonne (Sens et alentours) s’est avisée avec horreur et stupéfaction que le code pénal ne contenait pas le mot « inceste ». Entendons-nous bien. Il réprime effectivement l’inceste, et ce depuis sa première édition en 1810, mais n’utilise pas ce mot, préférant le très juridique terme de viol ou agression sexuelle “aggravé par la qualité de son auteur d’ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime”, et le cas échéant la minorité de 15 ans de la victime, même si le cumul de ces circonstances n’aggrave pas la répression (20 ans de réclusion criminelle sont encourus pour le viol aggravé, la loi réservant le degré au dessus, 30 ans de réclusion, si le viol a entraîné la mort de la victime sans intention de la donner, et la perpétuité quand le viol est accompagné de tortures et actes de barbarie) : art. 222-24 du Code pénal.

Marie-Louise Fort a donc rendu un rapport déposé en janvier 2009 (pdf), reprenant largement les conclusions d’un précédent rapport du député Christian Estrosi.

Oui, Christian Estrosi, je sais.

En voici des extraits choisis.

Premier temps : quoi de mieux pour aveugler le législateur que de noyer ses yeux de larmes ?

Maire de Sens, j’ai été confrontée à la situation particulièrement douloureuse et émouvante de victimes d’inceste luttant pour « recouvrer la vie ». Les accompagner a été pour moi l’occasion de mesurer le poids du tabou qui les écrase en même temps que leurs proches.

Déjà, quand un député commence à parler de lui sous prétexte de parler des victimes dès le premier paragraphe de son rapport, on peut craindre le pire. Surtout quand il ajoute :

Enfin, la dernière phase de la mission a été un temps de réflexion et de synthèse. Car travailler à lutter contre l’inceste est humainement ébranlant et philosophiquement questionnant. (sic.)(Rapport, page 3).

Moi, c’est la syntaxe que je trouve questionnante philosophiquement.

Et en effet, la catastrophe est annoncée dès la page 11 :

La présente mission, considérant que l’inceste n’est pas seulement la circonstance aggravante d’un viol ou d’une autre agression sexuelle mais aussi un élément constitutif de ceux-ci, suggère pour sa part d’intégrer la notion de l’inceste aussi dans la définition de ces infractions.

ceci étant justifié par l’argument hautement juridique suivant :

La mission souhaiterait rappeler que la loi a le pouvoir de casser le tabou en le nommant.(rapport, p.12)

La loi-Brice de Nice, en somme.

Pourquoi, une catastrophe ?

Parce que la loi n’est pas une psychothérapie à portée générale. Elle doit poser des règles, qui s’inscrivent dans un ensemble de règles préexistant, dans lequel elles doivent s’insérer sans dommage pour l’édifice. C’est du travail de précision.

Et un point fondamental du droit pénal est qu’un élément constitutif d’une infraction ne peut être en même temps une circonstance aggravante de cette infraction.

Ainsi, le code pénal définit des infractions de base, dites simples. Si elles sont commises dans certaines circonstances énumérées par la loi, elles deviennent aggravées, et la peine encourue est plus élevée. Certains variantes de l’infraction peuvent être tellement spécifiques qu’elles font l’objet d’une définition autonome : on parle alors d’infraction qualifiée.

Prenons l’exemple du vol.

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui. C’est l’art. 311-1 du Code pénal qui pose la définition. Ce vol est le vol simple. L’élément matériel est l’appréhension de la chose, qui suppose que l’auteur s’en saisisse physiquement (pirater votre compte PayPal n’est pas un vol, mais une autre infraction, selon la méthode employée). L’élément moral est la conscience que la chose appréhendée ne nous appartient pas, peu importe qu’on sache à qui elle est : il suffit qu’on soit certain qu’elle n’est pas à nous.

Le vol est puni de trois ans d’emprisonnement et 45000 euros d’amende : art. 311-3 du code pénal.

L’article 311-4 du Code pénal prévoit toute une liste de circonstances qui font du vol un vol aggravé. Ces circonstances peuvent être liées à la façon dont la chose est appréhendée (usage de violences légères), au lieu où le vol est commis (gares et transports en commun), à la victime (personne vulnérable comme des personnes âgées, hein, m’sieur Hortefeux ?). Une circonstance aggravante fait passer la peine encourue à 5 ans, deux circonstances à sept ans et trois à dix ans (exemple : un vol commis avec violences, sur une personne âgée, par effraction nous emmène déjà au sommet de l’échelle des peines correctionnelles). Ce sont les vols aggravés.

La loi prévoit en outre des vols spécifiques faisant l’objet d’une répression autonome : les vols qualifiés. Il s’agit du vol commis par un majeur avec la complicité de mineurs (art. 311-4-1 du code pénal), du vol accompagné de violences importantes (art. 311-5 du Code pénal) ou du vol à main armée (art. 311-8 du code pénal). La distinction est importante, surtout dans notre affaire d’inceste, car les circonstances aggravantes du délit simple ne s’appliquent pas au délit qualifié qui est une infraction autonome. Et un délit qualifié peut avoir ses propres circonstances aggravantes : tel est le cas du vol en bande organisée (art. 311-9 du code pénal).

Vous saisissez maintenant la catastrophe annoncée quand le député annonce que ” l’inceste n’est pas seulement la circonstance aggravante d’un viol ou d’une autre agression sexuelle mais aussi un élément constitutif de ceux-ci”. Le député va faire de l’inceste un viol ou une agression sexuelle qualifiée pour “nommer la chose et casser le tabou”. Fort bien, mais va-t-il penser à adapter la peine encourue ?

La réponse est dans la proposition de loi déposée par le même député, et qui a été définitivement adoptée le 26 janvier 2010, en attente de publication, faute pour le Conseil constitutionnel d’avoir été saisi de cette loi.

La loi crée un nouvel article 222-31-1 au Code pénal ainsi rédigé :

Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis au sein de la famille sur la personne d’un mineur par un ascendant, un frère, une sœur ou par toute autre personne, y compris s’il s’agit d’un concubin d’un membre de la famille, ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait.

Nous avons donc un article qui crée deux infractions qualifiées, donc autonomes.

Et que prévoit la loi pour la répression ?

Rien. Pas un mot. La loi crée deux infractions et ne les réprime pas. Amusant pour une loi qui veut casser un tabou en le nommant de faire ainsi de la peine encourue un tabou en ne la nommant pas.

Conséquence de cette loi ?

Toute la question est là et les avocats pénalistes se frottent les mains. Car il va y avoir controverse, décisions contradictoires, jusqu’à ce que la cour de cassation y mette bon ordre dans quelques années.

L’hypothèse de Maître Mô est la plus orthodoxe juridiquement, mais vous allez voir que la cour de cassation est capable de souplesse pénale en la matière.

Pour lui, ce viol qualifié n’étant pas spécifiquement réprimé, il emprunte la pénalité du viol simple (il reste un viol, qui est puni de quinze ans de réclusion criminelle nous dit l’article 222-23 du code pénal), puisque la circonstance aggravante de commission par ascendant (au sens large, j’inclus les personnes ayant autorité), lui est non seulement inapplicable en tant qu’infraction autonome mais en plus est devenue élément constitutif de l’infraction.

Conclusion de mon septentrional confrère : la loi a allégé les peines de l’inceste,ce qui est une curieuse façon de lutter contre lui. Et le même raisonnement vaut pour l’agression sexuelle (je rappelle que l’agression sexuelle exclut tout acte de pénétration sexuelle, qui serait un viol : ce sont les attouchements et caresses, subis ou donnés sous la contrainte).

Juridiquement, le raisonnement tient parfaitement.

Sur le blog Dalloz, Emmanuelle Allain en tient un autre, auquel j’ai tendance à me rallier : il ne s’agirait que d’une loi d’affichage, qui ne change rien à l’état du droit, comme le législateur aime tant en faire tout en jurant qu’il va arrêter d’en faire. Il suffira pour cela que la jurisprudence, et en dernier lieu la cour de cassation, décide que l’article 222-31-1 du Code pénal ne prévoyant aucune peine, le mot inceste n’est qu’une décoration ajoutée sur l’intitulé du crime comme la guirlande sur le sapin, qui reste fondamentalement ce qu’il a toujours été : un viol aggravé par la qualité de son auteur.

Ce ne serait pas la première fois que la cour de cassation ferait prévaloir l’efficacité de la loi et la volonté du législateur sur la rigueur juridique et le texte effectivement voté. Un problème similaire s’était posée en 1994 avec l’entrée en vigueur du nouveau code pénal : le législateur avait abrogé l’ancienne circonstance aggravante de torture et acte de barbarie et créé un nouveau crime de torture et acte de barbarie. La non rétroactivité de la loi pénale plus sévère (ce qu’est une loi créant un nouveau crime) aurait dû s’opposer à ce que les faits antérieurs au 1er mars 1994 fussent jugés sous cette qualification. Mais la cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 11 mai 2005, que cette infraction nouvelle assurait en fait la continuité de l’incrimination, sans guère s’expliquer sur cette étrange continuité par la nouveauté. Je pense que dans notre affaire, la cour de cassation tordra un peu le texte pour le faire coller avec la volonté clairement exprimée du législateur de lutter contre l’inceste et non d’en alléger la répression.

Mais je ne me gênerai pas pour soutenir la position de Mô devant les juridictions. Vous savez mon attachement à la rigueur juridique. Que la Cour de cassation tranche, puisque le Conseil constitutionnel n’annulera pas cette loi comme il l’aurait probablement fait pour les lois qui ne légifèrent pas qui lui sont soumises.

En attendant, bien sûr, ce seront les victimes qui paieront les mots cassés. Que Dieu les protège du législateur qui veut les protéger. Leurs bourreaux, le parquet s’en charge.

samedi 6 février 2010

Cinq gardes à vue annulées par le tribunal correctionnel de Paris

C’est la radio France Info qui sort l’information : le 28 janvier, le tribunal correctionnel de Paris, suivant en cela l’exemple donné par les excellents quoique situés du mauvais côté du périphérique tribunaux de Nancy et Bobigny, a annulé d’un coup cinq gardes à vue pour violation de la convention européenne des droits de l’homme.

Les extraits du jugement cité sur France Info sont éloquents, le tribunal ne pouvait pas être plus clair :

”(…) Cet entretien de trente minutes ne correspond manifestement pas aux exigences européennesL’avocat ne peut remplir les différentes tâches qui sont le propre de son métier et dont quelques unes sont rappelées et énumérées par les arrêts récents de la Cour européenne.

Il lui est impossible de “discuter de l’affaire” dont il ne sait rien si ce n’est la date des faits et la nature de l’infraction retenue et ce que la personne gardée à vue (simplement informée de la “nature de l’infraction”, article 63-1 [du Code de procédure pénale]) peut en savoir elle-même.

Il lui est impossible “d’organiser la défense” dans la mesure où il ignore quels sont les “raisons plausibles” de soupçons retenus par l’officier de police judiciaire pour décider de la garde à vue.

La “recherche de preuves favorables à l’accusé” ne peut être qu’extrêmement aléatoire faute de savoir quelles sont les preuves défavorables et les circonstances de l’affaire.

Il en va de même de la préparation des interrogatoires auxquels il ne peut de toutes façons pas participer. Cette mission de spectateur impuissant est d’autant plus préjudiciable que la garde à vue constitue une atteinte majeure à la liberté individuelle, majorée par ses conditions matérielles et sa fréquence.

Il appartient au juge français dont la mission essentielle, énoncée par la Constitution, est d’être la gardienne de la liberté individuelle, de faire respecter les principes du procès équitable, notamment dans cette composante essentielle que sont les droits de la défense.

Il lui appartient également de faire prévaloir la Convention européenne, d’application directe en droit national. (…)”

Quelqu’un pourrait-il me donner les références de ce jugement, dont je ne connais que la date ? Quelle chambre l’a-t-elle rendu ? Je parierais sur la 12e, mais Dieu merci nous n’avons pas qu’un seul vice-président éclairé au tribunal.

J’ai hâte de connaître la réaction de Guillaume Didier, porte-parle de Garde des Sceaux, établissement fondé en 2007, à ce jugement. A-t-il été frappé d’un appel automatique par le parquet ? 

Je mène l’enquête, mais après avoir fini ma coupe de champagne.

mercredi 3 février 2010

Ruinons la comm' gouvernementale

Le ministre de l’immigration etc. et ce matin le premier ministre font savoir qu’ils se disposaient à refuser l’acquisition de la nationalité française à l’époux d’une française qui imposerait à celle-ci le port du voile intégral.

Voici le communiqué officiel du ministre :

Pour répondre à certaines rumeurs, Eric Besson, Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, confirme avoir contresigné et transmis aujourd’hui au Premier ministre un projet de décret refusant l’acquisition de la nationalité française par un ressortissant étranger marié à une Française, au motif qu’il est apparu, lors de l’enquête réglementaire et de l’entretien préalable, que cette personne imposait à son épouse le port du voile intégral, la privait de la liberté d’aller et venir à visage découvert, et rejetait les principes de laïcité et d’égalité entre homme et femme.

Cela mérite un petit décryptage.

Pour répondre à certaines rumeurs…”. Non, rassurez-vous, les services de presse des ministres de la République n’en sont pas à traquer les rumeurs dans les loges de concierge et autour des zincs de nos cafés. Il faut juste comprendre que malgré les efforts du ministre, personne n’en parlait alors qu’il y avait un coup de comm’ à faire. Donc on fait comme si le tout-Paris ne bruissait que de cette folle rumeur.

Le coup de comm’ est diaphane : le président a dit que la Burqa n’était pas la bienvenue en France, et hop, regardez, le gouvernement refuse la nationalité à un mari qui impose la burqa, vous voyez, pas besoin de loi, on agit.

Sauf que.

Sauf que cette décision n’a rien de révolutionnaire et ne repose pas sur le motif mis en avant par le gouvernement.

Rappelons le contexte juridique. Monsieur est marié à Madame, qui a la nationalité française, depuis au moins quatre ans. Il peut donc déclarer vouloir acquérir la nationalité française : art. 21-2 du Code civil. La déclaration se fait au tribunal d’instance à la préfecture depuis le 1er janvier 2010 et est transmise au ministre en charge des naturalisations (le ministre de l’immigration actuellement), qui vérifie que les conditions légales sont remplies : quatre années de mariage, la nationalité française du conjoint au jour du mariage et au jour de la déclaration, une communauté de vie effective et une connaissance suffisante du français par le conjoint. Si ces conditions sont remplies, l’acquisition de la nationalité française est un droit. Si un litige apparaît sur ces conditions, c’est le tribunal de grande instance, donc l’ordre judiciaire, qui est compétent. Rare cas d’un recours judiciaire contre la décision d’un ministre, contraire à la tradition juridique française. Mais c’est une loi de simplification du droit qui l’a voulu…

Mais le gouvernement peut s’opposer à ce droit, en prenant dans les deux ans de la déclaration un décret motivé qui fit obstacle à cette acquisition en raison de l’indignité ou du défaut d’assimilation du conjoint (pas du niveau insuffisant de français, qui relève du juge judiciaire) : art. 21-4 du Code civil. S’agissant d’un acte du gouvernement, c’est le juge administratif, ici le Conseil d’État, qui est compétent pour en juger de la légalité.

C’est ce que se dispose à faire le gouvernement dans cette affaire.

Mais ce que le ministre ne dit pas dans son communiqué, c’est que le Conseil d’État a toujours jugé que le port de la burqa ne saurait en soi justifier un refus de nationalité par mariage comme défaut d’assimilation : CE 3 février 1999, n°161251. Il en va ainsi à plus forte raison quand ce n’est pas le conjoint étranger qui la porte mais le conjoint français : le principe de personnalité de la nationalité s’oppose à ce qu’on dire argument du comportement d’autrui pour refuser la nationalité française à une personne : CE, 23 mars 1994, n°116144, CE 19 novembre 1997, n°169368. Cette position du Conseil d’État s’explique tout simplement parce que la liberté religieuse fait partie de ces valeurs républicaines qu’on demande aux étrangers d’assimiler.

Pour valider une telle opposition, le Conseil d’État exige que le gouvernement caractérise concrètement une absence d’adhésion à des valeurs fondamentales de la société française. Ainsi, dans une décision remarquée du 27 juin 2008 (n°286798), que votre serviteur avait commenté en ces lieux, le Conseil d’État a validé un tel décret, non parce que la requérante s’était présentée en burqa à la préfecture dans le cadre de l’enquête administrative dont elle a fait l’objet, mais parce que cet entretien avait révélé qu’elle n’adhérait pas à la valeur républicaine de l’égalité des sexes, mais au contraire vivait dans un état de soumission totale aux hommes de sa famille, que l’idée de contester cette soumission ne l’effleurait même pas, et qu’elle n’avait aucune idée de l’existence de la laïcité ou du droit de vote pour les femmes (cf. les conclusions du rapporteur public dans cette affaire - pdf).

Cela n’a pas échappé à notre ministre, comme en témoigne la dernière proposition de son communiqué : le conjoint déclarant “rejetait les principes de laïcité et d’égalité entre homme et femme”. Pile poil les deux motifs déterminants de l’arrêt du 27 juin 2008. Si ce point est factuellement exact, il justifie à lui seul le décret d’opposition, les autres motifs étant quant à eux inopérants. C’est pourtant sur ces motifs que le ministre entend naturellement communiquer.

Après Brice Hortefeux qui veut voter ce qui existe déjà, aujourd’hui, Eric Besson fait semblant d’interdire la burqa. Rassurez-vous, la poudre aux yeux est quant à elle parfaitement conforme aux valeurs de notre République.

lundi 1 février 2010

Petite leçon de droit à destination du ministre de l'intérieur

Brice Hortefeux, le 30 janvier 2010, au sujet de l’assassinat d’un couple de septuagénaires par, semble-t-il, des cambrioleurs :

“les sanctions pénales seront aggravées” pour ce type de délinquance”. “Ce n’est pas la même chose d’agresser, de cambrioler un octogénaire”, a-t-il dit.

Code pénal, art. 221-4 :

Le meurtre est puni de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’il est commis : (…)

3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

Heu, chef, comment on aggrave la perpétuité ? On garde le cadavre en prison ?

Ah, mais non, le chef parlait de délinquance, et non de criminalité. Il parlait donc des cambriolages des maisons de petits vieux.

Code pénal, art. 311-4 : Le vol est aggravé… :

5° Lorsqu’il est facilité par l’état d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;…

Vous connaissiez la règle “un fait divers, une loi ?”. Elle a atteint un nouveau pallier : désormais, c’est un fait divers, votons ce qui existe déjà.

À lire chez maître Mô, le coup de sang de Marie, magistrate du parquet (mon excellent quoique septentrionnal confrère a plus de chance que moi en adoptant des parquetiers : je n’ai eu que des mâles…) qui fait le tour des infractions d’ores et déjà aggravées.

J’en profite pour tirer ma toque au Garde des Sceaux qui s’est comporté en Garde des Sceaux (ça nous change) en refusant cette démagogie. Merci, madame le ministre.

Et je rends confraternellement hommage à Frédéric Lefebvre, auteur de cet impérissable apophtegme :

À force de réfléchir avant de légiférer, … on reste immobile.

Il parvient presque à faire oublier l’abject titre de cet article du Figaro.

vendredi 29 janvier 2010

Quelques mots sur le jugement Clearstream

Le jugement dans l’affaire dite “Clearstream” (alors qu’elle ne concerne que très incidemment la société luxembourgeoise) a été rendu aujourd’hui.

Quelques réponses à des questions qui m’ont été posées à plusieurs reprises.

Qui peut faire appel du jugement ?

C’est l’article 497 du CPP qui donne la réponse. Chaque prévenu condamné, pour sa propre condamnation pénale (l’action publique, menée par le parquet) et la condamnation à indemniser la victime (l’action civile, menée par la partie civile), ou une seule de ces condamnations.

Le parquet, pour la seule action publique.

La partie civile, pour la seule action civile.

Monsieur Galouzeau de Villepin, relaxé, n’est pas recevable à faire appel : il n’a rien à demander de plus.

Le Président de la République a annoncé son intention de ne pas faire appel. Je ne partage toutefois pas l’analyse de mon excellent (quoique provincial) confrère Gilles Devers qui estime qu’en tout état de cause, le Président de la République serait irrecevable puisqu’il a été rempli de ses demandes (c’est comme ça que l’on dit qu’il a obtenu l’intégralité des sommes demandées soit 1 euro). Sa demande visait à la condamnation solidaire de MM. Gergorin, Lahoud et Galouzeau de Villepin. Il n’a pas obtenu cette condamnation en ce qui concerne ce dernier. Cela suffit à mon sens à rendre l’appel recevable, car la partie civile a un intérêt à agir pour faire constater que l’un des prévenus avait bel et bien commis l’infraction dont il a été victime, quand bien même il aurait déjà été indemnisé par les autres condamnés. Après tout, il s’agit d’une demande d’un euro symbolique. Cela signifie que le but de l’action n’est pas financier mais symbolique. Et savoir si tel prévenu était coupable ou innocent, c’est un symbole plutôt important. Je vais faire des recherches de jurisprudence voir si la Cour de cassation a tranché ce point, mais tout coup de main sera le bienvenu.

Et j’apprends en écrivant ces lignes que Jean-Claude Marin, animateur intermittent de la matinale d’Europe 1, est allé y annoncer qu’il allait faire appel. Un moment de distraction sans doute car c’est au greffe correctionnel qu’on fait fait sa déclaration d’appel (escalier H, 2e étage, porte 160, monsieur le procureur).

Cela signifie que Nicolas Sarközy de Nagy-Bocsa aurait pu faire appel mais pas le parquet ? Quelle conséquence cela aurait-il eu ?

Oui, c’eût été parfaitement possible. Dans ce cas, l’action publique s’éteint : le prévenu ne peut plus être pénalement condamné. Pas de prison, pas de casier. Mais la cour reste saisie des faits et peut, sur les seuls intérêts civils, constater que les éléments constitutifs de l’infraction étaient bien réunis, et, sans déclarer le prévenu coupable (elle outrepasserait ses pouvoirs et s’exposerait à cassation), le condamner à indemniser la victime.

C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à un célèbre humoriste forain. C’est aussi pour cela que dans l’affaire Ilan Halimi, la partie civile a fait des pieds et des mains pour que le parquet fasse appel de la peine ayant frappé le principal accusé, qu’elle jugeait insuffisante. Elle ne pouvait le faire elle même que sur les dommages intérêts.

Ainsi, la cour de cassation a estimé qu’une chambre des appels correctionnels saisie du seul appel de la partie civile et qui estimerait que les faits n’étaient pas un délit mais un crime (devant être jugée par la cour d’assises) ne peut se déclarer incompétente puisque l’action publique est éteinte. Crim., 17 fév. 1960, bull. crim. n°92.

Quelles sont les conséquences de cet appel du parquet pour les autres prévenus ?

Tout dépend de la déclaration d’appel. L’appelant peut préciser sur quelles dispositions du jugement il entend limiter son appel. La cour d’appel est saisie dans ces limites. Faute de précision dans l’acte d’appel, la cour est saisie de l’ensemble du dossier. Donc si le parquet se contente de dire qu’il fait appel, ce pauvre Denis Robert est bon pour rempiler alors même que le parquet ne semble pas trouver à redire à sa relaxe.

S’agissant de MM. Gergorin et Lahoud, qui ont déjà déclaré leur intention de faire appel (rappel : escalier H, 2e étage, porte 160), le parquet aurait de toutes façon formé un appel incident en réponse à leur recours.

Gné ?

On distingue appel principal et appel incident, quelle que soit la partie qui fait appel. L’appel principal est formé dans le délai de dix jours à compter du jugement ou de sa signification par huissier si le prévenu était absent à l’audience. L’appel incident est un appel en riposte : “ha, tu fais appel ? Alors moi aussi.” L’effet est le même, la différence est procédurale. D’abord, un appel incident peut être formé dans le délai de dix jours ou dans un délai de cinq jours qui court à compter de la déclaration d’appel, afin d’éviter que des petits malins fassent appel le 10e jour à une minute de la fermeture du greffe pour jouer de l’effet de surprise. Ensuite, l’appel incident, contrairement à l’appel principal qui est définitif, tombe automatiquement si l’appelant principal se désiste dans les trente jours : art. 500-1 du CPP.

Pourquoi tous ces appels dans tous les sens ? Un appel est un appel, non ?

Non. La cour d’appel voit ses pouvoirs limités par les appels dont elle est saisie.

Ainsi, sur le seul appel du parquet, la cour ne peut que confirmer la peine ou l’aggraver dans la limite du maximum légal, ou relaxer (art. 515 du CPP), mais pas modifier les dommages-intérêts. (paragraphe mis à jour, merci JP Ribaut-Pasqualini).

Sur l’appel du seul prévenu, la cour ne peut que confirmer la peine, la diminuer, ou bien sûr relaxer. On parle d’appel a minima

J’ai traité plus haut de l’appel de la seule partie civile.

Donc quand des prévenus font appel, le parquet fait toujours un appel incident pour que la cour soit pleinement saisie de l’action publique et puisse le cas échéant aggraver.

Dans notre hypothèse, la cour pourra confirmer la relaxe, ou déclarer M. Galouzeau de Villepin coupable et prononcer une peine. En revanche, M. Sarközy de Nagy-Bocsa ne sera pas partie au procès, ne pourra s’y faire représenter par un avocat, ni le cas échéant former un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel.

Jean-Claude Marin affirme que cet appel est conforme au protocole du parquet en matière d’appel. Est-ce exact ?

Si un procureur le dit, c’est forcément vrai (cette phrase n’étant toutefois pas applicable aux réquisitions de condamnation de mes clients). J’ignore quel est ce protocole, mais force m’est de constater qu’il est rare que le parquet fasse appel d’une relaxe, même quand il concluait à la condamnation. Le parquet est par principe respectueux des décisions du tribunal. Ce n’est donc pas systématique. Quels sont les critères généralement retenus, et s’appliquaient-ils au cas d’espèce ? Je ne puis répondre. Il est en revanche certain que dans cette affaire, le parquet a rappelé qu’il n’était pas indépendant du pouvoir exécutif, ce qui jette de toute façon une ombre de suspicion sur cette décision.

Le meilleur argument qu’il soulève est celui de l’appel de cohérence. Puisqu’il y aura un deuxième procès concernant MM. Gergorin et Lahoud, il estime nécessaire que M. Galouzeau de Villepin soit partie au procès au cas où les prévenus changeraient leurs déclarations et accablaient ce dernier. Cela évite la tentation de tout mettre sur le dos de l’absent, et le risque que l’audience d’appel démontre la culpabilité de celui-ci mais que sa condamnation soit impossible.

Frédéric Lefebvre prétend que le jugement n’a condamné que les exécutants mais pas les commanditaires, laissant entendre que son confrère Galouzeau de Villepin serait l’un d’iceux. Ce n’est pas très confraternel, non ?

Frédéric Lefebvre débute dans la profession, laissons-lui le temps d’assimiler les concepts de dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, que ses fonctions de porte-parole d’un parti politique ont peu sollicité. En attendant, faisons-lui remarquer qu’en dernière analyse, le parquet invoquait une simple complicité par abstention, théorie pernicieuse que j’abhorre et qui à mon sens est contraire à la loi, et qui revenait à dire qu’il serait coupable de n’avoir pas empêché la réitération de la dénonciation calomnieuse une fois qu’il a eu connaissance de sa fausseté. Il y a un gouffre entre être le commanditaire d’une infraction et ne pas empêcher son renouvellement.

En quoi cette théorie serait-elle pernicieuse et contraire à la loi ?

L’article 121-7 du Code pénal définit le complice comme la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation, ou qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre. J’ai beau faire montre parfois d’une certaine imagination, voire d’une créativité juridique reconnue qui ravit les tribunaux au moment de mes plaidoiries, et leur fait laisser poindre une once de regret dans leur jugement au moment de me débouter. Mais je ne parviens pas à faire dire à ce texte qu’une personne qui ne fait rien, qui s’abstient d’intervenir et dont l’inaction facilite effectivement la commission de l’infraction (comme le gardien de musée payé pour ne pas donner l’alarme quand des voleurs dérobent des oeuvres) pour empêcher autrui de réitérer une infraction (sauf l’hypothèse de celui qui a l’obligation d’intervenir), facilite la préparation ou la consommation d’une infraction, ou que cela s’assimile à un don, une promesse, un ordre, un abus d’autorité ou de pouvoir. Le silence ne peut être un abus d’autorité. Mon adjudant m’a démontré, au cours de mon service militaire, que l’abus d’autorité suppose un niveau sonore plutôt élevé. Elle est donc contraire à la lettre de la loi qui exige un acte positif, pas une omission. La loi punit spécifiquement certaines abstentions : la non assistance à personne en danger, la non dénonciation de crime. Ce n’est pas pour faire de tout citoyen passif un complice de tous les délits qui se commettent à portée de sa main. Ne pas agir quand on peut empêcher une infraction est être un mauvais citoyen. Pas un délinquant. Voilà en quoi elle est pernicieuse : elle assimile celui qui commet le délit à celui qui ne fait rien pour l’empêcher.

Je regrette donc que le tribunal ne rejette pas la théorie mais estime que cette complicité n’est pas établie.

Pour en savoir plus : Pascale Robert-Diard publie les principaux passages du jugement.

L’intégralité du jugement, non anonymisé.

mardi 19 janvier 2010

Du rififi à la cour de cassation

La semaine dernière s’est tenue la rentrée solennelle de la cour de cassation. Sub lege libertas a expliqué en quoi consiste cette formalité obligatoire, celle de la cour de cassation étant bien entendue la plus importante par son prestige : le président de la République y est invité et vient de temps en temps annoncer au Parlement les réformes qu’il va décider de voter, et le garde des Sceaux est presque toujours présent. Cette année, le premier ministre avait fait le déplacement.

C’est d’ordinaire un moment ronronnant d’amabilités consensuelles et de congratulations co-respectives, où la Cour accueille ses nouveaux membres (on dit “les installe”) et fait le bilan de l’année écoulée. On s’y ennuie ferme (c’est à l’occasion d’une telle audience solennelle que le président de la République a lancé sa formule des “petits pois”), et le président de Harlay aurait pu lancer sa célèbre formule : “Si ces messieurs qui parlent voulaient bien ne pas faire plus de bruit que ces messieurs qui dorment, cela permettrait peut-être à ces messieurs qui écoutent d’entendre”.

Mais cette année, le mécanisme a connu des couinements inattendus et de ce fait réjouissants.

L’audience commence par un discours du premier président, qui après une brève introduction, cède la parole au procureur général, qui demande au premier président d’installer les nouveaux venus, ce qu’il fait après avoir vanté leurs mérites, puis reprend la parole pour son bilan de l’année passée. Le premier président reprend la parole et termine ensuite son discours.

Cette année, la cour accueillait trois nouveaux présidents de chambres nommés par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Si le Conseil nomme au rang de président de chambre, c’est le premier président qui décide qui va où. Mais le premier président siégeant au CSM, il n’y a pas de suspens. Ainsi, Jacques Mouton, avocat général à la cour de cassation depuis sept ans, affecté au parquet de la chambre criminelle, après toute une carrière passée au parquet, était censé prendre la présidence de la chambre criminelle de la cour, celle qui juge les pourvois en matière pénale. À tel point que le procureur général s’est permis dans son discours de féliciter par avance ses futurs collègues.

M. Jacques Mouton, M. Christian Charruault, M. Dominique Loriferne, si nos usages et nos traditions confient à Monsieur le Premier président, le soin de rappeler vos mérites éminents que le Conseil supérieur de la magistrature a distingués, je tiens toutefois ici à vous adresser, avec le parquet général de cette Cour, mes plus chaleureuses félicitations pour votre nomination aux prestigieuses fonctions de président de Chambre. Vos parcours, marqués par l’excellence, sont différents. Pour vous, Christian Charruault et Dominique Loriferne, ils sont enracinés dans la fonction de juge, que vous incarnez avec éclat. Pour vous, Jacques Mouton, c’est dans l’exigente culture parquetière, jusqu’au ministère public de cette Cour, que vous avez forgé votre identité de magistrat, votre science du droit et de la procédure pénale. Nul ne doute que vous réussirez, chacun, pleinement, dans l’exercice de ces belles et passionnantes fonctions de président, menée avant vous, avec talent, par Messieurs Pierre Bargue, Jean-Louis Gillet et Hervé Pelletier, qui cèdent aujourd’hui leur place et à qui je rends également hommage en cet instant.

Mal lui en prit.

Car, si le premier président rappela bien les mérites des nouveaux présidents, après avoir fait lire le décret de nomination par le directeur de greffe de la Cour, il annonça :

Par ordonnance de ce jour :
- M. Christian Charruault est affecté à la présidence de la Première chambre ;
- M. Dominique Loriferne, à celle de la 2e chambre ;
- M. Jacques Mouton, à la direction du service de documentation, des études et du rapport, M. Bertrand Louvel prenant la présidence de la chambre criminelle.

Petit tour de passe-passe : le presidentus designatus de la chambre criminelle va à la Documentation, et le directeur de la documentation devient président de la chambre criminelle. D’après mes taupes, personne ou presque n’était au courant.

Pourquoi ce pronunciamiento ? Il ne saurait s’agir d’une sanction pour Jacques Mouton, magistrat très estimé par ailleurs, et aux mérites certains. La seule explication qui me vienne est que Jacques Mouton est un pur parquetier : il n’a jamais occupé de fonction de juge (on dit “au siège”, les juges étant assis quand ils parlent), et cette fonction de président de la chambre criminelle aurait été ses premières fonctions à ce poste. Tandis que Bertrand Louvel, lui, est au contraire un pur magistrat du siège, très réputé pour son indépendance d’esprit. D’un côté, un magistrat qui n’a jamais été indépendant dans ses fonctions de par leur nature, de l’autre, un électron libre. C’est le second qui va présider la chambre criminelle. Sans exagérer l’influence d’un président sur l’orientation de la jurisprudence (elle existe mais le président ne fait pas la pluie et le beau temps Quai de l’Horloge), il y a là un message, peut-être un avant-goût des conséquences de l’arrêt Medvedyev de la grande chambre de la cour européenne des droits de l’homme (mais si, vous savez, l’affaire du ”Winner”) attendu dans les semaines qui viennent ? En tout cas, un coup de théâtre à la cour de cassation étant aussi rare qu’un visage sans Botox dans le 16e arrondissement, je me réjouis de ce petit vent de liberté qui a soufflé quai de l’Horloge.

Mais ce ne fut pas le seul.

Remis de sa surprise, le procureur général reprit le fil de son discours. Et il ne fut pas en reste. C’est à la réforme de la procédure pénale en cours qu’il s’en prit. Annoncée dans le même lieux un an plus tôt devant le premier président par le président premier, les hauts magistrats n’avaient pas pu réagir. Mais telle la mule du pape qui retient son coup (avec cette précaution de ne pas attendre sept ans, louable prudence quand on a l’âge d’être à la cour de cassation) pour mieux le donner, le procureur général a illustré que même aux audiences solennelles, la parole du ministère public est libre. Il parla ainsi du projet de suppression du juge d’instruction (comme il le rappelle trèsjudicieusement : du juge d’instruction et non de l’instruction elle même, confiée au parquet.

Rappelons d’abord qu’au soutien de la suppression de la juridiction d’instruction, le principal argument, depuis longtemps présenté comme irréfutable, est qu’on ne saurait, comme la loi l’impose actuellement, instruire à charge et à décharge. Cet argument, la Commission Léger l’a repris à son compte en soulignant que le juge d’instruction, depuis sa naissance, vit toujours dans l’ambiguïté de sa double fonction. Mais elle a aussi balayé cet argument pour faire peser sur le parquet cette même obligation d’instruire à charge et à décharge. Ne faut-il donc pas craindre que l’ambiguïté, si elle existe, ne soit simplement transférée ?

Loin de moi cependant l’idée que l’institution ne doit pas évoluer. Je crois pour ma part, avec la Commission Léger, que le juge d’instruction du XXIème siècle n’a plus rien de commun avec le magistrat né, voici deux siècles, du code d’instruction criminelle, au point qu’il est légitime de reconsidérer la fonction. Je dis bien la fonction puisque c’est du juge qu’il s’agit et non de l’instruction dont personne n’envisage la disparition. Or, comparé à son lointain collègue du début du XIXème siècle, ce juge qui était peut-être, selon Balzac, l’homme le plus puissant de France, n’est-il pas aujourd’hui surtout le plus seul, voire le plus isolé ?

Solitude face à la complexité d’un code de procédure pénale toujours plus dense, au point qu’il réunit plusieurs codes en un seul, au point aussi qu’il génère la crainte récurrente de commettre une nullité à chaque pas et, partant, expose le juge au risque de détourner son attention vers des exigences purement formelles. Solitude face à une défense parfaitement en droit de s’organiser collégialement avec le souci légitime de ne laisser passer aucune des erreurs de procédure que le juge pourrait commettre ou laisser passer.

Solitude face aux médias dont l’irruption dans le procès pénal, aussi sacrée que soit la liberté d’informer, n’est pas toujours sans incidence sur le déroulement d’une procédure. Solitude face à l’opinion, curieuse et prompte à s’émouvoir, voire à s’enflammer, mais peu à même de comprendre la chose juridique. Solitude enfin, il faut bien le dire, face au ministère public, maître de la saisine du juge, au point que celle-ci est devenue résiduelle. Si la collégialité est une force, nul doute que celle-ci se trouve aujourd’hui du côté des parquets, structurellement organisés pour répondre aux pressions que je viens d’évoquer.

Et même si la qualité, la compétence et le dévouement des juges d’instruction ne sont pas en cause, n’est-il pas temps de considérer les mesures à envisager pour que soit toujours assurée la qualité de la justice à laquelle sont en droit de prétendre nos concitoyens ? Et si cette qualité exige maintenant une répartition différente des responsabilités, si elle se trouve du côté d’un élargissement des pouvoirs du parquet et d’un renforcement du contrôle par le juge, alors pourquoi ne pas l’envisager ? C’est ce qui me conduit à dire que le rapport Léger va dans la bonne direction.

in cauda venenum :

Encore faut-il être certain que la réforme, dont ne sont actuellement dessinés que les contours, franchira les obstacles dressés sur un parcours loin d’être achevé. Je veux parler, bien sûr, d’obstacles juridiques, même si le premier d’entre eux est aussi de nature politique, puisqu’il s’agit du statut du ministère public.

Je me garderai bien évidemment, depuis ce siège, de porter la moindre appréciation à cet égard. Ce n’est pas mon domaine. Mais si l’on regarde la chose d’un point de vue strictement juridique, ne faut-il pas s’inquiéter de la conformité aux principes constitutionnels qui nous gouvernent des pouvoirs nécessairement renforcés d’un parquet en charge de l’instruction des affaires pénales?

C’est que, contrairement à bien des idées reçues, la Constitution ne place pas explicitement, en son article 64, le ministère public parmi les composantes de l’autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle. C’est une difficulté que le Conseil constitutionnel a heureusement résolue par une jurisprudence jamais démentie jusqu’à ce jour, en jugeant le 11 août 1993 que “l’autorité judiciaire qui, en vertu de l’article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet”.

Mais que savons nous de la pérennité de cette analyse appliquée à un parquet en charge exclusive de l’instruction des affaires pénales ?

Le Conseil constitutionnel se montre en effet plus que vigilant à l’égard du contrôle et de la direction d’actes susceptibles d’entraîner des atteintes excessives à la liberté individuelle, actes dont l’initiative pourrait revenir au seul parquet. Et ne faut-il pas aussi s’attendre, dans cette nouvelle configuration, à voir se durcir la jurisprudence, certes indirecte et non définitive, par laquelle le juge de Strasbourg en vient à contester au parquet actuel le statut d’autorité judiciaire?

À ce stade du discours, le président du Conseil constitutionnel, présent dans la salle, a redemandé un verre de petit lait.

L’obstacle ici, n’est plus politique mais bien juridique et, pour ce qui me concerne, sauf à éloigner le ministère public du statut de la magistrature, ce que ne propose heureusement pas le rapport Léger, je ne vois pas comment il sera franchi sans que soit, tôt ou tard, reconsidéré le statut du parquet, sous peine de laisser perdurer une contradiction majeure dont la validation constitutionnelle et européenne paraît bien problématique.

L’arrêt Medvedev, toujours, qui annonce un coup de tonnerre dans le ciel juridictionnel français.

Mon souhait est que les paroles du Premier président Aydalot ne prennent pas une dimension prophétique quand, il y a maintenant quarante années, il s’inquiétait ici même de voir “le parquet rejeté dans les ténèbres extérieures”.

Un second obstacle se dessine, tout aussi difficile. Notre pays a connu, depuis le plus que centenaire arrêt Laurent-Athalin[1] jusqu’aux dernières lois renforçant les droits des victimes, une évolution favorable à ces dernières, dont la place dans le procès pénal, il faut bien le dire, n’a pas toujours été à la hauteur de leurs légitimes aspirations. Nul ne sait vraiment par quelle institution, par quelle procédure, ce droit ne subira aucune régression dès lors que, par définition, avec la suppression du juge d’instruction, disparaîtra la possibilité de mettre en mouvement l’action publique par le moyen d’une constitution de partie civile devant lui.

Le rapport Léger propose que le juge de l’enquête et des libertés ordonne au parquet d’enquêter sur les faits que lui dénoncerait une victime mais dont il aurait refusé de se saisir. Je ne vois pas comment ce dispositif pourrait, ne serait-ce qu’en termes d’apparence, constituer un substitut valable à l’actuelle constitution de partie civile devant le juge d’instruction.

Et voici le moment de la charge sabre au clair :

L’injonction de faire donnée par le juge au parquet qui ne voudrait pas faire paraît à cet égard bien illusoire. Quels seront les droits effectifs de la victime face à un refus de déférer à une telle injonction ? Et surtout, ce qui est pire, quels seront ses droits face à un parquet qui, sans opposer de refus explicite d’instruire, pourra, même sans faire volontairement preuve d’inertie, opposer qu’il est saisi de quelques dizaines ou centaines de milliers d’affaires ? Je suis en tout cas bien obligé de dire, sur ce point, ma totale incapacité, aujourd’hui, à suggérer le dispositif qui pourrait constituer ce substitut valable sans recourir à ce qui ressemblerait à un rétablissement de la juridiction d’instruction, sauf à amoindrir les droits des victimes, ce que personne n’envisage.

Admirez l’habileté consistant à dire “je suis d’accord avec le rapport léger qui reprend servilement la pensée présidentielle va dans la bonne direction ; mais le fait est qu’il dit n’importe quoi”.

Ce n’est pas encore la révolte des petits pois, mais après les récits désabusés de magistrats de province racontant comment les chefs de juridiction ont souvent tout fait pour neutraliser les velléités de protestation des magistrats à l’occasion des audiences solennelles (voir ce billet de Justicier Ordinaire par exemple), le fait que les plus hauts magistrats montrent l’exemple de l’indocilité, même si ça reste mesuré et que parvenu à ce niveau, ils ne risquent plus rien, permettez-moi de trouver une petite odeur de printemps dans cette brise qui souffle sur les bords de Seine.


Le discours du premier président Lamanda. Le discours du procureur général Nadal.

Notes

[1] Crim. 8 déc. 1906, Bull. n° 443 : c’est l’arrêt qui, bien avant la loi, a consacré le droit de la victime de mettre en mouvement l’action publique en saisissant elle même le juge d’instruction. C’est l’acte de naissance du droit des victimes, qui jusqu’à présent étaient soumises au bon vouloir du parquet.

lundi 4 janvier 2010

circulaire du double nom de famille : le Conseil d'État a décidé de tirer tirer un trait

Le Conseil d’État vient de sonner le glas d’une invention d’un patajuriste[1] qui a donné des coups de sang à bien des parents.

La solution donnée par le Conseil d’État (CE, 2e et 7e s.sections réunies, 4 décembre 2009, Mme D…, n°315818) ne surprendra aucun juriste ; tout au plus suis-je surpris que cela ait mis autant de temps. Mais néanmoins, tant la simplicité de la solution juridique que le mécanisme un peu plus subtil par lequel le juge administratif a fini par y arriver nous permettent un intéressant voyage dans le pays du droit administratif, qui est le pays du légalisme pointilleux, vous allez voir.

Tout commence avec la loi n° 2002-304 du 4 mars 2002 relative au nom de famille. Cette loi change profondément les règles d’attribution du nom patronymique, qui devient désormais le nom de famille, l’étymologie de patronyme signifiant “nom du père” ayant été jugée trop sexiste.

L’apport esentiel de cette loi est qu’elle donne aux parents d’un premier enfant dont la filiation est établie à l’égard de ses deux parents au plus tard le jour de la déclaration de sa naissance ou par la suite mais simultanément, un choix : lui donner comme patronyme nom de famille le nom du père OU le nom de la mère OU le nom du père accolé à celui de la mère OU celui de la mère accolé à celui du père.

Exemple : Léon Pater et Alma Mater ont un enfant, Sganarelle. Ils peuvent au choix l’appeler Sganarelle Pater, Sganarelle Mater, Sganarelle Pater Mater ou Sganarelle Mater Pater. Platée, leur deuxième enfant, s’appellera obligatoirement comme son frère Sganarelle : ce choix est définitif et intangible. À défaut de choix exprimé, l’enfant prend le seul nom du père. C’est l’article 311-21 du Code civil.

Toutefois, quand Sganarelle et Platée enfanteront à leur tour, ils devront choisir lequel de leurs deux noms ils transmettront (ils ne peuvent trnasmettre qu’un seul des deux), s’ils ne transmettent pas celui de leur conjoint seul. Les deux choix sont en revanche autonomes : Sganarelle peut décider d’appeler son fils Géronte Pater Dupont, et Platée sa fille Célimène Mater Durand. La décision d’un frère ne lie pas la fratrie.

Une circulaire du 6 décembre 2004 avait donné aux officiers d’état civil les instructions d’application de cette loi.

Or une circulaire d’application ne peut être que cela : un mode d’emploi de la loi. Elle ne peut rien y rajouter ou y enlever, faute de quoi le ministre porterait atteinte à la loi, ce que la Constitution lui interdit.

Et dans le cas de la circulaire du 6 décembre 2004, les ministres concernés s’étaient lâchés.

En effet, notre patajuriste est entré un matin essouflé dans leur bureau, le journal officiel à la main, en criant “Ve ! Ve ! ve !”[2]. La loi est mal faite, il faut intervenir”. En effet, s’était-il avisé, il existe déjà des noms de famille composés de plusieurs mots. Par exemple : Giscard d’Estaing, Galouzeau de Villepin, ou Sarközy de Nagy Bocsa. Les noms qui le composent sont séparés d’une espace[3]. Depuis la loi du 23 décembre 1985 (art. 43 toujours en vigueur), il était loisible d’adjoindre à son nom de famille soit le nom de celui de ses deux parents qui n’a pas transmis le sien, soit celui de son époux si on est marié. Il est d’usage de séparer les deux noms par un tiret pour distinguer le nom d’usage du nom de famille. Exemple : Carla Bruni Tedeschi (notez l’espace) peut se faire appeler à titre de nom d’usage Carla Bruni-Sarkozy (notez le tiret).

Jusque là, les ministres concernés suivent mais ne voient pas de quoi fouetter un chat.

“Mais c’est pourtant diaphane, s’exclame notre patajuriste. Nom composé : une espace. Nom d’usage : un tiret. Et la loi vient de créer une troisième hypothèse : le nom de famille cumulé. Or il convient de distinguer puisqu’un seul des deux noms cumulés peut être transmis, tandis que le nom composé se transmet d’un bloc.”

Reprenons cette affirmation : Monsieur Casimir Giscard d’Estaing épouse Mme Diane Spencer. Elle peut se faire appeler Giscard d’Estaing-Spencer à titre de nom d’usage. Le tiret sépare les deux noms de famille (Giscard d’Estaing et Spencer) tandis que les composantes du nom de famille de l’époux, Giscard, la particule De et Estaing, sont séparés par une espace.

“Il faut donc décider d’un moyen typographique de distinguer le nouveau nom de famille cumulé, intransmissible d’un bloc”, affirme notre patajuriste. Et puisque l’espace est prise, puisque le tiret est pris, la logique est donc de prendre… deux tirets.

Ainsi, Sganarelle s’appellera Sganarelle Pater—Mater.

Éblouis par le génie patajuridique de leur serviteur au point d’oublier qu’il est facile de faire la différence puisque le fait que le nom résulte d’une déclaration commune est tout simplement inscrite dans l’acte de naissance (art. 57 du Code civil), les ministres signent la circulaire du 6 décembre 2004, qui va imposer aux officiers d’état-civil de séparer les deux noms de famille par un double tiret.

Mais que faire si un citoyen irascible s’avise que la loi ne dit rien de tel, que la langue française comme la typographie mondiale ne connaissent rien de tel que le double tiret et estiment que cette disgracieuse graphie souille l’acte de naissance de leur enfant ? Une solution simple et républicaine a été trouvée : dans ce cas, l’officier d’état civil enregistrera d’office et contre la volonté exprimée des parents le seul nom du père. Là encore alors même que rien dans la loi ne permet à un simple officier d’état civil de passer outre ce droit qu’elle institue. Double illégalité.

Autant dire que les jours de cette circulaire étaient évidemment comptés.

Et pourtant elle a tenu cinq ans.

Des parents procéduriers et accessoirement juristes d’une école allergique au patadroit (on l’appelle la Faculté de droit) ont commencé à exercer des actions en rectification d’acte d’état civil de leur chérubin. Cette action consiste à saisir le tribunal de grande instance, seul compétent en matière d’état civil, lui demandant de constater que ce double tiret, qui n’a aucun fondement légal, ne peut être qu’une erreur et doit être ôté. Les tribunaux ont fait droit à toutes ces requêtes à ma connaissance. Bien obligé, puisque la circulaire du 6 décembre 2004 ne pourrait être invoquée par le parquet quand bien même le voudrait-il, puisqu’une circulaire n’est pas source du droit. Peu importe les élucubrations d’un ministre, dans les palais de justice, la loi seule est la loi, telle que votée par les assemblées.

Néanmoins, une personne a voulu quant à elle la peau de cette circulaire et l’a obtenue. C’est maintenant que nous entrons dans les abysses du droit administratif. Mettez votre scaphandre et suivez-moi.

S’agissant d’une demande visant à annuler un acte par lequel un ministre donne des instruction à son administration, nous sommes dans le cas d’un recours en excès de pouvoir, domaine de compétence du juge administratif. S’agissant d’un acte d’un ministre, c’est le Conseil d’État qui est directement compétent (je ne retrouve plus le texte pertinent… un petit pois sans robe pour me souffler ?).

Mais le recours en excès de pouvoir est enfermé dans un délai de deux mois. Il fallait saisir le juge administratif dans les deux mois de la publication de la circulaire, soit aux alentours du 6 février 2005 au plus tard. Or notre requérant, qui est une requérante, a sonné l’hallali en mars 2008. Elle est hors délai.

Mais le droit administratif est subtil. Il permet de contourner cette fin de non recevoir. La requérante va d’abord adresser au premier ministre une lettre recommandée avec accusé de réception lui demandant de retirer ou à défaut d’abroger cette circulaire.

Le retrait d’un acte administratif consiste à l’abroger rétroactivement. Ce retrait n’est possible que dans le délai du recours de deux mois. L’abrogation ordinaire, elle, ne vaut que pour l’avenir.

Le premier ministre ne va rien faire, ce qui résume assez bien ses fonctions depuis juin 2007.

Peu importe : la loi considère qu’un silence de deux mois gardé par l’administration à qui une demande a été faite vaut décision implicite de rejet. Et cette décision nouvelle peut être attaquée dans un délai de deux mois. Ce que va faire notre requérante.

Le Conseil d’État ne va donc pas directement examiner la légalité de la circulaire du 6 décembre 2004, horresco referens, ça lui est interdit car le délai de recours de deux mois a expiré. Mais il va se demander si le ministre compétent n’aurait pas dû faire droit à cette demande d’abrogation d’une circulaire illégale. Car pour le juge administratif, l’administration a l’obligation d’abroger tout acte illégal qu’on lui signale. Il va donc devoir examiner la légalité de la circulaire du 6 décembre 204, mais uniquement parce qu’il est obligé, hein… Ce genre d’acrobaties juridiques fait la joie des étudiants en droit public et leur donne auprès de leurs camarades de droit privé une réputation de geek du droit qui n’est pas forcément usurpée.

Le Conseil d’État va estimer d’abord que le ministre compétent, le ministre de la Justice, a bien été saisi de la question par la lettre adressée au premier ministre. C’est lui le chef, il était tenu de transmettre la demande au ministre de la justice voire lui ordonner d’y faire droit.

Il va ensuite estimer que la demande de retrait est infondée, car présentée bien au-delà du délai de recours de deux mois.

Mais il va estimer que la demande d’abrogation, elle, devait être examinée.

Or le Conseil d’État va constater que la circulaire impose un signe typographique que la loi ne mentionne nulle part, et en cas de contestation du parent déclarant, obligera l’officier d’état civil à inscrire un autre nom que celui choisi par les deux parent,s ce que la loi ne prévoyait pas non plus.

En ajoutant à la loi, alors qu’il n’est pas titulaire du pouvoir législatif, le ministre a excédé ses pouvoirs, entâchant ainsi cette circulaire du vice d’incompétence. Et ça, c’est mal.

Le refus d’abroger la circulaire illégale est donc lui-même illégal et est annulé. Le Conseil d’État n’annule pas la circulaire (puisque je vous dis qu’il n’en avait pas le droit) mais concrètement, met le garde des sceaux dans une situation où elle n’a pas d’autre choix que de le faire. En attendant, les officiers d’état civil continueront à inscrire les ignobles —. Ne protestez pas, la solution est ci-dessous.

Concrètement, pour les enfants à double tiret, ça change quoi ?

Rien. Un acte d’état civil, fut-il erronné, fait foi jusqu’à sa rectification par un jugement. Il faut donc que la justice ordonne cette rectification.

Mais l’illégalité de cette circulaire, seule base juridique, ou patajuridique en l’espèce, à la scarification du nom de famille, étant à présent consacrée, les parquets n’ont d’autre choix que de soutenir ces démarches.

Donc vous avez le choix, l’option lente et gratuite et la rapide et payante.

La lente, vous écrivez au procureur de la République du lieu où est enregistré l’acte de naissance de votre enfant bafoué, et vous lui demandez de faire rectifier l’acte d’état civil (art. 99 du Code civil : une erreur dans la graphie du nom est essentielle). Il est obligé de le faire mais le fera quand il aura le temps. Et il n’en n’a pas beaucoup, le législateur y veille.

La rapide, vous chargez un avocat de saisir le tribunal de grande instance d’une requête en rectification (le ministère d’avocat est obligatoire). En quelques mois, ce sera chose faite. Cette dernière solution a évidemment ma préférence…

Si vous ne faites rien, votre enfant continuera à porter les deux tirets.

Maintenant, croisons les doigts que le législateur docile ne vote pas au pif dans un texte de clarification et simplification du droit dont l’intitulé me semble constituer le délit de faux, un article validant rétroactivement cette honteuse pratique.

Dans le doute, à vos requêtes. Et pardon à mes amis procureurs qui me lisent. Une fois de plus vous allez payer l’incurie de nos gouvernants. Mais c’est de nos enfants qu’il s’agit.

Notes

[1] Le patadroit est la science des solutions juridiques imaginaires qui accordent aux droits suggestifs des usucapions d’antichrèses emphythéotiques. Le patadroit entretient des liens certains mais obscurs avec la pataphysique.

[2] Malheur ! malheur ! Malheur. Le patadroit adore le latin.

[3] Notre patajuriste était typographe à ses heures perdues, il emploie donc le mot espace au féminin.

dimanche 13 décembre 2009

Document : la circulaire de la Chancellerie sur les nullité des gardes à vue

Je publie ci-dessous la circulaire de la Chancellerie visant à donner au parquet un argumentaire pour répliquer aux demandes d’annulation des gardes à vue présentées par les avocats. J’en prépare un commentaire pour la démonter.

Vous noterez d’entrée que la circulaire ne dit à aucun moment “C’est la Turquie qui a été condamnée mais pas la France”. Au contraire, elle s’évertue à démontrer que la procédure pénale française est conforme à ce qu’exige ces arrêts.

Avouez qu’il est fascinant d’entendre un porte parole et un Garde des Sceaux asséner un argument qu’ils savent faux mais qui, comme il est juridique, ne risque pas d’être démenti parle journaliste. C’est une autre façon de faire de la politique, pour être poli.



(cliquez sur “une annexe ci dessous).

lundi 23 novembre 2009

Les gardes à vue sont-elles illégales ?

— Pardonnez-moi, maître…

— Oui, mon Jeannot, mon fidèle stagiaire. Entre donc, et sers toi du thé. Que puis-je pour toi ?

— J’ai entendu à la radio le Bâtonnier de Paris tonner contre le système français de la garde à vue qui serait selon lui illégal…

— Eh bien ?

— Mon papa, il dit que c’est n’importe quoi. Mais comme lui aussi parfois, il dit n’importe quoi, je me suis dit que j’allais vous demander votre avis.

— Je ne prétends pas être à l’abri de dire parfois n’importe quoi moi-même, mais je veux bien prendre le risque.

Mon bâtonnier bien-aimé a en effet lancé cette semaine une offensive contre le système français de la garde à vue. Cela me réjouit, et mérite que je m’attarde sur les arguments d’un côté et de l’autre, en les rectifiant si besoin est, pour que tu te fasses ton opinion, ainsi que mes lecteurs dont les oreilles traînent parfois par ici.

Note que je confesse volontiers un biais en faveur de la thèse de l’illégalité de la garde à vue à la française, encore que ma première opinion était plus restreinte que celle défendue par le bâtonnier, je vais y revenir. Afin de clarifier les choses, je voudrais préciser que ce n’est pas un biais corporatiste parce que je suis avocat : c’est juste que je revendique fièrement mon biais pro-droits de l’homme et acquiescerai volontiers à tous les procès d’intention qui me seraient faits en ce sens.

— Mon papa se dit très attaché aux droits de l’homme. 

— Las, comme pour les catholiques, il y a beaucoup de croyants non pratiquants en France. Tu trouveras sur cette page du site de France Info les arguments des parties, dont, à tout seigneur, tout honneur, celui du Bâtonnier Charrière-Bournazel. Reprenons-les plus en détail après avoir rappelé ce qu’est la cour européenne des droits de l’homme.

Plantons le décor

L’affirmation du Bâtonnier est la suivante : le système de garde à vue français n’est pas conforme à la Convention Européenne des Droits de l’Homme (de son vrai nom Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, en respectant les majuscules, soit CsDHLf, ce qui n’est pas joli, d’où l’expression généralement employée de Convention européenne des droits de l’homme. Cette Convention a été signée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, dans le cadre du Conseil de l’Europe, une organisation internationale consacrée à la paix et aux droits de l’homme, totalement distincte de l’Union Européenne, notamment en ce qu’elle est beaucoup plus large (47 États membres, dont la Turquie, ce qui en 1950 n’a choqué personne), et qu’elle la précède de 7 ans.

Attardons-nous sur cette convention car le comportement de la France a son égard montre combien la France, en matière de droit de l’homme, est croyante mais non pratiquante.

La France a signé la convention dès le 4 novembre 1950, soit le jour de sa signature officielle.

— Il y a donc des signatures postérieures ?

— Oui, c’est le principe d’un traité multilatéral. Des États peuvent embarquer en route. Par exemple, des États nouvellement créés : la Bosnie Herzégovine aurait eu du mal à ratifier la convention en 1950. D’autres États ont moins d’excuses, comme la Principauté de Monaco, qui n’a signé qu’en 2004. Mais signer n’est pas tout.

— Comment ça ?

— Chaque État a ses règles en matière de ratification ; mais souvent il faut que le parlement national ratifie la signature du chef de l’État, pour que la Convention fasse effet en droit interne : c’est le respect de la séparation des pouvoirs, qui interdit au chef de l’exécutif d’empiéter sur le domaine du législatif.

— Et en France, comment ratifie-t-on ?

— Généralement, par une loi, qui peut être parlementaire, comme c’est le cas pour la quasi totalité des traités et convention internationale, ou exceptionnellement par referendum, encore qu’une expérience malheureuse en 2005 a je crois démontré l’inanité de l’idée.

— Donc le parlement a dû ratifier la Convention européenne des droits de l’homme pour qu’elle s’applique en France ?

— Absolument. Et c’est là que nous voyons la première hypocrisie de la République. Si la France s’est empressée de signer la Convention la main sur le cœur en vagissant son amour inconditionnel des droits de l’homme qu’elle prétend avoir inventés, il y eut loin de la coupe aux lèvres puisque ce n’est que le 31 décembre 1973 que la loi de ratification fut votée. 

— la première ? Il y en eut une seconde ?

— Absolument. Car la Convention européenne des droits de l’homme, contrairement à sa cousine universelle de l’ONU, avait vocation a être directement applicable en droit interne ; et pour assurer l’effectivité de cette application, la convention prévoyait la création d’une cour européenne des droits de l’homme, siégeant à Strasbourg, comme le Conseil de l’Europe, devant laquelle des individus estimant qu’un État avait violé à son encontre un des droits garantis par la Convention pouvaient exercer un recours.

— Je ne vois là nulle hypocrisie.

— La voici. La France en ratifiant la Convention avait exclu l’application de ce droit au recours individuel. La France, qui hébergeait la Cour européenne des droits de l’homme, a ainsi tardé 24 ans à l’appliquer, et 7 ans de plus avant de permettre à ses citoyens, dont certains habitaient à quelques rues de la là, de saisir la cour qui en garantit l’application.

— Et quand ce dernier obstacle a-t-il été levé? 

— Le 9 octobre 1981, le même jour que la loi abolissant la peine de mort. Quelle que soit l’importance que j’accorde à cette loi, le discret voyage de Robert Badinter à Strasbourg pour aller lever cette réserve a je crois plus d’impact historique.

— Et quelles sont les conditions d’exercice de ce recours ?

— Il y en a trois cumulatives. Avoir épuisé les voies de recours internes (il faut donc aller jusqu’au Conseil d’État ou la cour de cassation, selon qu’on est devant les juridictions administratives ou judiciaires), avoir au cours de l’instance soulevé dans son argumentation la violation de la convention, et former le recours dans les six mois de la date de la décision mettant définitivement fin au litige. 

— Et quels en sont les effets ?

— Devant la cour, on peut obtenir une indemnisation pécuniaire. La loi Française permet en outre depuis 2000 une révision des décisions qui ont entraîné une condamnation de la France, ce qui est tout à son honneur, après autant de retard à l’allumage.

— Une autre précision à ajouter pour un béjaune tel que moi ?

— Ta modestie t’honore, Tartuffe. Oui, une, d’importance pour la suite : si la cour apprécie la violation ou non de la Convention au cas d’espèce, elle veille à ce que son interprétation dépasse le cas d’espèce et soit une indication valable pour tous les États membres. À présent que te voilà armé pour comprendre, si tu le veux bien, passons à notre affaire des gardes à vue.

— Je suis toute ouïe et bois vos paroles.

— Bois plutôt ton Bi Luo Chun, il refroidit.

La parole est à l’accusation 

L’argumentation de mon Bâtonnier bien-aimé repose sur deux arrêts récents de la Cour. le premier est l’arrêt Salduz contre Turquie du 27 novembre dernier.

— Ce nom me dit quelque chose…

J’en avais déjà parlé en juillet dernier. Me croyant en retard, j’étais en fait plutôt en avance. 

— Mais à l’époque, vous considériez que cet arrêt ne s’appliquait qu’aux procédures d’exception repoussant de plusieurs jours l’intervention de l’avocat.

— Tout à fait. Et cet aspect là, tu vas le voir, me paraît hors de toute discussion. Mais depuis il y a eu un nouvel arrêt Danayan contre Turquie le 13 octobre 2009 qui précise la position de la cour.

— Je suis toute ouïe et bois mon Bi Lui Chun.

— Tu apprends vite. Rappelons que dans le premier cas, nous avions un jeune homme, mineur, arrêté pour un odieux attentat terroriste.

— Qui consistait à…?

— Étendre une banderole sur un pont, en soutien à Apo, Abdullah Ôcalan, fondateur du PKK, parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement de guérilla et groupe terroriste. Je n’ai guère d’estime pour Öcalan, mais afficher un soutien à son égard, surtout quand on est mineur, ne me paraît pas relever d’une procédure d’exception. Et pourtant ce fut le cas : il fut placé en garde à vue selon le régime des lois turques antiterroristes, qui excluent l’assistance d’un avocat, et fut condamné à 2 ans et demi de prison. Procédure qui, du fait de l’exclusion de l’avocat, aboutit à la condamnation de la Turquie. La cour statuant en Grande Chambre avait à cette occasion déclaré que “Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière [du gardé à vue] ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même” (§54) et  qu’ “Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.” (§55)

— Mon papa est contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, et franchement, quand je lis ça, je l’approuve. Une procédure où sous prétexte de lutter contre le terrorisme, on écarte l’avocat ! Ce n’est pas en France qu’on verrait une chose pareille.

— Ah, oui ? Tu me copieras 100 fois l’article 706-88 du code de procédure pénale pour demain. À la main, s’entend.

— Heu… Et que dit l’arrêt Danayan ? 

— Seyfettin Dayanan a été accusé d’être un militant d’un parti islamiste kurde, le hizbollah. Il a subi la même procédure antiterroriste “avocat-free”. Mais lui, à la différence de Yusuf Salduz, ne va pas parler au cours de sa garde à vue. Il ne va rien dire. Pas un mot.

— Ah ! Donc nonobstant l’absence d’avocat, il avait usé de son droit à ne pas s’incriminer lui-même. 

— Absolument. Ce qui ne va pas empêcher la Cour de condamner la Turquie, en allant un peu plus loin dans les précisions relatives au rôle que doit pouvoir jouer l’avocat. Voici ce que dit la cour : “Comme le souligne les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (…). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.”  

Mon Bâtonnier vénéré en déduit que le système actuel des gardes à vue, qui ne permet que ce qu’il appelle avec pertinence une simple “visite de courtoisie”, sans accès à la procédure, ni communication des éléments de preuves recueillis, ni même la qualification des faits reprochés (qui ne seront fixés par le parquet qu’au moment de la citation, j’ai vu des gardes à vues entières menées sous une qualification juridique erronée avant que le parquet ne redresse l’erreur, moins d’une heure avant la comparution devant le tribunal). De fait, la première chose que je dis aux gardés à vue que je vais visiter est que je ne suis pas là pour les aider à préparer leur défense mais leur expliquer leur situation, leur dire quels sont leurs droits, et ce qui va se passer par la suite. Dissiper le brouillard juridique, c’est déjà beaucoup, et pourtant c’est si ridiculement peu. Le système actuel est tout entier conçu pour écarter la défense et l’empêcher de faire son travail, et c’est tellement entré dans nos mœurs que ça ne nous choque même plus, à commencer par les magistrats, pourtant gardiens de la liberté individuelle.

— Vous vous laissez emporter, maître…

— Ah, vraiment ? Tiens, connecte toi à M6Replay et regarde l’émission Zone Interdite du 22 novembre (accessible jusqu’au 29). File à 3 mn et regarde l’édifiante histoire d’Ali, le braqueur de coiffeur. Il est soupçonné d’un crime, vol à main armée. 15 ans encourus. Il est arrêté à l’aube, chez ses parents, après trois ans d’enquête. Il y a donc déjà un dossier, avec à charge une empreinte génétique et ces gants en latex verts abandonné par le malfaiteur, outre un témoin oculaire. Tu noteras qu’alors qu’il se fait réveiller avec une lampe torche dans les yeux et un pistolet sous le nez, le policier ne juge pas utile de lui notifier les raisons de son interpellation. “Par respect pour sa mère”. Le même respect ne s’opposait cependant pas à une entrée de force alors que la respectable maman dormait du sommeil du juste. Logique policière, sans doute. 

En fait, il s’agit juste de plonger l’interpellé dans une situation de stress et d’angoisse, pour “attendrir la viande”. En toute illégalité, soit dit en passant, car l’article 63-1 du Code de procédure pénale (CPP) dispose que “Toute personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire, ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, de la nature de l’infraction sur laquelle porte l’enquête”. La sanction est la nullité de la procédure. Pourquoi le major de police le fait-il donc devant une caméra de télévision ? Mais parce qu’il sait bien que ce brave Ali n’aura aucun moyen de faire valoir cette violation de ses droits, dont il n’a même pas conscience. Le procès verbal de notification, qui sera rédigé bien plus tard, mentionnera bien tous ces éléments, comme s’ils avaient été notifiés immédiatement au moment de l’interpellation, et Ali signera tout ça sans tiquer. Pas vu, pas pris. Avis aux magistrats qui me lisent, sur la foi à accorder aux procès-verbaux de notification qui leur sont soumis. Heureusement qu’entre toutes ces personnes qui violent la loi, certains ont un brassard “police”, pour qu’on évite de les confondre.

À 08’35”, un autre grand moment : la notification de la durée de la mesure. “Deux jours maximum”. En fait, c’est 24 heures, renouvelable une fois sur autorisation d’un magistrat. C’est dire si cette autorisation est perçue comme un contre-pouvoir par les policiers : ils la considèrent comme acquise alors même que le procureur ignore l’existence de cette garde à vue. Notez l’explication du policier : “je vais te poser des questions et tu vas y répondre, tu me répondras oui ou non, c’est moi ou c’est pas moi”. Vous comprenez maintenant ce qu’entend la cour européenne des droits de l’homme par “Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière [du gardé à vue] ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même? Ali a le droit de se taire et c’est sans doute à ce stade son meilleur choix (sachant que dire “ce n’est pas moi”, c’est déjà faire une déclaration). C’est pourquoi on ne le mentionnera même pas dans l’éventail des possibles. “Tu répondras à mes questions”, point. Ah, et je vous laisse deviner l’ambiance si Ali s’avisait de tutoyer le policier en retour, bien sûr.

— Un peu comme si je m’avisais de le faire à votre égard ?

— Exactement, mon Jeannot. Mais tu sais où est ta place, même si parfois tu lorgnes celle des autres. Continuons avec Ali. Dès son arrivée, le voilà placé en cellule. Un esprit naïf comme le mien a tendance à penser que si les policiers se sont levés à 4 heures du matin pour aller l’arrêter à 6, c’est qu’ils étaient pressés de lui parler. Alors pourquoi le faire poireauter en cellule près tout cet empressement ? La journaliste le dit candidement : “ils ont 48 heures pour le faire avouer”. Alors on le met à mijoter après lui avoir confisqué ses lunettes, et ses chaussures. L’ennui est propice à la réflexion morale.

L’affaire reprend à 11’40. Ali est enfin interrogé. Il conteste les faits, et demande à voir les preuves réunies contre lui. Dans un pays ordinaire, on trouverait que c’est la moindre des choses. Surtout que les gants saisis lors de la perquisition étant dans la pièce à côté, on peut se dire que l’effort de manutention serait limité. De même qu’on lui agite son ADN. Il demande où l’échantillon témoin a été recueilli. N’est-ce pas une question légitime ? Un droit fondamental de connaître les preuves à charge pour les discuter ? Réponse du policier : “Ah je sais pas, moi”. Il n’a qu’à demander au journaliste qui filme la scène, lui est au courant, il nous l’a expliqué plus tôt dans le reportage. Bienheureux journaliste, qui a plus de droit que les avocats à ce stade.

Alors évidemment, Ali, pensant qu’en fait les policiers n’ont rien et veulent le faire avouer au bluff, va nier. Non pas l’évidence comme dit le commentaire, à ce stade, il n’a même pas connaissance de l’évidence à nier. Mais ça fera tellement mieux devant le tribunal que dans un premier temps, il ait nié sa participation. Dans les dents de la défense qui voudrait plaider les remords sincères. L’avocat n’a pas le droit d’être là, mais ça n’empêche qu’on pense à lui.

Et voici venir le culte de l’aveu, la “chansonnette”, comme on appelle ces interrogatoires interminables visant à briser par l’épuisement les défenses du gardé à vue. Très efficace, comme l’ont montré des affaires comme celles de Patrick Dils ou Richard Roman, ou des innocents ont fini par passer aux aveux. C’est l’efficacité administrative en action. Pourtant, il y aurait de quoi boucler le dossier. ADN, gants en latex similaires, deux témoins sur trois catégoriques, le parquet a des munitions. Mais la défense aussi, elle peut encore plaider le bénéfice du doute. Ça tombe bien, on a encore des heures sans cette gêneuse. Et quand il est en cellule pour réfléchir, on lui retire ses lunettes. On voit plus clair quand on ne voit plus très clair. Logique policière. L’argument du suicide ? Mais ça fait longtemps que les verres de lunette ne sont plus en verre mais en polycarbonate, en Trivex® ou en CR-39. Essayez de vous taillader les veines avec ça. En outre, vous admirerez l’élégance de l’argument : on ne veut pas qu’Ali se suicide car… cela attirerait des ennuis au major et à son chef de poste : paperasse à remplir, serpillère à passer. Ça doit être ce qu’on appelle le respect du citoyen.

Victoire de la Justice : il passe aux aveux. Avec le major, grand seigneur : “au bout du compte, ça va te servir”. Vous allez voir en effet comme ça va le servir. Maintenant qu’il avoue, miracle, la caisse des scellés a trouvé le chemin du bureau et on lui montre les pièces à conviction (l’arme). 

Nous avons donc des aveux complet. Il est alors déféré au tribunal où l’attend…

— …son avocat.

— Perdu. Le procureur de la République. Qui va le recevoir, toujours sans avocat, qui va l’entendre sur sa version des faits. Je précise que le procureur est partie à l’audience, c’est même lui qui va y soutenir en personne l’accusation. J’ai expliqué un jour à un confrère américain qui visitait le palais que le procureur recevait ainsi notre client en tête à tête et recevait ses déclarations sans même qu’on puisse l’assister, il ne voulait pas me croire. Un avocat français qui recevrait la partie adverse seule avant un procès encourt la radiation. Un procureur, une promotion. 

Le procureur va donc recevoir des déclarations d’Ali, qui seront dûment notées au procès verbal de citation. Là encore, notez bien qu’aucun avocat n’est là pour lui dire de se taire, ni n’a pu le voir avant pour lui suggérer des réponses appropriées pour sa défense. Il va donc se plaindre lui-même (le procureur note : absence de remords à l’égard de la victime), reconnaître le mobile pécuniaire (c’est un crime crapuleux, ceux où la récidive est la plus fréquente), le mensonge à son père (il prétendait travailler et volait pour donner le change), s’enfonçant encore un peu plus. Conclusion : le procureur lui annonce déjà que ça va mal se passer. Et en effet, il n’y a pas grand chose qu’il pourrait encore faire pour démolir sa défense. L’avocat peut donc entrer en scène. Vous voyez comme ça l’aide d’avoir avoué. 

On va enfin autoriser un avocat à prendre connaissance du dossier, une demi heure avant de le plaider, alors que le parquet le mijote depuis trois ans. Ce qui sera pile la peine prononcée, dont 18 mois fermes, face à un Ali incrédule, qui n’a pas vu le coup venir. Au bout d’une procédure illégale et donc nulle depuis le moment de l’arrestation. Le tribunal précisant “c’est criminel ce que vous avez fait”, montrant bien qu’il a jugé non pas le délit qu’on lui présentait (un vol avec violences) mais un crime (vol à main armée) qui aurait dû aller aux assises. Voilà en images le système ordinaire français, tel qu’il fonctionne au quotidien. 

Et quand on compare ce fonctionnement à ce que dit la cour européenne des droits de l’homme, en effet, on peut avoir des difficultés à le trouver conforme. Sauf quand on est porte-parole de la Chancellerie, comme on va le voir. Oui, mon Jeannot, je te le dis en face : ce qu’a montré M6 ce dimanche soir est une violation de la convention européenne des droits de l’homme.

— Mais c’était un braqueur ! 

— On traite ainsi les braqueurs comme les innocents. Parles-en à monsieur Kamagaté.

La parole est à la défense

— Et que répond le gouvernement face à cette offensive ?

— La réponse de Guillaume Didier, porte-parole du Garde des Sceaux, que je salue ici (Guillaume, pas Michèle) car je sais que c’est un lecteur assidu et un commentateur occasionnel peut être écoutée sur la page de France info précitée. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’emportera pas la conviction d’un juriste.

1) L’arrêt Danayan condamnerait la Turquie et non la France. Un étudiant en droit qui sortirait cet argument se prendrait aussitôt zéro. La Cour interprète la Convention, qui est la même pour ces deux pays. Ce qui vaut pour l’un vaut pour l’autre. Il est très courant d’invoquer devant des juges français des jurisprudences de la cour sanctionnant d’autres pays. Ils n’y voient rien d’anormal dès lors que les faits sont pertinents. 

2) La Turquie n’aurait pas du tout le même système judiciaire que la France. Argument qui repose sur l’ignorance de l’interlocuteur. En effet, si je vous dis qu’en Turquie, les ordres de juridictions judiciaires et administratifs sont séparés, que la cour suprême administrative s’appelle le Conseil d’État (Danıştay) tandis que la cour suprême en matière judiciaire s’appelle la cour de cassation (Yargıtay) dont le rôle est d’unifier au niveau national l’interprétation de la loi par la jurisprudence, et dont le président porte le titre de Premier Président (Birinci Başkan), le juriste réalisera qu’en effet, les deux systèmes ne sont pas du tout comparables. En fait, tu as compris, les deux systèmes sont très proches, il n’est que de lire l’arrêt Salduz, notamment l’exposé du droit turc pertinent (§27 à 31) pour voir que le système turc est même plus respectueux de la Convention que le notre (il ne permet de repousser l’intervention de l’avocat que de 24 heures, contre 48 à 72 chez nous), la Turquie n’ayant pas attendu sa condamnation pour se mettre en conformité avec ce texte. 

— Il y a quand même des différences culturelles entre les deux pays ?

— C’est exact. Par exemple, la Turquie a accordé le droit de vote aux femmes 15 ans avant la France. Croyante, non pratiquante, cher Jeannot…

3) Ce que la cour exigerait, c’est le principe de l’accès immédiat à un avocat, ce que prévoit le droit français depuis dix ans (seulement, ai-je envie d’ajouter), avec ce droit à l’entretien dès la première heure de garde à vue. Au contraire, cet arrêt consacrerait le système français. Là, j’ai envie de dire : un arrêt de la cour européenne des droits de l’homme c’est du sérieux. Il ne faut pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Qu’il consacre le système français, c’est non, sans aucun doute. Il condamne même le système dérogatoire applicable au terrorisme, trafic de stupéfiants et aux bandes organisées. Quant au système de droit commun, celui d’Ali, la cour parle du droit à l‘assistance d’un avocat, pas à un droit à un entretien avec un avocat ignorant du dossier. Assistance semblerait supposer que l’avocat puisse assister, du latin ad sistere, être présent à côté de quelqu’un. À propos du système français, rappelons que jusqu’en 1993, l’avocat était tenu à l’écart de la garde à vue. La France ayant été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, elle a introduit cette visite de l’avocat, sans accès au dossier, par une loi du 4 janvier 1993. Mais face aux geignements des syndicats de policier, une loi d’août 1993 va repousser à la 20e heure cette intervention. Et on va même gratter une heure aux avocats en disant que la loi disant “à l’issue de la 20e heure”, cela s’entend comme la 21e heure. Ce n’est que par une loi du 15 juin 2000 que l’avocat a pu enfin intervenir dès la première heure. Toujours sans accès au dossier. Croyante, non pratiquante, te disais-je, cher Jeannot;

4) Si la cour avait voulu dire que l’avocat devait être présent tout au long de la garde à vue, elle l’aurait dit explicitement. Oui, je suis d’accord, avec cette limite qu’elle statue sur ce qu’on lui demande de juger. Et ici, il n’y avait pas du tout d’avocat, là est la violation. Je ne crois pas que M. Didier puisse exciper de son côté d’une décision de la même cour consacrant explicitement le système français en disant que cet entretien d’une demi heure sans accès au dossier était satisfaisant au regard de la Convention. Donc miroir à paroles. Je reprends ici les mots de la cour : Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière [du gardé à vue] ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même” (Salduz, §54) et  qu’ “Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.” (ibid. §55) un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (…). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.”(Danayan, §32). Si Guillaume Didier pouvait nous expliquer en quoi un avocat n’ayant pas accès au dossier pouvait au cours d’un entretien de 30 minutes maximum dont il lui est fait interdiction absolue de faire état auprès de quiconque organiser une défense, discuter l’affaire, rechercher des preuves favorables à l’accusé, et préparer les interrogatoires, je suis avide de ses lumières. Dans l’intervalle, je risque de rester convaincu de l’incompatibilité du système français avec la Convention européenne des droits de l’homme.

5) La cour dirait même expressément qu’il est admissible de retarder l’intervention de l’avocat. Écoutez bien ce passage. On sent le trouble du porte-parole. Il a failli dire que l’avocat était écarté deux voire trois jours. Il se rattrape à temps et dit juste “retardé” car le journaliste n’aurait pas laissé passer un argument aussi grossier. Voici ce que dit en réalité la cour européenne : c’est dans Salduz, §55 : Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (…). Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.” La cour admet cette éventualité pour aussitôt la restreindre. Or l’article 706-88 du CPP s’applique systématiquement à toutes les affaires qu’il concerne, sans distinction, seul l’officier de police judiciaire décidant souverainement de recourir à cette procédure dérogatoire. Là, Guillaume Didier fait dire à un arrêt le contraire de ce qu’il dit, ce qui ne manque pas de saveur quand il joue les gardiens du temple du respect de la parole de la cour.

— Alors que faire ?

— Ce sera si tu le veux bien l’objet d’un prochain billet, celui-ci risquant d’épuiser la patience de mes lecteurs. Maintenant, va me photocopier ces dossiers, et n’oublie pas de faire tes lignes pour demain.

jeudi 19 novembre 2009

Le brigadier Guissé est bien français

La cour d’appel de Rouen vient de confirmer purement et simplement le jugement du tribunal de grande instance de la même ville qui avait débouté le parquet de sa demande de contestation de la nationalité formée à l’encontre du brigadier Ounoussou Guissé (voir ce billet pour les détails de l’affaire). Le parquet est déclaré forclos à agir, les faits invoqués ayant plus de trente ans, qui était l’ancien délai de prescription de droit commun (rappel : il est désormais de cinq ans). C’est à dire que la cour d’appel approuve les juges qui ont dit que la question de la nationalité du père du brigadier Guissé ne se pose même pas, le parquet ayant trop attendu pour se la poser.

Vous pourrez relire avec profit dans ce deuxième billet sur l’affaire le communiqué du ministère des Auvergnats En Surnombre, il prend avec le recul une certaine saveur.

Et pour le coup de pied de l’âne, qu’il me soit permis de faire remarquer à notre excellent ministre qu’avant de parler d’identité nationale, il faudrait peut-être qu’il apprenne à reconnaître un Français quand il en voit un. Surtout s’il porte l’uniforme de l’Armée dans un théâtre d’opération hostile et ce faisant expose sa vie. C’est plus que ce que ceux qui lui contestaient sa nationalité ont fait eux-même.

Peut-être que maintenant, la France pourra permettre à son citoyen de faire venir son épouse et ses enfants, ce qui lui était jusqu’à présent refusé par le pays qu’il sert et pour lequel il s’est battu.

Tout est bien qui finit bien ? Non. Dans cette affaire, le déshonneur des ministres de l’Immigration (qui s’est mêlé d’une affaire qui ne relève pas de ses attributions pour se faire mousser), de la Justice (qui a piloté l’action en justice) et des Affaires étrangères (qui refuse depuis des années l’entrée du territoire à deux enfants français donc) demeure. Je ne suis pas sûr qu’il se prescrive, même par trente ans.

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