Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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samedi 28 septembre 2024

Parlons consentement

Une des spécialités du législateur, c’est de nuire, volontairement ou par simple maladresse ignorante, à ceux qu’il prétend vouloir protéger. Par exemple par la loi dite anti-Perruche, qui, sous un tonnerre d’applaudissements d’associations d’handicapés, a retiré aux personnes nées avec un handicap lourd à cause d’une erreur de diagnostic prénatal, la garantie d’une autonomie financière à vie (mais au nom de leur dignité).

Et là, voilà le même coup qui se prépare avec une énième proposition de modification de la définition du viol pour y faire entrer la notion de consentement de la victime.

Pourquoi serait-ce une erreur ? Version courte : parce que celle qui s’est battue pour l’en faire sortir, c’est l’avocate Gisèle Halimi. Reconnaissons-lui à tout le moins qu’elle savait ce qu’elle faisait.

Version longue : allons-y pour une petite histoire du viol en droit français. Avertissement : si vous êtes féministe, à la lecture de ce billet vous allez avoir envie de cramer des hommes et vous aurez raison.

Le code pénal de 1810 n’a pas défini le viol. Il punissait « le viol » ou tout « attentat à la pudeur » (C’est ainsi qu’on nommait sous l’ancien code pénal l’agression sexuelle), de la réclusion, point. On sent que ce n’était pas la priorité de l’époque.

La loi sur le viol sera révisée par une loi de 1832 (début du règne de Louis-Philippe) qui le punit désormais de dix à vingt ans de réclusion criminelle, et l’attentat à la pudeur, de cinq à dix ans. C'est la naissance de la distinction viol (qui suppose un acte de pénétration sexuelle) et agression sexuelle (toute agression sans pénétration corporelle). Une loi de 1863 (Second Empire) va aggraver la répression et permettre de prononcer jusqu’à la perpétuité (qui n’était pas la peine maximale à l’époque…).

Comme toujours quand la loi est muette sur une notion juridique, alors que le droit raffole des définitions claires et précises, c’est la cour de cassation qui s’y est collée. Une cour composée exclusivement d’hommes du XIXe siècle, what could possibly go wrong ?

Pendant longtemps, la cour renverra à l’appréciation souveraine des juges du fond (oui, que des hommes), se contentant d’exiger que soit constaté un "coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir". Cette solution ne sera pas satisfaisante, aboutissant à des appréciations très variables et des acquittements parfois difficiles à comprendre (les verdicts n’étant pas motivés ni susceptibles d’appel).

Par un revirement, qui sera longtemps l’arrêt de principe en la matière, du 25 juin 1857 de la chambre criminelle, une définition va enfin être posée (et je salue ici tous les étudiants en droit qui ont bossé un jour sur le rôle créateur de droit de la jurisprudence). Et vous allez voir que ce que la cour va vouloir protéger, ce n’est pas tant l’intégrité physique de la femme que "l’honneur des familles". Dans cet arrêt, la cour va ainsi juger : « qu’il appartient au juge de rechercher et de constater les éléments constitutifs de ce crime d'après son caractère spécial et la gravité des conséquences qu'il peut avoir pour les victimes et pour l'honneur des familles ; que ce crime consiste dans le fait d'abuser d'une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu'il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l'auteur de l'action. »

Vous avez remarqué ? On a les éléments constitutifs du viol de la définition actuelle : l’abus qui est une périphrase pudique pour parler d’acte de pénétration sexuelle, par violence, contrainte morale ou autre, ou surprise (qui en droit veut dire un consentement vicié qui n’aurait pas été donnée par la victime sans l’utilisation d’un artifice). Il n'y manque que la menace, mais les juristes s'accordent pour dire que la menace n'est rien d'autre qu'une manifestation de la contrainte et que c'est un ajout superfétatoire. Mais le consentement est mentionné (contre sa volonté) et est au cœur de cette définition : c’est un abus contre la volonté de la personne. Il faut donc rechercher si cet abus avait lieu contre la volonté de la personne. Cette volonté de la victime est un élément des débats. Ça veut dire que la victime va être longuement interrogée, notamment pour la défense, pour s’assurer qu’elle n’a pas voulu ce rapport, et qu’elle a bien manifesté ce refus pour que l'accusé ait su qu'il était absent. La cour de cassation va même aller jusqu’à affirmer en 1910 que du fait du devoir conjugal, le viol entre époux est par nature impossible, car il est impossible que ce soit contre la volonté de l’épouse. Cette jurisprudence va tenir jusqu’en 1990, je vous raconterai un jour quelles circonstances ont abouti à ce revirement, assurez-vous de ne pas avoir mangé juste avant.

En attendant, l'application de cette définition va être terrible pour les femmes victimes. En effet, l'absence de consentement étant un élément constitutif de l'infraction, il revenait à l'accusation de le prouver. Ainsi, la femme victime devait faire la preuve, non seulement de son absence de consentement, mais aussi de la violence qu'elle avait subie pour passer outre ce refus. Bien souvent, le crime de viol n'était reconnu par les juges (exclusivement des hommes à l'époque) que lorsque la victime avait subi de très graves violences, laissant des traces révélatrices. Or on le sait bien désormais, les victimes, et c'est normal, ont souvent du mal à parler de ce qui leur est arrivé tout de suite. Il y a un choc post-traumatique, qui met parfois très longtemps à se résorber. Or si la victime ne portait au moment de sa plainte plus de trace médicalement constatée de violences subies, bien des juges (juges d'instruction, chambres d'accusation ou cours d'assises) estimaient que la preuve de l'absence de consentement n'était pas rapportée. Et croyez vous qu'avoir subi des violences suffisait ? Point du tout. Les circonstances, et le comportement des victimes étaient souvent retenus contre elles et les rendaient partiellement responsables de ce qui leur était arrivé : ont été ainsi retenu contre la victime le fait de faire du camping, de l'auto-stop, d'accepter une invitation d'un homme, et bien sûr, la façon dont elles étaient habillées, les lieux qu'elles fréquentaient, et à quelles heures. Par exemple, en 1959, une bande de jeunes hommes qui avait pris l'habitude de proposer des balades en scooter (qui était une curiosité à l'époque) à des jeunes filles et les conduisait dans un endroit isolé pour les violer, avait fini devant les assises du Haut-Rhin, où les accusés ont été condamnés. Mais lors de l'audience civile qui a suivi immédiatement, les victimes ont vu leur indemnisation rabotée par la cour qui a jugé que "Si l'imprudence de la victime d'un crime ou délit, et spécialement d'un viol, ne peut être une cause de réduction des dommages et intérêts auxquels elle a droit, il en serait autrement s'il était prouvé que la victime du viol a provoqué les accusés et allumé leur convoitise par une attitude répréhensible". En l'espèce, accepter une balade en scooter.

Tel est encore l’état du droit quand en 1974, deux touristes belges, Anne, une professeure de biologie âgée de 24 ans et Araceli, une puéricultrice de 19 ans, couple de lesbiennes belges et pratiquant le naturisme, vont planter leur tente dans la calanque de Morgiou près de Marseille. Un pêcheur local, Serge, va tenter de les séduire, en vain. Éconduit à deux reprises, il va monter une expédition punitive avec deux amis, Guy et Albert. Le 21 avril 1974, les trois individus surgissent là où campent les deux femmes, qui se défendent vigoureusement, les frappent et les violent des heures durant. Araceli tombera même enceinte et avortera illégalement en Belgique qui comme la France interdisait l'IVG à l'époque. Les trois hommes sont arrêtés, et affirment que les jeunes femmes étaient consentantes aux relations sexuelles. La juge d’instruction, une femme, les suit et les renvoie devant le tribunal correctionnel de Marseille pour de simples coups et blessures.

Les deux femmes vont prendre comme avocate Gisèle Halimi et Agnès Fichot, qui vont obtenir du tribunal correctionnel qu’il se déclare incompétent le 15 octobre 1975 car les faits relèvent d’une qualification criminelle du fait des viols apparemment commis. Les prévenus sur le point de devenir accusés font appel, et la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirme ce jugement le 3 février 1976. Ce sera les assises.

Le procès aura lieu les 2 et 3 mai 1978. La défense est assurée par Jean-Claude Simon et Gilbert Collard, la défense des victimes par Agnès Fichot, Anne-Marie Krywin, Marie-Thérèse Cuvelier et Gisèle Halimi. Le procès va avoir lieu dans un climat très tendu, les accusés étant soutenus par leur famille et leurs amis, et les victimes, étant seules, loin de leur pays, et surtout, lesbiennes et naturistes, sont accusées d’être des perverses et d’avoir été forcément consentantes. Malgré cette pression, la cour d’assises condamnera Serge à 6 ans de prison pour viol, et Guy et Albert à quatre ans. Voyez les images post-verdict, présentées par un journaliste qui connait son sujet, et surtout voyez comment Gisèle Halimi ne se laissait pas impressionner ni marcher sur les pieds par les ancêtres des trolls. Difficile de ne pas l’admirer, admettez.

Gisèle Halimi a fait de ce procès une tribune, et surtout en a fait le procès du viol, contre des accusés qui reconnaissaient la relation sexuelle mais affirmaient qu’elles s’étaient laissé faire (après certes s’être défendues à coups de marteau —oui oui, à coups de marteau— et avoir été battues comme plâtre).

Par la suite, elle défendra d’autres femmes violées, dénonçant à chaque fois, outre la mentalité de l’époque, cette utilisation du consentement élément constitutif de l’infraction comme arme contre les victimes qui voient leur comportement, leurs mœurs, leur vie privée passée au crible pour savoir si au fond elles n’auraient pas un peu consenti, ou oublié de dire non. Elle convaincra la sénatrice Brigitte Gros de déposer une proposition de loi qui sera adoptée en 1980 et va faire entrer la définition actuelle du viol dans le code pénal : « Tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui, par violence, contrainte ou surprise » (je fais abstraction des modifications inutiles qui ont déjà été ajoutées par la suite à cette formulation d'une clarté diaphane). Les quatre critères de l’arrêt de 1857 sont toujours là, mais il n’est plus fait mention de l’absence de consentement. Dès lors qu’il n’est plus mentionné, il n’a plus à être recherché : on se tourne uniquement vers l’état d’esprit de l’accusé : c’est lui qui va être soumis au gril de l’interrogatoire. Le consentement plane toujours au-dessus des débats, car il n’y a pas de violence, contrainte, menace ou surprise si on a consenti, mais il est nécessairement sous-entendu, pas explicitement examiné. Ce qui protège la victime, sans nuire aux droits de la défense, puisque c’est l’état d’esprit, la volonté et la conscience de ce qui se passe qui seuls comptent.

Voilà pourquoi, sans doute de manière contre-intuitive, la proposition, faite au nom des femmes victimes, et réclamée par des associations féministes sincères serait un terrible cadeau empoisonné. Je crois comprendre que dans l’esprit de ces associations, cela voudrait dire qu’il suffirait que la victime dise qu’elle n’était pas consentante pour que le débat soit joué et la culpabilité établie. Le réveil risque d’être pénible. Montesquieu disait avec une formule devenue célèbre qu’il ne faut toucher à la loi que d’une main tremblante. Il voulait dire par là que trop de lois rendent l’application de la règle commune confuse, incompréhensible, et en fait la chose de spécialistes pointus alors même qu’elle est faite pour s’appliquer à tous (et le dernier demi-siècle a été consacré à lui donner raison sur ce point) mais aussi qu’il faut bien réfléchir aux conséquences imprévues d’une réforme législative, qui une fois promulguée se confronte aux textes déjà existants et qui va avoir par la suite une vie propre au cours de laquelle l’enfant du législateur va se muer en adolescent revêche et capricieux. Souvenons-nous de la première loi sur les crimes incestueux.

Regardons la loi actuelle, legs de Gisèle Halimi, qui a plus fait pour le sort des femmes violées que tous les législateurs actuels réunis, et posons-nous la question : en quoi pose-t-elle problème ? En quoi empêcherait-elle la répression de faits de viols avérés par une faille, une faiblesse, qu’il conviendrait de combler ? C'est la seule question qui vaille. Si c’est pour faire un symbole, une loi d’affichage comme le législateur aime tant en faire tout en promettant de ne jamais en faire, alors laissons le journal officiel tranquille. Il n’est pas l’Officiel des spectacles. Il y a encore, beaucoup, plein d’actions à mener, de formation, de prévention, d’information, de soutien aux victimes. Elles ont besoin de vrais amis, pas d’amis qui vont faire de leur vie un enfer en étant persuadés de les aider.

jeudi 18 avril 2024

Le droit de mentir n’existe pas

Le Figaro a publié une tribune d’une consœur qui a fait réagir, et je pense que c’était son but, attaquant le droit de mentir que le droit français reconnaitrait selon elle à tout accusé (au sens large : toute personne poursuivie au pénal, même si le droit réserve ce terme à celui qui est poursuivi pour un crime, les degrés inférieurs utilisant le terme de prévenu), prônant non seulement sa suppression, mais qu’il soit remplacé par l’obligation de dire la vérité, avec serment identique à celui du témoin, et sanctions pénales à la clé, invoquant le délit d’entrave à l’exercice de la justice.

Sa soif de réforme révolutionnaire de la procédure pénale trouverait sa source dans une affaire qui a été jugée récemment, ou plus exactement dans les réquisitions prises lors de cette audience, dont le résultat, à l’heure où les deux auteurs concernés écrivent leurs lignes respectives, n’était pas connu : il s’agissait des poursuites intentées contre Jonathann Daval, condamné définitivement pour le meurtre de son épouse à une peine de 25 ans de réclusion criminelle, pour avoir, au cours de l’instruction, après avoir dans un premier temps reconnu les faits, s’être rétracté et avoir affirmé que le décès de son épouse était imputable à son beau-frère dans le cadre d’un complot familial. Il maintiendra ces affirmations environ six mois, avant que, lors d’une confrontation, il finisse par reconnaître à nouveau les faits, cette fois définitivement. Mécontent d’avoir été ainsi accusé, son beau-frère a porté plainte pour dénonciation calomnieuse (art. 226-10 du code pénal). La plainte fut classée sans suite, et l’intéressé, comme il en avait le droit, mit lui-même en mouvement l’action publique par citation directe, et l’affaire fut jugée devant le tribunal correctionnel de Besançon. Lors de cette audience, le procureur de la République a requis la relaxe, au motif, rapporte la presse, que « la loi et la jurisprudence reconnaissent à une personne poursuivie de pouvoir mentir, même si c’est moralement très dur », assurant « mesurer toute la souffrance de cette famille qui s’est sentie souillée ».

Avant même de connaitre le sort judiciaire de cette affaire, cette consœur a pris la plume pour appeler de ses vœux une réforme obligeant l’accusé à prêter serment de dire la vérité, car cette absence de serment fait qu’il ne peut pas « être accusé de parjure », et bénéficierait

d’une sorte de «droit de mentir» contrairement aux témoins qui, eux, peuvent faire l'objet d'une condamnation pour entrave à l'exercice de la justice (article 434-13 du Code pénal). Il n'existe pour autant aucun texte accordant ce «droit de mentir» et il n'est d'ailleurs aucune raison valable de vouloir le fonder juridiquement.

Elle ajoute

La réalité est que la recherche de la vérité nécessiterait au contraire, que les témoins comme l'accusé ou le prévenu soient tenus de prêter serment. Plus encore, on comprend mal pour quelle raison des auteurs de délits ou de crimes se voient accorder le droit de se défendre en trompant ceux qui ont en charge de protéger la société contre ceux qui en menacent la sécurité et l'équilibre. N'est-ce pas là «marcher sur la tête» ?

Elle conclut

On doit même se demander si ce n'est pas aller trop loin dans la protection des droits de l'accusé, qui dispose notamment de celui de se taire, reconnu à toute personne soupçonnée ou jugée ce qui, déjà laisse place à des mensonges par omission. Mieux : comment peut-on accepter qu'un mis en cause puisse impunément mentir avec pour effet de brouiller les pistes et d'induire volontairement en erreur le juge et les enquêteurs ? On le comprend, une telle initiative n'est pas sans alourdir considérablement les tâches de ces derniers ainsi que les budgets qui leur sont alloués,

avant de finir sur de la nécessité d'adapter notre législation à un environnement qui n'a plus rien à voir avec celui dans lequel elle fut initialement conçue et qui se montre de plus en plus menaçant pour les droits essentiels de la personne.

Je vous avoue que j’avais entendu beaucoup d’arguments contre les droits de la défense, y compris celui sur notre environnement de plus en plus menaçant (par opposition à un âge d’or où la délinquance était quasi inexistante et la sécurité assurée, sans que nul ne me précise si cela s’entend de l’époque des attentats des GIA, ceux d’Action Directe, de l’OAS, à moins que ce ne soit l’Occupation, l’époque des attentats anarchistes et de la bande à Bonnot, ou des bandes de chauffeurs qui écumaient les campagnes) ; mais celui de leur impact budgétaire m’avait jusque là été épargné.

Vous l’avez compris, je disconviens respectueusement avec ma consœur, dont le raisonnement est, je le crains, faux en chacun de ses développements.

Tout d’abord, admettons que des réquisitions faites à l’audience, même si elles nous contrarient (l’expérience m’est fréquente), ne sont jamais un motif pour une réforme législative d’ampleur, surtout si elle remet en cause l’héritage des Lumières. La prémisse est donc déjà fragile.

Ensuite, nul ne peut être accusé de parjure en France, où ce délit n’existe pas. Il appartient au monde anglo-saxon et aux séries qu’il nous offre, mais pas au code pénal. De même que le délit d’entrave à l'exercice de la justice n’existe pas : il s’agit là du titre de la section 2 du chapitre IV du titre III de livre IV du code pénal, où se trouve l’article 434-13 qui réprime le faux témoignage. Le faux témoignage, comme son nom l’indique, ne concerne que le témoin, et encore pas en toute circonstance : il faut que son mensonge soit proféré sciemment devant une juridiction (ce qui inclut le juge d’instruction) ou un officier de police judiciaire agissant sur commission rogatoire, ce qui exclut le mensonge au cours d’une enquête de flagrance ou préliminaire. On voit déjà que cette interdiction du mensonge est limitée et suppose une certaine solennité pour avertir le témoin de la gravité de ses propos.

Cette sanction du témoin repose sur le fait que le témoin est extérieur aux faits : il n’en est par définition ni la victime ni l’auteur, il doit donc apporter son concours à la justice en lui disant ce qu’il sait. La loi l’encourage même au repentir puisque le faux témoin est exempté de peine (il reste déclaré coupable) s’il rétracte spontanément son mensonge avant la décision mettant fin à la procédure (ordonnance de non lieu, jugement d’acquittement ou de condamnation).

Ce choix, fait à l’époque révolutionnaire, repose sur l’héritage des Lumières rejetant la procédure ecclésiastique inquisitoriale où le Saint Office exigeait des accusés qu’ils jurassent de dire la vérité sous peine de damnation éternelle, quand bien même cette vérité devait les mener à l’échafaud. Ce dilemme entre la mort aujourd’hui ou la damnation pour l’éternité (les deux pouvant se cumuler si celui qui avait juré était néanmoins déclaré coupable) a paru immoral aux philosophes des Lumières, et qu’il me soit permis de partager leur avis. Le droit au silence tire de là ses racines, d'ailleurs, puisqu'il est une alternative honorable au mensonge, et notez qu'il s'agit d'un droit, je vais y revenir. Pour ma part, je ne partage pas le désir de ma consœur de revenir à l'ancien droit.

C’est ainsi que depuis le code d’instruction criminelle de ce wokiste qu’était Napoléon, l’accusé n’est plus tenu de prêter serment.

Cela ne veut pas dire qu’il a le droit de mentir. Cette expression est hélas employé, surtout par des pré-adolescents qui affirment leur droit d'avoir la télécommande, mais y compris par des praticiens du droit ; mais c’est un abus de langage. Le mot droit est souvent employé à la place de celui de liberté : ce n’est pas la même chose.

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce que la loi n’interdit pas. Elle est de fait le principe. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’article 5 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais le fait que ça ne soit pas interdit n’assure pas pour autant l’impunité : cette liberté doit s’exercer dans le respect de celle des autres, et nous sommes civilement responsables des dommages que nous pouvons causer par l’exercice de notre liberté. Pour l’Etat, notre liberté suppose une simple abstention : qu’il n’entrave pas son exercice.

Le droit en revanche est un degré au-dessus. Il doit être expressément proclamé par un texte, et oblige l’Etat à aller plus loin qu’une abstention à entraver, il doit au besoin intervenir pour protéger et garantir son exercice.

Ainsi, la liberté d’expression veut dire que l’Etat ne doit pas en principe entraver la libre communication des idées (il peut en réprimer les abus, par exemple quand votre voisin veut librement communiquer ses idées à trois heures du matin), mais pas que l’Etat doit vous donner les moyens de les diffuser ou que quiconque soit obligé de vous écouter. C’est ce qui en fait toute la valeur : vous lisez ce texte car vous le voulez, et à la seconde où cette volonté disparaitrait, vous cesseriez immédiatement, et c’est ce qui rend votre lecture précieuse à mes yeux.

Le droit de propriété, lui, impose à l’Etat d’employer au besoin la force publique pour vous remettre en possession de vos biens, soit qu’on vous les ait volés si ce sont des meubles, soit qu’on les occupe sans droit si ce sont des immeubles, sans avoir à porter de jugement sur le mérite que nous avons à être propriétairesde ces choses : nous le sommes, cela suffit. Le droit de vote oblige l’Etat à organiser les scrutins et à surveiller leur bon déroulement sur l’ensemble du territoire. Etc. Et donc, le droit au silence, qui est un droit et non une liberté, interdit en principe au juge de tirer quelque conclusion que ce soit de son exercice (hormis que l'avocat qui conseille l'accusé est décidément très bon). La CEDH a admis que ce principe, comme tout principe en droit avait des exceptions (d'ailleurs, ce principe aussi a des exceptions puisqu'il existe des principes absolus qui n'en connaissent aucune ; c'est compliqué, le droit, je sais), et c'est le rôle des avocats de veiller à ce que des magistrats récalcitrants ne soient tentés de faire de ces exceptions le principe. Ils sont si taquins.

Il n’y a en droit français aucun droit de mentir, ma consœur a raison sur ce point. Vous chercherez en vain le texte qui le consacre. C'est une simple liberté. Dès lors, pourquoi diable vouloir le supprimer ?

La nuance est de taille : l’exercice de nos libertés nous engage, pas celle de nos droits. Si un accusé décide de mentir, et que son mensonge est découvert, est manifeste, ou même que le juge en est intimement convaincu par les indices et preuves à lui présentés, il peut en tenir compte pour la sévérité de sa décision, et ne s’en privera généralement pas, ne serait-ce que parce que l’absence de reconnaissance des faits peut faire craindre leur réitération. J'ajouterai que j'ai du mal à percevoir en quoi la menace de commettre un délit passible de 5 ans de prison pourrait inciter quelqu'un à reconnaître un crime lui faisant encourir de trente ans à la perpétuité, mais je sous-estime peut-être le respect de la loi qu'ont les criminels.

En revanche, il y a des circonstances où mentir est interdit. C’est le cas du témoin en justice, on l’a vu, de celui qui dépose devant une commission d’enquête parlementaire, qui doivent parler et dire la vérité. Et il y a le cas de celui à qui on n’a rien demandé et qui décide de mentir. Le simple mensonge n’est pas en soi un délit, sinon tous les parents seraient en prison le 25 décembre au matin. Il faut qu’il soit proféré dans certaines circonstances. Ainsi en est-il du délit de dénonciation calomnieuse, qui consiste, nous dit l’article 226-10 du code pénal, en la dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d'un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l'on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu'elle est adressée soit à un officier de justice ou de police administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d'y donner suite ou de saisir l'autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l'employeur de la personne dénoncée.

Il faut donc : une dénonciation, faite à des personnes ayant le pouvoir d’y donner suite, de faits de nature à entrainer une sanction, que l’on sait être faux. C’est un délit qui est difficile à établir, et qui peut donner lieu à des relaxes douloureuses, j’en ai raconté un exemple il y a de cela 15 ans. Le parquet, prudent, ne le poursuit que rarement, et il est très souvent porté par les victimes elle-mêmes, qui perdent souvent. Et dans l’affaire qui a bouleversé ma consœur au point de vouloir mettre à la poubelle deux siècles d’état du droit et l'héritage révolutionaire, la relaxe est quasi-certaine, pour des motifs de droit.

En effet, pour que la dénonciation calomnieuse soit constituée, il faut que les faits dénoncés soient faux : ici, ils le sont, cela ne fait aucun doute. Il faut aussi que le dénonciateur ait su qu’ils étaient faux. C’est également le cas ici, le dénonciateur étant bien placé pour savoir qu’ils sont faux et aucune erreur n’étant possible. Une décision définitive de justice parachève d’établir leur fausseté, puisque Jonathann Daval a été déclaré lui-même coupable de ces faits. Il ne manque donc que la dénonciation, et c’est elle ici qui fait défaut.

La jurisprudence estime en effet, et désormais vous savez pourquoi, que la dénonciation, pour constituer le délit, doit être spontanée : il ne peut être commis que par celui qui a pris l'initiative de porter, devant les autorités, des accusations mensongères contre un tiers (Crim, 16 juin 1988, n°87-85.432), or une dénonciation faite par un prévenu ou un accusé ne peut, si elle se rattache étroitement à sa défense, être considérée comme spontanée (Crim, 3 mai 2000, n°99-84.029).

Si vous ne voulez pas qu’un meurtrier accuse un tiers d’être le coupable, ne lui posez la question de sa culpabilité, ou alors, acceptez qu’il puisse vous mentir dans sa réponse.

Cet état du droit ne convient pas à ma consœur ; mais aucune de ses objections ne résiste à l’analyse.

La recherche de la vérité imposerait que l’accusé prêtât serment au même titre que le témoin ? Admettons. Mais alors ce serait oublier la troisième partie au procès : la victime. Il faudrait qu’elle aussi jurât le même serment, et acceptât d’encourir les foudres de la justice et celles de celui qu’elle accuse, fût-il coupable, si elle proférait le moindre mensonge, aussi véniel fût-il. Je ne suis pas sûr que ma consœur souhaite soumettre les victimes à ce risque de pression de la part de quelqu’un qui a tout à perdre, mais son refus du droit de mentir ne peut aboutir à en octroyer un à la victime. Ce serait marcher sur la tête.

Le brouillage de pistes par le mensonge du suspect ne tient pas non plus. Le fait que le suspect peut, et probablement va mentir est intégré par les enquêteurs, qui ont même baptisé la première audition sur les faits, celle où le suspect va mentir parce qu’il ignore encore les preuves réunies contre lui, « l’audition de chique ». Ainsi, tenez : dans l’affaire qui la préoccupe, jamais le beau-frère que Jonathann Daval a accusé six mois durant n’a été mis en examen, ni même placé en garde à vue, ni même entendu librement, et n’a à aucun moment été considéré comme suspect. Le brouillage de piste n’a eu aucun effet, car les enquêteurs ne sont pas naïfs, grâce précisément à des générations de suspects qui leur ont menti avec obstination.

J’ajouterai, pour finir de la rassurer, elle qui s’interroge sur si nous n’irions pas trop loin dans la protection des droits de la défense : la réponse est non, absolument non, définitivement non, aucun risque. La France n’a jamais encouru ce reproche. Il a fallu des condamnations de la france par la CEDH pour toutes les avancées récentes des droits de la défense, et il y en aura d’autres à venir notamment sur l’accès au dossier en garde à vue par exemple, il a fallu un siècle pour que les avocats puissent assister leurs clients dès l’inculpation, un autre siècle pour qu’ils puissent aller leur rendre une brève visite en garde à vue, et deux décennies pour qu’ils puissent enfin rester pendant les interrogatoires. J’ajoute que je cherche en vain dans l’histoire le cas d’un pays qui, pris d’un étrange vertige humaniste, serait allé trop loin dans les droits de la défense au point de devenir le royaume du crime impuni, mais je suppose que cela a dû arriver à l’époque où la France était ce fameux havre de paix à l’abri de toute criminalité où les femmes pouvaient circuler librement jour et nuit dans les moindres ruelles avant de rentrer retrouver leur conjoint sans ressentir à aucun moment la moindre peur ni chez elles ni dehors.

lundi 15 avril 2024

On n’a pas tous les jours vingt ans

Il y a 20 ans aujourd’hui, j’ouvrais ce blog. Il a eu une décennie de forte activité, et une décennie d’un rythme, disons… reposant.

Comme je l’ai déjà écrit, l’envie d’écrire, et les sujets d’inspiration, ne manquent pas, et la dégradation à vue d’œil de l’ambiance sur Twitter contribue à me donner envie de reprendre le temps d’écrire ici.

La difficulté à laquelle je me heurte est totalement extérieure. J’ai une activité professionnelle prenante, et qui se développe de manière continue et tant mieux (merci au parquet pour sa volonté inébranlable de sembler vouloir faire ma fortune). Or mon activité professionnelle est ma priorité : sans elle, je n’aurais plus rien à raconter ici, outre une sombre histoire d’obligation que j’aurais à nourrir mes enfants, fichu code civil, je n'y ai jamais rien compris.

Mais rédiger un billet, c’est comme rédiger des conclusions, une assignation ou un mémoire, selon votre chapelle du droit. On y réfléchit, ça mature, et quand il est prêt dans notre tête, il faut prendre deux à trois heures de rédaction concentrée sans interruption. Et quand j’ai deux à trois heures de libre devant moi, j’ai généralement des conclusions, une assignation ou un mémoire à rédiger, car je pratique les trois chapelles. Il va falloir que j’apprenne à faire court. Ma foi, depuis le temps que je suis sur Twitter, j’ai pratiqué l’art du succinct. Mes prochains billets seront brefs, ne m’en veuillez pas : voyez-y une rééducation à l’exercice.

Je me rends compte aussi que ma série de billets sur le cacagate m’est devenue plus pénible à écrire depuis le décès de celui qui m’a accompagné dans cette épreuve depuis le premier jour, contribuant par son énergie rigolarde à la transformer en sacrés bons moments, je pense bien sûr à Maître Mô.

Je n’arrive pas à me remettre de son absence, je ne suis pas sûr d’en avoir envie d’ailleurs, mais écrire sur le sujet me serre le cœur au point d’en être douloureux. Mais je me dois de la finir, pour tourner la page, donner ma version des faits, et surtout saisir cette occasion pour me moquer encore une fois de l’Institut pour la Justice car il le mérite. Et je pourrai passer à autre chose (mais je moquerai toujours de l'IPJ, mon courroux vengeur est imprescriptible).

Telle est la vie des blogs. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux trolls (Merci Marcel).

Mais c’est un anniversaire, que diantre ! pas des funérailles, donc joyeux anniversaire à toi mon blog, permets-moi de parcourir tes grandes salles vides qui résonnent encore du rire de mes commensaux partis vers d’autres cieux : Dadouche, Gascogne, Fantômette, Simonne Duchmole, Lulu et les autres (ils vont tous bien, rassurez-vous, et n’ont rien perdu de leur esprit et de leur humanisme, peut-être quelques illusions en chemin, mais c’est la vie), laissez-moi ouvrir les fenêtres pour aérer, de chasser quelques araignées qui ont pu y élire domicile.

Je ne vous promets pas d’autres billets pour bientôt, car ce serait comme promettre d’être bref au début de sa plaidoirie : une incantation destinée à ne pas être tenue mais à tromper l'auditoire quelques minutes, et le temps qu’il le réalise, c’est trop tard.

Je préfère le faire, tout simplement ; et sinon, vous saurez où me trouver (j’entends par là sur Blue Sky).

Purée. Vingt ans.

dimanche 5 février 2023

Les raisons de la colère

Il est toujours périlleux d'écrire quand on est en colère. Que de sottises sont écrites ab irato. Mais j'ai laissé passer le délai de prévenance de 24 heures pendant lequel les usages pluricentenaires de la profession nous permettent en toute impunité de haïr nos juges, auxquels on assimile de nos jours les procureurs (sauf à Strasbourg...), et un deuxième laps identique par sécurité. Mais je bous toujours intérieurement.

Rien de tel dans ces cas que de coucher sur le papier, fut-il fait de pixels, l'explication de son ire, et la soumettre aux débats qui font de la section commentaires le meilleur de ce blog. C'est toujours ça qu'Elon Musk n'aura pas.

Pourquoi fulminè-je, me demanderez-vous, car vous utilisez le style soutenu pour vous adresser à moi et je vous en sais gré. À cause d'une bien triste affaire qui se juge ces jours-ci à Paris, et qui est tellement grave par ses conséquences sur la profession que j'exerce que je ne puis attendre que les débats soient clos et la décision rendue, ce qu'en termes juridiques on appelle "trop tard", pour m'exprimer dessus. C'est l'affaire qui concerne, entre autres mais désormais au premier chef, deux de mes confrères du barreau de Paris, un ténor chenu et un ténor jeunot, qui vivent le cauchemar de tout avocat : se retrouver jugé aux côtés de son client pour des actes commis dans le cadre de sa défense. Un troisième avocat était intervenu en défense dans ce dossier mais lui a bénéficié d'un non lieu.

Que leur reproche-t-on exactement ?

Le second, le jeunot, ça lui fera plaisir que je l'appelle ainsi puisqu'il arrive à un âge où on s'entend de moins en moins appelé ainsi, est ancien secrétaire de la conférence. Un jour qu'il était de permanence criminelle, c'est à dire que c'est à lui qu'échoyait toutes les ouvertures d'instruction de dossiers criminels du jour, lui tombe sur les genoux une affaire de stupéfiants d'une ampleur considérable, de celles qu'on ne voit qu'une fois par décennie. Le mis en examen est un baron, placé tout en haut dans la chaine de commandement, et la quantité de drogue saisie dépasse la tonne. On est sur du (très) grand bandistisme. Il assiste l'intéressé lors de la mise en examen, devant le juge des libertés et de la détention, et souhaite rester pour la suite du dossier, qui promet d'être passionnant. Il est rejoint par le premier avocat, le moins jeunot, qui de par sa longue expérience a déjà vu des dossiers de cette ampleur, et, pouvait-on le supposer, avait derrière lui une structure pouvant assurer le volumineux travail que ce dossier exigeait. Précision qui aura son importance : le baron de la drogue en question n'a pas été arrêté concomitamment à la saisie (les boss ne sont jamais sur place quand il y a du risque) mais a été arrêté plus tard, en Espagne, grâce à une enquête menée par la police espagnole. Il a été enregistré lors d'une sonorisation en train de se vanter auprès d'une jeune femme qu'il était à l'origine du gros coup de plus d'une tonne dont on avait parlé à la télé. L'hubris, toujours.

Les choses ne vont pas bien se passer dans le dossier, c'est acquis aux débats. Des fautes ont été commises, elles sont reconnues. Chacun pour des raisons liées à une activité écrasante, ils vont se désintéresser du dossier sans avoir la sagesse de se débarquer. Toujours l'hubris. Le plus jeune, soumis à des pressions de visiteurs nocturnes, a remis au bras droit de son client une copie numérisée du dossier, violant ainsi le secret professionnel. C'est une faute déontologique et possiblement un délit pénal, mais en réalité, cet aspect est totalement secondaire, la suite le démontrera.

L'instruction s'achève et l'affaire est renvoyée devant la cour d'assises, ce qui est rare en matière de stupéfiants mais là, avec l'importation, la quantité et l'organisation derrière, on était au criminel. Et quelques jours avant l'audience, le même bras droit que cité plus haut amène aux avocats, je ne sais pas auquel exactement, mais peu importe, un document qui peut faire exploser le dossier : une décision d'un juge espagnol refusant de prolonger la sonorisation dont faisait l'objet le principal accusé. Or c'est à l'occasion de cette prolongation, apparemment illégale donc, qu'ont été captés les propos l'accablant. Si cette captation était illégale, les aveux étaient irrecevables. On peut deviner que dans un dossier que personne n'avait bossé, un tel argument tombé du ciel était pain bénit. Ils produisent donc ce document au président de la cour quelques jours avant les débats, et demandent un renvoi du jugement à une date ultérieure pour que la cour puisse ordonner un complément d'information pour vérifier ce point auprès des autorités espagnoles, et en profitent pour demander la remise en liberté de leur client. Et là, c'est le drame.

Le président, interloqué, demande aux avocats de justifier de l'origine de cette pièce procédurale essentielle. Les avocats, on l'apprendra par la suite, tergiversent entre eux, sont emmerdés vu la personne qui leur a remis ce document, et expriment leur crainte d'avoir été instrumentalisés. Ce n'est pas tout. Le parquet extirpe du dossier pénal, celui que ces avocats n'ont pas lu, du moins à fond (on parle d'un dossier qui fait plusieurs milliers de pages, hein) les CD contenant la procédure espagnole numérisée, et dans icelle, l'ordonnance du juge espagnol autorisant la prolongation de la sonorisation. Le jugement produit par la défense était donc un faux. Le renvoi est refusé, la défense a perdu toute crédibilité, et l'accusé écope de 22 ans de réclusion criminelle.

Et le parquet va décider de ne pas en rester là.

Il va ouvrir une information du chef de faux en écritures publiques visant les trois avocats de la défense. Elle va être confiée à trois juges d'instruction, qui, je tiens à défendre leur réputation, n'ont JAMAIS été soupçonnés par quiconque d'éprouver un quelconque excès d'affection pour les avocats. Et ils vont s'en donner à cœur-joie, notamment en pratiquant pas moins de six perquisitions aux cabinets et aux domiciles de ces avocats. Il faut savoir ici que s'agissant d'une perquisition au cabinet ou au domicile d'un avocat, eu égard à la protection du secret professionnel dont, Dame ! ces magistrats étaient censés poursuivre la violation, c'est donc qu'ils lui accordaient de l'importance ; la protection de ce secret donc prévoit des règles dérogatoires au droit commun. La perquisition ne peut être menée que par le ou les juge(s) d'instruction en personne, assistés par la police le cas échéant, et en présence du bâtonnier ou d'un de ses représentants, qui peut s'opposer à la saisie de pièces lui paraissant hors sujet. Auquel cas, les pièces sont mises sous scellés sans que le juge d'instruction ne puisse les consulter, pour faire par la suite l'objet d'un débat devant le juge des libertés et de la détention, qui va les consulter et juger si oui ou non elles intéressent l'affaire. Dans l'affirmative, elles sont versées à la procédure, dans la négative, elles sont restituées à l'avocat.

Paris a toujours eu ici un rôle moteur. Depuis des années, un avocat a été délégué à cette tâche, j'ai nommé Vincent Nioré, et la politique de l'ordre a toujours été l'offensive à outrance : tout ou presque tout est contesté, et c'est peu dire que les victoires ont été nombreuses. La jurisprudence, très riche en matière de perquisitions de cabinet s'est pour l'essentiel forgée à Paris (où exercent la moitié des avocats de France, on a de la matière) et Vincent Nioré, fort de son expérience unique en France a effectué de nombreuses formations pour les autres ordres, et publié de nombreux textes sur le droit des perquisitions, dont il est le spécialiste reconnu. La profession lui doit beaucoup.

Forcément, ça ne l'a pas rendu très populaire chez les juges d'instruction dont il a fait annuler les saisies, qui, doit-on le préciser ? Ma foi oui : dont les saisies ont été annulées parce qu'elles étaient illégales et disproportionnées au point qu'un collègue du juge d'instruction ne pouvait pas prétendre ne pas le voir.

(Paragraphe mis à jour, cf. à la fin)Et dans ce dossier, au cours de l'audience dans le cabinet du JLD, qu'on imagine tendue, une collaboratrice du plus chenu des deux avocats, 5 ans de barre ce qui est peu pour tanner le cuir, perquisitionnée à son domicile, a fait une crise de larmes. Ce qui a mis en colère Vincent Nioré, qui dit qu'il trouve "dégueulasse" ce que les juges ont fait subir à cette jeune femme, et dit qu'il en a marre de « nettoyer l’urine pendant les perquisitions » et des « salissures des juges d’instruction ». La mention de l'urine fait allusion à un incident survenu au cours d'une perquisition un an plus tôt où le mari d'une consoeur perquisitionnée avait fait une crise d'épilepsie à l'arrivée des juges et s'était uriné dessus. Vincent Nioré avait aidé à nettoyer cette personne pendant que les magistrats poursuivaient la perquisition après avoir enjambé le patient. Le JLD va rendre une décision faisant droit à la plupart des contestations du représentant du bâtonnier dans une décision qui mentionne qu'il résulte des pièces saisies que les avocats ne pouvaient pas savoir que le document était un faux. Le lendemain de cette décision, les magistrats instructeurs vont déposer une plainte auprès du procureur général, de la procureure générale en l'occurrence, qui va, comme la loi lui en donne le pouvoir, saisir le conseil de discipline à l'encontre de Vincent Nioré pour avoir insulté les magistrats en parlant d'urine et de salissures. L'instruction des poursuites, au cours de laquelle le juge des libertés et de la détention va témoigner, va établir que non, les propos tenus n'insultaient pas les magistrats, et le JLD va confirmer qu'il n'a constaté aucun manquement ni aucun outrage lors de son audience, ce qu'il n'aurait certainement pas accepté. Peu importe, le conseil de discipline devra juger Vincent Nioré. Au cours de cette audience, le bâtonnier Cousi, autorité de poursuite, va absoudre totalement Vincent Nioré et venir symboliquement s'asseoir à côté de ses défenseurs. Le conseil a bien sûr relaxé. Et la procureure générale, quelques mois avant de partir à la retraite, a fait appel de cette relaxe, pour que l'affaire soit rejugée par des magistrats cette fois. La réponse du barreau fut sans équivoque : nous avons élu Vincent Nioré vice-bâtonnier dans la foulée. Le parquet général, revenu à plus de raison avec le successeur de sa prédécesseuse, s'est désisté de son appel, la relaxe est à présent définitive, et la tension est un peu redescendue.

Pas pour longtemps, puisque les trois juges d'instruction ont finalement rendu une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de deux des trois avocats du baron de la drogue, outre le baron et son bras droit, pour faux en écriture publique, tentative d'escroquerie au jugement, et violation du secret professionnel. Ordonnance de 120 pages, ce qui pour des faits simples est prou : la violation du secret était reconnue, un faux est un délit simple à caractériser, et l'escroquerie est certes un délit complexe, mais pas au point de nécessiter une thèse : on dit qu'un délit est complexe dès lors qu'il a plus d'un élément matériel à caractériser (l'escroquerie en a trois).

Le faux consiste à altérer la vérité dans tout document visant à établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques. S'agissant d'un jugement, il n'y a aucune difficulté : on a le vrai jugement, on a le faux, on constate que le faux dit le contraire du vrai. L'usage du faux consiste à utiliser un document que l'on sait être faux. L'escroquerie consiste à employer des manoeuvres frauduleuses (la loi donne comme exemples l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, ou l'abus d'une qualité vraie) qui vont tromper quelqu'un et le déterminer à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge (on parle simplement de "remise" pour désigner tout cela). La tromperie doit être déterminante, c'est à dire que sans elle, il n'y aurait pas eu remise. Voilà les trois éléments matériels : manœuvre, tromperie, remise.

Or ici il ne vous a pas échappé que les avocats ne savaient pas que ce jugement était un faux. Ce point n'est d'ailleurs pas discuté, pas plus que celui qu'ils ne l'ont pas forgé eux-même : parmi les pièces ayant échappé à l'annulation de saisie figurent des échanges entre les avocats montrant qu'ils sont bien ennuyés de devoir expliquer comment ils ont eu la pièce, et se demandent, un peu tard, si on ne les a pas manipulés. Ite missa est : pas d'élément intentionnel, pas d'infraction, programme de L2 de droit. De même s'ils ignoraient que c'était un faux, ils n'ont pu tenter d'escroquer un jugement, d'autant qu'ils n'ont même pas demandé que le juge jugeât, mais qu'il ordonnât un supplément d'information pour vérifier si ce jugement existait bien. Il y avait sans doute de quoi poursuivre ces avocats au disciplinaire pour leur légèreté et leur crédulité. Ils n'auraient certainement pas été radiés, cette affaire ne saurait résumer leur carrière, leur bilan parle de lui-même, mais même la plus légère des sanctions aurait déjà été un châtiment suffisant.

Eh bien non. Deux semaines d'audience ont abouti à un réquisitoire qui a abasourdi l'assistance et votre serviteur, pour tenter d'échaffauder une démonstration de culpabilité, à rebours de la loi, reposant non plus sur la connaissance du caractère de faux de la pièce mais sur l'existence d'un soupçon qu'elle pût être fausse, soupçon qui chez un avocat devient une obligation de s'abstenir de produire à peine de commettre le délit d'usage de faux-qu'on-ne-sait-pas-être-faux-mais-on-est-avocat-alors-on-est-coupable-quand-même (ne le cherchez pas dans le code pénal) et tentative d'escroquerie à cause du crédit qu'un avocat donne à une pièce en la produisant.

Pardonnez ce tintamarre qui vient de m'interrompre, ce sont tous les avocats civilistes ou publicistes qui viennent d'éclater de rire en lisant que le seul fait qu'ils produisent une pièce lui donne un crédit supplémentaire aux yeux du juge. Tous les jours, TOUS LES JOURS, des juges, avec ou sans robe, écartent nos pièces en ne les estimant pas assez probantes voire douteuses pour finalement rejeter les demandes que nous présentons au nom de nos clients, parfois en faisant même droit à la partie adverse sans avocat qui a produit des pièces le jour de l'audience sans nous les communiquer à l'avance, clients dont nous devons gérer l'incompréhension de la décision : "Mais enfin maître comment le juge peut-il dire cela, je lui ai prouvé le contraire".
Nous donnons un supplément de crédit à nos pièces... Eux au moins ont le cœur à rire. Mais pas moi.

Relisez bien cette démonstration, rapportée par la formidable Olivia Dufour dans Actu-Juridique :

si l’avocat apporte son crédit [à ces pièces] et le renforce par la production de conclusions, il contribue délibérément à tromper la religion du juge, à le pousser à donner foi à une pièce qu’il aurait appréciée sinon avec plus de circonspection. Ce n’est pas la même chose pour un juge de recevoir une pièce d’un justiciable ou d’un avocat, car l’avocat est un professionnel qui fait présumer des vertus professionnelles.

D'abord, les conclusions ne renforcent pas les pièces, c'est le contraire : les pièces viennent soutenir les conclusions, qui reposent sur les faits qu'elles établissent. Ensuite, le parquet affirme que la production d'une pièce que l'avocat soupçonne d'être un faux suffit à constituer un délit pénal à son encontre. Mais en revanche, que deux magistrats, un du siège et un du parquet, s'accordent pour altérer une pièce de procédure en en changeant le sens pour que le jugement rendu ne permette plus une remise en liberté ne constitue pas un délit car il avaient certes commis une « erreur », mais « sans intention frauduleuse ». Intention frauduleuse que la loi n'a jamais exigé, elle se contente de la conscience d'altérer la vérité. heureusement pour eux, ces magistrats n'étaient pas avocats, ils n'étaient donc pas tenus aux mêmes très hauts standards de probité et de vérification scrupuleuse : relaxe. Pas plus que le juge d'instruction qui se désigne lui-même postérieurement à des actes qu'il a réalisés illégalement, en antidatant sa désignation pour que cette illégalité soit dissimulée. Pas de faux : il n'était pas avocat, alors YOLO sur les dates. Vous commencez à comprendre pourquoi je suis en colère ?

Et pourquoi disais-je que le volet violation du secret professionnel était en réalité indifférent à tout le monde ici ? Parce que dans ce réquisitoire hommage du vice à la vertu, l'avocat qui a commis la violation du secret professionnel s'est entendu requérir deux ans de prison dont un ferme, et le sénior, trois ans dont deux fermes. Et cinq ans d'interdiction d'exercice, soit le maximum légal et une peine de mort pour tout avocat, dont l'activité et la réputation ne peuvent se remettre d'une telle sanction. Avec exécution provisoire, le mot exécution n'ayant jamais été plus approprié, et provisoire, aussi peu pertinent.

Je n'ai jamais, vous pouvez relire tous les billets de ce blog, jamais sollicité un traitement de faveur pour les avocats. Les seuls droits dérogatoires au droit commun que nous avons n'ont qu'un objet : garantir notre liberté qui est celle de la défense, notre indépendance à l'égard des juges et des clients en nous mettant à l'abri de pressions ou de représailles, et en protégeant le secret de ce que nous révèlent nos clients, secret sans lequel il n'y a plus de défense, donc plus de justice, donc plus de démocratie, rien de moins. Pas de privilège, nous les abhorrons, pas de traitement de faveur, nous luttons contre. Nos droits spécifiques n'existent que dans l'intérêt de l'individu que nous défendons contre le Léviathan. Mais pour nous, nous demandons le même traitement que n'importe quel citoyen en république. Même s'il n'est pas magistrat. Si le premier quidam passant dans la rue avait produit un faux jugement, ignorant qu'il est faux, en disant "ce jugement semble me donner raison, je demande que vous vérifiiez ce qu'il en est", il ne serait pas condamné pour tentative d'escroquerie au jugement, et aucun procureur n'aurait même l'idée d'engager de telles poursuites (en revanche, s'il antidatait une attestation en disant qu'il avait attesté dans sa tête mais oublié de matérialiser cette attestation, il serait poursuivi et condamné pour faux...).

Et faire passer cette exigence exorbitante du droit commun comme un hommage à l'excellente vertu exigée des membres de cette noble profession que celle des avocats qui ont donc d'autres obligations que le commun des mortels n'est rien d'autre qu'un hommage au Tartuffe de Molière, un crachat sur l'égalité républicaine en rétablissant une noblesse de robe abolie une nuit du 4 août il y a fort longtemps, et pire que tout une insulte à mon intelligence.

NB : Mise à jour le 5 février 2023 : la première version du texte disait que l'incident du pipigate était arrivé pendant la perquisition dans l'affaire du faux jugement, ce qui était une erreur de ma part. L'incident était arrivé un an plus tôt, là, c'est une crise de larme de la collaboratrice perquisitionnée qui a remémoré à Vincent Nioré cet incident qui l'avait beaucoup marqué. Merci à celles qui ont attiré mon attention sur ce point, et encore une fois, plutôt que lire mes sornettes, lisons Olivia Dufour qui raconte toute cela en détail ainsi que l'épatante Marine Baboneau chez Dalloz et là aussi.

mardi 16 août 2022

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 4 : un poubelle espoir

Je vous l'avais dit, chers lecteurs et surtout chères lectrices, que je ne vous laisserais pas vous morfondre longtemps.

Ainsi, si un an a passé entre les deux audiences devant le tribunal correctionnel de Nanterre, un jour a passé sur ce blog. C'est à n'y rien comprendre, et cela vous met dans la parfaite disposition d'esprit pour cette audience.

N'étant pas témoin impartial de cette audience et n'ayant aucune prétention à l'être, je vais être, une fois n'est pas coutume, et deux fois non plus en prévision du billet sur l'audience d'appel, un peu personnel. Vous me le pardonnerez, ces billets ayant aussi l’objet d’être une thérapie, et si vous ne le pardonnez pas, alors vous faites partie de la catégorie des gens dont l’avis ne m’importe pas, et ça n’a aucune importance.

La première chose qui me revient en pensant à ce procès, c'est la présence dans le public de personnes qui me sont chères venues me soutenir, et d'autres aussi, à qui je n'avais rien demandé, et qui avaient estimé nécessaire d'être là pour me soutenir. Je ne sais plus si j'avais réussi à bafouiller ma gratitude de manière audible, mais je le répète ici avec le calme et le recul : merci à toutes et à tous, vous m'avez tellement fait plaisir. Merci, merci, merci. Même à toi, Y., qui a eu des ennuis par la suite hélas. Ce jour-là, tu fus un vrai confrère, je ne l’oublie pas.

C'est très étrange de se retrouver debout à la barre, en simple costume-cravate dans un prétoire que l'on connait fort bien. On se sent tout nu. Cela fait bizarre de s’entendre appeler par ses nom et prénom, et d'avancer jusqu'à la barre, aux côtés des autres prévenus — bon, de la seule autre prévenue à avoir fait le déplacement, la formidable et brillante Julie Brafman, après de qui je ne m'excuserai jamais assez de lui avoir imposée d'écouter, dans un silence religieux, le rappel de mes propos contenant beaucoup trop d'informations non sollicitées sur mon caca. Car la loi exige qu’au début de chaque audience correctionnelle, le président rappelle au prévenu pourquoi il est là, et dans le cas de votre serviteur, cela supposait d’entendre un magistrat dire avec tout la solennité possible que j’était prévenu d’avoir injurié l’association Institut pour la Justice en disant que je refusais obstinément de me torcher avec elle afin de ne pas salir mon caca. Julie, pardon, pardon, mille fois pardon, heureusement que nous avons trouvé depuis d'autres sujets de conversation.

Les avocats font les pire clients, tous les avocats le savent, et je ne pense pas avoir fait défaut à Maitre Mô sur ce point. Nous nous étions mis d'accord sur la stratégie de défense suivante : "Dis ce que tu veux, je m'en fous, je me débrouille". Ayant la plus grande confiance en Jean-Yves, je ne doute pas d’avoir, fût-ce involontairement, mis la barre très haut. Ce qui est redoutable, c'est notre trop grande aisance à la barre. Nous sommes dans un prétoire, dans la partie du prétoire qui est la notre, en bas, loin du perchoir du procureur, là où en l’occurrence j’avais déjà plaidé et ai replaidé depuis, et ai l’habitude d’y croiser le verbe. C’est d’ailleurs l’attitude que le tribunal attend d’un avocat : une liberté totale de parole, que seule doit brider la pertinence du propos.

Mais pas d’un prévenu. Et très vite, on oublie qu'on est non pas le conseil du prévenu, mais… le prévenu. Avec l’absurdité de l'accusation, et le mépris, tout légitime qu'il soit, dans lequel on tient la personne morale qui nous poursuit, je ne pense pas avoir été un client facile, mais figurez-vous que Jean-Yves m'avait menti. Il ne s'est pas débrouillé, il a été brillant, ce qui lui était consubstantiel.

Peu lui a importé que le conseil de cette piteuse association lui ait remis ses conclusions, même pas en début d'audience, comme font les mauvais avocats, mais pire encore, en cours d'audience. Les chiens ne font pas des chats.

À ce sujet, puisque je ne cache rien ou presque, l’IPJ ne s’est pas contenté de demander des dommages-intérêts symboliques, le montant total de ses demandes s’élevait à 150.000 euros. Oui, cent cinquante mille. L’IPJ jouait les vierges effarouchées par un vilain mot, mais était bien là pour se venger de mon billet ayant ruiné leur opération de fake news avant l’heure, et visait ma mort économique. Ce n’était pas un jeu pour cette association, et par conséquence, ça ne l’était pas pour moi non plus. L’extrême droite ne plaisante jamais.

Peu a importé à Maître Mô, à Jean-Yves, je ne sais même pas comment l'appeler, que son client préférât avoir les rieurs que les juges de son côté. Il m'a donné une leçon du métier d'avocat, et aujourd’hui je peux dire que je sais ce que ça fait que d'être défendu par maître Mô. Sur le coup, j'ai pensé qu'il ne pourrait rien m'arriver de mieux dans un prétoire, mais heureusement, grâce au tribunal correctionnel de Nanterre, j'ai pu être détrompé deux ans plus tard (Teaser).

J'aurais du mal à faire un récit détaillé de cette audience. Je ne pouvais prendre de notes, ça se serait vu. Je me souviens de bribes.

Puisqu’il y avait exceptio veritatis, il y eut d’abord bataille d’expert. Las, Zythom, qui était bien là en juillet 2014, avait un empêchement professionnel et n’a pu venir soutenir son rapport, mais il fut déposé à la procédure et accessible au tribunal. Qui, on le verra, ne l’a probablement pas lu.

Le rapport de Zythom établissait que tout ce que demandait la page de signature de la pétition en cause était que divers champs remplissent les conditions suivantes : le champ « nom » ne doit pas être vide ; le champ « prénom » ne doit pas être vide ; le champ « e-mail » ne doit pas être vide, et correspondre à une syntaxe d’e-mail valide, c’est-à-dire commençant par au moins un caractère pris parmi les 26 lettres de l'alphabet en majuscules ou minuscules, les dix chiffres, l’underscore ou le tiret, suivi par le caractère « @ », et suivi par un nom de domaine composé d’au moins un caractère alphanumérique, un point, et deux ou trois cratères alphanumériques, sans vérification de l’existence réelle dudit nom de domaine ; le champ « code postal » ne doit pas être vide (mais il n’a pas à correspondre à un vrai code postal et pouvait être rempli avec des lettres, et un seul caractère suffisait) ; l’adresse e-mail saisie ne doit pas déjà être présente dans la base. Aucune vérification n’était faite, pas même par l’envoi d’un e-mail de validation. Ainsi, le facétieux Maître Mô avait signé la pétition au nom de Napoléon Bonaparte, avec une adresse e-mail fantaisiste, et la signature avait été acceptée sans barguigner et aussitôt enregistrée, alors que nous avions des preuves irréfutables que l’Empereur ne pouvait avoir signé ladite pétition.

Je précise que le fichier des signataires ne nous a jamais été accessible (ce n’était pas l’objet de notre demande par ordonnance sur requête) ni communiqué. Encore une fois, ‘’trust me, bro.’’ L’analyse des logs avait confirmé que la courbe droite que j’avais publiée, et qui montrait une rythme de signature absolument stable sur une période de 20 minutes (soit 4500 signatures) était exacte, mais que sur 24 heures, la courbe montrait un aplanissement entre 00h00 et 07h00, avant de reprendre à un rythme élevé et soutenu le reste de la journée. Bref, concluait le rapport, ce compteur n’était pas fiable et il était abusif de présenter comme autant d’êtres humains signataires le nombre de formulaires remplis sans la moindre vérification. Ce qu’on pourrait résumer, pour que ça tienne en un tweet, d’à l’époque 140 caractères maximum, par « compteur bidon ».

Je me souviens aussi que l'avocat de la partie civile a expressément insinué à la barre que j'étais si ça se trouve, peut-être, en train de tweeter en direct depuis le banc des prévenus. Bien sûr, je n'en faisais rien. Bien sûr, il était en embuscade. Bien sûr, il était déçu que je n’en fisse rien. Bien sûr, le tribunal n’a pas pu vérifier ce qu’il en était. Mais j’ai eu droit à un regard soupçonneux de la présidente.

Je me souviens de Xavier Bébin, délégué général de cette association, la représentant à l’audience, et son seul membre actif à l’époque, piètre juriste et piètre écrivain s’attribuant un titre pompeux de criminologue qui avait pour avantage de ne pas exister, partant de ne pas être réglementé et donc de ne pouvoir être usurpé, expliquant à la barre que mon billet sur le blog l’avait laissé indifférent et n’avait pas eu d’incidence sensible sur le rythme des signatures (« Et pour cause ! » avait murmuré Jean-Yves de sa voix trop grave pour qu’on ne l’ait pas entendu jusque dans la salle d’à-côté), mais qu'il avait été frappé d'une quasi dépression dont il ne se remettait que péniblement en lisant le tweet où j'expliquais en quoi sa postérité littéraire et mon postérieur n’étaient jamais destinés à se rencontrer. Son numéro d’homme meurtri a sans doute été le moment le plus involontairement amusant de ce procès. Personne n’y a cru, et c’était gênant par moment.

Et enfin la plaidoirie de Jean-Yves, de celles qui vous font redresser la tête par gros temps, qui, méthodiquement, juridiquement, expliquait pourquoi, j'assume le jeu de mot, la plainte de l'IPJ était de la merde, et notamment que les propos qui m'étaient prêtés n'avaient JAMAIS été tenus tels qu'ils étaient présentés dans la plainte, ce qui en soi aurait dû garantir ma relaxe en vertu du droit de la presse. Son moment de bravoure a été de me présenter comme le prévenu de Schrödinger, l'IPJ disant que mes propos litigieux n'avaient eu aucun effet sensible sur le succès de leur pétition ("Même pas mal !") et en même temps leur avait causé un préjudice qui ne pouvait être réparé qu'à hauteur de 150.000 euros, avions-nous appris en cours d'audience ("On a trop mal on va mourir Eolas m'a tuer"). Et enfin, et surtout, en tout état de cause, ce qui ne pouvait échapper à un juriste tel que lui et fin connaisseur du droit de la presse, quand bien même toutes les objections préalables eussent été balayées comme infondées, il en restait une invincible : la liberté d'expression me protégeait, du fait que c'était un débat public sur un thème d'intérêt général puisque nous parlions d'un débat sur l'autorité judiciaire dans un contexte de campagne présidentielle. Les juristes de mes lecteurs l’auront reconnu : c’est l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme, le totem d’immunité de la Raison face aux factieux qui veulent l’étouffer.

Plutôt rasséréné, je quittais le prétoire après avoir entendu que le jugement serait rendu le 6 octobre 2015. Anecdote qui a son importance pour la suite, en sortant du prétoire, Jean-Yves et moi croisâmes Éric Morain, venu ce jour là à Nanterre botter comme de coutume le postérieur d’un fâcheux. Je le connaissais déjà, d’un temps où Maître Eolas n’existait point encore. Je le présentai à Jean-Yves, ils se connaissaient de réputation, et Éric me déclara qu’il aurait bien aimé que je l’appelasse sur ce dossier, qui lui paraissait aussi intéressant qu’amusant, ce qui chez lui sont deux puissants moteurs de motivation. Nous nous séparâmes moi lui promettant, un peu en plaisantant, que s’il y avait appel, alors je le ferais monter sur ce dossier, comme on dit chez les avocats. Éric prit ma plaisanterie au sérieux, et nous quitta nanti en son for d’une promesse. Je la tins, à mon corps défendant. Bien sûr il y eut coupettes. Bien sûr, il y eut des rires.

Et puis il y eut le jugement. Et ce fut la douche froide.

Et ce sera l’objet du prochain billet.

dimanche 14 août 2022

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 3 : la revanche du site.

Comment ça, un peu de temps a passé depuis le précédent billet sur le sujet ? Allons, allons. D’abord, Albert Einstein l’a démontré, le temps est relatif. Ensuite, oui, vous avez raison, et je n’ai aucune excuse. Inutile donc d’y passer trop de temps. Adoncques et sans désemparer :

Bref résumé des épisodes précédents :

Furieuse que j’aie publiquement démonté ses fallacieuses manipulations, l’association Institut pour la Justice (qui n’est ni l’un ni l’autre) a porté plainte contre votre serviteur et d’autres personnes pour injure et diffamation dans ce que l’Histoire retiendra comme le cacagate. L’instruction s’est terminée en 2013, chaque intervenant dans la publication de ces vérités qui dérangent cette association a été identifié, il est temps d’aller à la baston. La citation devant le tribunal de Nanterre nous est arrivée le 18 juin 2014, et nous avons aussitôt réagi, mes défenseurs et moi, en dégainant le Gaffiot et en nous écriant « Exceptio veritatis ! »

Je vous sais tous bilingues en latin, et je vous félicite. Faisons un instant, pour rire, comme si vous ne l’étiez pas. Exceptio veritatis veut dire « exception de vérité ». Une exception, en droit, désigne un argument juridique qui vise à faire échec à l’accusation sans même que ses mérites ne soient examinés plus avant. Dans notre affaire, il s’agissait d’établir que les faits que j’avais dénoncés et qui m’étaient imputés à diffamation, à savoir que le compteur de l’IPJ était « bidon », étaient vrais. Le droit de la presse est facétieux, c’est là son moindre défaut. Il impose que cette exception soit soulevée dans le dix jours de la citation devant le tribunal et prenne la forme d’une signification par commissaire de justice (à l’époque on disait huissier de justice) des éléments de preuve et liste de témoins que nous entendions faire entendre, et ce sans pléonasme, par le tribunal. Ce que nous fîmes.

Car nous n’étions pas restés inactifs de notre côté, appliquant le dicton que la meilleure défense, c’est l’attaque. Dès après la mise en examen de notre serviteur, Maitre Mô avait sollicité et obtenu du président du tribunal de grande instance, comme on disait à l’époque, de Lille une ordonnance sur requête (donc à l’insu de l’IPJ) enjoignant à l’hébergeur du site de la pétition pour le pacte 2012, hébergeur qui, cela tombait bien, a son siège dans une ville voisine de la capitale du septentrion, de communiquer le code source de la page du fameux compteur.

Et parmi les témoins, nous invoquâmes un expert, et pas le moindre, puisque ce n’était nul autre que Zythom, à l’époque expert judiciaire, qui avait analysé le code source du compteur et avait conclu à sa parfaite absence de fiabilité, puisqu’on pouvait résumer son code par « trust me bro ». Comme la loi le lui permet, l’IPJ riposta dans les dix jours de notre offre de preuve par une contre-expertise tentant d’établir que la notre, d’expertise, n’était que billevesées et coquecigrue, et qu’on n’avait pas vu de compteur plus fiable depuis celui utilisé par la Manif pour Tous pour compter ses millions de manifestants. Nous reparlerons de cette contre-expertise mais plus tard que vous ne le pensez.

Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes le 1er juillet 2014 devant le tribunal correctionnel de Nanterre, prévenu(e)s, avocats, experts, prêts à en découdre. Autant vous le dire tout de suite, le combat tourna court.

Comme je vous l’avais expliqué dans le billet précédent, j’avais été renvoyé devant le tribunal pour un fait (l’article paru sur Slate.fr) pour lequel je n’avais point été mis en examen, faute de pouvoir être rattaché d’une quelconque façon à cet article, qui faisait le point sur la controverse en reprenant (fidèlement) mes propos sans m’avoir sollicité à cette fin, ce qui ne me pose rigoureusement aucun problème puisque la reprise de mes propos fut fidèle. Or la règle est d’airain : pas de renvoi devant une juridiction de jugement au terme d’une instruction judiciaire si pas de mise en examen. Il n’y a pas d’exception. C’était une cause de nullité de l’ordonnance de renvoi, le code de procédure pénale prévoyant dans ce cas de renvoyer l’affaire devant le juge d’instruction afin qu’il rectifie sa bévue.

Ce qui fut ordonné le 1er juillet, et le tribunal, constatant qu’il n’était pas saisi de cette affaire, nous renvoya vaquer à nos occupations, et nous vaquâmes comme personne, non sans avoir, comme il était de coutume quand Maître Mô était de la partie, fini l’après midi autour de quelques coupettes. Si comme je vous l’expliquerai à la fin, si je garde quelque amertume de cette expérience, elle est largement compensée par des souvenirs de très bons moments, et celui-là en fit partie, car nous rîmes entre personnes liées par une certaine affection et réunies par la nécessité du combat judiciaire pour une cause qui les tenaient à coeur. Non, pas mon caca, la liberté d’expression, faites un effort sinon on ne s’en sortira jamais.

Ces moments, que je ne savais pas si précieux à l’époque, sont des souvenirs que je n’oublierai jamais.

Le 21 mai 2015, la juge d’instruction de Nanterre corrigea son ordonnance, en supprimant la mention de mon renvoi pour le chef de diffamation pour les propos tenus sur Slate.fr, à savoir

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Et le premier des huit chefs de plainte de l’IPJ roula dans la sciure, inaugurant ce qui allait être un long et humiliant chemin de croix judiciaire pour l’institut qui n’a d’institut que le nom. De renvois en fixations, une nouvelle date de jugement fut arrêtée : plus d’un an après la première audience, le 7 juillet 2015. Cette fois, le combat eut lieu. Il fut sans pitié, et sera l’objet du prochain billet, que vous attendrez moins, nettement moins, je m’y engage.

lundi 22 février 2021

J’avais un confrère et un ami

Jean-Yves Moyart, alias Maitre Mô, nous a quitté le 20 février 2021. Depuis l’annonce de sa disparition, les hommages se sont multipliés, et à raison. De la presse (ou encore ici ou ), du ministre de la Justice, qui fut son confrère, et de la profession judiciaire dans son ensemble : policiers, gendarmes, greffiers, juges, procureurs, avocats.

Ce n’est pas faire dans l’emphase de dire que c’est un avocat d’exception qui est parti, que la perte pour le barreau est immense, et que le trou béant qu’il laisse dans le cœur de ceux qui l’ont connu et aimé (ce sont forcément les mêmes), incommensurable. C'est la pure vérité.

Jean-Yves avait la défense dans le sang, dans les tripes, dans chaque fibre de son être. Il a raconté de manière désopilante son grand oral du barreau, qui s’est joué de justesse car il avait quasiment fait l’impasse sur toutes les matières qui n’étaient pas du pénal, et il est tombé sur les sûretés, qui ne sont pas du pénal. Heureusement, le jury a vu l’avocat qui poignait sous l’étudiant dégingandé qui se liquéfiait devant eux. Il faisait partie de ces confrères qui ont toujours su exactement ce qu’ils voulaient faire, et il ne s’était pas trompé.

Un des dangers qui nous guettent dans un dossier par trop mal engagé, c’est l’abattement. La résignation. Se dire que cela ne vaut pas le coup de trop s’investir dans ce dossier, car le client s’arc-boute sur une stratégie de défense que nous lui déconseillons, qu’il a des antécédents accablants, que la juridiction devant laquelle il va comparaître est réputée impitoyable, que le procureur requerra beaucoup, et obtiendra plus. C’est un combat quotidien de chasser ce fatalisme pour se battre jusqu’au bout. Jean-Yves était immunisé contre cela. Il était incapable d’envisager de ne pas tout donner dans chacun de ces dossiers, quitte à en sortir lessivé, avant d’enchaîner sur le suivant, tout aussi prenant. Parce que Jean-Yves avait une capacité d’empathie qui n’a jamais trouvé ses limites, au point que nous en avons conclu qu’elles n’existaient pas.

Il n’y a pas un réprouvé (il aimait bien ce terme), un paumé, un cabossé, chez qui il ne savait déceler la flamme de l’humanité, et dans la nuit qu’avait jeté autour de lui celui qu’il défendait, amener juges, jurés, et parfois les parties civiles elle-mêmes, à tourner leurs regards vers cette lumière. Non pour le pardon, il a défendu des gens qui avaient commis des actes pour lesquels tout pardon était impossible, mais pour que malgré tout, on se souvienne que c’est un humain, un des nôtres, notre frère, que nous jugeons. C’est l’honneur de notre société de juger sans haine et dans la mesure du possible sans colère, de sanctionner sans humilier, de toujours penser à l’avenir et de s’interroger sur ce que cela prendra pour que celui qui sera un temps mis au ban reprenne un jour sa place dans la fraternité humaine. Cette nécessité était pour lui une évidence, et il avait chevillé au corps l’humanisme qu’il fallait pour cette tâche titanesque.

Il n’en sortait pas indemne, mais se plaindre après avoir défendu des gens dont la vie rend le mot misère insuffisant lui était impensable. Il se rebâtissait en s’entourant des gens qui l’aimaient et qu’il aimait tant en retour, sans réserve, par des bains de joie, et par une consommation de champagne qui n’est par pour rien dans la prospérité de la filière. Parfois, au cours des agapes dionysiaques qu’il organisait, ou rendait telles par sa simple présence, on pouvait apercevoir un bref moment un voile tomber sur son regard, la noirceur qu’il avait combattue hier ou celle qui l’attendait demain s’échapper un instant. Mais très vite, il se rendait compte qu’on le regardait, son regard croisait le nôtre, ses yeux souriants avant même que sa bouche ait eu le temps de prendre la suite, et il dissipait ces ténèbres d’un bon mot ou, plus souvent, d’une remarque scabreuse.

La fidélité en amitié n’était pas un vain mot chez lui, il en avait une conception enfantine, quand les serments se font naturellement sans la moindre arrière-pensée et pour toute la vie, qui à cet âge est synonyme d’éternité. C’est pour cela que j’ai sans hésiter fait appel à lui pour me défendre lorsque des gens dont je n’ai pas envie de parler ici m’ont cherché querelle. Car je savais qu’il accepterait avec joie, outre que le corpus delicti le plongerait dans des abîmes d’hilarité. La confraternité non plus n’était pas un vain mot ; je l’ai rarement entendu prononcer le mot, il préférait pratiquer. Il était irréprochable, et incapable de comprendre qu’on ne le fût pas soi-même. Confronté comme il le fut à des confrères médiocres qui compensaient leur absence de talent par des basses ruses de prétoire, il ne se fâchait pas et ne tenait pas rancœur, mais le coupable était jeté au Tartare de son indifférence, dont on ne revenait pas, non qu’il fût rancunier mais parce que la condamnation était toujours méritée.

Il était de ces confrères qui nous donnent chaque jour, par leur exemple, envie de donner le meilleur de nous-mêmes, de ces humains qui ont compris que la seule chose qui vaille dans cette vallée de larmes, c’est de s’embrasser et de se dire qu’on s’aime autant qu’on peut, et de se retrouver, souvent, pour rire de tout, à commencer par soi-même. Il aurait détesté de tous nous voir pleurer autant que nous avons pleuré ces derniers jours à cause de lui. Qu’importe, je ne puis regretter cette trahison, et il nous a trop donné pour qu’être brutalement privé de lui à jamais ne nous fasse pas mal.

jeudi 26 mars 2020

Le confinement de procédure pénale

J'inaugure avec ce billet une nouvelle catégorie de billet, qui sera, sinon éphémère, du moins provisoire, sur ce que le confinement que connait la France entraîne comme conséquences sur notre droit.

Et pour commencer, ce blog étant la maison des pénalistes, voici un petit vademecum de ce que l'ordonnance à paraître très prochainement (Mise à jour 26/03/2020 : le texte est paru ce matin.) va changer en procédure pénale, sous réserve des changements de dernière minute avant sa signature et sa publication, qui le cas échéant donneront lieu à correction ici même.

Ces modifications, qui ne sont pas de détail, ont une durée de vie limitée : elles prendront fin un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire qui, attention, ne sera pas forcément la fin du confinement, qui n'en est qu'une des modalités.

Voici les mesures en question (les numéros entre parenthèses renvoie au numéro de l'article de l'ordonnance).

Suspension de tous les délais de prescription de l'action publique et de la peine (3)

Tous ces délais sont suspendus à compter du 12 mars jusqu'à l'expiration de l'ordonnance, un mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire.

Aménagement des voies de recours (4)

Tous les délais de recours fixés par le CPP sont doublés, sans pouvoir être inférieurs à 10 jours. Seule disposition exclue : le délai de 4 heures pour un référé détention de l'art. 148-1-1 CPP, on comprend aisément pourquoi. Cette disposition n'a toutefois aucun effet rétroactif, mais une autre ordonnance a suspendu tous les délais notamment de recours à compter du 12 mars 2020 jusqu'à un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire, soit par décret, soit de plein droit deux mois après l'entrée en vigueur de la loi (le 24 mai 2020), fin de l'état d'urgence qui refera courir les délais pour leur durée ordinaire, dans la limite de deux mois.

Tous les recours peuvent être faits par lettre recommandée AR, de même que le dépôt de mémoires ou de conclusions, et les demandes d'actes au greffe du juge d'instruction, et les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire, puisque l'alinéa 2 vise "toutes les demandes". Les appels et les pourvois et demandes d'actes au juge d'instruction peuvent être formés également par lettre recommandée AR ou même par courriel si une adresse électronique à cette fin est fournie, auquel cas un accusé de réception électronique sera envoyé par la juridiction. Attention, cela ne vous dispense pas de faire figurer dans la déclaration d'appel ou de pourvoi toutes les mentions légales, faute de quoi vous serez irrecevable, et vous n'aurez pas de greffier pour s'en assurer pour vous en rédigeant la déclaration. NB : la demande par voie électronique ne concerne pas les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire. Rappel du droit commun : les demandes d'acte, de mise en liberté, et de modification de contrôle judiciaire sont adressées au greffier du juge d'instruction et non au magistrat, à peine d'irrecevabilité (Cass. crim., 1er avr. 2009, n°09-80056).

Généralisation de la visioconférence (5) Cette généralisation concerne toutes les juridictions pénales, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties. La loi dit "si", j'ai envie dire "quand", il est impossible techniquement de recourir à un tel moyen (parce que ça marche pas par exemple) le juge peut décider d'utiliser à la place tout autre moyen de communication électronique, y compris téléphonique. Les conditions légales pour que ce moyen puisse être employé sont que la transmission soit de bonne qualité, qu'il ait été possible de s'assurer de l'identité des personnes, et que cela garantisse la confidentialité des échanges entre les parties et leur avocat. C'est au juge de s'assurer à tout instant que ces conditions sont remplies, respectent les droits de la défense et garantissent le caractère contradictoire des débats. Les opérations sont décrites dans un procès-verbal dressé par le greffier.

Hormis quelques juridictions où les chefs de juridictions et les bâtonniers ont des geeks, ça va être très compliqué à mettre en place si l'avocat n'est pas sur place. Rien n'interdirait à un avocat de plaider depuis son cabinet ou son domicile, mais la visioconférence mise en place par le ministère de la Justice ne relie que les juridictions entre elles, et les établissements pénitentiaires ; quant à recourir à un autre moyen, même si l'ordonnance donne au président de vastes pouvoirs, encore faut-il qu'il sache lesquels utiliser, et comment le faire.

Transfert de compétence d'un tribunal judiciaire à l'autre (6) Si une juridiction du 1er degré n'est plus en capacité de fonctionner, le premier président de la cour d'appel peut transférer tout ou partie de son activité à un autre tribunal identique de son ressort. Ce transfert de compétence vaut pour les affaires en cours. Je doute que ce texte soit applicable à la cour d'assises, qui n'est pas à proprement parler une juridiction du 1er degré, puisqu'elle relève de la cour d'appel, même quand elle siège dans un tribunal judiciaire, et sa lourdeur rend impraticable un tel transfert de compétence (les jurés resteront tirés au sort sur les listes de la première juridiction, avec l'éloignement que cela suppose).

Dérogation à la publicité des audiences (7) Le président de la cour d'assises ou du tribunal de police ou correctionnel peuvent ordonner la publicité restreinte voire le huis clos à toute audience, y compris pour la reddition du jugement, auquel cas il devra être affiché dans un lieu accessible au public. Le président peut décider que les journalistes ne se verront pas opposer le huis clos, mais c'est à sa discrétion, ce qui est regrettable.

Remplacement des juges d'instruction empêchés (12) Un juge d'instruction empêché peut être remplacé par un des juges du siège par simple ordonnance du président, et non par l'assemblée générale des magistrats de ce tribunal.

Dérogation à la présence physique d'un avocat en garde à vue (13) L'assistance de l'avocat lors de la garde à vue, que ce soit pour l'entretien et l'assistance aux auditions et confrontations, peut se faire par télécommunication, comme le téléphone, à la demande de l'avocat ou su proposition de l'OPJ si l'avocat accepte. Je ne sais pas comment on va faire tamponner le CERFA par téléphone. Je ne vois pour ma part pas de difficulté à ce que l'OPJ nous envoie copie intégrale de la procédure par mail sécurisé avant que l'entretien avec nos clients (chut, je tente un truc, là).

Prolongation de la garde à vue des mineurs de 16 à 18 ans sans présentation au procureur (14) Self-explanatory.

Prolongation des délais de détention provisoire (16) En matière correctionnelle, les délais de détention provisoire et d'ARSE sont prolongés de plein droit de deux mois si la peine encourue est ≤ 5 ans, trois mois au-delà. Six mois en matière criminelle, et pour toutes les affaires correctionnelles pendantes devant la cour d'appel. Cela s'applique aux mineurs de plus de seize ans détenus en matière criminelle ou si une peine d'au moins sept ans est encourue.

Délais applicables aux comparutions immédiates (17) Le délai de comparution devant le tribunal en cas de comparution différée et débat devant le JLD pour placement en détention provisoire passe de trois à six jours ouvrable (art. 396 CPP).

Le délai maximal de jugement d'une affaire en comparution immédiate passe de six semaines à dix semaines, et pour les affaires où 7 ans d'emprisonnement ou plus sont encourus, ce délai passe de quatre mois à six mois (397-1 CPP).

La durée de la détention provisoire d'un prévenu passe de deux mois à quatre mois, et en cas de comparution immédiate de quatre à six mois (art. 397-3 CPP).

Le délai pour la chambre des appels correctionnels pour juger un appel de comparution immédiate passe de quatre à six mois (397-4 CPP).

Le délai de deux mois pour une comparution différée (art. 397-1-1 CPP) passe de deux mois à quatre mois.

Allongement des délais en matière de détention provisoire (18) Le JLD saisi par le juge d'instruction d'une demande de mise en liberté a six jours ouvrés pour statuer au lieu de trois (art. 148 CPP).

Les délais qu'a la chambre de l'instruction pour statuer en matière de liberté (dix jours, lorsque l’appel porte sur une ordonnance de placement en détention provisoire, délai porté à quinze jours, lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience ; quinze jours, lorsque l’appel porte sur des ordonnances de refus de mise en liberté ou de prolongation de détention, délai porté à vingt jours lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience, art. 194 et 199 CPP) sont tous augmentés d'un mois.

La prolongation de détention provisoire en audience de cabinet (19) Le JLD statuant sur une demande de prolongation de détention provisoire statuera sans audience si la visioconférence n'est pas possible, sur la base des réquisitions du parquet et des observations de l'avocat en défense. Si l'avocat en fait la demande, il pourra présenter ses observations devant le juge, les cas échéant par un moyen de communication audiovisuelle. Le juge doit s'assurer du respect du contradictoire et des droits de la défense.

Allongement des délais en matière de pourvoi (20) Le délai de la cour de cassation pour statuer sur un pourvoi en matière de détention provisoire (567-2 CPP), de mise en accusation ou de renvoi devant le tribunal correctionnel (574-1 CPP) passe de trois à six mois et le délai pour déposer un mémoire en défense passe d'un à deux mois. Le délai de la Cour de cassation pour statuer en matière de mandat d'arrêt européen (574-2 CPP) passe de quarante jours à trois mois, et le délai pour déposer un mémoire passe de cinq jours à un mois.

Dispositions en matière d'exécution de peines Les détenus en détention provisoires peuvent être affectés en établissement pour peines (21) et les condamnés peuvent être affectés en maison d'arrêt quelque soit leur quantum restant (22). C'est la suspension de la séparation des longues peines et des courtes peines et présumés innocents qui gouverne le droit pénitentiaire. Le transfert de détenus peut se faire sans accord ou avis des autorités judiciaires pour des fins de lutte contre l'épidémie (23), ces autorités pouvant cependant ordonner leur modification ou leur fin.

Les jugements concernant les mesures de placement à l'extérieur, de semi-liberté, de fractionnement et suspension des peines, de placement sous surveillance électronique et de libération conditionnelle du JAP (712-6 CPP) et les mesures concernant le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peines relevant du TAP (712-7 CPP) sont rendus, à défaut de visioconférence possible telle que prévue par l'art. 706-71 CPP, sans audience, au vu des écritures du parquet et de l'avocat du condamné. Comme devant le JLD plus haut, l'avocat peut demander à présenter des observations, ce qui pourra se faire par visio (24).

Le délai pour juger sur appel suspensif du parquet (712-14 CPP) passe de deux mois à quatre mois (24).

Le JAP peut accorder les réductions de peine, les autorisations de sorties sous escortes et les permissions de sortir (712-5 CPP) sans CAP sur avis favorable du parquet. Sinon le recueil de l'avis des membres de la CAP se fait par écrit par tout moyen (25). Il peut également accorder lors de l'examen de situation accorder la libération sous contrainte (720 CPP) sur simple avis favorable du procureur si la personne condamnée a un hébergement et peut être placé sous le régime de la libération conditionnelle ; sinon l'avis de la CAP est recueilli par écrit par tout moyen (25).

Le JAP peut ordonner la suspension de la peine sans débat contradictoire si la personne a un hébergement et un reliquat à exécuter d'un an ou moins (720-1 CPP), ou quelle que soit la durée pour raison de santé (720-1-1 CPP) et même sans expertise médicale si le procureur est d'accord (26).

Une réduction supplémentaire de peine de deux mois peut être accordée par le JAP sans consultation de la CAP si avis favorable du procureur. Elle pourra l'être même après la fin de l'état d'urgence, mais après avis de la CAP dans ce cas, retour à la normale. Sont exclus du bénéfice de cette RPS-COVID les condamnés pour terrorisme, pour crime ou délit sur le conjoint, les personnes ayant initié une mutinerie en prison, et les personnes ayant eu un comportement de mise en danger des détenus ou des surveillants au regard des règles imposées par l'épidémie. Vous la voyez, la carotte pour les détenus ? (27)

Les détenus condamnés à une peine de 5 ans ou moins et à qui il reste à subir deux mois d'emprisonnement ou moins sont libérés et assignés à domicile dans les conditions du confinement, seul les motifs pour besoins professionnels, familiaux ou de santé impérieux lui étant autorisés. Cette libération est ordonnée par le procureur de la République sur proposition du directeur du SPIP, et cette mesure ne peut s'appliquer aux condamnés pour crime, pour terrorisme, pour violences sur mineur de 15 ans ou sur conjoint (28). Cette mesure peut être retirée par le juge de l'application des peines en cas de contravention pour violation du confinement. Il en va de même en cas de condamnation pour délit de violation réitéré des règles du confinement (art. L. 3136-1 du code de la santé publique). (28)

La conversion des peines de six mois au plus (747-1 CPP) en une peine de travail d’intérêt général, de détention à domicile sous surveillance électronique, en peine de jours-amende ou en emprisonnement assorti d'un sursis probatoire renforcé est rendue applicable aux peines en cours d'exécution dont le reliquat est de six mois au plus (29).

Enfin dans tous les cas, la chambre de l'application des peines de la cour d'appel peut statuer sur le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peine sans être composée du responsable d'une association de réinsertion des condamnés et du responsable d'une association d'aide aux victimes (712-13 CPP). (11)

Mesures applicables aux mineurs

Le juge des enfants peut prolonger sans audience des mesures de placement pour une durée de quatre mois (30) et les autres mesures éducatives de sept mois (30).

Attendez, on en a encore sous le pied Les dispositions qui suivent n'entreront en vigueur qu'en cas de décret constatant la persistance de la crise sanitaire malgré les autre mesures (8).

La chambre de l'instruction statuant en matière correctionnelle (9-I), le tribunal correctionnel en toute matière (9-II), la chambre des appels correctionnelle et la chambre spéciale des mineurs de la cour d'appel (9-III), le tribunal pour enfants en matière correctionnelle (10), le tribunal de l'application des peines et la chambre de l'application des peines (11) peuvent statuer à juge unique sur décision du président du tribunal judiciaire ou du premier président de la cour d’appel constatant que la réunion de la formation collégiale de la juridiction n’est pas possible. Cette décision ne semble pas être soumise à recours, faute de texte en ce sens, et on peut supposer que la Cour de cassation la qualifiera de mesure d'administration judiciaire.

En conclusion, on a des mesures largement dérogatoires au droit commun, qui en première approche me paraissent toutes avoir un lien avec l'impact prévisible d'une crise sanitaire majeure sur le fonctionnement des juridictions. Les mesures en droit de l'application des peines feront la joie des avocats pratiquant la matière, et les avocats peuvent toujours demander à être entendus et ne peuvent se voir imposer des mesures entravant leur ministère. Il nous appartiendra d'être vigilant quant à leur application, et vous pourrez compter sur nous, chers concitoyens.

Prenez bien soin de vous, je serais inconsolable que vous ne fussiez plus là pour lire mon prochain billet.

lundi 2 mars 2020

Du bon usage des exceptions (et du mot incident)

Ce billet a été inspiré par une série de tweets de mon confrère au barreau de Twitter, Maître McLane (le fil entier est là). Il faisait état de petits accrochages avec le parquet à l'occasion des journées de défense massive organisées par le barreau de Paris dans le cadre du mouvement de grève contre la réforme des retraites, dont je vous ai déjà parlé. Lors de ces journées de défense massive, au lieu d'avoir un avocat affecté à plusieurs dossiers, c'est le contraire : plusieurs avocats sont affectés à un seul dossier, chaque équipe étant en principe animée par un pénaliste chevronné, et le dossier est disséqué minutieusement et tout ce qui peut être critiqué l'est. Dans ce cas, nous prenons, dans l'urgence que supposent nécessairement les comparutions immédiates, des conclusions écrites (rappelons que le terme conclusions indique en droit une argumentation écrite exposant au juge une demande en expliquant son bien-fondé en fait et en droit, et qui le saisissent c'est à dire l'obligent à y répondre, que ce soit pour les rejeter ou y faire droit, dans les deux cas en expliquant pourquoi).

Permettez-moi, comme à l'accoutumée, de vous emmener faire un petit détour avant que je ne vous amène là où je veux en venir.

Quand j’ai le plaisir et l’honneur de participer à la formation de jeunes confrères et consœurs, un des conseils que je leur donne est, dans leur plaidoirie, de ne pas répondre aux réquisitions du procureur. C’est contre-intuitif mais c’est important. Pourquoi ?

Parce que c’est un travers de civiliste. Dans les procédures civiles (ce sont les litiges privés qui opposent des particuliers ou des sociétés ou associations entre eux et entre elles), procédure parfaitement accusatoire, le demandeur expose ses demandes, et le défendeur y réplique point par point. Puis le juge tranche dans sa décision, et à la fin accorde un article 700 ridiculement insuffisant à la partie qui gagne.

Il est normal de répondre point par point dans ces cas car chacune de ces demandes saisit le juge, c’est à dire l’oblige à y répondre. Ne pas répliquer, c’est risquer d’entendre le juge dire que cette demande n’est pas contestée et donc qu'il y fait droit.

La logique du procès pénal, inquisitoire, est toute autre : le juge est saisi des faits par l’acte de citation, et à compter de ce moment, a une très vaste liberté de décision et avant cela, pour mener son audience. Il doit rechercher lui-même la vérité, notamment en interrogeant le prévenu et le plaignant. (Curieusement, il fait montre d’un enthousiasme très modéré face à l’audition de témoins, malgré les injonctions de la CEDH, mais lire un PV c’est tellement plus rapide).

Cette procédure inquisitoire fait que le juge ne donne la parole aux avocats et au procureur pour poser des questions que quand lui-même a fini son interrogatoire. Autant dire que souvent, on n’a plus beaucoup de questions à poser. C’est la différence majeure avec un procès anglais où le juge ne pose éventuellement de questions que quand les parties ont fini leur interrogatoire qui est pour le moins vigoureux.

Les réquisitions du parquet ne constituent pas des demandes proprement dites, comme au civil : le juge n’a pas à y répondre de manière précise. Ce sont des suggestions, un « je serais vous, je prononcerais telle peine » (par ex les galères si vous êtes @Proc_Epique ).

Dès lors, les commenter, les décortiquer, est une perte de temps (la question n'est pas "est-ce que le procureur a raison ?", mais "que doit-on décider pour le prévenu, et le cas échéant le plaignant ?") et de fait revient à les répéter encore et encore, et à les graver dans l’esprit du juge lors du délibéré. En plus, certains confrères ou consœurs se font plaisir et en profitent pour critiquer le procureur lui-même à travers ses réquisitions, puisqu’il n’est pas censé répondre. Il peut demander à répliquer, mais ça impose au tribunal de rendre la parole à la défense qui doit s’exprimer en dernier. Ça agace le juge et ne sert à rien puisque le parquet peut se prendre une deuxième fournée de « le procureur est vraiment méchant ».

Par pitié, chers confrères, ne faites pas ça. C’est moche, c’est même un peu lâche, et pire que tout : c’est inutile. Ça n'aide pas le juge à prendre sa décision, et il sait déjà que le procureur est méchant : ils étaient ensemble à l'ENM.

Mais le droit est la science des exceptions. Il y a deux cas où ma prohibition de principe de répondre au parquet est levée.

Premier cas : si vous êtes d’accord avec lui. Il arrive que le parquet prenne des réquisitions modérées qui sont conformes à ce que vous vouliez obtenir (voire qu’il requière la relaxe). Dans ce cas, bien sûr que vous les répétez, pour les approuver. Il faut qu'elles soient gravées dans l'esprit du juge pour le délibéré, et ajoutez-y vos propres arguments : n'oubliez jamais que les réquisitions n'étant pas des demandes, il n'y a pas d'ultra petita, et le juge peut très bien aller au-delà des réquisitions.

Deuxième cas, plus rare : les réquisitions sont illégales. La peine requise est illégale, que ce soit la principale ou la complémentaire (j’ai vu une peine requise dépassant le maximum légal ou une interdiction du territoire demandée alors que la loi ne la prévoyait pas).

Là, il faut le signaler au tribunal, sans enfoncer le procureur qui sera déjà assez mortifié de son erreur, n’oubliez pas les principes essentiels de délicatesse et de courtoisie. L’élégance sert le discours. Et les procureurs ont de la mémoire.

C’est là que j’en reviens à ces histoires d’exceptions prises par conclusions écrites. Une exception en droit est un argument juridique soulevé en défense (on utilise le verbe exciper) qui vise à faire échec à tout ou partie des prétentions adverses. On le distingue de l'incident, qui est une demande qui modifie le cours de l'instance et sur laquelle il faut statuer avant d'examiner le reste de l'affaire. Si je soulève que l'action publique contre mon client est prescrite, je soulève une exception de prescription. Si je demande une expertise psychiatrique pour voir s'il n'est pas atteint d'un trouble mental, ou la disjonction du cas de mon client d'avec le reste du dossier, je forme un incident. Si je demande que telle ou telle pièce de la procédure soit déclarée nulle, c'est une exception de nullité.

C'est pourquoi je vous en supplie, amis magistrats, cessez de dire que, lorsqu'un avocat excipe de la nullité de tout ou partie de la procédure, l'incident est joint au fond. Ce n'est pas un incident. Vous demandez ou décidez, selon le cas, qu'en réalité l'exception soit jointe au fond.

Ces exceptions sont, en procédure pénale, et s'agissant du tribunal correctionnel, régies par l'article 385 du code de procédure pénale :

Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu'il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction.

(suivent deux alinéas réglant le cas où il y a eu une instruction préparatoire, puisque les nullités de procédures sont régies par les dispositions propres à l'instruction : compétence de la chambre de l'instruction, délai de six mois pour agir, purge des nullités à la fin de l'instruction).(NdEolas)

Lorsque la procédure dont il est saisi n'est pas renvoyée devant lui par la juridiction d'instruction, le tribunal statue sur les exceptions tirées de la nullité de la procédure antérieure.

La nullité de la citation ne peut être prononcée que dans les conditions prévues par l'article 565.

Dans tous les cas, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.

Notez bien que le code parle d'exceptions, pas d'incidents.

Cela signifie que si j'entends contester la régularité de la garde à vue, je ne peux le faire que devant le tribunal, et encore dois-je le faire avant toute défense au fond. La jurisprudence, appliquant scrupuleusement la règle du jeu de dupes qui veut que toute règle doit s'interpréter de façon la plus restrictive et en lui donnant le moins d'efficacité possible quand elle s'applique à la défense, a décidé "qu'avant toute défense au fond" s'entendait comme dès le début des débats, avant que l'interrogatoire du prévenu ait commencé, car répondre aux questions du président est déjà une défense au fond. Donc ces débats ont lieu aussitôt l'identité du prévenu constaté et les faits reprochés rappelés. Autre supplique : chers confrères, cessez de dire in limine litis dans vos conclusions pénales : c'est de la procédure civile. Ce n'est pas sale, mais il y a des chambres spécifiques pour faire ça.

Là où l'interprétation de cette règle par la jurisprudence devient manifestement dépourvue de sens, c'est quand on lit l'article 459 du code de procédure pénale, cœur des récriminations de McLane :

Le prévenu, les autres parties et leurs avocats peuvent déposer des conclusions.

Ces conclusions sont visées par le président et le greffier ; ce dernier mentionne ce dépôt aux notes d'audience.

Le tribunal qui est tenu de répondre aux conclusions ainsi régulièrement déposées doit joindre au fond les incidents et exceptions dont il est saisi, et y statuer par un seul et même jugement en se prononçant en premier lieu sur l'exception et ensuite sur le fond.

Il ne peut en être autrement qu'au cas d'impossibilité absolue, ou encore lorsqu'une décision immédiate sur l'incident ou sur l'exception est commandée par une disposition qui touche à l'ordre public.

Voici le résultat de la combinaison de ces articles : si j'estime que la garde à vue au cours de laquelle mon client a avoué les faits était illégale, je dois tout de suite le soulever, dès le début de l'audience. J'explique en quoi le tribunal doit à mon sens annuler cette garde à vue, et donc les aveux qu'il y a fait, puisqu'ils n'ont pas été recueillis dans des conditions légales. Le juge n'est pas censé, sauf exception exceptionnelle (impossibilité absolue, ou décision immédiate commandée par une disposition touchant l'ordre public, rien que ça), me répondre immédiatement, mais il joint l'exception au fond, c'est à dire qu'il me répondra par un seul jugement sur toute la procédure (et appelle ça "joindre l'incident au fond" pour me faire trépigner de rage). Puis le fond est abordé, et le président peut tout à loisir lire le procès verbal dont je viens de soutenir qu'il est illégal. À ce stade, il figure toujours au dossier, puisqu'il n'a pas encore été annulé. Ensuite, le juge se retire pour délibérer sur le tout, et revient en disant que oui, cette garde à vue était parfaitement illégale, et il annule ces aveux ainsi illégalement obtenus, reconnaissant ainsi que les débats au fond n'auraient jamais dû se faire avec cette pièce à la procédure. Et ensuite, il peut condamner le prévenu, estimant que malgré ses dénégations à l'audience, son intime conviction de juge est faite : il est bien coupable. Quelle mystérieuse intuition, n'est-ce pas ? Le jeu de dupes, dans toute sa splendeur.

Comme si cela ne suffisait pas, des juges et des procureurs ont cru devoir inventer une règle supplémentaire : pour que nos exceptions de nullité soient valables, il FAUDRAIT qu'elles fussent écrites. Dans une procédure orale. Mais l'oxymore ne semble pas les gêner. Pourtant, le texte est clair : la défense, comme toute partie PEUT déposer des conclusions. Elle n'y est pas tenue. Quand le législateur veut imposer des conditions de forme, il sait très bien le faire et le fait en des termes dépourvus de toute ambiguïté. Nous avons donc pris l'habitude, quand cette règle nous est sortie d'un mortier, de nous élever en bloc contre cette affirmation. Le code étant, pour une fois, avec nous, les présidents sont bien obligés de céder. Devant le caractère répétitif de ces incidents, nous avons même pris soin d'appeler la jurisprudence à la rescousse, puisque la cour de cassation nous a donné raison dans un arrêt du 26 avril 2017, n°16-82742, publié au bulletin, quand face à un (feu) juge de proximité qui avait refusé de répondre à des exceptions de nullité au motif qu'elles n'avaient pas été déposées par écrit, répond :

c'est à tort que la juridiction de proximité s'est estimée non valablement saisie de ces exceptions, les articles 385 et 522, alinéa 4, du code de procédure pénale n'exigeant pas que les exceptions de nullité soient soutenues par écrit.

C'est, peut-on croire, suffisamment clair. Eh bien non, pas assez, puisqu'à l'audience dont fait état mon confrère, et où j'étais, le procureur avait reproché à la défense de n'avoir pas pu préparer des conclusions écrites et, quand on lui a montré cet arrêt, a répliqué, avec une pointe de mauvaise foi, que ce n'était pas ce qu'il lisait du sens de cet arrêt.

L'info a quand même visiblement circulé un peu car le lendemain, c'est un tout autre argument qui nous a été sorti sur le fondement de cet arrêt : puisque la cour de cassation, dans sa décision, dit que c'est à tort que le juge de proximité s'est estimé non valablement saisi alors qu'il l'était par le moyen soulevé oralement avant toute défense au fond, l'absence de ces conclusions écrite empêchait toutefois la Cour d'être en mesure d'exercer son contrôle sur les réponses apportées par la juridiction. Et à l'audience, un procureur en a déduit que la jurisprudence précité permettait au tribunal de se dispenser de répondre aux moyens ainsi soulevés. D'où une légitime colère que je partage, même si je salue la franchise de ce parquetier, car c'est rare que le jeu de dupes soit ainsi aussi clairement et publiquement assumé.

Un autre argument que j'ai entendu soulevé était tiré du contradictoire. Là encore, les bras m'en tombent. La comparution immédiate est une procédure rapide, pour ne pas dire sommaire, décidée unilatéralement par le parquet, qui veille jalousement à sa prérogative et ne manque jamais de rappeler que son choix est souverain et qu'il n'a pas à en justifier. Et c'est vrai, il a raison. Mais il ne peut choisir souverainement une telle procédure et en pleurer la conséquence logique : le contradictoire est réduit à l'identique que les droits de la défense, prise à la gorge par le peu de temps qui lui est laissé. Nous ferons des conclusions chaque fois que nous le pourrons, et si vous en voulez des belles bien imprimées sur du velin avec la jurisprudence citée en annexe, faites plutôt une convocation par procès verbal, et jugez le prévenu dans quelques semaines. Vous verrez, la qualité des débats en est améliorée. Ou alors, c'est simple : donnez-nous accès à la procédure dès la garde à vue. Comme ça, nous préparerons les conclusions chez nous et vous les aurez en même temps que vous lirez la procédure de police avant d'orienter le dossier. Quand je vous dis que c'est gagnant-gagnant, les droits de la défense.

Donc, car il faut bien conclure (jeu de mot) : dans la mesure du possible, chers confrères, il faut prendre des conclusions écrites. Pour se protéger, en obligeant le tribunal à y répondre et en permettant aux juridictions supérieures d'exercer un contrôle sur les réponses apportées. Mais ce n'est pas obligatoire, seules les QPC prenant obligatoirement une forme écrite. Il faut alors veiller à annoncer dès les premières secondes que l'on soutiendra une exception de nullité. Et tenez tête au tribunal qui râlerait : qu'il se plaigne au législateur, qui a fixé les règles, et au parquet, qui a fixé la chronologie.

Et chers amis magistrats, nous faisons de notre mieux, mais en comparution immédiate, procédure choisie par le parquet où nous avons connaissance de la procédure, épaisse parfois de centaines de pages, au mieux trois heures avant le début de l'audience, vous ne pouvez sérieusement (et en tout cas pas légalement) exiger des avocats qu'ils vous fournissent des conclusions écrites. On essaie, croyez-nous, car c'est aussi dans notre intérêt, la procédure pénale ne nous pardonne rien quand elle pardonne tout au parquet. Mais par pitié, n'inventez pas des règles pour entraver encore plus la défense. Le CPP est là pour ça.

mercredi 25 septembre 2019

La condamnation de Sandra Muller dans l'affaire #BalanceTonPorc

— Ah, cher maître, comme je suis bien aise de vous retrouver en ces lieux.

— Ma chère lectrice ! Je ne puis en croire mes yeux tellement est grande ma joie de vous revoir. J'ai craint que votre serviteur ayant laissé les lieux en jachère, vous ne l'ayez abandonné à votre tour, jetant à jamais sur ce blog d'un voile d'obscurité qui l'eût enlaidi.

— Cher maître, rassurez-vous, je suis fort bien en ces lieux, et ce n'est pas parce que vous fûtes resté un temps coincé dans les toilettes que l'envie de partir me fût venue.

— J'implore votre pardon pour ce retard. Je n'arrivais pas à ouvrir la porte : un institut bloquait le passage.

— Mais on ne peut faire entrer un institut dans des toilettes, maître !

— Je le sais mais il m'a fallu aller jusqu'en cassation pour le faire admettre. Mais n'anticipons pas. Je vous retrouve comme je vous ai laissée : l'œil brillant de colère et la poitrine soulevée d'indignation. Dites-moi tout : d'où vient votre courroux ?

— De chez vous, comme toujours, enfin de la justice, dont vous êtes l'auxiliaire. Elle a ce jour rendu un jugement condamnant lourdement Sandra Muller, pour diffamation, à cause d'un tweet.

— Je sais ce que ça fait, je compatis. Et quel tweet !

— LE tweet, maître, celui qui a lancé en France le hashtag équivalent à l'anglophone #MeToo, à savoir #BalanceTonPorc. Sur Twitter, les réactions à la nouvelle ont été, qu'elles soient approbatives ou désapprobatrices, plutôt modérées et équilibrées. Je plaisante, bien sûr.

— Je suis ravi de voir que votre ire ne vous fait point départir de votre humour.

— Bien que je doute que vos explications parviendront à faire passer cette décision pour acceptable à mes yeux, j'aimerais néanmoins les avoir, pour être certaine de mon opinion, ou le cas échéant en changer.

— Vous fîtes bien. Celles et ceux que les faits intéressent et aiment en prendre connaissance pour se faire leur opinion avant de prendre position publiquement trouveront toujours un havre ici. Voyons ensemble ce que dit réellement cette décision.

— Je vous ois. Vous connaissant, j'ai pris la liberté de vous préparer du thé.

— Un gyokuro Hiki, en hommage au Japon qui accueille la coupe du monde de rugby : vous êtes parfaite. Première précision importante pour notre affaire, il s'agit d'un jugement de la 17e chambre civile. C'est donc un jugement civil, et non pénal. La 17e chambre, spécialisée dans les affaires de presse, a en effet deux sections, une correctionnelle, qui juge les poursuites pénales pour injure et diffamation, et une chambre civile, qui ne juge que des poursuites civiles selon les règles du code de procédure civile.

— Et comment une affaire va-t-elle devant l'une plutôt que l'autre ?

— C'est le choix du plaignant. Ce choix est fait au moment où il lance la procédure, et est en principe irrévocable. Ici, Éric B., visé par le propos en cause, a choisi d'assigner au civil plutôt que de citer au pénal. Les raisons de l'un ou l'autre choix sont subtiles, et relèvent aussi bien de considérations de pur droit que d'opportunité stratégique. Je serais incapables de les donner avec certitude. Je pense que ce qui a pu être un des critères déterminants est la discrétion de la procédure : la procédure civile de droit commun s'appliquant, la représentation par avocat est obligatoire et la procédure est écrite. Cela évitait une audience pénale publique, où les parties et la presse sont présentes, et qui bénéficie d'une large publicité, ce qui peut être désastreux en cas d'échec, demandez à Denis Baupin.

— J'aime autant éviter. Quelle est la conséquence pour Sandra Muller que cette procédure soit civile ?

— Deux avantages : d'une part, elle n'est pas condamnée pénalement et ne peut plus l'être. Quoi qu'il arrive, elle n'aura pas de casier judiciaire. D'autre part, la procédure civile respecte, elle, l'égalité des armes : la défense peut demander au même titre que le demandeur que son adversaire soit condamné à prendre en charge tout ou partie de ses frais d'avocat ; au pénal, c'est impossible.

— Le jeu de dupe dont vous parlez sans cesse ?

— Disons que je constate qu'au pénal, on ne me parle d'égalité des armes que pour donner au procureur le droit d'appel en matière criminelle, ou pour revendiquer pour la victime le droit de faire appel de l'action publique. Quand je demande que le prévenu ou l'accusé bénéficie d'un droit ouvert aux autres parties au procès, on me répond "équilibre de la procédure."

— Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos porcs. Quelle était l'argumentation du demandeur ?

— Eric B. poursuivait en réalité deux personnes : Sandra Muller d'une part, et la société ABSM, éditrice de la Lettre Audio, puisque c'est sur le compte Twitter de cette société que le propos funeste a été publié. Il estimait que Sandra Muller a agi en tant que représentante de la société ABSM.

— Et quel était le propos litigieux ?

— Deux tweets enchaînés le 13 octobre 2017, en réaction à l'affaire Weinstein qui venait d'éclater à la suite de la publication d'un article du New York Times. Le premier disait :

#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends

Quatre heures plus tard, elle publiait ce second tweet (les noms propres ont été supprimés par mes soins, eu égard à la décision rendue) :

“Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.” Eric B. ex patron de E. #balancetonporc

C'est ce deuxième tweet, mais lu à la lumière du premier, qui était poursuivi comme diffamatoire. Éric B. a estimé que ce tweet lui imputait la commission du délit de harcèlement sexuel au travail, délit distinct du harcèlement sexuel de droit commun. Or imputer un délit est une diffamation, ce point ne fait plus discussion depuis longtemps.

— Et la défenderesse ?

— Les défenderesses, chère lectrice, puisqu'il y en avait deux : la journaliste et sa société. Elles ont déployé tout l'éventail classique des moyens de défense en la matière, sauf un, qui sera peut-être leur salut en appel. Mes lecteurs habitués connaissent un peu le droit de la diffamation, et se souviendront que le premier moyen de défense est l'exception de vérité : si la personne poursuivie pour diffamation prouve la vérité du fait, elle est immune et impune.

— Mais diffamer n'est donc pas imputer un fait mensonger ?

— Pas du tout, et les personnes qui poursuivent en diffamation, ou surtout font savoir à sors et à cris qu'elles vont poursuivre en diffamation quitte à ce qu'il y ait trop loin de la coupe aux lèvres, le savent et en jouent. Non, la diffamation n'est pas la calomnie. On peut diffamer en disant la vérité, car diffamer est imputer un fait contraire à l'honneur et à la considération. Peu importe qu'il fût vrai. Ainsi, si je dis que Raoul Vilain a tué Jaurès, je le diffame : je le traite de meurtrier. Et pourtant c'est vrai, nonobstant son acquittement par les assises, puisqu'il revendiquait ce geste.

— Et l'exception de vérité ?

— Il fallait tout de même protéger la presse. Ainsi, si la presse publie un article imputant des faits diffamatoires, comme par exemple la révélation qu'un maire de la région parisienne frauderait le fisc (je sais, l'hypothèse est absurde), il ne faudrait point que ledit maire pût obtenir une condamnation pour diffamation. Mais la preuve de la vérité est enserré dans des conditions de forme rigoureuses : la principale étant qu'elle doit être produite dans les dix jours de l'assignation.

— Pourquoi un délai si bref ?

— L'idée de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était qu'un journal qui publie l'imputation de tels faits se doit d'avoir les preuves sous le coude. S'il doit faire une enquête a posteriori pour réunir les preuves de ce qu'il a publié, c'est qu'il a été téméraire dans ses accusations, et c'est ce que l'on souhaitait sanctionner. De plus, l'idée du législateur était que le procès se tînt promptement pour que le jugement sanctionne la publication alors qu'elle est encore fraîche dans la tête du lecteur. Cet objectif a été oublié depuis longtemps en tout cas à Paris, la 17e chambre étant totalement engorgée (mais à Créteil ou Fontainebleau, on obtient des jugements dans des délais beaucoup plus conformes à l'esprit de la loi).

— Et qu'arguait-elle au titre de la preuve de la vérité des faits ?

— Que les propos en question ont bien été tenus, parce qu'Éric B. a reconnu les avoir tenus et a présenté ses excuses ; que Sandra Muller en parlant de harcèlement ne faisait pas allusion au délit de harcèlement sexuel au travail, faute de lien de subordination entre elle et Éric B., et que le mot harcèlement était utilisé dans son acception courante et non juridique.

— Et que répliquait le demandeur ?

— Que la preuve des propos qu'il avait tenus n'était pas rapportée, et qu'aucun délit de harcèlement n'était prouvé que ce fût le délit spécial de harcèlement sexuel au travail, ou le délit de droit commun de harcèlement sexuel, qui suppose la répétition du comportement, or le propos qui lui est imputé n'avait été ténu qu'une seule fois.

— Et qu'en dit le tribunal ?

— A titre liminaire, je n'ose dire préliminaire, il rappelle le contexte : le 5 octobre 2017, le New York Times publie son enquête sur l'affaire Weinstein. Le 12, le Parisien publie le premier article sur cette affaire. Le 13, Sandra Muller publie les deux tweets ci-dessus. Puis le tribunal donne son interprétation du tweet.

Au vu de ces éléments et dans ce contexte très particulier, le premier tweet de Sandra MULLER fait référence à Harvey WEINSTEIN et à l’affaire en cours en employant le mot “porc” et en commençant par “toi aussi”. Il invite d’autres femmes que celles qui ont déjà témoigné à ce sujet à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au travail. Le second tweet, en reprenant le #balancetonporc, renvoie nécessairement au premier, publié de surcroît quelques heures auparavant.

Dans le contexte spécifique de l’affaire WEINSTEIN, et compte tenu de l’emploi des mots “toi aussi” et des termes très forts de “porc” et de “balance”, qui appellent à une dénonciation, ainsi que des faits criminels et délictuels reprochés au magnat du cinéma, le tweet de Sandra MULLER ne peut être compris, contrairement à ce que soutient la défense, comme évoquant un harcèlement au sens commun et non juridique.

Dans la mesure où Sandra MULLER n’écrit pas qu’Eric B. était son supérieur hiérarchique, que le terme “au boulot”, dans une société où le travail indépendant est devenu très développé, n’implique pas nécessairement d’être salarié et où il est notoire que Sandra MULLER est une journaliste indépendante, l’imputation pour ce tweet n’est pas celle d’un harcèlement sexuel au travail au sens de l’article L. 1153-1 du code du travail.

Le tweet litigieux impute à Eric B. d’avoir harcelé sexuellement Sandra MULLER. Il s’agit d’un fait précis, susceptible d’un débat contradictoire sur la preuve de sa vérité, et réprimé par l’article 222-33 du code pénal, qui, dans sa version en vigueur au moment du tweet, réprime :

- le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante,

- le fait, même non répété, assimilé au harcèlement sexuel, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers.

Ensuite, le tribunal rappelle les conditions d'efficacité de la preuve de vérité :

Pour produire l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits diffamatoires doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire.

L’offre de preuve ne comporte aucun jugement pénal définitif condamnant Eric B. pour harcèlement sexuel envers Sandra MULLER. Par conséquent, elle n’est pas parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire et la demanderesse échoue dans son offre de preuve.

— En somme, le tribunal n'eût accepté l'offre de preuve que si Éric B. avait été condamné pour harcèlement sexuel antérieurement au tweet litigieux. En somme, le message est "poursuivez ou taisez-vous" ?

— L'interprétation stricte du terme "harcèlement" par le tribunal entraine une interprétation stricte de l'exception de vérité. À suivre le tribunal, les femmes qui voudraient dénoncer un comportement inapproprié d'un homme à leur encontre devront veiller à ne pas utiliser de terme pouvant avoir une connotation juridique.

— Je sens que Sandra Muller aura déjà bien des choses à dire en appel. Soulevait-elle un autre moyen de défense ?

— Bien sûr. Le deuxième moyen classique : la bonne foi. Qui en matière de presse, n'est jamais présumée, même au pénal.

— Qu'est-ce que la bonne foi, en la matière ?

— Sans débat sur la véracité ou non des faits, la personne poursuivie est immune si elle établit quatre éléments cumulatifs : qu'elle a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’elle s’est conformée à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête, ainsi que de prudence dans l’expression, étant précisé que la bonne foi ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion des propos. Le tribunal ajoute un paragraphe supplémentaire :

Ces critères s'apprécient également à la lumière des notions "d'intérêt général" s'attachant au sujet de l'information, susceptible de légitimer les propos au regard de la proportionnalité et de la nécessité que doit revêtir toute restriction à la liberté d'expression en application de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de "base factuelle" suffisante à établir la bonne foi de leur auteur, supposant que l'auteur des propos incriminés détienne au moment de les proférer des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations et pour engager l'honneur ou la réputation d'autrui et que les propos n’aient pas dégénéré en des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression, la prudence dans l'expression étant estimée à l'aune de la consistance de cette base factuelle et de l'intensité de l'intérêt général.

— Houla, c'est un peu obscur.

— Oui, j'ai connu la 17e plus claire. D'autant que cette irruption de l'article 10 de la CEDH dans la bonne foi, alors qu’elle constitue un moyen totalement distinct dans ses conditions me surprend quelque peu. Pour résumer, le tribunal indique qu'il va examiner si Sandra Muller pouvait croire en la vérité des propos au vu des éléments dont elle disposait et que ses propos n'ont pas dégénéré en attaque personnelle.

— Mais le demandeur avait reconnu les faits !

— Il avait reconnu avoir tenu des propos déplacés, on y reviendra : mais le tribunal a estimé que le tweet n'imputait pas à Éric B. d'avoir tenu les propos en cause mais lui imputait de s'être rendu coupable d'un délit de harcèlement, et surtout les excuses d'Éric B. sont postérieures à la publication, alors que la bonne foi s'apprécie au moment de la publication et non sur des éléments postérieurs à icelle.

— Mais cela change tout pour la défenderesse !

— C'est peu de le dire. Voici ce que dit le tribunal :

S’agissant du premier critère de la bonne foi, en pleine affaire Weinstein, médiatisée internationalement et ayant permis la libération de la parole de femmes victimes, et dans une société française où les femmes ont eu le droit de vote en 1944, les maris ont cessé d’être appelés “chefs de famille” dans le code civil en 1970, l’égalité salariale entre hommes et femmes n’est pas atteinte, le viol conjugal a été reconnu par la jurisprudence à partir de 1990 et plusieurs plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes ont été adoptés, la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue à l’évidence un sujet d’intérêt général.

— Ça commence bien, même si on se demande ce que vient faire ce rappel historique abrégé du retard de la France en matière d'égalité homme/femme.

— Ça continue plutôt bien.

S’agissant du critère de l’animosité personnelle, si le demandeur verse des éléments ayant trait à la déception voire à la colère de Sandra MULLER en raison du refus d’Eric B. de s’abonner à sa lettre entre 2004 et 2008, puis en 2012, ces pièces ne démontrent pas une animosité personnelle au sens du droit de la presse, qui s’entend d'un mobile dissimulé ou de considérations extérieures au sujet traité, ces attestations évoquant des faits anciens et sans commune mesure avec l’imputation diffamatoire.

— Pas d'animosité personnelle donc. Où le bât va-t-il blesser ?

— Sur le sérieux de l'enquête, ou ici le sérieux de la base factuelle, et la prudence dans les propos.

S’agissant des critères de base factuelle et de prudence dans les propos, alors même que, vivement interpellée par tweet, Sandra MULLER répondait avoir la preuve irréfutable de ce qu’elle affirmait, force est de relever que :

- le message du 12 juillet 2016 dans lequel elle indique les propos que lui aurait tenus Eric B. (”j’adore les femmes a gros seins viens avec moi Je vais te faire jouir toute la nuit”) ne comprend pas les mêmes propos que ceux qu’elle lui prête dans le tweet litigieux,

— Le tribunal chipote, là, non ?

— Il n'a pas fini de chipoter :

- si elle écrit dans un message du même jour à Eric B. “Qui est allé trop loin en me harcelant tellement en me manquant tellement de respect que j’ai du appeler le dir com de Orange pour Faire Bouclier ?”, Eric B. répond à ce message “ C’est marrant. Tu ne changes pas. Toujours aussi énervée et rancunière. Au fond, tu ne m’a jamais pardonné de ne pas m’être abonné et tu es prête à écrire n’importe quoi !”, contestant ainsi le harcèlement allégué,

— Le tribunal voit dans cette réponse une contestation des faits ?

— Oui. Ça ne m'est pas aussi manifeste qu'au tribunal.

— Mais la reconnaissance des faits par Éric B. ?

— Nous y arrivons.

- Eric B., dans une tribune au Monde, a reconnu avoir, lors d’un cocktail dans une soirée, tenu des propos à Sandra Muller qu’il a qualifiés de “déplacés” et a affirmé regretter (pièce 24 en défense),

- il a précisé lors d’une interview sur Europe 1 (pièce 25 en défense) avoir dit à la journaliste “lors d’une soirée arrosée” : “t’as de gros seins, tu es mon type de femme” une fois, avoir “été lourd”, avoir “mal agi” puis après que Sandra Muller lui aurait dit “stop”, avoir ajouté “sur un ton ironique : “Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit” et avoir présenté des excuses le lendemain,

- aucune des attestations produites en défense n’évoque la tenue par Eric B. des propos rapportés par Sandra Muller ou de propos proches de ceux-ci ni d’un quelconque harcèlement à son encontre.

Le tribunal en déduit que :

Alors même que l’emploi du terme harcèlement évoque une répétition ou une pression grave, les pièces produites en défense n’établissent aucune répétition des propos qu’Eric B. lui aurait tenus - ni même d’ailleurs qu’il lui ait précisément tenus les propos allégués - ou d’une quelconque attitude susceptible d’être qualifiée de harcèlement envers Sandra Muller, au sens de l’article 222-33 du Code pénal.

Aussi, quel qu’ait pu être le ressenti subjectif de Sandra Muller à la suite de paroles d’Eric B., qui ont pu entrer en résonance avec une agression subie par la journaliste, la base factuelle dont elle disposait était insuffisante pour tenir les propos litigieux accusant publiquement le demandeur d’un fait aussi grave que celui du délit de harcèlement sexuel et elle a manqué de prudence dans son tweet, notamment en employant des termes virulents tels que “porc” pour qualifier le demandeur, l’assimilant dans ce contexte à Harvey Weinstein, et “balance”, indiquant qu’il doit être dénoncé et en le nommant, précisant même ses anciennes fonctions, l’exposant ainsi à la réprobation sociale ; elle a dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle.

Le sort de Sandra Muller est dès lors scellé, il ne reste plus qu'à chiffrer ses condamnations.

Compte tenu de l’ensemble des éléments de la cause, du retentissement exceptionnel mondial qu’ont eu ces deux tweets, Eric B. étant devenu connu comme le “premier porc” du mouvement international “balance ton porc”, des justificatifs relatifs à l’état psychologique d’Eric B., en “état dépressif majeur” depuis avril 2018, sous antidépresseurs, anxiolytiques et bénéficiant d’un suivi régulier et à l’isolement social subi à la suite de ces faits, ainsi que du préjudice de réputation établi notamment par la pièce 19, il convient de condamner in solidum - dans la mesure où il s’agit d’une instance civile et où la solidarité ne se présume pas- les défenderesses à lui verser la somme de 15.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, incluant le préjudice de réputation.

En outre s'y ajoutent deux réparations dites en nature : l'obligation de supprimer ledit tweet, et de publier sur le compte Twitter de la lettre Audio ainsi que dans deux journaux le communiqué suivant : Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de grande instance de PARIS (chambre civile de la presse) a condamné Sandra MULLER pour avoir diffamé publiquement Eric BRION, en diffusant sur ce site le 13 octobre 2017 un tweet sous le #balancetonporc, le mettant en cause. (Je laisse le nom puisqu'il figure en toutes lettres dans le communiqué édicté par le tribunal, par respect pour la décision).

Pour le plaisir, je ne résiste pas à reproduire ci-dessous les exigences précises du tribunal, ce qui fera sourire les utilisateurs de Twitter et suffira à lui seul à justifier l'appel annoncé de ce jugement :

Dit que ce communiqué, placé sous le titre “PUBLICATION JUDICIAIRE”, devra figurer en dehors de toute publicité, être rédigé en caractères gras de taille 12, en police “Times New Roman”, être accessible dans le délai de quinze jours à partir de la date à laquelle le présent jugement sera devenu définitif, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, et de manière continue pendant une durée de deux semaines, soit directement en intégralité sur le premier écran de la page d’accueil du compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio, soit par l’intermédiaire, depuis ce premier écran, d’un lien hypertexte portant la mention “PUBLICATION JUDICIAIRE” en caractères gras, noirs et d’un centimètre, sur fond blanc,"

Si quelqu'un sait comment faire apparaître sur la page d'accueil d'un compte Twitter une mention en Times New Roman grasse de taille de police 12, ou d'un lien hypertexte mesurant 1 cm de hauteur même sur les écrans de smartphone, je suis preneur.

S'y ajoutent 5000 euros de frais de procédure divers, dont le coût du constat d'huissier, et naturellement les honoraires de l'avocat, qui ne sont à mon avis que partiellement couverts.

— Je suffoque de rage. Sandra Muller a dénoncé quelqu'un qui a reconnu avoir eu un comportement inapproprié, et même franchement grossier à son égard, et elle doit lui payer 20.000 euros ! Ne me dites pas que vous approuvez ce jugement ?

— Chère lectrice, ce jugement est critiquable, et il sera critiqué, par la seule voie que permet la loi : l'appel. Comme je vous l'ai dit, la défense aura du grain à moudre devant la cour, mais je me garderai de prédire sa victoire. Si cela vous rassure, elle a un avocat qui, quelle que soit la discourtoisie dont il a cru devoir faire preuve à l'égard de votre serviteur, demeure incontestablement un excellent avocat, et même un des meilleurs de France. Le tribunal a eu la sagesse de ne pas assortir sa décision de l'exécution provisoire, donc l'appel en suspendra tous les effets. Néanmoins, le tribunal soulève dans sa décision des points non dénués de toute pertinence. Sandra Muller a été victime de quelque chose que je connais bien et que je me garderai de lui reprocher : la précipitation sur Twitter. De celle qui vous fait écrire "institut" au lieu de "pacte", ou employer des mots maladroits, comme le verbe "balancer" et le mot "porc" (ou le mot caca, soit dit en passant). À titre personnel, je comprends l'argument disant que l'important n'est ni le verbe ni le nom mais le comportement dénoncé. Pour tout dire, j'y adhère, pour ce que ça vaut. Le problème avec l'emploi de mots violents pour dénoncer un comportement violent tellement entré dans les mœurs qu'on ne le remarque plus quand on n'est pas celle qui le reçoit, c'est qu'il offre un boulevard aux personnes se demandant si elle n'ont pas un jour été elles-mêmes un porc balançable pour détourner le sujet en surjouant l'indignation sur le vocabulaire employé pour dénoncer le comportement. Et on y a eu droit dans les mois qui ont suivi, à l'indignation vertueuse des exégètes du mot balancer, avec points Godwin à la clé.

Il demeure, est j'espère ne pas subir votre ire de ce chef, que dans ce genre de circonstances, il peut aisément se produire un phénomène de bouc émissaire, où, dès qu'une personne sera pointée du doigt, elle se prendra une avalanche d'opprobre et d'attaques qui en sont pas sans rappeler par leur disproportion les Animaux malades de la peste de La Fontaine. Éric B., cela semble acquis, s'est comporté avec Sandra Muller comme un gougnafier fini lors d'une soirée professionnelle où l'on se doute qu'il n'a pas carburé qu'à l'eau de Vittel. Sandra Muller ne prétend jamais, à aucun moment qu'il serait allé au-delà des paroles, jusqu'à un acte physique transgressant la loi pénale (ce en quoi je diffère avec l'analyse du tribunal qui voit dans les propos l'imputation du délit de harcèlement sexuel). Or Éric B. semble avoir subi en répercussion une mise au ban comme s'il avait commis des faits similaires à ceux imputés à Harvey Weinstein, par un déshonneur par association, alors que les faits sont sans commune mesure, on doit cette vérité aux victimes du producteur américain. Cela semble avoir préoccupé le tribunal, qui a choisi la voie de la sévérité pour dissuader les dérives.

— Je ne suis pas convaincue mais je comprends votre position. Au fait vous disiez qu'un moyen n'avait semble-t-il pas été soulevé qui pourrait changer bien des choses en appel ?

— En effet. Il ressort du jugement, qui est le seul document dont je dispose, que si l'exception de vérité et la bonne foi ont bien été soulevés, un moyen autonome tiré de l'article 10 de la CEDH, lui, ne l'a pas été.

— Et que dit cet article ?

— C'est l'article de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) qui protège la liberté d'expression. Or la cour européenne a une vision très libérale (rappel : ce n'est pas un gros mot) de cette liberté, qui devient quasi absolue dès lors que l'on touche à un débat d'intérêt général. La cour exige que plus l'intérêt du propos est général, plus la liberté d'expression soit large, frôlant l'absolu en matière politique. C'est un moyen autonome dans le sens où il n'a pas à se conformer aux conditions restrictives du droit interne liées à l'exception de vérité ou de bonne foi. Si le débat est d'intérêt général, le propos doit être protégé, peu importe qu'il soit excessif dans son expression. Spoiler alert : je dois beaucoup à cet article.

Or ici, le tribunal ne semble pas avoir été saisi expressément d'un argument disant : vu l'intérêt général de la dénonciation du comportement inapproprié que les femmes subissent au quotidien dans leur milieu professionnel, la liberté d'expression protège le propos. Le tribunal enferme l'article 10 dans les conditions de la bonne foi. Je pense qu'un argument d'appel invoquant l'article 10 de la CEDH de manière autonome aura de bonnes chances de triompher. Cela dit avec toutes les réserves du commentateur qui n'a que la décision et pas le détail des écritures des parties.

— Maître, merci de ces lumières. J'attendrai donc le résultat de l'appel.

— Par pitié, n'attendez pas si longtemps pour revenir.

— Promis, maître, à une condition : que vous n'attendiez pas si longtemps pour publier un nouveau billet.

— Le coup est rude, chère lectrice, mais régulier. Vous avez ma promesse en retour.

dimanche 15 septembre 2019

Battons le pavé en Louboutin et en Weston

Encore une fois, la profession d’avocat va manifester. Cette fois, ce sera ce lundi 16 septembre et la raison en est la réforme annoncée des retraites.

Le Gouvernement joue sur du velours, et ses éléments de langage lui sont servis sur un plateau : une profession de nantis s’accroche à ses privilèges probablement fort coûteux pour la collectivité et refuse une réforme voulant mettre tous les citoyens sur un pied d’égalité en supprimant les régimes spéciaux et en alignant tout le monde sur un régime général. Méchants, méchants avocats, bourgeois égoïstes. Quelques idiots utiles qui ont perdu leur procès ou subi un divorce qui n’a pas tourné à leur avantage viendront en renfort vider leur rancœur. On a l’habitude.

Alors, pour ceux qui parmi vous émettraient un doute à la vue de milliers d’avocats venus de toute la France, et quand je dis toute la France, je dis toute la France : certains vont traverser un océan pour être là ; de milliers d’avocats disais-je si âpres au gain qu’ils ont fermé leur cabinet toute une journée pour protester, voici ce qu’il en est.

Le régime de retraite des avocats est un régime autonome. Pas spécial, autonome. La caisse de retraite des avocats s’appelle la Caisse nationale des barreaux de France, CNBF. Rien à voir avec le Conseil National des barreaux (CNB) qui représente la profession au niveau national, même si leurs noms se ressemblent.

La CNBF a des racines anciennes puisque dès l’ancien régime les avocats pouvaient faire payer à leurs clients un droit de plaidoirie (qui existe encore aujourd’hui, et qui est de 13 euros par audience, dû même si vous êtes à l’aide juridictionnelle depuis 2011 (avant, l’Etat l’acquittait, mais n’oubliez jamais qu’il ne répugne à rien plus qu’à payer pour les pauvres). En pratique, ce droit n’est quasiment jamais réclamé (je ne connais aucun confrère qui le fasse), et nous en somme de 13 euros de notre poche que nous prélevons sur l’indemnité d’AJ qui elle est forfaitaire quel que soit le nombre d’audiences.

La loi du 31 décembre 1921 a créé les caisses de prévoyance des avocats, gérées par chaque ordre et qui percevait le droit de plaidoirie. Mais les pensions servies variaient considérablement d’un barreau à l’autre et celle des petits barreaux étaient faméliques. la CNBF a été créée en 1948 pour réunir toutes ces caisses en une seule, et deviendra autonome en 1954.

Autonome, qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela signifie qu’elle fonctionne sur un mode qui lui est propre et qui est que chaque avocat cotise en fonction de ses revenus (14% du bénéfice net pour la première tranche, avec pour les avocats en déficit un minimum de cotisation) et sert la même pension à tout le monde. La pension est actuellement de l’ordre de 1416 euros par mois (il est possible d’opter pour une complémentaire, en cotisant plus, pour avoir une pension plus élevée, le choix étant irrévocable). Cela veut dire que notre profession sert la même pension à l’avocat qui a travaillé sans s’arrêter qu’au confrère qui a dû s’arrêter plusieurs années pour soigner un cancer qu’à l’avocate qui a pris des congés maternités. Pas de référence aux six derniers mois ou aux 25 meilleures années.

Elle est abondée uniquement par les avocats. Elle ne touche aucune subvention, aucun versement de l’Etat. A charge pour elle d’être à l’équilibre. Et à l’équilibre, elle l’est. Elle a même constitué des réserves de l’ordre de deux milliards d’euros pour anticiper le choc démographique que va constituer l’arrivée massive à la retraite des avocats dans une profession dont le nombre est en train d’exploser. Au 1er janvier 2006, il y avait 45818 avocats. Au 1er janvier 2016, il y avait 63923 avocats. Et cette tendance ne diminue en rien. Ses comptes prévisionnels garantissent cet équilibre pour les cinquante prochaines années.

Cette gestion saine et ces réserves sont bien évidemment déterminante dans l’arrêt de mort qui la frappe : en fusionnant la CNBF dans un régime général, les réserves seront englouties et ne serviront finalement qu’à une chose : diminuer le déficit des caisses de retraite l’année de la fusion, ce qui permettra au Gouvernement de parader en montrant que son excellente réforme a sauvé les retraites puisque le déficit a déjà baissé. Puis l’année suivante, le déficit replongera de deux milliards, mais on parlera d’autre chose, probablement d’une femme musulmane en maillot de bain. Une opération de comm à deux milliards sur le dos des avocats. Permettez-nous de tiquer.

Mais n’est-ce pas égoïste de notre part de garder notre régime qui fonctionne si bien et laisser les autres encaisser le choc démographique lié au baby-boom ? Ca le serait assurément si c’était vrai. Mais la CNBF participe à la solidarité nationale par le mécanisme de péréquation. La CNBF verse au régime général chaque année entre 80 et 100 millions d’euros au régime général, sans contrepartie. Cela fait entre 1200 et 1500 euros par avocat et par an de participation sans contrepartie au régime général des retraites. On ne demande pas qu’on nous dise merci, juste qu’on ne nous traite pas d’égoïstes.

Les projections faites sur la base du rapport Delevoye sont apocalyptiques : le taux de cotisation pour la première tranche passerait de 14 à 28%, un doublement pur et simple. Les tranches supérieures seront moins taxées par rapport à la situation actuelle, ce qui fait que cette réforme promet d’être avantageuse pour la petite frange des avocats les plus riches et de compromettre la survie des petites structures les plus modestes, qui sont dans les zones les plus pauvres du territoire, et qui concernent les plus jeunes. La pension de base quant à elle passerait de 1400 à environ 1000 euros. Perdants sur tous les tableaux.

Et enfin, chers amis, cela vous concerne aussi. Car nos honoraires sont fixés librement en accord avec le client. Nous avons donc la possibilité d’effectuer un transfert de charge, et même si nous vous aimons du bon du coeur, nous n’allons pas accepter la diminution de nos revenus qu’entraine cette réforme car personne n’accepterait de gagner 14% de moins pour toucher une pension de retraite moindre. Cette augmentation, nous allons dans la mesure du possible la transférer à nos clients en augmentant nos honoraires. Pour les entreprises, ça passera aisément. Ce sera douloureux pour les particuliers. Et si vous pensez que ça ne vous concerne pas car vous ne pensez pas avoir jamais besoin de notre aide, sachez que tous nos clients pensaient ne jamais avoir besoin de nous jusqu’au jour où ils sonnent à notre porte.

Donc demain, nous manifesterons pour exiger qu’on nous laisse notre régime autonome, égalitaire, solidaire et équilibré, qui participe déjà et continuera à soutenir le régime général. Pour une fois, ce sera un peu pour vous, et beaucoup pour nous, et non pas le contraire. Et nous apprécierons beaucoup d’avoir votre soutien.

Hey, après tout, pour une fois qu’on ne vous coûte rien...

mercredi 28 août 2019

Proroger l'inévitable

Boris Johnson, premier ministre de sa gracieuse Majesté, vient d'annoncer par surprise la fin de la session parlementaire du Royaume-Uni, provoquant là-bas, la colère de nombres de figures politiques de premier plan, et ici des regards embarrassés sur ce que diable était cette prorogation et pourquoi diable met-elle tout le monde en colère. Le droit français ne me suffisant pas, je me suis toujours intéressé aux droits étrangers, et le droit britannique, et son petit cousin turbulent le droit américain, m'ont toujours passionné. Je ne vais pas me bombarder membre du Privy Council, mes lecteurs plus au fait que moi des us et coutumes au pays de Sa Majesté me pardonneront et auront la légendaire courtoisie de leur pays de rectifier mes quelques erreurs, que je promets de cantonner au strict minimum.

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Au Royaume-Uni, les sessions parlementaires n'ont pas de durée fixe, hormis bien sûr la durée de la législature, qui est de cinq ans. L'usage est qu'elles durent peu ou prou la durée de l'année civile, et jusqu'à ce que l'essentiel soit bouclé. Le Premier ministre décide alors de marquer une étape dans son mandat, comme une respiration démocratique, en suspendant le parlement, ce qu'on appelle, gare au faux-ami, une prorogation. A ne pas confondre avec une simple suspension des travaux (recess) pour les vacances ou les fêtes.

Ça se passe comment ?

Comme toujours chez nos cousins d'outre-manche, avec des paillette, des fanfreluches, et de la pompe. La décision de suspendre la session est prise par le Privy council, le conseil privé de la reine. Ce conseil privé fut du temps de la monarchie exerçant réellement le pouvoir le véritable gouvernement du royaume. Il perdra ce rôle après la guerre civile (1642-1651) et lors de la restauration de la monarchie, ce rôle passa à un conseil plus restreint de membres choisis parmi la chambre des Communes, le Cabinet. C'est encore le nom de l'actuel gouvernement britannique. Aujourd'hui, le Privy Council est présidé par le Lord President, membre de droit du Cabinet, qui est généralement le ministre en charge des relations avec les Communes (Leader of the House of Commons) ou de la chambre des Lords (Leader of the House of Lords). C'est actuellement le premier de ces ministres, Jacob Rees-Mogg, fervent partisan du Brexit, qui a cette charge. Autant dire que les décisions du Privy Council sont toujours une émanation de la volonté du Gouvernement (sauf pour ses attributions judiciaires qu’il conserve sur quelques territoires ultra-marins, sépraration des pouvoirs oblige). Une demande de ‘’prorogation’’ est une formalité : le Privy Council conseille à la reine de suspendre, et aussitôt, la reine suspend, trouvant que c’est une excellente idée.

L’annonce est lue par le ministre des relations avec la Chambre des Lords (Leader of the House of Lords), ainsi formulée : My Lords, it not being convenient for Her Majesty personally to be present here this day, she has been pleased to cause a Commission under the Great Seal to be prepared for proroguing this present Parliament.

Messeigneurs, sa Majesté ne puit être présente ici ce jour, il lui a plu désigner une commission sous le Grand Sceau de se préparer à suspendre le présent Parlement. Entrent alors les cinq Pairs (qui ne sont pas dix) ainsi désignés, tous membres du Privy Council, dans leur robe avec leur bicorne, et prennent place sur l’estrade où siège la reine. Ils enjoignent à la Verge Noire, oui, c’est son titre, Black Rod, où le gentilhomme huissier à la verge noire (Gentleman Usher of the Black Rod) de prier les membres de la chambre des communes de les rejoindre céans, ce qu’il fait sans désemparer. Black Rod est le responsable du service d’ordre de la Chambre des Lords, l’équivalent du sergent d’armes (Serjeant-At-Arms) des Communes. La Chambre des Communes arrive promptement, car les deux chambres siègent chacune à un bout d’un couloir à Westminster. Notez que le Congrès des États-Unis a copié cette disposition, le Sénat et la Chambre des Représentants siégeant chacun dans une aile du Capitole.

Les députés des Communes se massent debout dans un petit parc au fond alors que les Lords sont bien installés, alors que dans le système parlementaire, ce sont les Communes le boss de fin de niveau. Mais la cérémonie emprunte à une étiquette remontant à un temps où les Lords avaient la haute main, et n’a jamais été modifiée depuis. Il en va du parlementarisme britannique comme de la cuisine de ce pays : les apparences sont une chose, la réalité qu’elle cache peut être fort différente. Des représentants de la Chambre des Commune, dont son président, le Speaker, le Clerc et le Sergent d’Armes vont saluer la Commission Royale qui les salue en retour : les Pairs ôtent leur chapeau, sauf les femmes qui inclinent la tête, les représentants se courbent. L’ordre royal désignant sa Commission est lu par le Clerc Lecteur, puis le Clerc de la Couronne lit la liste des lois qui ont été votées (les principales, bien sûr, pour marquer le coup). A chaque fois, le Clerc du Parlement se tournent vers les députés des Communes et dit, en vieux français dans le texte : ‘’La reyne le veult!’’, ce qui représente le consentement royal qui promulgue la loi. Ensuite, le ministre de la Chambre des Lords lit un discours de la reine, écrit par le Cabinet, qui fait un résumé de l’année passée. Elle est immanquablement ravi du bon travail des parlementaires et pleine d’espoir pour l’avenir. Le parlement est alors suspendu jusqu’à la prochaine cérémonie d’Ouverture des États (State Opening) que je vous raconterai une prochaine fois car elle est très drôle avec ses portes qui claquent, mais hors sujet ici.

Disons que cette cérémonie, dont la date est fixée dans une fourchette prévue par l’ordre d’ajournement du parlement, consiste essentiellement en un discours de la reine (écrit par le premier ministre) annonçant les grandes lignes de l’action du Gouvernement, une sorte de discours de politique générale, sans débat ni vote. Ce délai est très court, de l’ordre de quelques jours, typiquement deux semaines, parfois moins, essentiellement pour préparer la réouverture de la session.

Juridiquement, ça a quelles conséquences ?

La prorogation est un coup de balai qui nettoie les étagères : toutes les motions, tous les projets et propositions de loi en cours de discussion sont jetées à la poubelle, les questions écrites non répondues sont considérées comme non avenues, on repart à zéro. Des textes importants peuvent échapper à la mort si elles ont bénéficié d’une motion dite de carry-over, de transport (d’une session à l’autre comme on passe un bien d’une rive à l’autre). Pendant l’ajournement, le parlement a perdu ses prérogatives : il ne peut ni siéger ni délibérer. Cela vient du temps où le parlement n’était convoqué que sur ordre du roi pour légiférer sur les points relevant de sa compétence (essentiellement les finances) et où il lui était interdit de siéger en dehors de cela pour ne pas empiéter sur l’autorité royale.

S’agissant du Brexit, cela peut avoir deux conséquences, diamétralement opposées. L’accord conclu avec l’UE pour la sortie du Royaume-Uni présenté par Theresa May a été rejeté deux fois par le Parlement. En principe, un texte rejeté ne peut pas être représenté au vote durant la même session. Ouvrir une nouvelle session permet de proposer à nouveau aux Communes de ratifier le texte. L’autre est qu’en ajournant durablement le Parlement, le Cabinet le met face au fait accompli, le privant du temps d’empêcher que le temps fasse son œuvre car en l’état, si rien ne se passe, le Royaume-Uni sort de l’UE le 31 octobre sans aucun cadre juridique encadrant cette sortie. C’est l’option kamikaze que semble privilégier Boris Johnson, car l’ajournement qu’il a demandé est de plus d’un mois, allant au plus tard du 12 septembre jusqu’au 14 soit à deux semaines de l’échéance. Cela revient à priver le Parlement du pouvoir de s’opposer à un no-deal Brexit, position qu’il a pourtant expressément adoptée lors de l’actuelle session. C’est un coup de force légal. Cela permet en tous cas au premier ministre d’éviter le risque d’une motion de censure et de neutraliser l’offensive menée par le parti travailliste, qui proposait de se rallier au panache blanc de Jeremy Corbyn le temps pour lui de reporter le Brexit et de convoquer un nouveau referendum sur le Brexit ce qui était sans doute le but premier de la manœuvre.

Le Parlement peut-il s’y opposer ?

Ça me paraît difficile, mais nous entrons dans des terres inexplorées ici vu la nouveauté des événements, et je ne vais pas me prétendre constitutionnaliste du droit anglais. Un acte de la reine, comme l’est l’acte d’ajournement, ne peut être attaqué : la reine est irresponsable politiquement. Mais des juristes planchent déjà sur la possibilité d’attaquer en justice non l’acte de la reine, mais le conseil donné par le Privy Council, dirigé par un membre du cabinet, qui lui est politiquement responsable. La reine ayant été mal conseillée, son ordre pourrait être rapporté une fois que la lumière sera revenue à ses yeux.

La dernière fois qu’un premier ministre a utilisé un ajournement pour esquiver un débat embarrassant pour lui, c’était John Major en 1997, pour suspendre le Parlement jusqu’à son terme à l’approche des élections générales. Qu’il a perdues, amenant au pouvoir Tony Blair et les Travaillistes. La fois précédente remonte à 1948 et la réforme du Parlement voulue par Atlee, et la fois précédente en 1831, là encore dans une crise de réforme des institutions. Ce n’est donc pas un événement anodin.

lundi 26 août 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

lundi 14 janvier 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 1. Le Compteur Fantôme.

L’affaire judiciaire m’ayant opposé à l’association ” Institut pour la Justice “, les guillemets sont importants car cette association n’est ni un institut ni pour la justice, cette affaire donc a donc connu un dénouement heureux après sept ans de procédure. Je suis au fil de ces sept années resté aussi coi qu’un de mes clients en garde à vue, laissant mes adversaires s’exprimer sur le sujet. À présent, pour citer le grand philosophe Jules Winnfield : « Allow me to retort. »

Ce récit des faits se veut, comme à l’accoutumée ici, factuel. Je citerai les décisions de justice qui ont été rendues, sinon in extenso du moins l’intégralité des passages pertinents. J’y ajouterai mon commentaire, car je suis ici chez moi, vous en ferez ce que vous voudrez (si vous manquez d’idées, vous trouverez au fil de ces billets quelques suggestions sur quoi en faire), l’essentiel étant qu’à la fin, vous saurez tout.


Cette saga aura lieu en cinq chapitres, qui couvriront l’affaire en ordre chronologique. Le premier, que vous tenez sur vos écrans en ce moment, rappellera le corpus delicti : pourquoi ai-je attiré l’ire de l’IPJ ? Ce rappel des faits est utile, vous verrez, car l’évolution de notre société en sept ans leur donne un aspect parfois prophétique. Le deuxième parlera de la phase à l’époque secrète : la plainte, l’enquête, l’instruction, et le premier faux départ avec une première audience avortée. Le troisième portera sur le jugement de Nanterre de 2015. Le quatrième, sur l’arrêt d’appel en 2017, et enfin le cinquième vous ramènera en douceur aujourd’hui avec les pourvois en cassation (car il y en a eu trois, vous verrez), et les conclusions qu’à titre personnel je tire de cette affaire. Ah ! vous vous plaigniez que mon blog végétait ? Vous allez avoir de la lecture, à satiété.

J’espère d’ailleurs que ce sera l’occasion de relancer l’activité régulière de ce blog, les réseaux sociaux commençant à me fatiguer. Je sais, je le dis depuis longtemps, mais la motivation et l’inspiration sont là, mes enfants ont grandi et leur Switch me laisse à présent du temps libre, en somme, les étoiles sont alignées favorablement hormis un petit problème d’hébergement que je vais résoudre promptement. Et si je devais faillir, n’hésitez pas à venir me chercher par la peau des fesses sur Twitter.

A propos de fesses, il est temps de commencer ce récit. Installez-vous confortablement, faites-vous une bonne tasse de thé (un Darjeeling First Flush sera parfait), et remontons le temps de conserve. En selles !

The year is 2011

Les plus perspicaces d’entre vous se souviendront que 2011 était l’année précédant 2012. Année d’élection présidentielle, le président en place, Nicolas Sarkozy, étant candidat à sa succession, et alors qu’il avait été élu sur une plate-forme politique modérée voire centriste (discours ouvert sur l’immigration, rappelant qu’il était Français de sang-mêlé, apaisé sur la laïcité, il avait même recruté quelques personnalités de gauche dans son premier gouvernement, sans compter un goût certain dans le choix de ses convives à déjeuner), il avait opéré un virage sécuritaire pour compenser des résultats économiques décevants. C’est d’ailleurs assez fascinant de voir comment à chaque fois que la droite prend un tel virage elle se prend une déculottée électorale et comment, malgré tout, elle commet régulièrement cette erreur avec la régularité d’un coucou suisse. Je pose ça là.

Bref, Nicolas Sarkozy était vulnérable, et cette position l’a poussé à une fuite en avant, sur les conseils peu avisés, pardon du pléonasme, de Patrick Buisson. C’est dans ce cadre que l’IPJ, association que je connaissais déjà bien avant, et qui sous un fard pesudo-scientifique promeut des thèses sécuritaires réactionnaires que rien, jamais, n’a étayé, a lancé une offensive médiatique à l’adresse des candidats, en les invitant à adhérer à leur “pacte 2012 pour la justice”, en faisant miroiter que le ou les candidats qui s’engageraient à l’intégrer dans leur programme auraient leur soutien.

Quand on est une association sans aucune reconnaissance scientifique dans le milieu universitaire, comment attirer l’attention ? Là, il faut reconnaître à l’IPJ d’avoir été en avance sur son temps : en diffusant sur Facebook un message appelant à l’émotion et à l’indignation, ne fournissant aucun fait mais se contentant d’une interprétation créative de la réalité, et se concluant par un appel à signer la pétition en faveur de leur pacte, à faire circuler ce message, et à faire un don (mais curieusement pas à en vérifier la véracité, mais bon on l’a dit : ce ne sont pas des universitaires).
Et comme de nombreuses personnes de bonne foi ont été touchées par ce message, qui reconnaissons-le était émouvant, mais malgré tout ressentaient à la fin comme un malaise face à cette absence d’explications concrètes, ces personnes se sont tournées vers votre serviteur, sachant que chez moi, on trouvait des réponses claires et étayées sur des faits, fût-ce au prix d’interminables billets et de phrases trop longues.

Le Pacte et la torche

C’est ainsi que fin octobre 2011, j’ai reçu de nombreuses demandes me demandant ce que je pensais de cette pétition. Dans un premier temps, dès que j’ai vu qui en était à l’origine, je me contentais d’une réponse lapidaire (ça me jouera des tours, comme vous allez le voir ; après ça on me reprochera de faire des phrases trop longues…) sur le peu de crédit à y accorder. Mais au fil des jours, les demandes devenaient de plus en plus nombreuses, et émanaient de gens vraiment désemparés qui voyaient leurs proches et amis relayer ce message sur un ton révolté, et se sentaient fort dépourvus pour pouvoir leur répondre en quoi cet appel était factuellement erroné. Ça vous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit : ce dossier, pour ancien qu’il soit, est furieusement moderne.
Et donc, à mon corps défendant, je suis allé voir de quoi il retournait exactement.
La pétition en faveur du Pacte 2012 pour la Justice reposait sur un témoignage, celui de Joël Censier. Il reposait sur une affaire dont je n’avais pas entendu parler, mais, ai-je découvert par la suite, était un fait divers d’une grande importance dans le sud-ouest, autour du Gers, où les faits avaient eu lieu. Joël Censier, policier à la retraite, était le père de Jérémy Censier, 19 ans, tué d’un coup de couteau lors d’une rixe nocturne où il était intervenu pour séparer les belligérants. Le père était inconsolable, et je le comprends, et avait découvert que parmi les belligérants, il y avait des gens du Voyage qu’il avait eu l’occasion d’interpeller par le passé. Pour lui, sa conviction était faite : ce n’était pas un accident mais une vengeance. Voilà pourquoi cette affaire avait intéressé la presse locale.

En août 2011, S. est mis en accusation devant les assises pour meurtre, les autres intervenants étant renvoyés pour des violences volontaires, la thèse de la vengeance ayant fait long feu au fil de l’instruction. Et en septembre 2011 un incident procédural se produisit : les aveux du du principal suspect, S., mineur au moment des faits, ont été annulés du fait de l’absence d’avocats en garde à vue, et l’intéressé, détenu depuis deux ans, a été remis en liberté par la Cour de cassation à la suite d’une nullité de procédure. Pour être exhaustif : l’avocat de S. avait demandé au président de la chambre de l’instruction de faire examiner l’affaire par la chambre de l’instruction conformément à l’article 221-3 du code de procédure pénale : le président de la chambre de l’instruction avait décidé de faire droit à cette demande, mais l’affaire n’avait pas été audiencée dans le délai légal de trois mois devant la chambre de l’instruction, entrainant une remise en liberté de droit. Il est à noter que l’arrêt est intervenu plus de deux ans après l’incarcération, et que de ce fait, le mineur a fait plus de deux ans de détention provisoire ce que théoriquement la loi interdit. Il aurait dû être libéré quoi qu’il arrive, mais du fait de cette nullité de procédure viciant sa détention, il a fait plus de détention qu’il n’aurait dû. Les mystères du droit.


Mais tout cela n’avait que peu d’importance pour Joël Censier, qui ne voyait qu’une chose, celui qui avait tué son fils était libre et ses aveux étant annulés, il pouvait craindre qu’il s’en tirât. Notons que par la suite, S. s’est présenté librement aux assises pour y être jugé, et a été condamné en février 2013 a 15 ans de réclusion criminelle (la cour a écarté l’excuse de minorité), deux autres des belligérants ont été condamnés pour violences (l’un a quatre ans, l’autre à trois ans dont un avec sursis), les trois autres mis en cause étant acquittés conformément aux réquisitions du parquet. Comme quoi la justice ne semble pas si dysfonctionner que cela, mais l’IPJ a moins fait de publicité sur cet aspect du dossier.

Toujours est-il que l’IPJ en a fait son porte-étendard, et avec quel succès. Car qui, franchement, oserait objecter quoi que ce soit à la douleur d’un père ayant perdu son enfant ? Eh bien devinez qui…
J’ai donc rédigé un long billet, intitulé Attention manip : le “pacte 2012” de “l’Institut pour la Justice”, où je démontais point par point le procédé sur la forme, et le message sur le fond (car même si toutes les mesures du Pacte avaient été en vigueur, cela n’aurait rien changé au déroulement de l’affaire Censier, figurez-vous). Je n’y reviendrai pas, il n’est que de lire le billet de 2011.
Comme d’habitude, un mensonge aura fait deux fois le tour du monde quand la vérité aura à peine mis son pantalon : je ne vais pas prétendre que mon billet a eu un succès similaire au Pacte. Mais il a quand même eu son petit effet, et l’IPJ a commencé à recevoir beaucoup de messages demandant à ce que la signature de leur auteur soit retirée de cette pétition, ayant le sentiment d’avoir été bernés. Ce nombre exact restera à jamais un mystère, l’IPJ laissant au fil de ses argumentaires entendre qu’il y en eût très peu pour dire que je n’étais rien ni personne, et en même temps qu’il y en eût beaucoup pour justifier leur demande de dommages-intérêts qui vous le verrez n’avait rien de symbolique. Bref, des signataires de Schrödinger.

Et cet aspect éthéré des signataires était au cœur du problème : ce qui démontrait le succès de ce pacte, et était sans cesse mis en avant par l’IPJ, était le nombre de signataires, qui a atteint le million en quelques jours. Si je ne doute pas, pour les raisons que je vous ai données plus haut, de la réalité de ce succès, sa quantification m’a posé un problème de méthodologie : ce compteur de signatures était, à l’instar de la pétition, hébergé sur un site dédié appartenant à l’IPJ, et non sur une plate-forme participative comme beaucoup sont apparues depuis. Bref, l’IPJ affichait sur son site un compteur comme garantie de leur succès, compteur dont seul eux avaient la maitrise. Le conflit d’intérêt était patent.
Je veux croire que mon billet eut malgré tout son petit effet car l’IPJ a vu rouge, ce qui est une couleur plutôt rare chez ses partisans. Problème : il ne pouvait rien reprocher à mon billet, qui était factuellement exact, et pour le reste, n’était qu’un jugement de valeur qui ne peut tomber sous le coup de la loi.
Le débat continuant dans les mois qui ont suivi, sur mon blog, sur divers médias et sur Twitter, l’IPJ s’est mis en embuscade et a soudain porté à mes écrits plus d’attention qu’il n’en a jamais porté au code de procédure pénale, ce qui (spoiler alert) lui jouera des tours par la suite.

Mais ceci est une autre histoire, qui fera l’objet du deuxième chapitre de notre saga.

jeudi 20 septembre 2018

Petite leçon de droit à l’attention de Madame Le Pen (et de M. Mélenchon qui passait par là)

Mon ancienne consœur Marion “Marine” Le Pen s’offusque à qui veut l’entendre, mais aussi à qui s’en passerait fort bien, de ce que la justice aurait ordonné une expertise psychiatrique à son encontre, se demandant « jusqu’où vont-ils aller ? » sans préciser qui sont ces « ils » et concluant que « ce régime commence à faire peur ». On peut comprendre que le résultat de cette mesure puisse l’inquiéter, tant ses propos laissent percevoir un possible délire de persécution qui semble récurent chez elle. Même celui qui se veut l’opposant de tous sauf de lui-même et de Maduro, Jean-Luc Mélenchon, a cru devoir lui apporter son soutien.

Rassurons-la donc, tant l’arrêt de la pratique du droit, y compris pendant les périodes où elle était censée contribuer à son élaboration mais a préféré une approche, disons, contemplative, l’a laissée démunie.

Marion Le Pen est mise en examen car il existe à son encontre des indices graves ou concordants d’avoir, le 16 décembre 2015, à Saint-Cloud (Yvelines Hauts-de-Seine), diffusé un message violent, pornographique ou contraire à la dignité accessible à un mineur, délit prévu par l’article 227-24 du code pénal. Le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Nanterre a pour tâche d’établir les faits et d’en réunir les preuves et indices, qu’ils soient à charge pour la mise en examen ou à sa décharge : seule lui importe la réalité des faits (ce qui la distingue de la candidate malheureuse à la présidentielle).

Une fois ces éléments rassemblés, elle dira s’il y a des charges suffisantes contre Marion Le Pen d’avoir commis ce délit (auquel cas elle sera renvoyée devant le tribunal correctionnel de Nanterre, ce qui arrive à des gens très bien), ou bien s’il n’y a pas lieu de poursuivre la procédure : c’est le non lieu.

Mais la tâche de la juge d’instruction ne se cantonne pas à cela. Elle doit mettre le dossier en état d’être jugé, et pour cela, s’assurer que la procédure est respectée. Et que dit la loi sur la question ?

L’article 227-24 relève d’une des nombreuses procédures dérogatoires instaurées par le législateur, en l’occurrence de la procédure applicable aux infractions de nature sexuelle et de la protection des mineurs victimes. Car ne l’oublions pas, ce qui est reproché à Marion Le Pen est d’avoir mis des images d’une extrême violence à portée de clic de mineurs. Cette procédure s’applique aux crimes et délits listés à l’article 706-47 du code de procédure pénale parmi lesquels se trouve bien l’article 227-24 du code pénal, c’est écrit au 11°.

Parmi les particularismes procéduraux, l’article 706-47-1 du code de procédure pénale dispose que « Les personnes poursuivies pour l’une des infractions mentionnées à l’article 706-47 du présent code doivent être soumises, avant tout jugement au fond, à une expertise médicale. L’expert est interrogé sur l’opportunité d’une injonction de soins. »

Par expertise médicale, on entend expertise psychiatrique, pour déceler un éventuel trouble de la personnalité nécessitant des mesures de suivi sur le long terme, ce que la loi appelle l’injonction de soin, voire le suivi socio-judiciaire pour les infractions les plus graves, voire une maladie mentale pouvant affecter le discernement de l’auteur, parfois au point de le rendre carrément irresponsable pénalement.

Ainsi, la décision que Marion Le Pen s’est vue notifiée est tout à fait normale, et obligatoire. La loi est la même pour tous.

À ce sujet d’ailleurs, j’attire l’attention de mon ex-consœur sur un autre délit, prévu à l’article 114-1 du code de procédure pénale. Ce délit prévoit une amende de 10.000 euros pour quiconque diffuse auprès d’un tiers une pièce issue d’une instruction en cours. MmeLe Pen, pour avoir accès à une copie de la procédure, a même dû signer une attestation écrite disant qu’elle avait pris connaissance de cet article. La seule exception porte sur les expertises, afin de pouvoir facilement solliciter l’avis d’un sachant sur la qualité du rapport d’expertise, mais pas aux décisions ordonnant une expertise. Ainsi, en diffusant sur son compte Twitter copie de ladite décision, Marion Le Pen a je le crains fort commis ce délit, et elle aura cette fois-ci bien du mal à accuser « ils ». Nul n’est censé ignorer la loi ; et une ancienne avocate, qui a été 13 ans conseillère régionale et 12 ans députée, est censée la connaître, sinon la respecter. 

dimanche 13 mai 2018

Pour en finir avec les fiches S

Comme après chaque attentat, des démagogues relancent l’idée, en apparence frappée au coin du bon sens, de priver de liberté d’une façon ou d’une autre les « fichés S » au nom du réalisme et du pragmatisme, qui en réalité sont les cache-sexes de leur idéologie.
Face aux objections qui leur sont faites, notamment que cette mesure serait inefficace et gravement attentatoire aux droits de l’homme, leur réplique est toute prête : eux sont prêts à assumer des mesures fermes qui nous protégeraient.
Cette mécanique aussi fiable qu’un coucou suisse me lasse depuis longtemps. Il est temps d’en finir avec les fiches S, une bonne fois pour toutes. Non pas en les supprimant, elles ont leur utilité, qui est faible, mais qui a le mérite d’exister. En comprenant de quoi il s’agit et pourquoi l’internement des fichés S serait une idée profondément stupide, tellement stupide qu’elle devrait faire perdre à celui qui la professe tout espoir de poursuivre une carrière politique.
Alors de quoi parle-t-on exactement ?
Une fiche fait partie d’un fichier, comme l’aurait dit monsieur de la Palice. En l’occurrence, du Fichier des Personnes Recherchées (FPR). Ce fichier existe depuis fort longtemps, à tel point que nul ne saurait le dire avec exactitude, du fait que les premiers fichiers de police étaient créés par simple circulaire interne et ne faisaient l’objet d’aucun encadrement. Aujourd’hui, le FPR repose sur le décret n° 2010-569 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées. C’est un fichier informatisé, accessible aux services de police et de gendarmerie. Il est en principe consulté lors des contrôles d’identité, des contrôles routiers, et de toute procédure où l’identité d’un suspect est enregistrée, comme une garde à vue. Chaque fiche relève d’une catégorie, il y en a 21, dont l’objet varie grandement (voyez l’article 2 du décret pour un aperçu). Elle indique l’identité complète de la personne (pour éviter toute confusion avec un homonyme), et c’est un point essentiel, la conduite à tenir en présence de l’individu et l’autorité ayant ordonné l’inscription, pour lui en référer.
À titre d’exemple, il existe les fiches M, concernant les mineurs en fugue, les E, qui concernent les étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire, les V, qui concernent les évadés, les AL, pour aliénés, qui font l’objet d’une hospitalisation sous contrainte mais se sont échappés, on y trouve même les fiches T, pour débiteurs du Trésor, et les fiches PJ, qui sont celles auxquelles je suis le plus souvent confronté, qui concernent la justice. Pas nécessairement les mandats d’arrêt, qui font bien sûr l’objet d’une telle fiche, mais aussi les personnes sous contrôle judiciaire. Ainsi, un conjoint violent, placé sous contrôle judiciaire dans l’attente de son jugement, sera inscrit au FPR avec la mention des lieux où il a interdiction de paraître et les personnes qu’il lui est interdit de rencontrer. S’il est contrôlé dans un de ces lieux ou en présence d’un de ces individus, la conduite à tenir précisera qu’il faudra l’appréhender et informer le parquet de tel tribunal pour une éventuelle révocation du contrôle judiciaire et placement en détention.
Les fiches PJ sont donc créées sur ordre de la justice, mais ce n’est pas le cas de toutes.
Et notamment des fiches S, pour sûreté de l’État.
Les fiches S sont créées à l’initiative des services de renseignement (principalement, la Direction Générale de la Sûreté Intérieure, la DGSI). Notamment donc, mais pas seulement, les services antiterroristes. Les fiches S ne concernent pas seulement les djihadistes, mais aussi l’extrême droite et l’extrême gauche, dont certains éléments sont susceptibles d’actions violentes qui ne s’inscrivent pas dans une démarche terroriste au sens du code pénal.
Ce que ne comprennent pas, ou feignent de ne pas comprendre nos thuriféraires de l’internement, c’est que ce ne sont pas des fiches de recherche dans le sens de “nous savons que cet individu se prépare à commettre un attentat, il faut le retrouver avant qu’il ne passe à l’acte”. C’est une fiche de surveillance. La conduite à tenir en présence d’un fiché S est toujours peu ou prou la même (il existe 16 variantes de la fiche S) : laisser repartir l’individu et signaler les date, heure et lieu de ce contrôle à tel service de renseignement. Cela permet à ces services d’être “pingué” comme ont dit en informatique, c’est à dire qu’on leur envoie l’information que tel individu sur lequel ils gardent un œil a été vu tel jour à tel endroit. Si c’est en bas de son domicile, le signalement sera archivé (mais gardé, ça peut toujours servir de savoir où il était ce jour-là dans une enquête future). Si c’est loin de chez lui, mais à proximité du domicile d’une autre personne surveillée, ou à proximité d’un objectif potentiel, ce “ping” peut donner lieu à ouverture d’une enquête, en tout cas attirer l’attention des services de renseignement sur lui. Les fiches S, dont le nombre exact est inconnu, mais semble tourner autour des 20 000 dont 10 500 liés à la mouvance djihadiste1, permettent aux services de renseignement de placer sous surveillance un grand nombre de personnes repérées comme potentiellement dangereuses sans mobiliser des milliers de fonctionnaires sur la tâche alors que la plupart de ces personnes ne commettront aucun acte terroriste.
Lorsqu’un attentat est perpétré, on découvre assez souvent que l’auteur, ou les auteurs, étaient fichés S. Si je ne m’abuse, sur les 32 personnes ayant commis un attentat en France depuis 2012, en comptant celui de la rue Monsigny, 21 étaient fichées S.
Ce qui veut dire a contrario que 11 ne l’étaient pas, ce qui fait 34%, mais surtout que 99,79% des fichés S ne sont pas passés à l’acte ces six dernières années. Ce sont des pourcentages qui devraient déjà faire réfléchir les amateurs de solutions simplistes.
Mais surtout, puisque même 99,79% de marge d’erreur n’est pas de nature à effrayer ceux qui sont sûrs (à tort ou à raison) de ne pas faire partie des victimes collatérales, tant «on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » est un proverbe de mangeurs d’omelettes mais pas un proverbe œuf, la surveillance d’un grand nombre de suspects opérée par le FPR-S suppose une condition sine qua non pour être un tant soit peu efficace : il faut que l’intéressé ne sache pas qu’il fait l’objet d’une telle fiche. Il est indispensable qu’un fiché S contrôlé dans la rue se voit rendre sa carte d’identité avec un “merci monsieur, tout est en ordre” par le policier et puisse vaquer à ses activités pendant que le signalement remonte aux services de renseignement.
Or l’internement dans un centre serait, arrêtez-moi si je me trompe, un indice certes subtil mais assez révélateur qui pourrait faire déduire à la personne internée qu’elle fait l’objet d’une telle surveillance. Ainsi, l’internement des fichés S, qui est matériellement irréaliste, juridiquement infaisable, serait en outre un coup porté au renseignement intérieur dont le rôle est de déjouer les attentats en préparation, et un cadeau royal fait aux cellules terroristes, en leur révélant lesquels de leur sympathisants sont repérés et a contrario lesquels ne le sont pas. Autant leur donner une copie du fichier S, ça coûterait moins cher pour le même résultat.
Face à la menace terroriste, nous devons, sans cesse, garder à l’esprit un point essentiel. Le terrorisme ne vise pas à nous anéantir. Il en est incapable. Abou Djaffar le dit mieux que je ne saurais le faire, alors je lui emprunte la conclusion de son billet que je vous invite à lire, car j’en partage jusqu’à la moindre virgule :

 

le succès d’un attentat se mesure à ses conséquences politiques, pas à son bilan initial, qui relève de l’opérationnel. Plus un attentat est meurtrier, évidemment, et plus ses conséquences seront importantes en raison de l’émotion suscitée, mais le dernier mot appartient, in fine, aux victimes, aux élus et à nous tous, communauté nationale. Face à une menace jihadiste très élevée, durable et évolutive, nous sommes les acteurs de notre survie en tant que société. Celles et ceux qui hurlent à la mort, écrivent des horreurs définitives après chaque tragédie sans rien en connaître (souvenez-vous des saillies de Manuel Valls après Münster) et appellent à de (fausses) solutions foulant au pied l’État de droit et les valeurs pour lesquelles nous nous battons et pour lesquelles nous sommes attaqués sont plus que les idiots utiles de nos ennemis : ils en sont, selon une tradition solidement établie dans ce pays, les collaborateurs candides et zélés.


  1. Source : déclaration de Manuel Valls, alors premier ministre, sur le plateau du Petit Journal, 24 novembre 2015. ↩︎

samedi 5 mai 2018

« Aujourd’hui, j’ai découvert que le droit à la sûreté n’était pas garanti en France en 2018 »

Aujourd’hui, j’accueille sur mon blog un confrère, BetterCallBen, qui a voulu exprimer par écrit son désarroi après avoir assisté en garde à vue un mineur interpellé lors de la manifestation du 1er mai dernier. Voici son récit, que je commenterai ensuite dans une postface. Bonne lecture.%%Eolas

Je suis avocat. D’aucuns diraient un jeune avocat puisque je n’exerce que depuis un peu plus de 3 ans. Je pratique essentiellement le droit des étrangers et le droit pénal, que j’enseigne par ailleurs à l’Université depuis plusieurs années. Au travers de ces enseignements, je distille modestement à mes étudiants un certain nombre de principes, dont certains me semblaient jusque-là immuables et inscrits dans le marbre de l’évidence : le principe de légalité, impliquant que nul ne peut être poursuivi ni condamné sans texte ; le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, qui veut que celle-ci soit claire et intelligible pour que personne ne puisse être poursuivi ou condamné pour un comportement qui ne serait pas strictement prescrit ; ou encore le droit à la sûreté, entendu comme la garantie de ne pas être poursuivi, condamné ou détenu arbitrairement. En somme, le sceau de la confiance des citoyens en une réaction de l’État justifiée, nécessaire et proportionnée. Erigés au rang de droits de l’Homme en 1789, héritage de la pensée précurseure de Cesare Beccaria, je n’avais naïvement que peu de doute dans leur parfaite effectivité, tant ils relèvent aujourd’hui de l’évidence.

Or, sans doute tout aussi naïvement, j’ai pu récemment faire le constat de mon erreur en croisant le chemin de celui que l’on appellera Paul, un mineur de 15 ans, privé pendant plus de 50 heures de sa liberté pour avoir simplement décidé, un mardi 1er mai 2018, de se rendre à sa première manifestation.

Paul a 15 ans donc. Il vit dans un milieu social en apparence confortable, en banlieue parisienne. Précoce à la curiosité débordante et doté d’une maturité certaine pour son âge, Paul se passionne pour nombre de sujets qui croisent son quotidien, un jour la mécanique, un autre la photo, et ce jour ce fût les mouvements sociaux se cristallisant en cette grande messe annuelle qu’est le 1er mai. « Je veux y aller pour défendre tes droits » dira-t-il à sa mère. Il veut surtout y aller par goût de la curiosité, de la découverte du monde des adultes, l’envie de jouer les reporters en culotte courte et sans doute aussi par le caractère transgressif de la contestation sociale, fût-elle légalement orchestrée. Derrière son côté tête brûlée, Paul reste raisonnable et se renseigne sur Internet sur ce qu’implique la participation à une telle manifestation, sa première ! Il découvre les risques d’échauffourées, les groupuscules extrémistes sources de violences et de dégradations, et la réaction étatique au goût âcre et asphyxiant des lacrymos. Prudent, il décide donc de se munir d’un masque de ski et d’un masque de chantier pouvant filtrer l’air ambiant, celui que l’on trouve à la quincaillerie du coin de la rue, rudimentaire mais qui fait le job.

Et le voilà parti pour Paris, accompagné de son Sancho Pança, à la conquête de l’assouvissement de sa curiosité juvénile. Il se mêle à la foule, sous les banderoles de la CGT. Il filme la foule, en immersion avec sa Go Pro, se sentant l’âme d’un journaliste d’investigation. Quand soudain, son périple le conduit dans une masse plus sombre, plus enragée, plus vindicative. Et tout s’accélère. Il voit la masse se mettre à courir, s’en prendre au mobilier urbain, envahir et mettre à sac un fast-food, piller une concession automobile, tout ça au vu et au su de tous. Mais où est passé l’État ? Notre Bernard de la Villardière en herbe constate les stigmates de ces invasions barbares au moment où les CRS interviennent enfin, exhortant les badauds présents à se réunir à distance des assaillants, entre deux rangées de l’unité d’intervention.

Ai-je croisé le chemin de Paul à l’occasion de cette manifestation, dans ce groupe de rescapés ? Non, je n’y étais pas. J’avoue que cela ne m’intéresse guère et pour en avoir vu le déroulement, je loue mon désintérêt. Puis, je ne l’aurais sans doute jamais remarqué. Ou bien si, et je l’aurais sans doute jugé du haut de son mètre soixante et à son air de poupon. Jugé sa présence à un tel évènement, sur fond d’une morale sans origine ni fondement, dictant qu’il serait trop jeune, qu’il n’aurait rien à faire, « mais que font ses parents ?! » Bref, une morale qui n’a finalement que peu lieu d’être, la sagesse n’attendant pas le nombre des années et, en tout état de cause, la loi n’interdisant pas une telle présence à un tel évènement. Non. J’ai croisé le chemin de Paul en garde à vue après avoir reçu un appel me désignant pour l’assister dans le cadre de cette procédure.

Car la prétendue oasis de protection formée par les unités d’intervention se mua progressivement, sans crier gare, sans violence ni d’un côté ni de l’autre, sans heurts, sans cris, en une nasse d’interpellation, arbitraire, indifférenciée, impartiale, conduisant tout ce beau monde en fourgons vers le SAIP (service d’accueil et d’investigation de proximité) compétent. Ils partirent 34.500 ; mais par un prompt renfort, ils se virent 102 à payer le prix fort. 102 placés en garde à vue. Taclé de toute part pour sa carence dans la gestion des violences et dégradations, l’exécutif a fait le coq en s’enorgueillissant de ce chiffre brandi comme une panacée. 102 parmi lesquels Paul, 15 ans. Première manifestation, première garde à vue, grosse journée pour notre assoiffé de curiosité.

Motifs de la garde à vue ? Participation à un groupement en vue de commettre des violences et/ou dégradations, d’une part, alors qu’il n’était qu’un marcheur passif, qu’un témoin malgré lui ? et port d’arme catégorisée d’autre part. Comment ? une arme ? Ah oui, ce qui sera considéré comme un masque à gaz, soit ce qui s’analyse en une arme défensive (Catégorie A-2) suivant le procès d’intention aux termes duquel la détention d’un tel objet est la preuve d’une volonté de participer à un groupement dont les agissements sont de nature à entrainer la projection de gaz et donc susceptible de commettre des violences et/ou dégradations. CQFD, la boucle est bouclée, au trou le présumé forcené.

Et c’est donc là que j’interviens enfin, « dès le début de la garde à vue », suivant les prescriptions de l’article 63-3-1 du Code de procédure pénale ? Si seulement.

Car voyez-vous, le scénario n’est pas nouveau et se déroule de façon similaire à l’issue de chaque mouvement social, de chaque manifestation. Arrestations en masse, engorgement du commissariat compétent, nécessité d’un « dispatching » des gardés à vue dans d’autres commissariats de la capitale aux geôles vacantes et donc transport subséquent des susnommés pour qu’enfin l’effectivité des droits de la défense puisse pleinement s’exprimer. Si on n’est pas au milieu de la nuit et si on n’a pas d’autres chats à fouetter.

Bilan : un mineur de 15 ans (il n’est pas vain de le rappeler), placé en garde à vue vers 18h, dont l’avocat est prévenu vers 19h, et qui cherche en vain à joindre un service compétent et rencontrer son client, mineur, de 15 ans, jusqu’à ce qu’il apprenne la localisation de ce dernier 10h plus tard, soit à 4h du matin, tandis que l’audition matérialisant la substance même de la garde à vue ne se fera que 10 nouvelles heures plus tard, soit à 14h, donc 20h après le début de la garde à vue, par des services débordés et exsangues, également victimes de ces décisions d’arrestation massive et irréfléchie et contraint de multiplier la paperasse pour des dossiers vides de tout fondement infractionnel.

Et Paul subit cette mesure, dans l’incompréhension la plus totale, ses parents ayant été prévenus de façon sibylline quelques heures après le début de la mesure, les laissant dans la même ignorance et incompréhension, quand d’autres ne furent informés que par un message furtif laissé sur un répondeur sur les coups de 4h du matin, soit plus de 10h après le début de la mesure, 10h à ignorer où leurs progénitures étaient passées et se morfondre en conséquence.

Je découvre alors un garçon fluet, un esprit mature dans un corps d’enfant, un ado à la nature hyperactive qui, enfermé entre 4 murs depuis près de 20h, cherche des réponses à des questions qu’il ne connait pas et qu’il se doit d’inventer, se dessine des griefs pour donner un sens à une mesure qui n’en a pas, intellectualise l’inique pour ne pas perdre la raison. Et, alors que son audition touche à sa fin et que le glas des 24h tinte déjà au loin, l’évidence d’une libération s’impose tant cette garde à vue paulienne n’a de sens. Une querelle de clochers intra/extramuros se fait alors jour au sein du ministère public : à un ordre parisien de prolongation répond un ordre ultrapériphériquien de classement 21 (infraction insuffisamment caractérisée ; en d’autres termes, il n’y a pas d’infractions, pas de motifs, nada, peanut), battu en brèche du quasi tac au tac par un contrordre capital imposant la prolongation. Vous n’y comprenez rien ? Moi non plus. Du jamais vu. D’autant plus que la prolongation dans une garde à vue de mineur est un fait relativement rare, qui se doit d’être justifié par l’impérieuse nécessité de réaliser des actes d’enquêtes cruciaux pour la révélation de la vérité, souvent en réaction à la gravité ou la complexité des faits reprochés. Ici, le fait d’avoir manifesté et d’avoir pris les précautions nécessaires pour le faire. Crime de lèse-majesté.

Si le doute eut pu être permis jusque-là, il n’en est plus rien. L’opportunisme supplante la raison, le coup de filet se mue en coup de com’ numérique. Ils partirent 102, mais par un prompt renfort, ils se virent 43 à en subir le sort. 43 prolongations, quasi exclusivement des mineurs dans le commissariat dans lequel j’interviens tandis que la plupart des majeurs sortent. Mais 43 prolongations sur lesquelles on ne manquera pas de communiquer, de gloser, de pavaner comme une fierté du devoir étatique accompli.

En définitive, la garde à vue de Paul est levée au bout de 46 heures d’enfermement et de privation de liberté, après qu’une exploitation de ses appareils d’enregistrement ait révélé des photos de lui avec son chat, un cliché d’une blessure soignée par 5 points de suture après une chute à vélo qu’il conserve comme un trophée, et quelques photos et vidéos de la mobilisation en journaliste d’investigation du dimanche qu’il était, maigre butin qui le conduira à poser régulièrement la question « c’est grave d’avoir pris ces photos ? Je vais avoir des ennuis ? » se voyant déjà devant un juge, puis envoyé en foyer. Il psychote, il délire, on le rassure, on le tempère face à l’hérésie de ces hypothèses incongrues.

Pourtant, l’épilogue de ces 46 heures sonne comme un coup de théâtre. Du classement 21 envisagé avant la prolongation, on passe à un déferrement pour rappel à la loi qui se muera en réparation pénale, soit un stage de citoyenneté de 2 jours, mesure bénigne en apparence mais empreinte d’une symbolique nauséabonde, celle d’un ministère public s’arrogeant le monopole de la morale au-delà du droit, au-delà de la vacuité des faits reprochés. Rappel à la loi, mais quelle loi ? Réparation pénale, mais réparation de quoi ?

Si la pédagogie doit rester le leitmotiv de toute intervention de la justice répressive, cette pédagogie ne peut être effective sans que la sanction soit comprise et que donc que la procédure engagée à l’encontre d’un individu et les raisons sous-jacentes à celle-ci soient entendues et assimilée par ce dernier, qu’il y ait donc une cohérence et une proportionnalité entre les faits et la réponse. Comme j’ai pu le lire « il aura compris la leçon comme ça ». Oui mais quelle leçon ? Quel est le contenu de cette leçon ? Ne participe pas à des manifestations publiques et légalement organisées ? Ne te retrouve pas au mauvais endroit au mauvais moment ? Cette leçon m’échappe tout autant qu’elle échappe au droit.

Si la mésaventure de Paul peut sembler anodine et si elle sera peut-être un jour le point de départ du récit quasi héroïque d’un militantisme naissant, ou restera une simple anecdote de vie, elle est le reflet, espérons ponctuel et isolé, mais non moins alarmant, d’une justice instrumentalisée à des fins de communication politique que l’on fait peser sur les épaules d’un gamin de 15 ans, un axiome de la démonstration d’un exécutif omnipotent et répressif, et conduit à remettre en cause la confiance que chacun se devrait d’avoir dans la justesse de la réaction étatique, ce droit à la sûreté proclamé il y a près de 230 ans qui, force est de constater, ne relève toujours pas de l’évidence.


Merci à BetterCallBen pour ce témoignage. Quelques commentaires de ma part, pour anticiper d’éventuelles questions et remarques de mes lecteurs, on se connait bien depuis le temps.

Rappelons d’abord pour les mékéskidis que la garde à vue est l’état d’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit passible de prison. Sur le principe, nul ne conteste que la police judiciaire, chargée de rechercher les infractions, d’en réunir les preuves et d’identifier leurs auteurs, doit avoir les moyens légaux de s’assurer de la personne d’un suspect pendant un laps de temps nécessaire à sa mission. Le problème est ailleurs. Il est dans l’arbitraire dans lequel baigne cette mesure. J’y reviendrai.

La place de Paul était-elle à cette manif ? En tant que parent, j’opinerais que la place d’un mineur n’est en principe pas dans des endroits potentiellement dangereux, ce qu’est toujours une foule en colère. En tant que juriste, j’opinerai qu’aucun texte ne l’interdit, et que la manifestation publique au soutien d’une cause est une façon légale et légitime d’exprimer et soutenir cette cause, et qu’il serait absurde de vouloir qu’un mineur se mue en citoyen actif et éclairé le jour de ses 18 ans mais ne soit pas autorisé à exprimer une quelconque opinion avant cette date. Ainsi, le droit est du côté de Paul.

Le masque à gaz est-il une arme ? Oui, de catégorie A2, 17°, armes et matériel de guerre. Sa détention est punie de 5 ans de prison, autant qu’un fusil d’assaut. Mais il est douteux qu’un masque de peinture, dont le port est obligatoire sur les chantiers, soit qualifiable de matériel spécialement conçu pour l’usage militaire de protection contre les agents chimiques, sauf à faire des magasins de bricolage des dépôts d’arme. Mais lors pourquoi cette garde à vue ? Excellente question. J’y reviendrai.

Pourquoi la querelle de clocher entre deux parquets ? J’ai déjà connu une situation similaire en 2013, lors de la manif pour tous du mois de mai qui a dégénéré esplanade des Invalides. Beaucoup de manifestants interpellés (plus de 200), au point de saturer les commissariats parisiens, et du coup certains ont été envoyés en banlieue, donc dans des ressorts périphériques (Bobigny, Nanterre ou Créteil). Du coup leur parquet devenait compétent pour surveiller la mesure. Sauf que les déferrements (pour des rappels à la loi, seule fois de ma vie que j’ai vu cela) ont bien eu lieu à Paris. J’aime autant vous dire qu’une telle procédure devant un tribunal aurait eu une espérance de vie inférieure à celle d’un débat serein sur Twitter.

Ce que ce récit montre, une fois de plus dirai-je, est le problème fondamental de la garde à vue. Elle a une tare congénitale : elle a été conçue pour violer les droits de la défense. Elle est née d’une pratique apparue avec la loi de 1897 qui a fait entrer l’avocat dans le cabinet des juges d’instructions, qui à l’époque du code d’instruction criminelle instruisait quasiment toutes les affaires pénales, hormis les contraventions. C’était le juge de la mise en état du pénal, l’instruction pouvant se résumer à une audition, avec ordonnance de renvoi rendue dans la foulée. En 1897, après un siècle de tranquillité, les avocats arrivent dans les cabinets d’instruction. Fureur des juges d’instruction, qui perçoivent cette mesure comme dirigée contre eux, et y voient la fin de la répression et l’aube de l’ère du crime impuni (oui, la même ritournelle qu’en 2011 lors de l’arrivée de l’avocat en garde à vue, on a l’habitude d’être mal accueillis). Et pour contourner la loi, ils vont avoir une idée géniale. Le code d’instruction criminelle, comme le code de procédure qui lui a succédé désormais, prévoit que le mis en examen (l’inculpé, à l’époque) ne peut être interrogé que par le juge d’instruction, la police se contentant de recueillir les témoignages. Or le suspect, avant d’être coupable de son crime, en est forcément le témoin. Il peut donc être entendu comme témoin avant d’être inculpé et qu’un vilain avocat ne vienne déranger une si belle machine à punir. Voilà la naissance de la garde à vue. Qui, par retour de karma, va devenir la norme avec la généralisation de l’enquête préliminaire, et a fait que le juge d’instruction ne s’occupe plus que de 5% des procédures, et a rendu possible d’envisager sa suppression en 2008.

Cette tare congénitale a encore des effets sensibles aujourd’hui. La garde à vue est conçue comme le règne de l’arbitraire, pudiquement dissimulé sous des paillettes et des fanfreluches juridiques pour faire semblant que c’est rigoureusement encadré. Par exemple, en empilant des droits inutiles, qui alourdissent inutilement la tâche des enquêteurs (et du coup rallongent la garde à vue), comme l’obligation de recueillir les observations du gardé à vue sur une éventuelle prolongation. Vu qu’il est contraint de rester là, on se doute qu’il n’est pas d’accord, et qu’il le dise ne changera rien. À Paris, on lui notifie même les droits liés à une arrestation en haute mer. Oui, à Paris. (C’est sur le PV de notif, entre le droit de faire des observations et la remise du document prévu par l’article 803-6 qu’en fait on ne lui a pas remis mais on lui fait signer un papier qui dit que si). La jurisprudence veille à protéger cet arbitraire, même si la CEDH tente d’y mettre bon ordre, et y parviendra, quitte à ce que ça mette le temps. Ainsi, la cour de cassation fait de la décision de placement en garde à vue une décision souveraine, ce sont ses mots, de l’officier de police judiciaire. Pas de contrôle de nécessité ou de proportionnalité.

La garde à vue a lieu sous le contrôle du procureur de la République, sauf quand elle a lieu dans le cadre d’une instruction. Oui, le juge d’instruction, qui seul peut interroger les mis en examen, chapeaute leur audition par les services de police tant qu’ils ne sont pas mis en examen. La loi a consacré leur rébellion de 1897 et a fait de cette tartufferie la loi.

Ce contrôle suppose l’information immédiate du procureur. Qui à Paris se fait par… l’envoi d’un fax. Qui entre 19 heures et 9 heures arrivera dans un bureau vide. Mais la cour de cassation juge que cette information est suffisante. Le procureur a ensuite des compte-rendus téléphoniques avec l’OPJ. Il ne lit aucun PV (et certainement pas les observations de l’avocat). Ça ne lui est pas interdit, il n’a pas le temps. Il ne sait du dossier que ce que l’OPJ lui en dit. C’est là le seul contrôle que prévoit la loi. Il n’existe aucune action permettant de contester devant un juge une privation de liberté en cours pouvant aller jusqu’à 48 heures, et même dépasser cette durée, mais cette fois avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, devant qui le gardé à vue comparaît. Tout va bien alors ? Ahah. Devinez qui n’est pas invité ? L’avocat. Oui, le JLD rend une décision sur un maintien de privation de liberté sans que l’avocat ne soit entendu, ce même si le gardé à vue en a choisi un dès le début.

L’avocat, enfin, qui peut assister son client lors des auditions et confrontations, mais depuis 2011 seulement, les lecteurs de ce blog auront suivi ce combat en direct. Sa présence a été imposée par la CEDH. Mais le législateur a veillé à entraver au maximum sa tâche, en lui interdisant l’accès au dossier. Pourquoi ? La réponse figure aux débats parlementaires de l’époque, et se trouve dans la bouche du garde des Sceaux de l’époque : mais parce que le dossier n’existe pas en flagrance. D’où mon combat pour un usage plus répandu du droit de garder le silence : l’OPJ aura accès à mon client quand j’aurai accès à son dossier. Donnant donnant.

Enfin, cerise sur le gâteau : vous ne pouvez contester la légalité d’une garde à vue que devant la juridiction de jugement. Ce qui implique nécessairement une chose et en suppose une autre. Cela implique que la garde à vue est nécessairement terminée, donc aussi illégale fut-elle, elle sera allée à son terme sans que vous n’ayez rien pu y faire ; et cela suppose qu’un tribunal soit effectivement saisi, faute de quoi, vous n’avez aucun recours (mais hey vous dira-t-on, de quoi vous plaignez-vous, vous n’êtes pas poursuivi ?). C’est précisément le cas de Paul, qui au terme de sa garde à vue a semble-t-il accepté une alternative aux poursuites, c’est à dire accepté une sanction, donc reconnu sa faute, donc admis que sa garde à vue était justifiée, en échange de quoi cette mesure alternative, qui n’est pas une peine, n’est pas inscrite à son casier judiciaire. Aucun juge ne connaitra jamais de cette procédure.

Ceci est le mode normal de fonctionnement de la garde à vue, et, hormis les avocats, personne ne trouve à y redire, tant le “on a toujours fait comme ça” est un argument puissant dans le monde judiciaire. La loi prévoit que votre liberté peut être suspendue discrétionnairement, arbitrairement, sans recours, pendant 48 heures, sans que vous n’ayez aucun moyen de le contester.

Ceci, BetterCallBen a raison, viole le droit à la sûreté proclamé par les Révolutionnaires. Nous sommes indignes de leur héritage.


Retrouvez BetterCallBen sur Twitter : @BetterCallBen

mercredi 11 avril 2018

Why we fight

Aujourd’hui, la profession d’avocat, mais pas qu’elle, il y aura d’autres professions judiciaires à ses côtés, manifeste. C’est assez rare dans son histoire, encore que ces dernières années, ça devient récurrent. Et cet après-midi, c’est avec joie et fierté que je serai à côté de centaines de mes confrères, venus de toute la France dans le cadre de cette journée justice morte, pour porter la colère croissante d’année en année qui nous anime.

Mais battre le pavé, c’est bien. Cela attire l’attention des médias, donc du gouvernement, mais se présente aussitôt une difficulté de taille. Faire comprendre à nos concitoyens, nos égaux, nos frères dans la République, pourquoi nous défilons, et en quoi c’est un peu pour nous, et beaucoup pour vous. Une réforme de la justice, c’est un catalogue de mesures, sans lien entre elles hormis un : faire des économies de bouts de chandelles pour pousser un système déjà à bout de souffle à faire un peu plus pour beaucoup moins. Donc les revendications deviennent aisément une liste de doléances, qui chacune méritent une explication, car en face, l’argumentation est toute faite : on vous promet de la simplicité et de la gratuité, faites-nous confiance. Vous savez, comme Facebook.

Ainsi donc, une nouvelle fois, et je le redoute, pas la dernière, des milliers d’avocats vont, une fois de plus, et pro bono cette fois, défendre vos droits. Rappeler cette vérité têtue, aussi inflexible que l’obstination des gouvernements successifs à refuser de la voir ; la justice française est famélique et indigne de la place que la France prétend occuper dans le monde. La France consacre à la justice un budget par habitant de 64 euros. Le Luxembourg, 139. Les Pays-Bas, 122. La Suède, 103. L’Allemagne, 96. La France consacre aux plus démunis 300 millions au titre de l’aide juridictionnel. Le Royaume Uni a sabré son budget de Legal Aid sous David Cameron, en l’abaissant à… deux milliards. Et toute la communication gouvernementale qui met en avant les augmentations du budget de la justice d’une année à l’autre oublie de vous dire que l’administration pénitentiaire, qui a vu ses missions se diversifier considérablement, absorbe la quasi intégralité des ces moyens.

Il y a des centaines de postes de juges ou de procureurs vacants. Cela veut dire une surcharge de travail pour les autres, et une répercussion sur les délais de traitement des dossiers. On en est à plus de deux ans pour l’appel de dossiers de licenciements. Sans oublier la souffrance humaine qui est derrière, ceux qui ont connu des charges de travail excessifs avec la pression de la hiérarchie pour tenir des chiffres arbitraires comprendront. Pas seulement pour les magistrats, mais selon la théorie du ruissellement, cela impacte aussi, et plus lourdement, les professions, appelons les de soutien faute de mieux, que sont les greffiers et les adjoints administratifs, les petites mains sans qui rien ne se fait. Un mot pour les greffiers, alors même qu’ils mériteraient un livre. Les greffiers ne sont pas les secrétaires des juges. Ils ne sont pas leurs subordonnées, ils en sont indépendants (ils ne sont même pas notés par eux) mais sont les garants de la procédure et de la sincérité des actes de la justice. Un jugement n’est qu’une feuille de papier imprimée tant que le greffier n’a pas apposé dessus le sceau de la République (la Liberté sous forme de Junon, que curieusement ont appelle la Marianne) et sa signature. C’est le greffier qui s’assure que le juge rend sa décision au terme d’un processus fidèlement décrit pour que chacun puisse en apprécier, et au besoin en contester, la légalité. C’est le contre-pouvoir du juge. Et toutes ces réformes de bout de ficelle, ce sont elles et eux qui se les prennent dans la figure. Nous, avocats, on ne se prend que les ricochets, et déjà on chancelle sous l’impact. Pour ma part, je ne suis pas sûr que je pourrais encaisser ce que le greffe encaisse depuis des années. Greffiers, et greffières, vous avez mon respect et mon admiration. Voilà, c’est dit.

Et donc comme d’habitude, plutôt que de lancer la seule réforme dont la justice a besoin, une augmentation drastique de ses moyens sur une période de quelques années, car soyons clairs : en 5 à 10 ans, on pourrait se doter d’une justice efficace, rapide, qui ferait l’envie de bien des pays, et sans grever le budget de l’Etat, car la Justice, c’est 6,980 milliards d’euros par an (en incluant la pénitentiaire), c’est à dire, 1,8% du budget national, pour un pouvoir régalien essentiel qui concerne tous les citoyens au quotidien.

Voilà ce que nous voulons avant tout : une justice de qualité, qui a assez de moyens humains pour consacrer à votre affaire le temps nécessaire et parvient à la trancher dans un délai raisonnable. Bien sûr, cela aura un impact plutôt agréable sur ma pratique professionnelle au quotidien, je ne vous le cache pas. Mais pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que ne plus avoir à gérer les angoisses d’un client dans une situation personnelle critique qui attend le jugement qui y mettra fin a surtout un impact positif pour le client dans une situation critique. Et ce client, ce sera peut-être vous un jour.

Et au lieu de ça, quel est l’inventaire à la Prévert que nous a annoncé la Chancellerie ?

La suppression de la justice d’instance, celle qui traite les affaires de moins de 10.000 euros, à la procédure simplifiée, sans avocat obligatoire mais ce n’est pas une bonne idée de s’en passer surtout s’il y en a un en face, pour en faire une chambre détachée du tribunal de grande instance. “On ne fermera aucun lieu de justice” nous répète la chancelelrie comme un mantra. Elle ne parle même plus de tribunal : c’est un simple lieu.

Et pour cause, les petits litiges seront traités en ligne. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas internet ou ne sont pas à l’aise avec un ordinateur, ils ne sont pas StartUp Nation Ready. Ils iront dans un “lieu de justice” ou une borne interactive les attendra. Et si vous vous plantez ? Vous découvrirez l’autorité de la chose jugée. C’est comme le droit à l’erreur, mais en exactement le contraire.

La réforme se propose aussi de retirer à la justice des contentieux comme celui des révisions de pensions alimentaires, pour la confier à la Caisse d’Allocation Familiale. En quoi une caisse de sécurité sociale a les compétences pour fixer une dette civile, on s’en fout c’est moins cher (en vrai, ce sera un algorithme que fixera ça mais vous n’en saurez rien, la formule ne sera jamais publiée). Et de rendre obligatoire avant tout procès une tentative de règlement amiable, médiation (payante), conciliateur de justice, et à terme des sociétés privées agréées qui règleront ça à coups d’algorithmes (payants), la nouvelle drogue des comptables qui nous dirigent. La médiation, c’est comme le sexe, c’est bien, mais à condition que ce ne soit pas forcé. Obliger des gens qui ne le souhaitent pas, ou ont déjà essayé mais échoué, est une perte de temps, qui retarde d’autant la prise d’une décision qui tranche le litige. Sans oublier qu’une fois un procès lancé, la recherche d’une solution amiable est toujours possible, et même peut la faciliter quand une partie sent le sol se dérober sous ses pieds une fois que les preuves sont produites et argumentées.

Au pénal, c’est la cour d’assises qui est dans le collimateur. On veut créer un tribunal criminel qui jugera les crimes sans les jurés. Eh oui, même vous, citoyens appelés à participer à l’œuvre de justice, vous êtes un coût dont on veut se débarrasser. Et comme même quand on vous poursuit, vous dérangez, on vous met dans des cages, des cages partout (même les interprètes seront en cage au nouveau palais à Paris), ça permet d’économiser sur les escortes ; ou mieux encore, des visioconférences depuis les prisons, dans des pièces vides qui résonnent, où vous verrez votre liberté se jouer sur un écran. Hop, un transfèrement d’économisé. En attendant qu’un algorithme règle tout ça, probablement.

Des rustines, des gadgets, du bricolage, aucune ambition.

Donc cet après midi, je marcherai, car les rustines, c’est bon pour les vélos, mais pas pour la justice, qui en démocratie est la seule forme valable de règlement des litiges, qui les tranche non par le recours à la force et la violence, mais par le débat, par le droit, par l’argumentation et fondamentalement par la Raison.

Un peu pour moi, beaucoup pour vous.

mardi 15 août 2017

La République vaut-elle plus que 35 euros ? (Spoiler : oui)

Un éditorial de l’Opinion, sur lequel mon ami Bruce d’e-penser (ce “de” est bien sûr une particule) a attiré mon attention, réussit l’exploit de condenser l’essence de l’incompréhension des non-juristes sur la logique juridique, qui est toute pardonnable, et des clichés que cette incompréhension peut susciter pour peu que l’aveuglement idéologique s’en mêle, ce qui l’est moins, pardonnable. Bravo à Olivier Auguste donc pour ce tour de force. Pour les esprits un peu plus curieux qui voudraient comprendre avant de se faire une opinion, sans majuscule celle-ci, je propose quelques mots d’explication qui je l’espère vous feront comprendre que dans cette affaire, non seulement la Cour de cassation ne pouvait faire autrement que de statuer ainsi, mais qu’en outre, c’est très bien qu’elle ait statué ainsi, eu égard aux enjeux, qui dépassent, et de loin, un trottoir devant la propriété de notre héros malgré lui dans cette affaire.
Avouez que mes phrases interminables vous avaient manqué.

Voici les faits, tels qu’ils ressortent de la décision de la Cour de cassation, c’est à dire ceux que toute personne un peu curieuse, comme un journaliste est censé l’être, pouvait savoir rien qu’en la lisant. Il suffisait de cliquer sur le lien “en savoir plus” sur la page qui a inspiré cet éditorial à notre ami Olivier Auguste.

Sébastien X. est l’heureux propriétaire d’un lot dans le Lot, sur lequel se trouve une maison d’habitation et un garage. On y accède par un portail donnant sur la voie publique, par lequel une automobile peut passer afin de rejoindre le garage. Le trottoir devant cet accès est abaissé, formant ce que l’on appelle une entrée carrossable et plus couramment un bateau.

Un jour, mû par la flemme ou peut-être parce qu’il ne comptait pas rester longtemps chez lui, peu importe, Sébastien X. a garé sa voiture devant l’accès à sa propriété, au niveau du bateau. “Que diable, a-t-il dû se dire, je ne gêne pas puisque seul moi ai vocation à utiliser cet accès. Or en me garant ainsi, je manifeste de façon univoque que je n’ai nulle intention d’user de ce dit passage”. Oui, Sébastien X. s’exprime dans un langage soutenu, ai-je décidé.

Fatalitas. Un agent de police passant par là voit la chose, et la voit d’un mauvais œil ; sans désemparer, il dresse procès-verbal d’une contravention de 4e classe prévue par l’article R.417-10 du code de la route : stationnement gênant la circulation. Sébastien X., fort marri, décide de contester l’amende qui le frappe, fort injustement selon lui.

C’est ici qu’une pause s’impose.

Une contravention est une infraction, la première et la moins grave des trois catégories que connait le droit pénal, on en a déjà parlé. Elle n’est punie que de peines d’amendes depuis 1994 et la fin des peines de prison contraventionnelles. La circulation routière est une source féconde de ces infractions, mais elle est loin d’être la seule (pensons à la police des transports, c’est à dire les contrôleurs qui égayent nos voyages en train et en autobus) ; mais c’est sans doute celle à laquelle le plus de Français sont confrontés, ce qui fait que les mots contravention et procès verbal sont entrés dans le vocabulaire courant comme synonyme d’infraction routière et d’avis de contravention, le petit rectangle de papier laissé sous l’essuie-glace pour informer le possesseur du véhicule qu’il va à son corps défendant contribuer à résorber le déficit budgétaire. En principe, une contravention relève du tribunal de police, siégeant à juge unique, selon une procédure assez proche de la correctionnelle. On est en matière pénale, que diantre.

Mais en matière routière, vu la masse considérable de contraventions constatées (on parle de plusieurs millions par an), un système dérogatoire du droit commun a été mis en place qui donne à ces contraventions de faible gravité de plus en plus le caractère d’une sanction administrative : la procédure dite de l’amende forfaitaire, prévue par les articles 529 et suivants du code de procédure pénale.

Ainsi, la plupart des contraventions routières ne passent pas devant un juge, ni même devant un magistrat du parquet.

Je ne vais pas rentrer dans les détails, qui sont aussi passionnants qu’une notice de montage Ikea, les dessins en moins. Pour faire simple : on vous propose de payer une somme réduite, paiement qui éteint l’action publique, c’est-à-dire que vous ne pouvez plus être poursuivi pour ces faits, comme si vous aviez déjà été jugé (alors que par définition, vous ne le fûtes point). Si vous payez spontanément dans un délai de généralement 45 jours, vous payez une amende forfaitaire minorée dont le montant est fixé par décret. Au-delà, vous passez à l’amende forfaitaire normale, en raison du surcoût du traitement du dossier. Si la contravention est mise en recouvrement forcée, c’est une somme majorée qui vous est réclamée. Dans le cas de notre ami Sébastien, le stationnement gênant est une contravention de 4e classe. L’avis de contravention l’invitait à s’acquitter de la somme minorée de 35 euros, sous peine de devoir payer l’amende forfaitaire de 68 euros, l’amende majorée étant de 180 euros.

La loi prévoit cependant une possibilité de recours. Fichu pays de droitdelhommiste, on ne peut être condamné sans avoir droit à défendre sa cause devant un juge.

La procédure de l’amende forfaitaire est interrompue par l’envoi d’une requête au ministère public, qui dans ce cas doit porter l’affaire devant la juridiction compétente, aujourd’hui le tribunal de police, mais à l’époque la juridiction de proximité, juridiction supprimée depuis. Les juges de proximité sont nés d’une de ces mesures gadget que les présidents nouvellement élus affectionnent tant, laissant le soin à leurs ministres de gérer son caprice et à son successeur d’y mettre fin. En l’occurrence, c’était l’idée du président Chirac de recruter des juges non professionnels, fort mal payés, pour siéger dans les affaires les plus simples, un peu comme les anciens juges de paix. Ils jugeaient les affaires civiles jusqu’à 4000 euros, et les contraventions des classes 1 à 4. Ils pouvaient aussi compléter une formation correctionnelle collégiale.

Sébastien X. présente sa requête, qui aboutit devant le juge de proximité de Cahors, qui y fait droit et le relaxe le 18 octobre 2016, au motif “qu’il n’est pas contesté que l’entrée carrossable devant laquelle était stationné le véhicule de M. X. est celle de l’immeuble lui appartenant qui constitue son domicile et dessert son garage, et que le stationnement de ce véhicule, sur le bord droit de la chaussée, ne gêne pas le passage des piétons, le trottoir étant laissé libre, mais, le cas échéant, seulement celui des véhicules entrant ou sortant de l’immeuble riverain par son entrée carrossable, c’est à dire uniquement les véhicules autorisés à emprunter ce passage par le prévenu ou lui appartenant”.

Le code de procédure pénale prévoit que l’appel n’est possible que d’un jugement prononçant une peine, ce qui par définition n’est pas le cas d’un jugement de relaxe. L’officier du ministère public, qui représente le parquet devant les juridictions de proximité et le tribunal de police, et qui était un fin juriste, s’est étranglé en lisant cela et a formé le seul recours possible contre cette décision : le pourvoi en cassation.

Et bien lui en a pris car le 20 juin dernier, la cour de cassation a cassé, c’est-à-dire annulé ledit jugement. Et là encore conformément à la procédure en vigueur depuis Napoléon, a renvoyé l’affaire pour être à nouveau jugé devant une juridiction identique à celle dont la décision vient d’être cassée et que la cour désigne dans sa décision, en l’occurrence le tribunal de police de Figeac.

Pourquoi la cour de cassation a-t-elle mis à l’amende ce jugement ? Pour deux séries de motif dont chacun à lui seul justifiait la cassation.

Le premier, et donc le plus important, est une violation par le juge de l’article R. 417-10, III, 1° du code de la route, ce qu’un coup d’œil à l’article nous apprend qu’il dispose : “Est également considéré comme gênant la circulation publique le stationnement d’un véhicule :
1° Devant les entrées carrossables des immeubles riverains.
Or, nous dit la cour de cassation, les mots “circulation publique”, désignent aussi celle des véhicules de secours ou de sécurité, et ainsi le stationnement, sur le domaine public, devant les entrées carrossables des immeubles riverains, est également applicable aux véhicules utilisés par une personne ayant l’usage exclusif de cet accès. Le juge de proximité s’est planté grave (ça c’est de moi, je résume).

Le second est un problème procédural qui fait les cauchemars des avocats plaidant devant les tribunaux de police : la force probante des procès verbaux en matière de police de la circulation. Alors que le principe, fort méconnu des magistrats il est vrai, est qu’un procès-verbal constatant une infraction n’a valeur que de simple renseignement (art. 430 du code de procédure pénale), en matière de police, ils font foi jusqu’à preuve contraire qui ne peut être apportée que de deux façons : par écrit ou par témoin (art. 537 du code de procédure pénale, très bien connu des magistrats celui-là). Il faut comprendre que les faits constituant une contravention sont par nature matériellement très simples (le feu était rouge, la voiture garée sur une piste cyclable, etc.). Les constater ne demande aucune analyse en droit, aucune interprétation des faits, juste de les constater. En conséquence, la loi donne à cette constatation une force probante qui suffit à triompher de la présomption d’innocence. Si le prévenu conteste, ce n’est pas parole contre parole, la loi dit que la preuve a été rapportée. Il faut dans ce cas battre cette preuve en brèche, en apportant la preuve que ce qui est constaté est inexact, soit en produisant un témoin des faits, soit un écrit qui prouve que les faits ne se sont pas produits comme le dit le procès-verbal. Or Sébastien X. n’a produit ni écrit ni témoin prouvant que son stationnement n’était pas gênant pour la circulation, contrairement à ce que dit le procès-verbal. Dans ces conditions, le juge de proximité ne pouvait pas se contenter de dire qu’il n’est pas contesté par l’officier du ministère public que le stationnement ne gênait ni la circulation des automobile ni celles des piétons. Le juge devait exiger que cette preuve fût rapportée, par écrits ou par témoin. En ajoutant au procès-verbal des précisions qu’il ne contenait pas, le juge de proximité a violé l’article 537 du code de procédure pénale.

Bref, ce jugement violait deux textes de loi. Et il faudrait s’émouvoir qu’un recours ait été formé pour l’annuler ?

Eh bien oui, visiblement, puisque cela a ému notre ami Olivier Auguste qui ne trouvant les mots pour démontrer son indignation, récite la vulgate libertarienne de son journal : “Il y aurait de quoi en rire si le cas n’était pas symptomatique d’une administration qui justifie son hypertrophie en produisant règlements, procédures, obligations, interdictions, puis réclame encore plus de « moyens » pour sanctionner leur non-respect (les chefs d’entreprise, agriculteurs, directeurs d’hôpitaux ou maires de petite commune ne nous démentiront pas). Au passage, il est légitime de se demander combien a pu coûter à l’Etat la mobilisation d’un agent de police judiciaire, d’une juridiction première instance, de quatre magistrats et un greffier de la Cour de cassation, et bientôt d’un nouveau tribunal pour rejuger l’affaire cassée, dans l’objectif de récupérer une amende à… 35 euros.

Wow. Du calme, Olivier. Ce cas n’est pas “symptomatique d’une administration” prétendument hypertrophiée, puisque l’administration, qui est le bras séculier de l’exécutif, n’a rien à voir avec une affaire judiciaire. Et crois-moi, pour la fréquenter depuis 20 ans, je peux te le dire : l’autorité judiciaire est tout sauf hypertrophiée. Elle est même en état d’atrophie chronique depuis avant ta naissance. Alors oui, elle réclame plus de moyens, vu qu’elle est en sous-effectif, n’a pas de budget de fonctionnement suffisant pour l’année, paye ses créanciers avec beaucoup de retard, ce qui ne se fait pas et peut remettre en cause leur survie économique. Les chefs d’entreprise, agriculteurs, directeurs d’hôpitaux ou maires de petite commune ne nous démentiront pas. Bref, elle se comporte pire que bien des sociétés en cessation des paiements dont elle ordonne la liquidation judiciaire.

Il est légitime de demander combien a pu coûter à l’Etat le temps de travail de tous ceux qui se sont penchés sur la question ? Difficile à dire. Moins qu’un hélitreuillage présidentiel dont le seul objet était de servir d’opération de comm’ à celui-ci, sans nul doute. Mais là où tu te trompes encore plus que sur le reste, c’est en disant que l’enjeu était de 35 euros. Outre qu’il est en réalité de 750 euros, maximum de l’éventuelle condamnation du contrevenant, puisque la procédure forfaitaire a pris fin à la demande du prévenu, outre le fait qu’on peut s’étonner que tu t’étrangles face au recours fait par l’officier du ministère public sans rien trouver à redire que notre ami Sébastien ait le premier fait un recours contre une amende à 35 euros, l’enjeu véritable est en réalité de taille.

En droit comme en économie, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Cette formule n’est pas de moi, c’est de quelqu’un qui est plutôt bien vu dans ta rédaction. Et je vais te faire une confidence, à toi et à tous les lecteurs qui me lisent. Le fait que l’enjeu était de 750 euros maximum et que l’affaire ne va probablement pas être rentable pour l’Etat n’a pas échappé au président Guérin, ni à M. Parlos, conseiller rapporteur, ni à M. Straehli, conseiller de la chambre ; ni à l’excellente Mme Guichard, greffière de chambre, ni à M. l’avocat général Cuny qui tous ont dû se pencher sur la question. Mais la question n’était pas financière, elle était juridique.

La loi, en interdisant de se garer devant un bateau, ne crée pas un privilège pour les occupants de la propriété concernée leur allouant à perpétuelle demeure une fraction du trottoir réservée à leur usage personnel. Elle ne crée pas une place de parking gratuite et réservée aux propriétaires fonciers. Comme le précise la cour de cassation, l’obligation de laisser cet accès libre est aussi destinée à permettre le cas échéant l’intervention des services de secours et d’urgence ; par exemple en cas d’incendie, le portail grand ouvert, au besoin par la force, permettra de faire passer tous les tuyaux et au personnel de circuler rapidement et aisément, pour évacuer des blessés. C’est cela que protège avant tout la loi, et cela protège toute personne se trouvant dans la propriété, qu’elle soit la seule personne usant le garage ou non. Cela peut paraître évident mais en fait ça ne l’est pas, et pas mal de gens croient à tort qu’ils peuvent se garer devant leur garage, puisque ça ne peut gêner personne d’autre qu’eux même. Dame ! Le juge de proximité de Cahors lui-même a fait cette erreur. Le problème est que laisser cette décision subsister, ne fut-ce que par pragmatique souci de faire des économies, crée une décision judiciaire validant cette erreur. Que ne commettra pas la juridiction voisine. Ce que ne comprendront pas les citoyens : pourquoi à Cahors peut-on se garer devant son garage et pas à Figeac ou à Guéret ?

L’égalité devant la loi est un principe fondamental. Les révolutionnaires, qui comme leur nom ne l’indique pas étaient de sacrés libéraux, l’ont dit eux-même un 26 juillet 1789 : la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 5. Et oui, cela s’applique même aux règles de stationnement. Car si chaque citoyen commence à considérer que chacun peut adapter la loi à sa sauce, que le “bon sens”, ce sens qui curieusement nous donne toujours raison même quand on a tort, l’emporte sur les “réglementations”, ce sont rien de moins que la fondation de la société qu’on attaque. Sans hyperbole. Cela promeut l’idée que ceux qui suivent les règles sont au mieux des naïfs psychorigides et au pire des idiots. C’est une évidence qu’il faut pourtant rappeler : le respect généralisé de la loi est mieux que son irrespect généralisé (une simple ballade en voiture dans Catane en Sicile vous le démontrera) et ce respect généralisé repose sur une condition préalable : que ce respect soit imposé à tous de la même façon. Et c’est là l’essence du rôle du pouvoir judiciaire, depuis son invention par les Lumières.

Comme vous le voyez, les enjeux derrière cette décision dépassent largement Sébastien X., Cahors, ou 35 ou 750 euros. C’est pourquoi, sans même avoir besoin de les consulter, je peux vous dire que ni le président Guérin, ni M. Parlos, conseiller rapporteur, ni M. Straehli, conseiller de la chambre ; ni Mme Guichard, greffière de chambre, ni M. l’avocat général Cuny n’ont eu l’impression de perdre leur temps en rendant cette décision.

I concur.


Mise à jour du 21 août :

Olivier Auguste a pris la peine de rédiger une réponse à ce billet, qu’il a choisi de publier sur Facebook. En voici le lien.

mardi 21 février 2017

Pour en finir avec la séparation des pouvoirs

Dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Fillon, une étrange argumentation juridique a fait son apparition qui, au-delà du fond de l’affaire, sur laquelle je me garderai bien de me prononcer, du moins avant d’avoir reçu une solide provision sur honoraires, me laisse pour le moins pantois.

Rappelons brièvement les faits : des révélations successives par la presse ont mis au jour le fait que le candidat LR à la présidence de la République a longtemps salarié son épouse grâce à l’enveloppe attribuée à chaque député pour pouvoir salarier des assistants parlementaires, que ce soit à l’assemblée pour le travail parlementaire proprement dit ou dans la circonscription pour assurer une présence permanente de l’élu. Ce qui en soit est critiquable mais, en l’état des textes, légal. Là où le bat blesse, c’est qu’il semble n’y avoir eu aucune contrepartie réelle à un salaire largement au-dessus des montants habituels, les explications fournies par l’intéressés ou ses soutiens (dans le sens où la corde soutient le pendu) étant embrouillées, contradictoires, et parfois accablantes.

Le parquet national financier a donc ouvert une enquête préliminaire sur ces faits, qui est encore en cours au moment où j’écris ces lignes.

Et c’est dans ces circonstances qu’une tribune de juristes courroucés a été publiée sur Atlantico (oui, je sais, Atlantico…), prétendant opposer des arguments juridiques à l’existence même de ces poursuites (promesse rarement tenue vous allez voir). D’ailleurs, les soutiens plus ou moins affichés à François Fillon se sont tous bien gardés de reprendre à leur compte ces arguments, se contentant de dire “Si autant de juristes le disent, ça ne peut pas être inexact”. Etant moi-même juriste, je suis flatté de l’image d’infaillibilité qu’ils souhaitent ainsi conférer à ma discipline, mais je crains que cette prémisse ne soit fausse. Les juristes se trompent, parfois volontairement, car c’est leur devoir de se tromper pour qu’une contradiction ait lieu. Mais jamais la signature du plus éminent des juristes n’a été la garantie de la véracité irréfutable de ce qu’il avance. Écartons donc l’argument d’autorité, qui est haïssable par principe, et inadmissible en droit.

Voyons donc en quoi consiste cette démonstration.

D’emblée, les auteurs, craignant sans doute le reproche de la modération, qualifient cette affaire de “Coup d’État institutionnel”. Rien que ça. Un coup d’Etat consiste à renverser par la force les institutions d’un régime afin d’y substituer un pouvoir provisoire non prévu par les textes en vigueur. N’en déplaise à ces augustes jurisconsultes, M. Fillon n’est que candidat déclaré, accessoirement député de Paris, mandat qu’il a exercé avec parcimonie, et s’en prendre à lui en cette qualité de candidat, fût-ce illégalement, ne saurait s’apparenter à un coup d’Etat, puisqu’on ne saurait renverser un simple impétrant. Néanmoins, ce texte dit que ce terme “définit parfaitement” les “manœuvres” employées pour l’empêcher de concourir à l’élection. Ce n’est pas une métaphore ni une hyperbole : c’est une “définition parfaite”. Voilà qui commence mal.

Passons sur les passages complotistes des deux paragraphes suivants, car oui, c’est un complot, et le coupable est désigné : c’est François Hollande, qui fait cela pour que son “héritier” Benoît Hamon soit élu. Visiblement, ces juristes connaissent aussi mal la loi que les mœurs du parti socialiste, car imaginer un complot de Hollande pour porter Hamon au pouvoir, pour qui sait l’état des relations des deux hommes, prête à sourire. Voici les arguments de droit :

1 - On imputerait à François Fillon des faits qui ne tombent pas sous le coup de la loi pénale car le délit de détournement de fond public ne pourrait être juridiquement constitué.

Tout d’abord, si j’en crois le communiqué du parquet national financier, l’enquête porte sur des faits qualifiés de détournements de fonds publics, abus de biens sociaux et recels de ces délits, or la tribune de ces juristes passe sous silence ces dernières qualifications.

Sur le détournement de fonds publics, les auteurs rappellent que ce délit ne peut être reproché qu’à une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, ce qui selon eux n’inclurait pas les parlementaires.

Cette affirmation mériterait d’être étayée, ce qu’elle n’est pas. Et pour tout dire, elle est douteuse.

La loi ne donne pas de définition d’une personne chargée d’une mission de service public. Mais cette notion se retrouve dans d’autres délits, tels que l’outrage, ou dans des circonstances aggravantes, comme pour les violences. Si une brève recherche ne m’a pas permis de trouver un arrêt de la cour de cassation consacrant qu’un parlementaire serait une personne chargée d’une mission de service public, je n’ai trouvé aucun arrêt rejetant cette possibilité. Dire qu’un représentant de la Nation (ou des territoires pour le Sénat), chargé de voter la loi et de contrôler l’exécutif, qui a le pouvoir de se faire ouvrir sans préavis tout lieu de privation de liberté pour qu’il puisse le contrôler, et bénéficie du fait de ses fonctions d’une immunité et d’une inviolabilité ne remplirait pas une mission de service public, tandis qu’un président d’une fédération départementale de chasseurs (Crim. 8 nov. 2006, no 05-86.325), un interprète agissant sur réquisitions (Crim. 20 nov. 1952, Bull. crim. n°276) ou les responsables d’une association exerçant une activité de formation financée par des fonds publics (Crim. 11 oct. 2000, n° 00-81.879) oui, serait insultant pour le parlement. En tout cas ça mériterait une démonstration plus élaborée qu’un simple “évidemment”, qui est l’intégralité de la démonstration des auteurs.

Et comme le rappelle le professeur Beaussonie sur son blog, quand bien même cet outrage serait fait aux parlementaires que nous retomberions dans le droit commun de l’abus de confiance, puni certes seulement de trois ans de prison et non dix, mais qui n’exige aucune qualité particulière de l’agent. Une simple requalification réglerait le problème juridique, s’il y en avait un.

2 - Il serait “plus que douteux” que les sommes versées à un parlementaire pour organiser son travail de participation au pouvoir législatif et au contrôle du pouvoir exécutif puissent être qualifiés de fonds publics.

Là encore, ce “plus que douteux” n’est pas étayé. Pour ma part, je suis dubitatif sur le fait que des fonds, tirés du budget de l’assemblée (lui même abondé par l’impôt), remis à des élus pour l’exercice de leur mandat ne seraient pas des fonds publics.

Mais soit. Admettons un instant que ces fonds soient, on ne sait comment, privés. Eh bien peu importe. L’article 432-15 du code pénal punit le détournement de fonds “publics ou privés” dès lors qu’ils ont été remis à une personne chargée d’une mission de service public à raison de sa mission, ce qui s’agissant de l’enveloppe salariale pour les assistants parlementaires me paraît difficilement contestable.

4 - La procédure pénale serait engagée illégalement.

Oui, je sais, il n’y a pas de 3. En fait si, il est plus loin car il sera le cœur de ce billet et lui a donné son titre.

L’argument est ici plus étayé. Les auteurs rappellent que le domaine d’action du parquet national financier est fixé par l’article 705 du code de procédure pénale, qui dispose, en version élaguée, que

Le procureur de la République financier (vrai nom du procureur national financier, NdEolas), le juge d’instruction et le tribunal correctionnel de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte [des règles habituelles] pour la poursuite, l’instruction et le jugement des infractions suivantes :

1° Délits prévus aux articles 432-10 à 432-15,[…] du code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d’une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent […].

Or, s’exclament nos jurisconsultes, cette affaire ne relève d’aucun de ces délits (puisqu’ils contestent que le délit de détournement de fonds publics de l’article 432-15 soit constitué) et en tout état de cause ne sont pas d’une grande complexité. Dès lors, selon eux, le procureur national financier a excédé ses pouvoirs, et ces poursuites sont illégales.

Well, allow me to retort.

Première question : quelles poursuites ? À ce jour, aucune poursuite n’est engagée. Le Parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire qui vise à déterminer ce qui s’est passé, mettre les preuves des faits à l’abri de toute broyeuse facétieuse, afin que, dûment éclairé, il pût décider d’engager ou non, des poursuites. Engager des poursuites signifie que le parquet prend la décision irrévocable de confier le dossier à un juge. Soit directement la juridiction de jugement, soit un juge enquêteur, le juge d’instruction, qui continuera la recherche de la vérité avec des moyens juridique accrus, mais décidera des suites à donner sans que le parquet puisse s’y opposer autrement qu’en donnant son avis.

Deuxièmement, nos éminents juristes font une confusion de débutant, en appliquant au parquet les règles de compétence des juges. Rappelons qu’en droit, le mot compétence a un sens précis qui n’a rien à voir avec les qualités de juriste. La compétence est le pouvoir de juger telle affaire, pouvoir conféré par la loi. Si je dis à un juge qu’il est incompétent, il n’est pas outragé, au contraire, il est ravi, puisque je lui offre la possibilité de se débarrasser d’un dossier.

Pouvoir de juger, donc qui ne concerne que les juges. Et pour eux c’est une règle essentielle : un jugement rendu par un juge incompétent est nul. C’est une limite essentielle au pouvoir du juge. La compétence est traditionnellement divisée en deux types : la compétence matérielle et la compétence territoriale. La compétence matérielle est celle qui définit les attributions de tel ou tel juge. Un juge aux affaires familiales peut vous divorcer, il ne peut pas vous envoyer en prison. Le juge correctionnel, lui, peut vous envoyer en prison, mais pas vous divorcer. La compétence matérielle détermine aussi la procédure applicable pour lui soumettre une demande qu’il est obligé de traiter. Cet acte, qui consiste à mettre un juge dans l’obligation de statuer, s’appelle saisir un juge. Une demande adressée à un juge incompétent ne peut être reçue par lui, elle est dite irrecevable. Le juge la rejette sans même l’examiner, car la loi ne lui donne pas le pouvoir de trancher. La compétence territoriale est purement géographique. De tous les juges aux affaires familiales de France, un seul peut effectivement vous divorcer : celui du tribunal où est la résidence de la famille. Cette règle a aussi son importance : elle empêche de choisir son juge, puisque la loi s’en occupe. Dans certaines situations, plusieurs juges peuvent être compétents territorialement. Dans ce cas, on peut saisir n’importe lequel, sachant que ce choix est irrévocable.

S’agissant du ministère public, la question de la compétence matérielle ne s’est jamais posée. Le ministère public est compétent pour tout. Il peut même s’inviter dans votre divorce s’il le veut, comme partie jointe, pour donner son avis. Il est le bienvenu partout, et même les salles d’audience civiles ont un bureau prévu pour que le procureur vienne s’y asseoir s’il le souhaite (c’est rare, je ne vous le cache pas). Seule se pose la question de sa compétence territoriale. Le ministère public est divisé en parquets, un par tribunal de grande instance et par cour d’appel, où il prend le titre de parquet général et chapeaute les parquets des tribunaux de son ressort. Ces dernières années ont vu des réformes créant des exceptions à cette division géographique bien sage, avec la création de la section antiterroriste dans les années 80, du pôle financier et santé publique de Paris en 2000, des JIRS, les Juridictions Inter-Régionales Spécialisées en 2004, et des pôles de l’instruction en 2007, qui font échapper les affaires complexes aux petits tribunaux de grande instance. Le procureur national financier est la dernière des ces exceptions, créé en 2013. Dans notre affaire, les parquets naturellement compétents pour engager des poursuites seraient ceux de Paris (siège de l’assemblée, où les fonds ont été confiés) et du Mans (domicile du détourneur, domicile de la bénéficiaire, et lieu du détournement, constitué par le dépôt sur un compte de l’agence du Crédit Agricole de Sablé Sur Sarthe). Le procureur national financier tire quant à lui sa compétence de la qualification de détournement de fonds public (ou privé), compétence concurrente, conflit qui a été réglé par l’ouverture de la préliminaire : premier à avoir agi, il reste en charge de ce dossier, et ses collègues parisien et manceau n’ont aucun moyen d’exiger que ce dossier leur soit transmis (je doute qu’ils en aient envie, cela dit).

Mais quelle est la sanction du non respect de ces règles de compétence territoriale ? La cour de cassation a répondu à la question en 2008 par un attendu lapidaire : un justiciable soulevait la nullité du réquisitoire introductif ayant saisi le juge d’instruction en disant que le procureur de la République était territorialement incompétent ; la cour lui répond ” seuls peuvent être annulés les actes accomplis par un juge manifestement incompétent” : Crim. 15 janv. 2008, n°07-86.944.

La question de la compétence matérielle du ministère public ne s’est jamais posée pour les raisons ci-dessus rappelées : le ministère public est partout chez lui dans le prétoire. Les auteurs de cette tribune tentent de la soulever, en considérant que la compétence prévue par l’article 705 serait prévue à peine de nullité. C’est audacieux, reconnaissons-le, de créer une compétence matérielle du parquet, et j’avoue apprécier beaucoup en tant qu’avocat de la défense l’idée de pouvoir interdire à un procureur d’agir ; mais hélas ça ne tient pas. D’abord, il n’y a pas de nullité sans texte ; or jamais la loi du 6 décembre 2013 n’a posé cette sanction au domaine d’action du procureur national financier et jamais le législateur ne l’a envisagé, dont François Fillon qui a voté le texte prévoyant la création du procureur national financier.

Poser la question à ce stade est d’ailleurs absurde et juridiquement prématuré. Absurde, car comment peut-on savoir si des faits sont ou non des détournements de fonds, et particulièrement complexes (et à partir de quel stade de complexité est-ce particulièrement complexe ?) avant d’avoir enquêté sur eux ? Si l’enquête révélait des faits délictueux mais d’une simplicité enfantine, le parquet national financier pourrait se livrer au sport favori des parquetiers : refiler le dossier à des collègues territorialement compétents, discipline très pratiquée et qui porte le nom de shootage de dossier. L’enquête qu’il aura menée n’en sera pas affectée dans sa validité et pourra être utilisée telle quelle par le procureur local naturellement compétent. Prématuré enfin car cette question ne peut être posée qu’au moment où le dossier arrive pour la première fois devant un juge, que ce soit pour le jugement au fond, ou devant le juge d’instruction si celui-ci est saisi. C’est la loi. Oui, c’est agaçant quand on est avocat de voir une belle nullité en garde à vue et de devoir attendre plusieurs mois pour pouvoir la soulever devant un juge, soit bien après la fin de la garde à vue même manifestement illégale. Mais c’est la règle que le législateur a instauré pour les contestations des procédures. Contestation qui, comme je l’ai expliqué, aura fort peu de chances de prospérer.

3 - Cette enquête serait contraire aux principes constitutionnels, à savoir la séparation des pouvoirs

C’est cette critique, plusieurs fois entendue, qui a retenu mon attention et a donné le nom à cet article. Parce que là, on touche au crime de Lèse-Montesquieu, et avec moi, on ne touche pas à Montesqueu et à Beccaria.

L’argument consiste à dire : “C’est un député, c’est le pognon de l’Assemblée nationale, donc tout ça, c’est le pouvoir législatif, le judiciaire n’a pas le droit de s’y intéresser”, sinon c’est la tyrannie. C’est un vrai élément de langage, d’ailleurs, la “dictature de la transparence” propre au despostisme (car qui connait un pays plus transparent que la Corée du Nord, en vérité ?).

La séparation des pouvoirs est bien un principe essentiel de la République démocratique. Rappelons toutefois le sens exact de cette expression. Et pour cela un peu d’histoire s’impose.

L’Ancien Régime n’a pas été deux millénaires d’absolutisme. Loin de là. L’absolutisme fut en fait une invention récente et ne couvre le règne que de trois rois. En fait, pendant l’essentiel de l’ancien régime, le pouvoir royal, qui va peu à peu prendre en importance, a toujours été limité, non par des règles écrites et clairement définies, mais par la tradition et les usages, qu’un roi n’aurait pu transgresser sans provoquer bien des troubles intérieurs. Ainsi, le roi sera longtemps considéré comme tenu de gouverner après avoir pris conseil, ces conseillers étant issus de la haute noblesse et du clergé. C’est l’époque dite du gouvernement à grand conseil. Il y avait même un cas de conseil très élargi réunissant sur convocation du roi des représentants de toute la population du royaume, pour prendre les décisions les plus graves comme la création d’un nouvel impôt : les États Généraux. Immanquablement, la haute noblesse va tirer de ce droit de conseiller le roi l’idée que finalement elle ne vaut pas moins que lui, et ma foi serait peut-être à son aise sur ce trône, ou à tout le moins, assises à côté en permanence. Les guerres de religion sont une occasion pour les plus puissants de lorgner sur le trône (coucou le Duc de Guise) et un point de non retour est atteint avec la Fronde. Le jeune Louis XIV ne pardonnera pas sa révolte à la noblesse et va consacrer son règne à la domestiquer. C’est sous son règne que naît l’absolutisme de droit divin : le roi est roi car Dieu l’a voulu, et le contrecarrer, c’est contrecarrer Dieu, rep a sa la noblesse.

Le roi absolu est législateur, il fait la paix et la guerre, gère son royaume, et est fontaine de justice : les juges jugent en son nom et par délégation (voilà pourquoi les magistrats de la cour de cassation portent encore aujourd’hui le manteau royal d’hermine), et il peut décider de juger lui-même n’importe quelle affaire, Nicolas Fouquet en fera les frais. Et c’est cet absolutisme que les Lumières vont critiquer, dont tonton Charles, Montesquieu lui même. Notons que les Lumières n’étaient pas majoritairement pro-démocratie. Il faut se souvenir que la majorité du peuple était illettrée et sans éducation, et l’idée de lui confier la souveraineté était peu attirante pour les bourgeois et la petite noblesse dont étaient issus les philosophes. Ainsi, le modèle de bien des philosophes des lumières est le despotisme éclairé (par des philosophes), ou, pour Montesquieu, un retour de l’aristocratie aux côtés du roi, l’aristocratie incluant les noblesses d’épée, la plus ancienne, mais aussi celle de robe, à laquelle, tiens, quel hasard, appartenait Montesquieu. L’évolution de l’Angleterre, avec ces rois soumis au Parlement, était la référence (cela changera plus tard avec la Révolution américaine qui montrera que la bourgeoisie terrienne, lettrée et éduquée, est parfaitement apte à se prendre en main, et c’est ce modèle qui inspirera le début de la Révolution française).

Dans son Esprit des Lois, il distingue les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (Livre XI, chap 6) :

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoir : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du choix des gens et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. […] Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; […] il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice.

Et pose le principe que

“C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” (Livre XI, chap. 4).

Et pour cela, il faut que ce ne soit pas la même personne qui exerce chacun de ces pouvoirs, car on ne peut se contrôler soi-même (puisqu’on est porté à abuser de son pouvoir, soyez à ce qu’on vous dit).

Voilà le sens de la séparation des pouvoirs : ils sont exercés par des entités séparées POUR POUVOIR SE CONTRÔLER RÉCIPROQUEMENT. L’expression “équilibre des pouvoirs” est d’ailleurs plus proche de la pensée de Montesquieu que le mot séparation, qui n’est qu’un moyen de parvenir à cet équilibre. Les américains ont parfaitement compris Montesquieu et leur Constitution est un modèle de ces checks and balances, le président Trump vient d’en faire l’expérience. La France s’est fourvoyée d’emblée et est poursuivie par cet atavisme : depuis la révolution, la séparation des pouvoirs implique que chacun fait ses affaires dans son coin sans regarder ce qui se passe chez l’autre. Ainsi, la loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

De là l’idée, encore vivace aujourd’hui, que le gouvernement et la légifération sont des choses trop sérieuses pour que les juges puissent en connaître, et devraient être des zones de non-droit, qui, contrairement à celles des périphéries, ne posent aucun problème républicain.

Mais à y réfléchir, c’est totalement incompatible avec un autre principe essentiel en démocratie : l’égalité devant la loi. Comment peut-on admettre qu’une catégorie de personnes, qui n’ont de cesse de présenter leurs fonctions comme un service du peuple et de la république, presque un sacrifice, les dispenserait de respecter la loi et les mettrait à l’abri de la loi pénale ? Même l’immunité présidentielle absolue de notre Constitution est critiquable ; quant au privilège de juridiction dont jouissent les ministres avec la Cour de Justice de la République, je crois que la récente affaire Lagarde a condamné cette anomalie. Que certaines immunités attachées aux fonctions existent, soit. Ainsi en est-il de l’immunité de parole dont jouit un parlementaire en séance (immunité non absolue, il encourt des sanctions disciplinaires prononcées par l’assemblée, mais ne peut être condamné pour injure ou diffamation par exemple). Les avocats jouissent de la même immunité à la barre d’ailleurs. Mais comment justifier une absence de contrôle de la dépense de l’argent de l’État ? Comment soutenir que les députés pourraient faire bénéficier leurs proches de l’argent qui leur est confié pour l’exercice de leur mandat, voire à leur propre profit, non parce que ça serait légal, mais parce qu’il serait interdit de leur reprocher de l’utiliser à d’autres fins sous peine de mettre fin à la démocratie ? Imaginons qu’un député irritable et mécontent de son assistant parlementaire l’abatte froidement dans son bureau. Invoquera-t-on la séparation des pouvoirs pour refuser qu’on le juge pour meurtre ? Absurde, n’est-ce pas ? C’est pourtant ce raisonnement que proposent les auteurs de cette tribune.

Aujourd’hui, cette séparation des pouvoirs s’exprime essentiellement par le jeu des incompatibilités : un ministre ne peut être député ou sénateur (même si la réforme de 2008 lui permet de récupérer son siège sans élection quand il démissionne) ; un magistrat élu député cesse provisoirement d’exercer ses fonctions (la magistrature s’est débarrassée de quelques boulets grâce à la politique). Les contrôles réciproques existent : l’exécutif peut dissoudre l’assemblée, l’assemblée peut renverser le gouvernement. Le fameux 49.3 s’inscrit dans ce système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs, quoiqu’on en dise, puisque l’exécutif met le législatif face à ses responsabilités, en disant “c’est cette loi ou moi”. Soit le législatif renverse le gouvernement, soit il ne le fait pas, et dans ce cas, il est regardé comme ayant adopté la loi casus belli. Mais il ne peut refuser au gouvernement les moyens de son action tout en prétendant le soutenir (ce qui était le mode de fonctionnement habituel de la IVe république).

Et le judiciaire est là pour assurer l’égalité de tous face à la loi, à commencer par ceux qui la votent et qui sont d’autant plus inexcusables de ne pas la respecter.

Ainsi, l’enquête visant un député, fut-il candidat, loin de violer la séparation des pouvoirs, en est une excellente application, de conserve avec un autre principe essentiel qui fait que notre république mérite malgré tout ce titre : l’État de droit, dont le pouvoir judiciaire est le gardien.

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