Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 9 janvier 2014

Vive les magistrats civilistes !

Un beau cadeau est arrivé pendant la trêve des confiseurs, qui a fait grand bruit : le tribunal correctionnel de Paris a enfin annulé une garde à vue faute pour l’avocat intervenant au cours de cette mesure d’avoir eu accès au dossier alors qu’il l’avait réclamé. Ce n’est pas la première décision en ce sens : la cour d’appel d’Agen a déjà statué en ce sens dès 2011, arrêt cassé depuis. Ces décisions restent néanmoins isolées dans un océan de décisions rejetant des demandes identiques. Comme l’étaient en leur temps les décisions annulant les gardes à vue sans avocat au cours des interrogatoires, c’est donc plutôt encourageant.

Les attendus de cette décision ne me sont pas encore connus (les délais de rédaction des jugements sont d’environ 3 mois à Paris), et vu que le parquet a fait appel, le tribunal va vouloir ciseler son jugement pour la cour d’appel. Mais le fait que le bâtonnier de Paris ait été présente en personne pour plaider cette affaire aux côtés d’un secrétaire de la Conférence de 2013 et du premier secrétaire de 2014 me laisse à penser que ce succès n’était pas totalement inattendu.

Le parquet a fait appel de cette décision. J’ignore quelles conséquences cette nullité a eu sur le fond du dossier : il est parfaitement possible que le prévenu ait quand même été condamné si le tribunal a estimé que les preuves recueillis hors auditions du gardé à vue et celles dont la garde à vue était le support nécessaire suffisaient. Si le prévenu a été condamné et incarcéré, l’appel sera jugé très vite, sinon, le délai risque de nous conduire à la fin de l’année, où la question aura dû être tranchée par la loi de transposition de la directive 2012/13/UE.

On verra quel sera le sort de cette décision et l’avenir de cette jurisprudence. Je voudrais par ce billet répondre à un argument lu sur Twitter et émanant d’un procureur un peu agacé par cette décision. Selon lui, cette décision s’explique essentiellement par sa date, le 30 décembre. Elle a ainsi été tenue en période de service allégé, c’est à dire à un moment où les magistrats prennent en masse leurs congés, suivant en cela leurs greffiers. Durant ces périodes correspondant, vous l’avez compris, aux vacances scolaires, les tribunaux tournent au ralenti, les audiences ordinaires ne sont pas tenues, seules le sont celles urgentes, où des délais courent. Du coup, dans les gros tribunaux comme à Paris, pour suppléer l’absence des magistrats affectés à plein temps aux audiences pénales, on demande aux magistrats siégeant habituellement dans les chambres civiles de tenir les audiences à leur place. C’est ce qu’on appelle les audiences de vacations. En substance, ce procureur expliquait cette décision par le fait qu’elle a été prise par des civilistes, éminents magistrats sans nul doute mais ignorant de la chose pénale. En somme, une errance, le retour des magistrats habituels des pistes de ski allant faire rentrer les choses dans l’ordre, et en effet, ce fut le cas : depuis le début de la semaine, ces mêmes demandes émanant des magistrats sont à nouveau rejetées.

Alors voilà l’explication ? Une variante de “c’est la faute du stagiaire” ?

Je disconviens respectueusement.

À titre préliminaire, les observations que je vais présenter ne sont valables que dans les grosses juridictions, à commencer par la plus immense, Paris ; où le nombre des chambres permet leur spécialisation ; ainsi, des juges y pratiquent la même matière à temps plein ,ce qui en fait des juges très spécialisés dans leur domaine, et qui peuvent avoir besoin d’un temps de réadaptation pour en pratiquer une autre, essentiellement pour se mettre à jour, et la matière pénale est une des plus volatiles. Dans les petites juridictions, à une ou deux chambres, il n’y a pas une telle spécialisation, et chaque juge, bien qu’affecté à une fonction à titre principal (juge d’instance, juge d’application des peines…) est amené à tenir entre autres une audience correctionnelle de temps en temps, parfois à juge unique. Pas de spécialisation à outrance dans ces juridictions de campagne. De plus, il faut les prendre pour ce qu’elles sont : des déductions tirées de mon expérience personnelle ; vouloir les généraliser et en faire des règles absolues serait les dénaturer et me faire dire tout autre chose. Il s’agit ici d’expliquer pourquoi, si ce jugement a ben été rendu par des magistrats des chambres civiles, il y a lieu de le considérer non comme un cas d’espère, une errance passagère, mais au contraire se demander si ce n’est pas eux qui ont raison.

Il est vrai, je le concède à ce procureur acide, que je me rends à une audience de vacation tenus par des juges civilistes avec une certaine appréhension. Non pas que les civilistes soient totalement incompétents en droit pénal, loin de là (et en outre, ils ont le procureur et les avocats présents pour les éclairer sur les règles applicables). Mais d’une part, je perds à cette occasion mon repère qu’est la jurisprudence du tribunal. En temps ordinaire, je sais par exemple qu’une détention et usage de cannabis “vaut” telle peine pour telle quantité avec tels antécédents. Je sais à quoi m’attendre, et je sais quels sont les arguments auxquels le tribunal sera réceptifs et ceux qu’il vaut mieux garder pour l’apéro avec mes confrères. C’est le fruit de mes années de pratique. Quand des civilistes prennent la relève, ils n’ont pas de jurisprudence à eux, et n’ont pas l’habitude d’être confronté à des délinquants. Ils peuvent avoir une vision disproportionnée de la gravité et prononcer des peines plus lourdes que d’habitude. Le mandat de dépôt peut tomber comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, alors que je suis certain que le président habituel n’y aurait pas eu recours. On peut aussi, c’est le grand classique, avoir des peines illégales (une peine complémentaire est prononcée alors qu’elle n’est pas prévue par la loi, le procureur est obligé de faire appel). D’expérience, le changement se fait plutôt dans un sens répressif.

Mais, car il y a un mais.

Les juges pénalistes à temps plein développent une déformation professionnelle qui, s’il n’y prennent garde, peut virer au vilain défaut. C’est sans doute une conséquence inéluctable de la procédure inquisitoriale en vigueur en France, qui, d’année en année, me rend de moins en moins admiratif de cette procédure.

Ah, je vois mes amis mékéskidis se regarder entre eux, aussi interdits que Dieudonné. Excusez moi, amis juristes, je vais m’occuper d’eux. Allez au salon, le thé est servi.

À présent que nous voilà seuls, quelques explications.

La façon dont se déroule un procès obéit à deux grands modèles : l’accusatoire et l’inquisitoire.

Le modèle accusatoire est le plus ancien, il nous vient du droit romain. Dans celui-ci, le juge est en retrait, dans une position d’arbitre. Le procès est la chose des parties, qui sont sur un strict pied d’égalité juridique. Le juge est là pour s’assurer qu’il se déroule selon les règles de droit et pour trancher les litiges relatifs au déroulement dudit procès. Ce n’est qu’à la fin, quand les parties ont fini de présenter leur cause, qu’il prend la parole pour rendre son jugement.

Le modèle inquisitoire, qui tire son nom de l’Inquisition, précisément, fait du juge le moteur du procès. C’est lui qui recherche les preuves, dirige son audience, interroge l’accusé et les témoins, choisit les points qui sont abordés et dans quel ordre. Il donne ensuite la parole aux parties si elles veulent ajouter quelque chose, et met fin lui-même aux débats.

La procédure anglo-saxonne est bâtie sur un strict modèle accusatoire. Vous êtes familiarisé avec elle par les nombreuses séries américaines. En prenant les distances nécessaires qu’impose une fiction se voulant avant tout une mise en scène divertissante, vous constaterez dans ces séries que l’accusé et le procureur sont assis sur deux tables identiques et côte à côte, et que le juge reste coi sauf quand une partie lui demande de trancher une difficulté, le plus souvent de refuser que telle question soit posée ou que telle preuve soit admise : c’est le fameux “objection !”, généralement suivi d’un mot ou d’une phrase expliquant la nature de l’objection ; le juge peut alors y faire droit (“sustain”) ou la rejeter (“overrule”) ; l’objection est néanmoins actée au plumitif du procès et son rejet, s’il était injustifié, pourra conduire à la cassation de la décision en appel et à un nouveau procès. Le système accusatoire américain va très loin, beaucoup plus loin que le système anglais et gallois, en faisant du procès la chose des parties : le rôle du parquet est tenu par un avocat souvent élu à ce poste, et il permet la transaction pénale (plea bargaining), c’est à dire que le procureur et l’accusé peuvent convenir que ce dernier plaidera coupable, et que l’audience se limitera à fixer la peine. 90% des affaires sont traitées ainsi, hors prétoire, et le système américain s’écroulerait sans cela. C’est aussi le fait de ne traiter effectivement que 10% du volume des affaires qui permet à la justice américaine de juger ses affaires dans des délais qui nous font rêver. Si les séries US adorent les scènes où on voit un avocat roublard obtenir au détour d’un couloir une peine dérisoire sur une qualification sans commune mesure avec la réelle gravité des faits sous le regard impuissant de la victime (qui n’est JAMAIS partie au procès pénal accusatoire), la réalité est toute autre : beaucoup d’accusés mal conseillés plaident coupable sur des qualifications excessives, ou, ayant eu la malencontreuse idée de parler à la police lors de leur arrestation, n’ont plus rien à marchander et sont obligées d’accepter une offre maximaliste à prendre ou à laisser avec une peine de prison ferme à la clef. Le système américain encourt beaucoup de reproches, mais pas celui de laxisme, bien au contraire (le taux de personnes en prison est 8 à 9 fois celui de la France). L’art de l’avocat plaidant en système accusatoire oral comme l’est le droit pénal anglo-saxon est celui du contre-interrogatoire (cross-examination), c’est à dire l’art d’interroger le témoin de la partie adverse pour démonter sa crédibilité, un art peu pratiqué en France, réservé essentiellement aux affaires d’assises et de presse. Un contre-interrogatoire par Eric Dupond-Moretti peut être un grand moment, sauf pour celui qui en est l’objet.

Le système accusatoire est réputé plus favorable aux droits de la défense et au procès équitable, le système inquisitoire plus “efficace” dans la recherche de la vérité, le juge, supposé neutre et impartial, dirigeant la procédure sans considération pour les intérêts de l’une ou l’autre des parties. En théorie, bien sûr.

La procédure française emprunte aux deux systèmes, sans rime ni raison. La procédure administrative est un modèle de procédure accusatoire, de même que la procédure civile : l’office du juge dans la phase préparatoire (entre le moment où la demande est déposée et où l’audience de jugement a lieu) se borne pour l’essentiel à veiller à ce que les parties effectuent les diligences qui leur incombe, sauf à en assumer les conséquences lors de la décision, et à trancher sur les demandes faites par l’une ou l’autre des parties, par exemple sommer la partie de produire une pièce qu’elle détient et qui est utile à la manifestation de la vérité mais qu’elle n’a guère envie de produire. La procédure pénale, en revanche, est bâtie sur le modèle inquisitorial, dont l’archétype est le juge d’instruction, qui selon le code d’instruction criminelle de 1810, était saisi de toutes les infractions sauf les contraventions, comme c’est encore le cas en droit monégasque.

Ah, mes amis juristes ont fini leur tasse de thé et je les entends qui commencent à polémiquer sur la nature juridique de la dation en paiement, je n’aurais pas dû leur servir un Yin Zhen, ça leur est monté à la tête ; je vais les chercher et nous reprendrons le cours de notre billet.

Nous revoici.

Comme je le disais, les juges civilistes sont pétris de procédure accusatoire. Ils ont l’habitude de rester neutres dans un procès opposant deux parties auxquelles ils sont totalement étrangers. Seuls les préoccupent le respect de la procédure, les preuves produites, et l’application de la loi. Tandis que les juges pénalistes, qui portent bien leur nom juridique de juges répressifs, dirigeant leur audience, finissent par voir dans le dossier du parquet LEUR dossier (d’ailleurs il est sur leur bureau, pas sur celui du procureur), prennent très mal qu’on veuille l’abîmer en en retirant des morceaux, et se comportent à la longue comme les sauveurs de la procédure et les gardiens de l’ordre public répressif (rien de péjoratif pour moi dans ces mots), alors que la Constitution est très claire : c’est là le rôle du parquet, le rôle des juges est d’être garant de la liberté individuelle et de l’application de la règle de droit. Il faut dire que de ce point de vue, l’unicité du corps de la magistrature fait qu’un magistrat passe au cours de sa carrière aussi facilement du parquet au siège et vice versa qu’il passe de Toulouse à Rennes et vice versa. La seule difficulté est qu’un poste se libère. Dès lors, tout juge pénaliste voit dans le procureur un collègue (en privé, le tutoiement est de rigueur) et non plus une partie au procès à traiter comme telle. D’ailleurs, ils portent la même robe et partagent l’estrade ; ils entrent même par la même porte, le public, les parties et les avocats passant par l’autre. Torchons, serviettes…

Je sais que ce genre de propos, qui n’ont rien de très original, provoquent les mêmes dénégations indignées chez les magistrats. Je l’avais beaucoup entendu dire et suis entré dans la profession en étant dubitatif. Il demeure que les faits sont têtus et ont battu en brèche mes réserves. Il m’est arrivé de soulever des nullités d’assignation au civil, et des nullités de citation au pénal. Dans les deux cas, je demande la même chose : je prie le juge de constater qu’il n’est pas valablement saisi, mon adversaire n’ayant pas respecté les formes prévues par la loi.

Au civil, cette demande provoque comme il se doit des cris d’orfraie de la part de la partie adverse qui va tenter de démontrer que son assignation est parfaitement valable, le juge nous écoutant parfaitement indifférent avant de trancher ce point de droit.

Au pénal, c’est pareil, sauf que c’est le président qui pousse des cris d’orfraie et va tenter de démontrer que la citation le saisissant est parfaitement valable, le procureur nous écoutant parfaitement indifférent, se contentant à la fin d’un “de toute façons, si c’est nul, je ferai re-citer”. J’ai même vu le président proposer à mon client, face à une nullité invincible, de comparaître volontairement. “Hé, mon gars, puisque t’es là, ça te dit pas de te faire condamner de ton plein gré ? Non ? Vraiment pas ?” La comparution volontaire est un mode de saisine valable du tribunal. Mais ne serait-ce pas au procureur de la proposer (le rôle de l’avocat étant de la refuser) ?

Je n’ai encore jamais vu un président de tribunal d’instance ou un juge de la mise en état proposer, en présence d’une assignation nulle, aux parties de déposer une requête conjointe pour réparer tout ça. Sans oublier cet autre président, pénaliste éminent qui a longtemps présidé la chambre des comparutions immédiates, face à un jeune confrère un peu intimidé qui voulait soutenir une nullité de procédure, sortir dans l’ordre à ce confrère : primo, qu’il n’avait pas déposé de conclusions écrites, ce que la loi n’impose nullement ; secundo qu’il n’avait pas de mandat écrit de son client absent, ce que la loi n’exige plus depuis 2001 et, tiens donc, une condamnation par la CEDH, et tertio, qu’il n’avait pas soulevé cette nullité avant toute défense au fond, alors que ce sont les premiers mots qui étaient sortis de sa bouche, ce qui excluait qu’il y ait eu défense au fond. Ça a tourné vinaigre quand ce président, visiblement fâché, a tranché en disant “non, je déclare cette demande irrecevable comme tardive” et que je suis intervenu pour lui faire remarquer qu’il avait rendu de fait un jugement sans joindre l’incident au fond et sans que le tribunal, en formation collégiale, ait délibéré et que mon confrère devait aller former immédiatement appel de ce jugement avec une requête en examen immédiat. Pendant tout cet incident très tendu, le procureur, qui était la partie adverse à qui incombait naturellement le rôle de défense sa procédure, était assis sur sa chaise et n’a pas dit un mot : le président faisait tout son boulot. Et des exemples de ce type, j’en ai des dizaines. Et demandez à mes confrères pénalistes, ils en auront autant, et parfois des plus graves encore. Cela me rappelle cette phrase d’un confrère américain assistant à une audience d’assises et découvrant le système pénal français : “Mais à quoi sert l’avocat général ? Vous avez déjà le président.”

Cette déformation du juge volant au secours de la procédure se fonde sur les meilleures intentions du monde : le droit pénal est la défense de la société pacifiée face à des comportements qui mettent en péril cette paix sociale, qui est notre bien le plus précieux. Le juge peut se sentir investi d’une mission de défense de la société, surtout face à un dossier accablant, voire des faits reconnus, quand un avocat semble déployer des ruses pour permettre à son client d’esquiver la justice. Mais point d’esquive ici : l’avocat ne fait que demander l’application de la loi. C’est le procureur de la République, demandeur au procès pénal, qui est investi de la mission que s’arroge ces juges, et il est le demandeur au procès, pas une partie “pas comme les autres”, pas une espèce de rapporteur public comme il y en a un devant les juridictions administratives et qui donne son avis en toute indépendance dans le pur respect du droit. C’est une partie au procès, au même titre que le prévenu. Je ne vais pas jusqu’à demander qu’il descende sur le parquet (ce qui serait logique, vu son titre) à mes côtés. L’erreur du menuisier, comme appellent les avocats la conception des salles d’audience qui met le procureur sur la même estrade que le tribunal, ne me gêne pas. Le prétoire est à nous, les avocats, le procureur est très bien là où il est.

Mais cette déformation, les juges civilistes ne l’ont pas. Difficile de l’acquérir quand on tranche des litiges entre personnes privées, particuliers, sociétés ou associations et que le procureur n’est quasiment jamais là.

Ils ont cette conception accusatoire et ce recul qui fait que pour eux prime la règle de droit, même si son application rigoureuse met des bâtons dans les roues à la répression des infractions. Après tout, une infraction est une violation de la loi, et on ne saurait la sanctionner en violant la loi sauf à cautionner ce qu’on veut punir.

Une preuve a été apportée lors de la récente controverse sur la présence de l’avocat en garde à vue. La CEDH a condamné la Turquie pour interdire cette présence. Il était évident que cette condamnation concernait aussi la France qui avait la même règle. Le gouvernement de l’époque a fait le choix du déni. Et la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu des arrêts ignorant royalement cette jurisprudence clarissime et validant notre procédure non conforme. Il a fallu, mes lecteurs s’en souviennent, que la France soit condamnée à son tour et que le Conseil constitutionnel y mette bon ordre. Cependant, la non conformité du droit français étant désormais indiscutable, la chambre criminelle a continué à valider les procédures sans avocats en s’appuyant sur le délai d’un an accordé au législateur par le Conseil constitutionnel. Les droits de l’homme à retardement. Ça ne tenait pas, et il a fallu que le premier président de la Cour de cassation intervienne et réunisse l’Assemblée plénière de la Cour de cassation pour mettre les pénalistes de la chambre criminelle en minorité et faire triompher la Convention européenne des droits de l’homme, qui est applicable sans délai.

Voilà ce qui rend cette décision du 30 décembre, aussi exceptionnelle fut-elle dans un océan de décision contraire, si intéressante. Précisément parce qu’elle aurait été rendue par des juges civilistes, qui ont l’habitude d’appliquer la Convention européenne des droits de l’homme au même titre que le code de procédure civile, qui savent qu’en cas de conflit, c’est la Convention qui l’emporte, et qui ne se voient pas là pour sauver les procédures du parquet. Leur interprétation des arrêts de la CEDH en la matière, conforme à la mienne et qui ne demandent pas d’être Champollion pour être compris, peut être prise avec intérêt et sérieux. Ils ont fait du droit, et constaté, avec l’ensemble des avocats, que la loi française telle qu’elle est interprétée viole la CEDH. Et qu’en conséquence, tous les propos recueillis au cours de la garde à vue, avec un avocat tenu dans l’impossibilité de défendre de façon réelle et effective, doivent être écartés.

Ah, j’entends décidément les dents des magistrats pénalistes grincer, malgré toutes mes précaution oratoires. Je fais un constat déplaisant, mais il m’est difficile d’en faire un autre. Revenons-en à ma modeste expérience en la matière. À l’âge des ténèbres, quand l’avocat n’était pas admis dans le bureau des OPJ, j’ai soulevé quasiment à chaque fois que l’occasion m’en était donnée la nullité des gardes à vue sans avocat. J’ai plus de 80 jugements rejetant mes conclusions, un de chaque chambre du tribunal de Paris, même la 12e qui avait fait droit à une telle demande, faute d’être tombé sur la bonne section. J’ai même un collector, un jugement signé du plus réputé des vice-présidents, celui qui se voit confier les audiences les plus délicates, les affaires les plus sensibles, et qui me rejette ces conclusions. On connait la suite. J’ai même un arrêt d’appel postérieur au 14 avril 2011 qui me rejette mes demandes car “le CPP en vigueur à l’époque avait été respecté”. La théorie de la loi écran, ressuscitée 36 ans après Jacques Vabre. Mon client n’a pas voulu se pourvoir en cassation, la décision étant plutôt clémente sur le fond. Ces échecs répétés m’ont appris le respect de la hiérarchie des normes par les pénalistes.

Et cela continue. Je dépose à présent régulièrement des conclusions sur l’absence de communication du dossier, et l’insuffisance du parquet comme garantie des libertés lors d’une garde à vue. Il y a une jurisprudence accablante et uniforme en la matière : Medvedyev, Moulin, Vassis (Ah, Vassis, il faudra que je vous en reparle de cet arrêt, il torpille purement et simplement la garde à vue à la française). Je le fais sans aucun espoir, juste par curiosité, pour entendre les arguments juridiques qui me seront opposés par le parquet et retenus par le siège. Voici un petit florilège des arguments les plus entendus, je vous jure que je n’invente rien.

La garde à vue est régulière, le code de procédure pénale ayant été respecté”. Hiérarchie des normes ? Art. 55 de la Constitution ? Supériorité des traités à la loi ? C’est bon pour la fac, ici on est dans un prétoire, le CPP est la bible,la seule référence.

Le Conseil constitutionnel a jugé que la garde à vue telle qu’issue de la loi du 14 avril 2011 était conforme à la Constitution, donc elle est nécessairement conforme à la CEDH.” On note ici un effort pour réhabiliter la hiérarchie des normes, mais manque de pot, la pyramide est construite à l’envers. On peut violer la CEDH en respectant la Constitution. On le fait d’ailleurs tous les jours dans nos commissariats.

Dans l’attente de la transposition de la directive 2012/13/UE, dont la date de transposition n’est pas échue, le droit français doit être regardé comme conforme au droit européen.” Heu, oui, sauf que je n’ai jamais parlé de cette directive ni dans ma plaidoirie (que tu n’as pas écoutée) ni dans mes conclusions (que tu n’as pas lues). Je parle de la CEDH, qui est vigueur depuis 1953, applicable en France depuis 1974, et directement invocable depuis 1981.

Curieusement, j’entends très peu invoquer l’arrêt de la cour de cassation du 19 septembre 2012 cassant l’arrêt d’Agen. Les juges du fond auraient-ils réalisé qu’il dit le contraire de ce que dit la CEDH, notamment l’arrêt Dayanan ?

Comment expliquer ces décisions juridiquement aberrantes, et qui ne relèvent pas de l’incompétence technique de ces magistrats, qui sont tous d’excellents juristes, sauf au moment de faire prévaloir les droits de la défense sur le dossier du procureur ? Quelle sorte de folie les saisit, et les effraie au point de décider de rejeter ce point de droit avec des arguments bidons, pour ne pas être celui par qui le scandale arrive ?

Voilà pourquoi ce jugement du 30 décembre 2013, résistant à la Cour de cassation, ne doit pas être balayé d’un revers de la main. Et vive les civilistes.

vendredi 3 janvier 2014

Pourquoi il ne faut pas faire taire Dieudonné (mais il ne faut pas l'écouter non plus)

— Bonjour Maître. Puis-je vous proposer un café ?

— Bonjour jeune homme. Certainement pas, je n’en bois pas, mais puis-je à mon tour vous poser une question ?

— Bien sûr, Maître.

— Qui êtes vous et que faites vous ici sans avoir été annoncé ?

— je suis Édouard, votre nouveau stagiaire.

— Première nouvelle.

— J’avais pourtant fait un communiqué de presse annonçant que je rejoignais votre cabinet.

— Peu importe ; puisque tu es là, nous trouverons à t’occuper. Les conditions seront celles habituelles ici : la gratification est du double de celle prévue par l’accord national sur les élèves avocats, à me verser le 1er du mois.

— Heu…

— Cesse de traîner là. Va me jeter ce café, apporte moi une tasse de Bi Lo Chun, et pose-moi la question qui te taraude, je le vois.

— Certainement, Maître. Voilà, j’ai ouï dire, ou lu dire plus exactement, que le ministre de l’intérieur envisageait de sévir à l’encontre du comédien Dieudonné.

— Oui, tu n’es pas le seul à affectionner raconter ta vie par voie de communiqué de presse.

— Voici mes questions. Le peut-il ? Le doit-il ?

— Ta première question est juridique, la réponse mettra tout le monde d’accord, le droit étant assez clair sur la question ; ta seconde est politique et morale, c’est-à-dire que personne ne sera d’accord là-dessus. Mais tu as raison : c’est ici chez moi, et à défaut de choisir mes stagiaires, je suis bien libre d’y donner mon opinion sur la question, puisque le ministre de l’intérieur ne semble pas encore devoir s’y opposer. Commençons par le droit, qui est la source de toute chose pour un juriste.

— Certes.

— D’abord, si te dis le mot police, qu’est-ce que ça t’évoque ?

— C’est un groupe, ils étaient number one.

— Pas pour un juriste. Le terme de police a plusieurs sens pour lui. Laissons de côté la police judiciaire (sans majuscules) qui est le pouvoir de rechercher les infractions pénales et leurs auteurs, la Police Judiciaire avec majuscules qui est une division du corps de la Police Nationale en charge spécifiquement de cette activité, et concentrons-nous sur la police administrative. La police administrative est le pouvoir conféré à l’administration de prendre les mesures nécessaires au maintien de l’ordre public.

— Qu’entend-on par ordre public ?

— Deux siècles de jurisprudence administrative ont permis de bien cerner la notion : elle recouvre la tranquillité publique, la salubrité publique, et la sécurité publique ; à ce triptyque classique est venu s’ajouter il y a 20 ans le respect de la dignité humaine, qui n’a connu à ce jour qu’une seule application : la prohibition du lancer de nain comme spectacle.

— Qui exerce ce pouvoir ?

— Essentiellement trois autorités : le maire, sur le territoire de sa commune, le préfet, sur le territoire de son département, et le ministre, sur le plan national, dans la limite de ses attributions. À Paris, le préfet s’appelle d’ailleurs le préfet de police. Il n’y a qu’à Paris qu’il y a un préfet de police, inutile de dire préfet de police de Paris, c’est redondant, ou préfet de police de Marseille, c’est inexistant. Depuis peu, il y a aussi un préfet de Paris, mais il n’exerce pas de pouvoir de police, laissons-le tranquille. Les lois successives de décentralisation ont transféré une grande partie des pouvoirs de police des ministres aux préfets, plus proches du terrain et donc aptes à apprécier l’opportunité de l’acte.

— Vous restez vague sur l’étendue de ce pouvoir.

— C’est qu’il est vaste ! Certains de ses aspects sont réglementés par des textes spéciaux (police de la circulation routière par exemple), mais de manière générale, l’administration a le pouvoir de réglementer ou d’interdire tout ce qui est susceptible de perturber l’ordre public.

— Je frémis à vous lire. Le risque d’abus n’est-il pas grand ? Après tout, l’opposition critiquant le gouvernement ne risque-t-elle pas de perturber la tranquillité des citoyens ?

— Oui, le risque d’abus est grand. Tout pouvoir génère son propre abus. Heureusement, l’oncle Charles a prévu la chose.

— L’oncle Charles ?

— Charles de Secondat de la Brède, baron de Montesquieu. « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (…) Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » De l’Esprit des Lois, Livre XI, chapitre IV. En République, ce rôle est dévolu au pouvoir judiciaire. En France, au juge administratif, puisqu’il est interdit au juge judiciaire, le juge traditionnel, de mettre son nez dans les affaires de l’État.

— Et ce contrôle marche bien ?

— Plutôt bien, oui. Le Conseil d’État a une longue tradition protectrice des libertés individuelles face à l’État, et a toujours été bien plus audacieux que la Cour de cassation, à une exception près : quand la Cour de cassation a fait prévaloir les traités sur les lois prises postérieurement à celui-ci en 1975. Elle a eu 15 ans d’avance sur le Conseil d’État ; c’est à ma connaissance un cas unique. Il a ainsi posé dès 1917, pendant que l’Europe s’égorgeait joyeusement dans les tranchées que la règle était la liberté, et sa restriction au nom de l’ordre public devait être exceptionnelle. S’agissant de trouble à l’ordre public du fait de réunions ou de spectacles, le Conseil d’État a eu l’occasion de se pencher sur la question il y a 80 ans

— Tant que ça ?

— Oui. À l’époque, au début des années 30, Dieudonné s’appelait Benjamin, et donnait des conférences sur le thème “Deux auteurs comiques : Courteline et Sacha Guitry”.

— Et on se disputait là-dessus ?

— Eh oui. Avoue que c’est d’un autre niveau littéraire. En fait, les instituteurs de Nevers, où la conférence devait avoir lieu, reprochaient au sieur Benjamin de moquer leur corps à chacune de ses interventions, et avaient menacé de causer un tumulte pour empêcher cette conférence. Le maire de Nevers a alors pris au débotté un arrêté interdisant cette conférence en raison du risque de trouble à l’ordre public, que le sieur Benjamin contesta devant le Conseil d’État qui lui donna raison, en disant ” l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre”. Pan dans les dents. En résumé, l’interdiction ne doit être que le dernier recours, le premier étant par exemple de déployer les forces de l’ordre pour l’assurer, cet ordre, justement.

— En somme, avant d’interdire les spectacle de Dieudonné…

— …l’État est tenu de les protéger, oui. La seule hypothèse où un spectacle pourrait être interdit serait si du fait des conditions de ce spectacle ou des circonstances locales particulières (c’est l’arrêt Société des Films Lutétia, 1959), le risque à l’ordre public serait tel que l’État ne pourrait assurer l’ordre (risque d’émeutes, d’attentat, de sédition). Ce fut le cas pour une distribution de soupe de cochon à connotation ouvertement xénophobe, il y a 7 ans (j’étais déjà critique à l’époque, je n’aime décidément pas qu’on interdise). Mais les spectacles de ce comédien ont lieu depuis des années dans un théâtre, sans problème particulier. Sortir de son chapeau un risque de trouble à l’ordre public tel qu’on ne peut que les interdire est une ficelle un peu grosse pour qu’un juge administratif ne la voit pas.

— Mais tout de même, il s’est fait condamner à de multiples reprises pour ses propos antisémites, et en a tenu récemment d’autres, à l’encontre d’un journaliste, qui font l’objet d’une enquête.

— Oui, et il sera probablement condamnés pour ceux-ci aussi. Mais le fait que ces propos te troublent n’en font pas un trouble à l’ordre public : ces mots, proférés dans une salle close, et provoquant des ricanements déshonorant ceux qui les émettent, ne mettent en péril ni la tranquillité ni la salubrité ni la sécurité publiques. En plus, comment savoir s’ils vont être tenus avant qu’ils ne soient tenus ? Une fois qu’ils le sont, dès lors que la preuve en est acquise, des poursuites peuvent être déclenchées et elles ont une forte tendance à aboutir. En outre, soyons lucides, nous : ce comédien prétend être victime d’un puissant et sournois lobby qui tirerait les ficelles des malheurs du monde. Chacun de ses spectacles qui se passe sans dommage, hormis à la Raison, est un démenti flagrant qui lui est jeté au visage. Ah, le puissant lobby occulte incapable de le faire taire. Oh, ça n’empêchera pas ses zélateurs d’y croire, je sais bien. Mais ça leur rendra la tâche un peu plus difficile, ce qui est en soi plaisant.

— Donc vous pensez que le ministre de l’intérieur fait des imprécations dans le vide ?

— C’est désormais une veille tradition place Beauvau. D’ailleurs, sa gesticulation éléphantine a accouché d’une souris puisqu’il a annoncé… une circulaire destinée aux préfets.

— Et que dira cette circulaire ?

— Elle rappellera aux préfets ce qu’ils savent déjà et leur dira de faire ce qu’ils font déjà. À savoir qu’ils peuvent interdire un spectacle dudit comique s’il y a un risque avéré de trouble à l’ordre public, à condition que le maire de la commune où aura lieu le spectacle ait été mis en demeure de le faire lui même et n’en ait rien fait (c’est le pouvoir de substitution du préfet, article L.2215-1 du Code général des Collectivités territoriales, CGCT) et les invitera à envisager cette éventualité avec un œil un peu plus sévère que d’habitude.

— Et c’est tout ?

— Comment, c’est tout ? Cela permet au ministre de passer à la télévision le front haut en disant “j’ai fait le nécessaire” tout en se défaussant de toute responsabilité sur les préfets. Pour un homme politique, c’est le summum de l’action.

— J’ai donc la réponse à ma première question. Reste la deuxième : en supposant qu’on le pût, faudrait-il interdire les spectacles de Dieudonné ?

— La réponse est pour moi la même : non. Sanctionner a postériori, autant que vous voulez (encore que je doute de l’aspect constructif de poursuivre un bouffon, je ne suis même pas sûr qu’il s’acquitte de ses amendes). Mais a priori, non, aussi navré que je sois pour ceux que ses propos blessent. La loi leur donne un recours en justice. Qu’ils l’exercent, ils ont ma bénédiction, même s’ils n’en ont que faire.

— Et le fameux geste de la quenelle ?

— Il constitue sans nul doute un outrage à l’un des meilleurs rejetons de la délicieuse cuisine lyonnaise.

— Mais n’est-il pas un geste antisémite ?

— Un geste qui sert à exprimer une opinion antisémite sans prononcer de mot, oui. Le discours officiel des aficionados de ce comédien est qu’en fait il mimerait une pénétration rectale par le bras droit entier, la main gauche en haut de l’épaule symbolisant la situation du sphincter anal. Son sens réel serait “je te la mets bien profond”, la pénétration anale étant pour eux profondément injurieuse et dégradante pour celui qui la reçoit, encore que je soupçonne qu’elle ne soit pas non plus à leurs yeux particulièrement valorisante pour celui qui l’administre.

— Qu’en pensez-vous ?

— Que je plains leur vie sexuelle.

— Non, de ce sens proclamé ?

— Ah, pardon. Qu’il faut le vouloir pour être dupe. Ce geste, et c’est fait pour, fait immanquablement penser à un salut fasciste que la main gauche maintient vers le bas, geste volé au Docteur Folamour, personnage du film éponyme de Stanley Kubrick, interprété par Peter Sellers. Le Docteur Folamour (Strangelove, transposition de son nom allemand Merkwürdigliebe) est un ancien savant nazi récupéré par les américains pour travailler comme conseiller scientifique du président. Il n’a rien perdu de ses anciennes idées et parvient difficilement à se contrôler quand il évoque une possible catastrophe nucléaire contraignant l’humanité à repartir sur la base d’un échantillon soigneusement sélectionné. Sa jubilation à cette idée est telle que sa main droit échappe à son contrôle et fait un salut nazi, alors que sa main gauche, qui seule semble lui obéir, se saisit de son bras droit et le force à redescendre. Par la suite, le docteur Folamour coince son bras droit dans la roue de son fauteuil roulant et continue à le contrôler de la main gauche, effectuant une quenelle parfaite. Voici la scène en question, à 01:05. La “quenelle” est visible à 01:42.

— Votre explication n’est-elle pas tirée par les cheveux ? Les amateurs de ce geste prétendent que c’est un geste “anti-système”.

— Comme je te l’ai dit, il faut le vouloir pour être dupe, et je n’en ai guère envie. L’expression “anti-système” est une expression à tiroir voulant tout dire, donc ne rien dire. C’est un peu comme la “pensée unique”. La pensée unique est censée être la pensée de tout le monde (sauf de celui qui use cette expression, puisqu’il n’en use que pour se mettre en valeur). Or c’est en vain qu’on chercherait quiconque se revendiquant de cette pensée unique, affirmant “et bien oui, je partage cette idée, et je l’assume”. La pensée unique a ceci de paradoxal que c’est la pensée de personne, en fait. Et bien le système, c’est pareil. Le système, c’est les autres. Or comme tout le monde est anti-système, le système c’est personne. Et pour achever de t’en convaincre, voici un site qui a fait une compilation de photos de personnes effectuant un tel geste. Dis moi donc en quoi ces gestes critiquent-ils un quelconque “système”. Je te ferai grâce de l’explication selon laquelle, pour moi, ils visent plutôt à insulter la communauté juive, elles me semblent superfétatoires tant ces clichés parlent d’eux même.

— C’est accablant, en effet.

— Ce geste a un sens visible par tous, et bien naïfs sont ceux qui croient qu’en pensant à autre chose, ce geste perd sa signification quand on le fait. Ou alors, pour éviter tout malentendu, qu’ils abandonnent ce geste trop ambigü, et en adoptent un autre comme par exemple, un pied de nez le pouce posé sur le front au lieu du nez, ou si leur obsession pour la sodomie est inapaisable, un doit glissé dans un orifice symbolisé par l’index de l’autre main replié. Nul ne pourra y voir une allusion au nazisme. Ce qui peut-être lui ferait perdre tout son charme aux yeux des “quenelliers” ?

— Et ses propos fustigeant le sionisme ?

— Là encore, on n’est pas obligé d’être dupe de la nuance qu’il fait entre juif et sioniste. Au sens strict, le sionisme est l’idée développée par Theodor Herzl que les juifs, nonobstant leur longue séparation, forment un peuple qui a vocation à fonder un foyer national destiné à devenir un pays, ce foyer étant, après quelques hésitations, situé dans ce qui était alors la province ottomane de Palestine. De ce point de vue, le sionisme a triomphé ; un État est né en 1948 qui sert de foyer national aux juifs en tant que peuple (Theodore Herzl voulait un État laïc). On peut donc être sioniste sans être juif : il suffit d’estimer légitime l’existence d’Israël et de lui souhaiter longue et prospère vie. De ce même point de vue, être anti-sioniste implique vouloir la disparition de l’État d’Israël, ce qui juridiquement peut s’envisager (un État n’est qu’une personne morale et peut disparaître), mais laisse entière la question de ses 8 millions d’habitants qui eux ne disparaitront pas pour autant. Enfin, on peut être dans ce sens sioniste et critiquer la politique d’Israël, puisque critiquer la politique d’un Etat n’implique pas vouloir sa disparition (rappelons qu’il y a en Israël une opposition libre).

— Et Dieudonné va plus loin ?

— Oui. Si une partie de ses propos critiquent de manière virulente la politique de l’État hébreu, particulièrement vis à vis des territoires occupés, ce qui est parfaitement légitime et quasiment aussi révolutionnaire que se dire anti-système ou contre la pensée unique (quel parti français applaudit à chaque frappe aérienne sur la bande de Gaza ?), beaucoup de ses propos n’ont de sens que si on prend le mot “sioniste” comme synonyme du mot juif. Par exemple lors de ce qui fut semble-t-il l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, il y a 12 ans de cela, quand Dieudonné a voulu obtenir un financement du Centre national de la Cinématographie pour produire un film sur l’esclavage et le Code Noir. Ce financement lui a été refusé, et il semble depuis possédé par l’idée qu’il y aurait un lobby juif, pardon sioniste, qui s’opposerait à toute tentative d’éclairage historique sur la traite des noirs qui révélerait l’étendue d’un crime contre l’humanité qui le disputerait en ampleur à la Shoah. En somme, un vaste complot pour s’assurer du monopole de la victimisation afin d’en tirer seuls les fruits, qui, dans le cas présent, seraient… ma foi, ce n’est pas très clair. Disons, au risque de simplifier, l’existence d’Israël et l’interdiction de sa critique. Sauf que…

— Sauf que ?

— Sauf que je cherche en vain sur le site que j’ai mentionné tout à l’heure un quelconque lien entre les quenelles fièrement arborées et une quelconque critique d’Israël. Quel rapport entre Israël et une crèche israëlite, une école juive, ou des noms de rue qui rappellent une présence historique de quartiers où les juifs s’installaient au moyen-âge ? Sans même parler de cette obsession sur la Shoah, vu le nombre de ces gestes fait sur des monuments, voire sur des lieux où elle a été perpétrée ? En quoi chanter Shoah-nanas, qui est une insulte aux déportés et à leurs descendants, critique-t-il le sionisme, qui lui est antérieur (Herzl est mort en 1904) ? Ou son fameux geste du doigt pointé vers le ciel en faisant le bruit d’un bisou, signifiant “au-dessus c’est le soleil”, comprendre “on ne peut critiquer la Shoah qui est tout là haut, hors d’atteinte, il n’y a que le soleil qui soit plus haut (ce qui astronomiquement est faux d’ailleurs mais passons). L’effet comique de Dieudonné repose uniquement sur la transgression très codée d’interdits. En faisant une quenelle, dont le nom se veut anodin, ou le geste du doigt pointé vers le ciel, Dieudonné insulte les juifs sans avoir l’air d’y toucher, ce qui cause le même ricanement que celui de l’adolescent qui entend parler de sexe. Il ne sait pas trop de quoi on parle mais il sait que c’est interdit donc il émet le bruit d’un vieux klaxon.

— Votre réquisitoire est implacable. Donc vous êtes pour le principe d’obliger Dieudonné à se taire ?

— Non, bien au contraire. Je suis convaincu qu’il faut le laisser s’exprimer pour qu’enfin son public comprenne que ses propos ne dérangent pas ni ne font pas peur. Ils font en réalité le même effet que les blagues racistes que raconte le vieil oncle un peu bourré à chaque réveillon. On est juste un peu gêné pour lui, et un poil agacé quand il attaque sa 12e blague de la soirée. Sur le fond, il faut le laisser exprimer ses convictions pour pouvoir lui répliquer. Comment apporter la contradiction à ceux qu’on interdit de s’exprimer ? C’est pour cette même raison que je regrette l’incrimination du délit de négationnisme et que je suis soulagé que la récente tentative d’en créer un similaire à l’égard du génocide arménien ait échoué. On peut trouver les plus beaux arguments, les plus vibrants panégyriques pour justifier un texte qui se résume en un mot : la censure. Et qui ne sert à rien, objectivement : Faurisson a atteint la notoriété grâce à la loi Gayssot, et ses condamnations n’ont pas eu le moindre effet sur ses convictions hormis de les renforcer dans le même délire de persécution : si on veut le faire taire, dit-il, c’est parce qu’il dit une vérité qui dérange, et qui dérange qui, suivez mon regard. Je comprends que pour les survivants de la déportation, et surtout leurs descendants maintenant, qui ont reçu en héritage cette obligation de garder vivante la flamme du souvenir et qui vouent à cette mission une dévotion à la hauteur des souffrances endurées par les leurs, entendre ces faits moqués soit une douleur insupportable. Mais nul ne les oblige à aller aux spectacles de Dieudonné. Je ne sais pas si ce comédien est une cause perdue ou s’il pourra un jour revenir à la raison. J’en doute, ayant un jour eu l’occasion d’entendre une tentative de discussion entre les avocats de la LICRA et lui au sortir d’une des audiences. Un dialogue impossible comme on n’en voit d’habitude que dans les couloirs des juges aux affaires familiales. Mais ses thuriféraires, eux, ne sont pas tous perdus pour la Raison. Il faut prendre le temps de discuter avec eux, en leur faisant d’emblée comprendre que la théorie du vaste malentendu selon laquelle Dieudonné ne dit pas du tout ce qu’on lui fait dire ne prend pas, et pourquoi son discours tient plus du délire psychiatrique que de l’analyse géopolitique.
En outre, interdire certains propos visant une communauté est ouvrir la boite de Pandore du communautarisme : chaque groupe social voudra avoir son délit qui oblige ses adversaires à se taire. Outre la revendication concernant le génocide arménien, que nul ne conteste sérieusement en France, on a vu des propositions réprimant dans les mêmes termes la négation de la traite des noirs (heu, qui la nie, au juste  ?), ou plus récemment une loi faisant semblant de créer un délit protégeant l’honneur des harkis. Je n’ai pas besoin de loi pour savoir ce qu’était le commerce triangulaire, pour savoir ce que les Jeunes Turcs ont perpétré comme horreur en Arménie, ou réaliser l’ampleur de l’injustice subie par les harkis. Et si d’aventure je devais croiser quelqu’un qui n’en croit pas un mot, je n’aurai pas besoin du Code pénal pour démolir ses arguments. Je n’ai pas toujours cette patience, je l’avoue. Je n’ai pas pour autant besoin d’une loi pour suppléer à ma lassitude.

— Me voilà édifié. Si je puis me permettre, Maître ?

— Tu sembles te permettre beaucoup de choses, alors vas-y.

— Vous aviez parlé de trouver à m’occuper.

— En effet. Comme ma tasse de Bi Lo Chun n’est finalement jamais arrivée, va à ton poste et rédige une lettre de rupture de stage. Je suis sûr que tu trouveras les mots.


Post scriptum : Bonne année, chers lecteurs.

mardi 22 octobre 2013

L'affaire Leonarda

La France s’est cette semaine prise de passion pour le droit des étrangers, ce qui ne peut que me réjouir, tant cette discipline est largement ignorée du grand public, ce qui, nous allons le voir, est parfois mis à profit sans la moindre vergogne par nos dirigeants pour se défausser de leurs responsabilités.

Afin de vous éclairer et de vous permettre de vous faire une opinion étayée sur cette affaire, qui est d’une banalité affligeante pour tout avocat en droit des étrangers, voici les faits tels que j’ai pu les reconstituer, ce que dit la loi, et, ce qui est toujours les plus intéressant dans ce type d’affaire médiatisée, ce qu’elle ne dit pas, et enfin, car on est chez moi, mon avis, que vous n’êtes pas obligé de partager ni même de lire.

Leonarda est une jeune fille de 15 ans, scolarisée dans le joli département du Doubs, en France-Comté. Elle n’est pas, d’un point de vue juridique l’héroïne de cette affaire, mais plutôt une victime collatérale. Le vrai protagoniste est son père, Resat D….

Resat D… donc est né au début des années 70 (1973-1974 semble-t-il) au Kosovo, dans une famille Rrom.

Kosovo, terre de contraste et d’aventures

Le Kosovo (carte ci jointe, source Here.com, colorisation par votre serviteur) Image_1.pngest un territoire de la taille d’un département français, qui affecte en gros la forme d’un losange de 100 km de côté. Situé à la pointe sud de la Serbie, il est l’alpha et l’oméga de la guerre, ou plutôt des guerres qui ont déchiqueté la Yougoslavie dans les années 90. C’est en effet au Kosovo, à Gazimestan, que le 28 juin 1989, Slobodan Milošević craqua l’allumette qui allait incendier les Balkans, dans un discours prononcé pour le 600e anniversaire de la bataille de Kosovo, ou bataille du champ des merles, qui vit les armées du prince Lazar de Serbie anéanties par celles du sultan turc Mourad Ier (qui furent elles aussi quasi anéanties bien que deux fois supérieures en nombre). Cette bataille est un symbole très important pour la nation serbe, son acte de naissance, ce qui fait du Kosovo le berceau des Serbes.

Le Kosovo était une des deux provinces autonomes de la République de Serbie (l’autre étant comme tout le monde le sait la Voïvodine au nord du pays), partie intégrante de la Yougoslavie, fédération de six Républiques. Il faut savoir que les citoyens yougoslaves avaient tous, outre la citoyenneté yougoslave, qui n’avait de sens qu’à l’extérieur des frontières, une nationalité (c’est le terme officiel, narodnosti) différente, inscrite sur leur carte d’identité. Tous les Yougoslaves étaient à l’intérieur du pays soit Slovènes (catholiques), Croates (catholiques), Musulmans (oui, c’était une nationalité ; le terme de Bosniaque est synonyme), Serbes (Chrétiens orthodoxes), Monténégrins (chrétiens orthodoxes), ou Macédoniens (Chrétiens orthodoxes, mais pas les mêmes que les Serbes et Monténégrins). Outres ces “nationalités”, reconnues dans la Constitution yougoslaves comme partie constituante de la Yougoslavie, d’autres minorités ethniques étaient parfaitement identifiées du fait qu’elles parlaient leur propre langue, principalement (il y en avait plus de 20 différentes) les Albanais (qui n’étaient pas citoyens de l’Albanie voisine mais bel et bien des Yougoslaves albanophones), musulmans, les Hongrois (idem, en hongarophone), catholiques, et les Rroms (qui parlent le romani).

Note importante sur les Rroms de Yougoslavie : ils vivaient là depuis des siècles, étaient sédentaires depuis leur arrivée, et adoptaient la religion de la République qu’ils habitaient et apprenaient outre le romani, la langue officielle de l’endroit. Cette note s’adresse tout particulièrement aux ministres de l’intérieur qui osent sortir des conneries du genre les Rroms sont culturellement incapables de s’intégrer. Quina vergonya, Manuel, quina ignorància.

Vous comprenez désormais le sens du mot “balkanisation”. Mélangez tous ces peuples dans des proportions variables, excitez les haines nationalistes et religieuses, et vous obtenez un cocktail explosif qui a détonné en 1990.

Le Kosovo, en 1989, était un berceau déserté. Il faut dire que le Kosovo, c’est beau, mais c’est pauvre. Très pauvre. La partie la plus pauvre de Yougoslavie. Les Serbes ont donc émigré dans la riche Serbie voisine, ne laissant qu’une population minoritaire dans les grandes villes, le pays restant parsemé de villages à population quasi-exclusivement serbe, seule la pointe nord du pays demeurant à majorité serbe. La majorité (on parle ici de 90% de la population) est Albanaise et de religion musulmane. Les Serbes, à la veille de la guerre, représentaient 6% de la population. Les Rroms, 2,3%. Le régime de Milošević avait une politique simple : partout il y a des serbes, c’est la Serbie, sauf au Kosovo où c’est la Serbie même où il n’y a pas de Serbes. Et ça a pété en 1998-1999. La guerre a pris fin à la suite d’une campagne de bombardements par l’OTAN qui ont frappé le territoire serbe (même Belgrade a été bombardée) et la retraite de l’armée yougoslave en juin 1999. Le territoire a d’abord été administré par l’ONU, jusqu’à peu après sa proclamation d’indépendance en février 2008, où l’UE a pris le relais, indépendance qui n’est toujours pas reconnue par plusieurs pays (citons la Russie, la Chine et l’Inde, ce qui couvre déjà la moitié de l’humanité) et contestée encore à ce jour par la Serbie.

Le symbole de cette partition est la ville de Mitrovica (prononcer Mitrovitsa), coupée en 2 par un pont qui n’est pas vraiment celui de la concorde. Au nord, les Serbes du Kosovo, qui outre Mitrovica sont dans les villes de Zveçan, Zubin Potok et Leposavić, et refusent encore et toujours l’indépendance (ils boycottent les élections et la participation y est nulle), et au sud, les Albanais. Au milieu coule l’Ibar, et la haine. À Mitrovica, les voitures n’ont pas de plaques d’immatriculation, pour ne pas se faire caillasser par ceux de l’autre côté. Et entre ces deux communautés qui se haïssent, Albanais et Serbes, les Rroms. Ils sont haïs par les Albanais, qui ne leur pardonnent pas d’avoir été du côté des troupes serbes lors de la guerre (ils ont été victimes de pogroms pendant la guerre), et méprisés par les Serbes, qui se replient sur leur communauté et les rejettent comme des éléments extérieurs, d’autant plus qu’au Kosovo, ils sont majoritairement musulmans. Que ce soit clair : les discriminations vécues au quotidien par les Rroms au Kosovo sont certaines et avérées. Mais elles ne sont pas suffisantes pour fonder une demande d’asile sans faits précis et personnels. On va y revenir. Et c’est là que se retrouve aujourd’hui Resat D… et ses enfants, qui découvrent à cette occasion le Kosovo, terre de contrastes et d’aventure.

Aujourd’hui, le Kosovo est le 145e pays au monde en PIB/habitant, 45% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, 17% en dessous du seuil d’extrême pauvreté. Malgré son statut de paradis fiscal : tranche d’imposition la plus élevée : 10% ; impôt sur les sociétés : 10%. Et la monnaie est l’euro. Comme quoi.

Donc notre ami Resat est né au Kosovo à l’époque de l’ex-Yougoslavie. Cela semble à peu-près établi. Il en est parti, ce point est certain. C’est après que ça se gâte. Toujours est-il qu’en janvier 2009, il est heureux en ménage et arrive en France avec 5 enfants ; un 6e viendra égayer encore cette famille par la suite. Peu de temps après son arrivée en France, il a présenté une demande d’asile en même temps que sa compagne.

L’asile, procédure de contrastes et d’aventures

Tout étranger (j’entends par étranger ressortissant d’un pays extérieur à l’UE : les citoyens de l’Union ne peuvent plus être regardés véritablement comme des étrangers) qui entend venir s’installer en France doit préalablement demander la permission à l’État. Cette permission prend la forme d’un visa (un autocollant sécurisé apposé sur une page du passeport). Ajoutons qu’un simple visa, dit “visa Schengen” est en principe insuffisant : il faut un visa spécial, dit “long séjour”. Ces visas sont délivrés par les consulats, après un questionnaire simple : “êtes-vous un footballeur de haut niveau ?”. Si la réponse est oui, le visa est accordé ; sinon il est refusé.

Plus sérieusement, mais à peine, l’État est libre de donner l’entrant à qui il souhaite sur son territoire. C’est un pouvoir discrétionnaire qui ne connait que peu d’exceptions où l’État est obligé de délivrer le visa, qui tiennent au fait que l’étranger souhaitant venir a des liens familiaux en France. Une exception particulière est le droit d’asile.

En effet, le droit d’asile dépend d’une convention internationale, la Convention de Genève du 28 juillet 1951, signée au lendemain de l’invention du point Godwin, et alors que l’Europe devait gérer des déplacements de population se comptant en millions dans des pays ravagés. Dieu merci, de ce fait, le droit d’asile est donc à l’abri de la folie du législateur. La France a l’obligation de recevoir et d’étudier toute demande d’asile, la Convention lui laissant une grande liberté sur la procédure, et c’est là que le législateur joue pour restreindre le plus possible ce droit en imposant des délais de plus en plus brefs, en imposant aux demandeurs des obligations de plus en plus difficiles à tenir : ainsi, le demandeur a de nos jours 21 jours et pas un de plus, une fois le dossier de demande obtenu de la préfecture (ce qui vaut les travaux d’Astérix), pour que le dossier arrive à l’OFPRA, rempli en français, à ses frais en cas de besoin de traduction, y compris des pièces justificatives. Si ce délai est raté d’un jour, la demande ne sera pas examinée et le demandeur devra en présenter une nouvelle (l’OFPRA ne considère pas cette irrecevabilité comme un rejet) mais il bascule sur une procédure accélérée moins protectrice (la procédure prioritaire, PP, qui mériterait un billet à elle toute seule).

Quand ces obstacles procéduraux sont franchis, généralement avec l’aide d’associations dévouées et efficaces, le dossier est examiné par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. Longtemps dépendant du ministère des affaires étrangères, il a été confié au ministère de l’immigration de sinistre mémoire, avant, à la disparition de celui-ci, d’être reversé au ministère de l’intérieur, montrant que l’asile est désormais perçu sous le seul angle de l’immigration, alors qu’il traite bien de problèmes internationaux.

L’examen de cette demande prend la forme d’un entretien avec un agent de l’OFPRA, qu’on appelle Officier de Protection (OP). Cet entretien fait l’objet d’une transcription rédigée sur le champ par l’OP lui-même, et portera autant sur les faits fondant la demande que sur des questions visant à s’assurer de la réalité des allégations du demandeurs, notamment de sa provenance. L’OP cherche, schématiquement à répondre à deux questions : les faits sont-ils établis ? Et si oui, rentrent-ils dans le cadre de l’asile, à savoir : le demandeur craint-il avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, et ne peut-il ou, du fait de cette crainte, ne veut-il se réclamer de la protection de ce pays ? Si la réponse est à nouveau oui, le statut de réfugié lui est accordé. Il est placé sous la protection de l’Office, et au-delà, de la France, qui lui délivrera tous les actes d’état civil dont il aura besoin, et y compris un titre de voyage lui permettant de circuler dans les pays signataires de la Convention de Genève sauf celui dont il vient. Un réfugié rompt définitivement tout lien l’unissant à son pays d’origine.

En cas de rejet de la demande, le demandeur dispose d’un délai d’un mois pour exercer un recours devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA), anciennement la Commission de Recours des Réfugiés. C’est un recours juridictionnel où l’assistance d’un avocat est enfin possible.

Tant que la demande est examinée, que ce soit par l’OFPRA ou devant la CNDA, le demandeur a un droit au séjour, qui ne peut pas lui être refusé sous prétexte qu’il serait entré illégalement ou même frauduleusement, à savoir avec des faux papiers. Conjugué avec la fermeture progressive et continue des autres voies d’immigration légale, cela pousse à ce que l’asile soit utilisé par des candidats à l’immigration pour obtenir une possibilité de rester en France. Cette fraude à l’asile justifie les lois restreignant de plus en plus ce droit, au nom de la lutte contre la fraude, et la pompe est amorcée. Que dans le tas, des vrais réfugiés soient pris dans la nasse et se voient refuser l’asile auquel ils ont droit est une conséquence que nos dirigeants ont envisagé, et répondu par un haussement d’épaule. Sachez qu’à ce jour, deux tiers des demandes d’asile sont accordées par la CNDA en appel, un tiers seulement par l’OFPRA. C’est un vrai signal d’alarme.

Pendant l’examen de sa demande, le demandeur d’asile a un droit au séjour, une couverture maladie, et pas le droit de travailler. Ce droit lui a été retiré par une loi de 1991. Déjà pour lutter contre la fraude et le chômage. J’en ris encore. À la place, le demandeur perçoit une allocation temporaire d’attente, qui lui est supprimée s’il est logé dans un centre d’accueil des étrangers (CADA). Oui. La solution trouvée par le gouvernement Rocard a été d’interdire à des travailleurs aptes de travailler, de les contraindre à l’oisiveté, et de leur verser une allocation. L’idée a dû sembler excellente car personne n’est revenu dessus. Et au passage, on peste sur ces étrangers venus ne rien faire et toucher des allocs. Ubuesque.

Cette situation n’étant pas tenable à moyen terme, l’administration accepte d’examiner les demandes d’autorisation de travail des demandeurs d’asile dont le dossier est pendant à l’OFPRA depuis un an ou en cas d’appel devant la CNDA. Leurs demandes sont traitées comme celles de tout étranger, ce qui suppose de produire une promesse d’embauche assortie de l’engagement par l’employeur de payer une taxe pour l’embauche d’un étranger de l’ordre d’un mois de salaire si l’autorisation est donnée, et avec tout ça le préfet peut malgré tout refuser si la situation de l’emploi le justifie, c’est à dire s’il estime qu’un Français (ou ressortissant de l’UE ou autre étranger en situation régulière) pourrait occuper ce poste. Je n’ai pas de statistiques nationales, mais mes clients concernés se sont tous vu opposer un refus (échantillon non représentatif car très faible).

Un débouté du droit d’asile dispose d’une voie de recours extraordinaire : le réexamen. Le réexamen permet à un demandeur débouté de faire état de faits nouveaux, survenus ou découverts postérieurement à la décision de rejet : l’existence de faits nouveaux est une condition de recevabilité de la demande. Le réexamen ne donne aucun droit au séjour, ni au travail ni à l’allocation temporaire d’attente. La demande de réexamen est d’abord étudiée par l’OFPRA, qui peut décider de reconvoquer le demandeur (c’est rarissime) ou rejeter sur dossier, ce rejet pouvant à nouveau être porté devant la CNDA, qui peut, et elle ne s’en prive pas, rejeter la demande sans audience. Il n’y a pas de limite au nombre de réexamens qu’on peut demander puisque ce réexamen ne donne aucun droit.

Revenons-en à notre ami Resat.

Arrivé en France, il présente une demande d’asile. Rrom Kosovar, il y a gros à parier que son récit prétendait qu’il habitait le Kosovo quand la guerre a éclaté en 1998. Les Rroms qui arrivent à établir qu’ils étaient au Kosovo en 1998-1999, et tout particulièrement à Mitrovica d’ailleurs, et l’ont fui à ce moment se voient en règle générale accorder l’asile. Leur retour au Kosovo est inenvisageable : ils sont vus comme des collaborateurs des Serbes, leur maison a été détruite ou saisie et les rancœurs sont encore vives. L’info a circulé, mais les OP connaissent très bien la situation au Kosovo et l’historique de la guerre. L’Office n’a pas été convaincue par le récit de Resat, et on sait à présent, de l’aveu du principal intéressé, que c’était à raison. Sa demande est donc rejetée. Il saisit la CNDA d’un recours, examiné en audience publique où il peut s’expliquer devant 3 conseillers, probablement assisté d’un avocat. Le rejet est confirmé. Il va demander un réexamen, qui sera rejeté par l’OFPRA, les faits nouveaux qu’il invoquait étant soit pas vraiment nouveaux, soit pas vraiment établis. La CNDA ne semble pas avoir été saisie d’un recours contre ce rejet.

Une fois la première demande rejetée définitivement, le demandeur d’asile devient étranger de droit commun.

Être étranger en France, vie de contrastes et d’aventure.

La loi, en l’espèce le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (CESEDA), prévoit que tout étranger majeur, pour pouvoir demeurer en France au-delà d’un court séjour, couvert par un simple visa, doit être muni d’un titre de séjour délivré par l’Etat, pris en la personne de son représentant dans le département, le préfet (à Paris, qui en a plusieurs, le préfet de police). Ce titre de séjour s’appelle carte de séjour si elle a une durée d’un an, et carte de résident si elle est valable 10 ans. La carte de résident, le Graal des étrangers, assure un droit au séjour quasi-définitif, puisqu’elle est renouvelable de plein droit sauf accident. Les demandeurs d’asile sont censés se voir délivrer une carte de séjour temporaire (en fait un simple récépissé qui a valeur identique mais coûte moins cher à fabriquer : c’est un bout de carton imprimé sur une imprimante à aiguilles (bienvenue en 1980) avec un coup de tampon.

Note importante : un mineur n’est jamais en situation irrégulière et ne peut faire l’objet d’une mesure de reconduite. L’administration le fait quand même, pour ne pas séparer les familles, ce qui est un chouïa schizophrène tout de même puisque c’est elle qui prend la décision qui conduit initialement à séparer les familles.

On dit que le droit est compliqué ; le droit des étrangers en la matière est simple. L’ État est toujours libre de délivrer un carte de séjour à qui il veut sans avoir à s’en expliquer auprès de quiconque. La décision de délivrer un titre de séjour n’est jamais illégale, et on se demande d’ailleurs qui aurait qualité pour l’attaquer. La réciproque est aussi vraie : l’État est libre de refuser un titre de séjour à qui il veut, et use abondamment de ce droit depuis 25 ans. Mais ici il existe des exceptions, et dans certaines circonstances, l’État est obligé de délivrer un titre de séjour. Ces exceptions sont de plus en plus réduites, parce que… non, en fait, il n’y a pas de raison valable. Le prétexte le plus couramment invoqué est la lutte contre le chômage. 25 ans de durcissement continu de la réglementation des étrangers n’ont pas empêché le chômage d’atteindre des niveaux records, mais plus ça rate, plus à la longue ça a de chances de marcher, n’est-ce pas ?

Citons comme cas où l’État est dans l’obligation de régulariser : être parent d’un enfant français ; être le conjoint d’un Français (et là encore des obstacles ont été mis, car un Français qui épouse un étranger n’est plus un Français, c’est un suspect), l’étranger très gravement malade, l’étranger arrivé très jeune en France (la simple minorité ne suffit pas) ; et surtout la catégorie fourre-tout : si le refus de séjour porte une atteinte disproportionnée à son droit à une vie privée et familiale normale tel que protégé par la Convention européenne des droits de l’homme, revoilà ma grande copine.

Cette catégorie de carte de plein droit est une fausse catégorie de carte de plein droit, car elle laisse une large marge d’appréciation à l’administration : y a-t-il ou non atteinte disproportionnée au droit à la vie de famille ? Mais c’est le seul moyen sur lequel on peut contester l’appréciation du préfet dans le cadre d’un recours (j’y reviens).

La préfecture du Doubs, département où réside la famille D…, est informée par la CNDA que la requête de Resat D… a été rejetée, et refuse le renouvellement du titre de séjour en tant que demandeur d’asile. Comme elle en a la faculté (ce n’est JAMAIS obligatoire mais en pratique quasi systématique), elle a assorti son refus de renouvellement du titre de séjour de Resat D… d’une obligation de quitter le territoire (OQTF). C’est un ordre de quitter le territoire sous un délai d’un mois, qui, s’il n’est pas respecté, permet à l’administration de l’exécuter de force, au besoin en privant temporairement l’étranger de liberté (jusqu’à 45 jours). Il y a des cas où l’administration peut passer directement au stade de l’exécution forcée, notamment quand une précédente OQTF n’a pas été exécutée.

Quand le refus est assorti d’une OQTF, l’étranger peut, dans ce délai d’un mois, exercer un recours suspensif (ce qui n’est pas la règle en matière de recours administratif) et qui doit être jugé dans un délai de trois mois (ce qui n’est pas la règle en matière de recours administratif). Ce délai de 3 mois et la générosité des préfectures à délivrer des OQTF conduit à l’engorgement des tribunaux administratifs qui les examinent, et a pour résultat que d’autres contentieux pourtant très importants, comme l’urbanisme, les permis de construire, la fiscalité, la responsabilité de l’Etat ou la fonction publique mettent des années à être jugés. Question de priorité.

Si ce recours est rejeté, un appel peut être formé devant la cour administrative d’appel, mais ce recours est de droit commun : il n’est pas suspensif et met des mois et des mois à être jugé. Il n’empêche pas une reconduite à la frontière, même si en pratique, les préfets préfèrent attendre que les recours soient expirés. C’est le cas ici : Resat D… a exercé un recours contre l’OQTF, qui a été rejeté, a fait appel, qui a été rejeté lui aussi. Il est temps ici de s’attarder un peu sur le fonctionnement très particulier du contentieux administratif.

Le contentieux administratif, contentieux de contrastes et d’aventures.

On a beaucoup entendu dans l’affaire Leonarda qu’il fallait respecter les décisions de justice. Cet argument n’a aucun sens ici. Aucune décision de justice n’a ordonné l’expulsion (je devrais dire la reconduite à la frontière mais zut) de Leonarda, ni même de son père.

Tout acte de l’administration peut en principe être attaqué devant le tribunal administratif dans le cadre de ce qu’on appelle un recours en excès de pouvoir, qui vise à demander au juge d’annuler cet acte, et de tirer au besoin toutes les conséquences de cette annulation. Le tribunal est saisi par une requête, écrite et motivée, c’est à dire expliquant les griefs juridiques soulevés contre l’acte en question. Principe essentiel du contentieux administratif : le juge se contente de répondre aux arguments soulevés par le requérant. À de rares exceptions près, il ne peut pas soulever de lui-même un argument oublié par le requérant et qu’il trouverait pertinent. Si vous exercez un recours contre un acte administratif illégal, mais que vous ne soulevez pas le bon argument, votre recours sera rejeté. En outre, selon la nature des actes, le contrôle que peut exercer le juge est variable : plus l’administration est libre, plus le contrôle du juge se relâche. Et en matière de droit des étrangers, l’administration est totalement libre d’accepter ou de refuser. Le juge se contente de s’assurer que le préfet n’a pas commis ce qu’on appelle une erreur manifeste d’appréciation (c’est le terme juridique pour dire “epic fail”), mais en aucun cas il ne substitue son appréciation du dossier à celle du préfet. Ce qui explique un taux de rejet très élevé.

Dans cette affaire, c’est le préfet du Doubs qui a décidé de refuser un titre de séjour à Resat D… et lui seul. Le juge administratif a juste estimé que les arguments soulevés par Resat D… contre cette décision n’étaient pas fondés.

Voilà pourquoi il est inexact d’invoquer l’autorité de décisions de justice : c’est une décision administrative et rien d’autre, qui est aussi légale que l’aurait été la décision contraire, et rien n’empêchait à tout moment l’administration de changer d’avis et de délivrer un titre de séjour, sans même qu’elle ait à s’en expliquer.

Nous en étions là avec notre ami Resat : en 2011, le voilà débouté définitivement de l’asile, avec à la clé une OQTF soumise au juge administratif qui n’a pas estimé que les arguments soulevés contre cette décision administrative étaient pertinents. Plus rien ne se passera dans ce dossier à ce stade : la famille D… demeure en France malgré l’OQTF, les enfants en âge d’être scolarisés le sont.

C’est Resat D… lui même qui va briser ce statu quo en prenant l’initiative de demander la délivrance d’un titre de séjour “à titre exceptionnel et humanitaire”, en application de la circulaire Valls de novembre 2012.

Ah, les circulaires. Un mot là dessus.

Les circulaires, droit de contrastes et d’aventure.

Que les choses soient claires. Le droit a deux sources, et deux sources seulement : la loi, et le règlement, c’est à dire les décrets. La loi est votée par le Parlement (Sénat et Assemblée nationale) et le pouvoir réglementaire appartient au Premier ministre (art. 21 de la Constitution). Loi et décrets, c’est tout. La loi peut déléguer les détails pratiques au décret (ce sont les fameux décrets d’application, qui ne sont pas systématiques contrairement à une croyance répandue), et le décret peut à son tour déléguer les menus détails à des arrêtés ministériels, c’est à dire à un acte pris par un ministre agissant seul. Les circulaires ne sont PAS des sources du droit.

Prenons un exemple imaginaire : une loi est votée qui décide d’instaurer un permis de troller. Elle fixe les conditions pour en être titulaire (il faut passer un examen) et confie au décret le soin de fixer les modalités des épreuves. Un décret est pris qui décide de la nature des épreuves (une épreuve théorique de rhétorique spécieuse, une épreuve pratique sur 4chan) et confie aux préfets le soin de délivrer les permis, et renvoie à un arrêté ministériel du ministre de l’intérieur le soin de fixer le modèle du permis et le service qui a la charge de les fabriquer. Un arrêté est pris qui fixe la matrice du permis de troller et confie sa fabrication à l’Imprimerie nationale.

Une circulaire est une instruction générale donnée par un ministre à son administration. Elle explique le contenu de la loi et comment le ministre entend qu’elle soit appliquée. Bien sûr, c’est un document très intéressant à connaître pour les avocats, puisque c’est le point de vue officiel de l’administration, et s’agissant par exemple de la matière pénale, j’ai pu constater que pour les policiers, la circulaire est parole d’Évangile. Plus même que le code de procédure pénale, je ne vous parle même pas de la Convention européenne des droits de l’homme Il demeure que c’est le point de vue d’un ministre, rien de plus.

En droit des étrangers, la loi disant que l’État fait ce qu’il veut, les circulaires de ministre de l’intérieur ont une grande importance pratique. Elles sont appliquée docilement par les préfectures, ce qui aboutit à la situation suivante : en matière d’immigration, c’est le ministre de l’intérieur qui fait la loi. Situation confortable pour l’exécutif, qui n’a aucune raison de vouloir la changer, d’autant que toute loi sur l’immigration est un sujet sensible où il n’y a politiquement que des coups à prendre. Du coup, ce sont les étrangers qui en payent le prix, soumis à l’arbitraire de l’administration et qui peuvent voir leur situation bouleversée du jour au lendemain en cas d’alternance, sans aucune garantie, puisqu’une circulaire est une feuille de papier signée du ministre. Il n’est que de les lire pour constater d’ailleurs que le ministre se garde bien de dire “vous régulariserez tous les étrangers remplissant les conditions suivantes” mais utilise des périphrases comme “vous examinerez avec bienveillance”, “vous accorderez la plus haute importance à tel critère”. Notons d’ailleurs qu’une circulaire qui irait trop loin et poserait des règles non prévues par la loi serait annulée par le juge administratif, car empiétant sur le pouvoir réglementaire qui n’appartient qu’au Premier ministre.

Résultat : il est inutile de soulever devant le juge administratif le fait que la décision n’est pas conforme aux instructions données par voie de circulaire. Le juge ne contrôle que la conformité au droit (loi et règlement). C’est cet arbitraire qui met en rage les avocats en droit des étrangers, qui voudraient des critères légaux clairs qui permettent un vrai contrôle du juge. C’est ainsi et ainsi seulement qu’on assurera une vraie égalité de traitement. Car la protection que donne une circulaire est de l’épaisseur du papier sur lequel elle est imprimée. C’est un mode d’emploi, rien de plus. Quand on nous parle de “sanctuariser l’école” avec une circulaire, on l’entoure d’une barrière de papier. Seule la loi pourrait vraiment protéger l’école. Une circulaire en la matière tient de la promesse d’alcoolique : j’arrête, jusqu’à ce que je recommence.

Et la circulaire qui fait référence actuellement est la circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière (qui, si elle n’est pas à l’abri de toute critique, est sans doute la meilleure circulaire qu’on ait eu en la matière depuis 10 ans).

Revenons-en une fois de plus à notre ami Resat. Dans le cadre de cette circulaire, il va demander à bénéficier d’une régularisation à titre humanitaire et exceptionnelle (§2.1.4 de la circulaire). Cette demande a été rejetée le 19 juin 2013, refus assorti d’une OQTF. Ce refus est expliqué dans le rapport de l’IGA : si la situation de la famille (en France depuis 4 ans, enfants scolarisés et parlant français) entrait selon l’IGA dans le cadre des régularisations exceptionnelles, le préfet a estimé que le critère de la réelle volonté d’intégration à la société française faisait défaut pour des raisons qu’il détaille et qui ont été abondamment reprises, dressant du sieur Resat un portrait peu flatteur, au point qu’on oublie qu’il n’a jamais été condamné. Le 21 juin 2013, la demande de son épouse est aussi rejetée avec OQTF, sans que la mission de l’IGA n’explique pourquoi, puisque seul Resat était concerné par la mesure de reconduite forcée à l’origine de toute l’affaire.

Visiblement, aucun recours n’a été exercé contre cette OQTF (le rapport de l’IGA ne le mentionne pas) et une reconduite est envisagée par la préfecture du Doubs, qui prononce le 22 août 2013 l’assignation à résidence des deux intéressés, c’est-à-dire l’obligation pour eux de ne pas quitter leur domicile pour que la police puisse les trouver facilement le moment venu. Cette assignation à résidence a été renouvelée le 25 septembre pour 30 jours. Donc une procédure d’éloignement était en cours.

Tout va se précipiter le 26 août 2013 : Resat D… est contrôlé par la police aux frontières (PAF) à la gare de Mulhouse. Il n’a pas de papiers sur lui, mais donne son identité, et la PAF découvre qu’il a déjà fait l’objet d’une OQTF non appliquée en 2011, et qu’il fait l’objet d’une assignation à résidence dans le Doubs, or Mulhouse n’est pas dans le Doubs, c’est un fait. Le préfet du Haut-Rhin décide de prendre des mesures radicales pour pallier cette carence en géographie française et place Resat D… en centre de rétention jusqu’à ce qu’on puisse le reconduire de force à la frontière. Cette décision peut faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif, qui doit statuer dans les 72 heures. Ce recours a été exercé et a été rejeté par le tribunal administratif de Strasbourg (rejet qui compte tenu de la situation de l’intéressé me semble conforme à la jurisprudence en la matière). Le placement de Resat D… en rétention a été prolongé par le juge des libertés et de la détention de Strasbourg, et après deux refus d’embarquer au motif qu’il ne veut pas abandonner sa famille, Resat D… finit par accepter d’embarquer le 8 octobre, sans doute parce qu’il aura reçu des assurances que sa famille le rejoindra.

Car du côté du Doubs, ça bouge. Les services préfectoraux ont été informés du départ prochain de Resat D… et organisent le départ de Mme D… en exécution de l’OQTF en cours.

Comme vous voyez, le sort des enfants n’a jamais été véritablement abordé si ce n’est accessoirement. Ils suivent le sort de leurs parents, un peu comme des bagages à main. Et l’administration va payer cher ici ce désintérêt en provoquant la crise médiatique que l’on sait.

Le départ de la famille est décidé pour le 9 octobre. La famille D… n’est pas informée de cette décision, pour éviter qu’elle ne disparaisse et que des soutiens tentent d’y faire obstacle. La police et la gendarmerie (puisque la résidence de la famille se trouve en zone gendarmerie) débarquent à 6h30. Manque de bol, Leonarda n’est pas là. Voilà le grain de sable qui va tout gripper. Le rapport de l’IGA raconte les détail sur comment Leonarda est retrouvée (elle est avec sa classe et participe à une sortie scolaire), comment la police contacte les enseignants accompagnant, ordonnent que le bus s’arrête sur le parking d’un collège situé sur le chemin, où Leonarda est conduite pour attendre la police à l’abri des regards de ses petits camarades. Tout se passe sans heurt, mais l’enseignante qui a dû faire cela est bouleversée et on la comprend. On n’entre pas à l’éducation nationale pour remettre en catimini une de ses élèves à la police pour ne jamais la revoir, alors même qu’elle n’a rien fait de mal et que personne ne le prétend. C’est violent, plus que vous ne pouvez l’imaginer, et l’administration l’a bien compris qui s’efforce de faire ça en catimini.

La famille D… embarque pour le Kosovo, probablement via l’Albanie, et pour le préfet du Doubs, tout est bien qui finit bien, il peut faire une croix sur la page des statistiques de reconduite à la frontière. Sauf que… vous connaissez la suite.

Resat va révéler à la presse qui suit l’affaire du point de vue d’une de ses filles (et d’elle seulement) qu’il a menti sur le fait que sa famille a quitté le Kosovo récemment. Ses enfants seraient en fait nés en Italie sauf le dernier né en France, où ils ont vécu jusqu’à venir en France en 2009. Leonarda et ses frères et sœurs n’ont jamais mis les pieds au Kosovo et ne parlent pas un mot d’albanais ou de serbe.

La question s’est posée de leur éventuelle nationalité italienne. De ce que je sais du droit italien, non, ils ne le sont pas. Pas plus que le droit français, le droit italien ne reconnait le droit du sol pur. Depuis l’importante réforme de 2009, l’Italie a adopté un droit du sol plus résidence, c’est à dire qu’un enfant né en Italie de parents étrangers devient italien à sa majorité s’il y a vécu sans discontinuer, ce qui n’est pas le cas des enfants D… dont aucun n’est majeur. Cette nationalité italienne aurait sauvé la famille D… puisqu’elle aurait donné aux parents le droit de demeurer dans l’Union auprès de leurs enfants, sur le territoire italien, mais avec liberté de circulation.

Une conclusion riche en contrastes et en aventure

La conclusion du rapport de l’IGA est que la loi a parfaitement été respectée, et c’est une antienne qui a été souvent reprise. Et je reconnais volontiers que rien de ce que j’ai pu lire sur cette affaire ne m’a laissé penser qu’une illégalité avait été commise. Mais, car il y a un mais, on l’a vu, la loi dit que l’administration peut faire largement ce qu’elle veut, hormis quelques cas restreints. Dans ces conditions, c’est plutôt difficile de violer la loi. En outre, le rapport omet de se poser une question, qui ne figurait certes pas dans la lettre de mission : toute la procédure de reconduite s’est fondée sur les déclarations de Resat D… : il dit qu’il est kosovar ainsi que sa famille, renvoyons-le au Kosovo. Sauf que la procédure de reconduite résulte d’une décision de refus de séjour qui repose entre autres sur les mensonges de Resat D… Personne ne s’est dit que les seules déclarations de l’intéressé étaient une base un peu légère pour décider d’envoyer sans vérifications 8 personnes dont 6 mineures dans le coin le plus paumé de l’Europe (mais qui a la vertu; étant dépourvu de tout état civil, d’accepter toute personne qu’on lui envoie en disant qu’il est kosovar) ?

En ce qui concerne Leonarda, il est faux de dire que la loi a été respectée puisque son sort n’a jamais été examiné dans cette affaire. Elle est une victime collatérale de l’expulsion de son père, mais n’était pas en situation irrégulière en France et n’a violé aucune loi.

De même qu’il est incorrect d’invoquer l’autorité des décisions de justice, aucun juge n’ayant décidé ni du refus de séjour ni de la procédure de reconduite, ni de ses modalités. Tout ce qu’a dit la justice est que Resat D… n’a pas démontré l’illégalité de ces décisions. Ni plus ni moins. Et l’administration était libre de prendre, en toute légalité, la décision d’accorder une autorisation de séjour à la famille D… C’est un choix de l’État, pris par son représentant, le préfet : qu’il l’assume.

Un mot sur l’affaire elle-même, sur le phénomène médiatique qu’elle est devenue. La question des enfants scolarisés doit être prise à bras-le-corps et tranchée courageusement. Soit on ne veut plus les expulser, et je n’aurais rien contre, et dans ce cas il faut fixer les conditions de régularisation de leur famille. Soit on ne le veut pas et on assume les interpellations devant les caméras. Le faire honteusement, en catimini, en serrant les fesses pour que ça ne se sache pas est le signe d’une mauvaise solution. Car des Leonarda, il y en a des centaines.

L’exécutif a été ridicule dans cette affaire et je ne vois pas comment il aurait pu plus mal la gérer. Mais ce qui me choque le plus est de voir une jeune fille de 15 ans livrée en pâture médiatique, sans la moindre protection car sa famille n’a aucune expérience en la matière et ne réalise pas ce qui se passe. Ce que j’ai vu ces derniers jours est monstrueux, il n’y a pas d’autre mot : demander à une jeune fille de 15 ans de réagir en direct et à chaud, dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, à une proposition aberrante formulée par le président de la République en personne, qui interpelle une mineure pour lui faire une proposition alors que la loi française dit que seuls ses parents peuvent faire un tel choix, faire de ses moindres mots dits sous le coup de l’énervement une déclaration officielle, lui jeter à la figure un sondage disant que deux tiers des Français (soit 40 millions de personnes) ne veulent pas de son retour (en oubliant de dire que 99,8% des Français ne connaissaient rien à ce dossier ni au droit applicable), est-ce donc cela que nous sommes devenus ? Avons-nous perdu toute décence pour faire ainsi de la maltraitance sur mineur en direct ?

Ah, un dernier mot, ou plutôt un dernier chiffre. Le coût moyen d’une reconduite la frontière a été estimé en 2008, par un rapport de sénateur UMP Pierre Bernard-Reymond, à 20 970 euros par personne. Cette affaire a mobilisé, lisez le rapport de l’IGA, tout un aréopage d’agents publics, de policiers et de gendarmes, et a dû coûter aux finances publiques plusieurs dizaines de milliers euros (je dirais au moins 50 000 euros). Le budget annuel consacré aux reconduites à la frontière est sensiblement identique à celui de l’aide juridictionnelle : un peu plus de 400 millions d’euros.

Détruire la vie de jeunes filles est un luxe qu’on ne peut plus se permettre.

jeudi 10 octobre 2013

Considérations sur un non lieu

L’incompréhension face au sens exact d’un non lieu est un phénomène récurrent, et j’ai déjà eu à le traiter ici à plusieurs reprises. Mais ce phénomène a atteinte une intensité que je n’avais jamais connue à l’égard du non lieu dont vient de bénéficier Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bettencourt, portant sur des faits d’abus de faiblesse dont aurait été victime la milliardaire Liliane Bettencourt.

Cette incompréhension se manifeste notamment de deux façons totalement opposées, ce qui montre bien que chacun tente de faire dire à ce non lieu plutôt ce qui l’arrange. Je laisse intentionnellement de côté le commentaire fait par l’intéressé lui-même, et surtout par ses proches, tant en politique, il est bon que l’oracle se taise et laisse ses pythies parler en son nom. Ce commentaire est que ce non lieu reconnaîtrait l’innocence de l’intéressé, le mettrait totalement hors de cause voire lui octroierait un certificat de parfaite honnêteté. C’est de bonne guerre, mais pas tout à fait exact.

À ma gauche, Mediapart, qui souligne dans un article(€) que l’ordonnance de non lieu pointe beaucoup de comportements criticables de l’ex-chef de l’État, ce qui fait dire à Fabrice Arfi, journaliste audit journal qu’il s’agirait d’un “non lieu accusateur”.

À ma droite, je dis à ma droite pour l’intéressé uniquement parce qu’il n’est pas à ma gauche, la place étant prise, Jean-Michel Aphatie, qui goguenardise sur cette décision dont les auteurs auraient fait “l’école du rire en plus de celle de la magistrature”, rien de moins. Ah, un aparté, chers lecteurs. Ayant le plaisir d’échanger à l’occasion avec ce journaliste via Twitter, je me suis rendu compte que l’Aphatie-bashing était à la mode, si possible sur un mode très injurieux. Merci de m’épargner l’expression de votre détestation de sa personne, qui n’est pas le sujet (et cela vaut aussi pour le Mediapart-bashing).

Rappelons donc ce qu’est un non lieu, et par contraste ce qu’il n’est pas, avant de voir ce que dit effectivement ce non lieu, étant précisé que malgré mes efforts je n’ai pas pu, à l’heure où j’écris ces lignes, mettre la main sur une copie intégrale de l’ordonnance.

Non lieu, mon ami, qui es-tu ?

Le non lieu est une décision qui ne s’applique, en droit pénal, qu’à une instruction judiciaire.

Une instruction judiciaire est une enquête confiée à un juge enquêteur, le juge d’instruction, qui peut être saisi soit par le parquet, cas le plus fréquent, soit par un plaignant se prétendant victime d’une infraction. Alors que dans le Code d’instruction criminelle, ancêtre de notre Code de procédure pénale actuel, le juge d’instruction était systématiquement saisi pour tous dossier délictuel ou criminel (c’est encore le cas en droit monégasque), il a en France reculé progressivement au profit des enquêtes de police menée sous la direction du parquet, au point qu’il ne traite plus qu’environ 5% des dossiers pénaux, ce qui a fait germer dans l’idée d’un ancien président de la République dont le nom m’échappe de le supprimer purement et simplement. Ce chiffre de 5% est trompeur car il s’agit des 5% les plus graves ou les plus complexes, la loi prévoyant qu’en cas de crime (comme le meurtre, le viol ou le vol à main armée), l’instruction est obligatoire.

Le juge d’instruction instruit (ou informe, ces deux termes sont synonymes) à charge ou à décharge selon l’expression célèbre, c’est-à-dire qu’il doit rechercher la vérité sans se soucier si son acte d’enquête aura pour résultat probable d’incriminer ou au contraire de disculper telle personne. Il n’est pas un accusateur public et ne doit pas enfoncer à tout prix la personne visée par son instruction. Cela ne lui interdit pas de rechercher des preuves de la culpabilité. L’argument que “le juge instruit uniquement à charge” se trouve en bonne place dans la rhétorique creuse des avocats aux abois, à côté de “le dossier est vide”.

Une instruction commence par un réquisitoire introductif, qui vise les faits sur lesquels le juge d’instruction doit enquêter. Il peut viser le nom du suspect, mais ce nom ne lie pas le juge. On dit qu’il est saisi in rem, c’est à dire des faits, et non in personam. Le juge peut mettre en cause toute personne mêlée aux faits, par contre il ne peut en aucun cas enquêter sur des faits dont il n’est pas saisi, à peine de nullité.

Un réquisitoire introductif est l’acte le moins solennel qui se puisse imaginer. Il est généralement fait sur un formulaire complété à la main, seul le sceau du parquet lui revêtant un peu de cachet (rires dans la salle). Sa formulation est la suivante :

“Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Framboisy, vu les pièces jointes (brève énumération manuscrite des pièces, par ex : Procédure 2013/42 de la Brigade Territoriale de Moulinsart), Attendu qu’il en résulte contre Albert Primus (ou contre Inconnu, ou contre X si le suspect n’a pas encore été identifié), des indices laissant présumer qu’il (elle) a (ont) participé aux faits suivants : viol sur la personne de Cunégonde Secundus, faits commis à Champignac le 10 septembre 2013, prévus et réprimés par les articles 222-22, 222-23, 222-44, 222-45, 222-47, 222-48 et 222-48-1 du code pénal ; vu l’article 80 du code de procédure pénale, requiert qu’il plaiseà madame le juge d’instruction informer par toute voie de droit (éventuellement : “et saisir le juge des libertés et de la détention aux fins de placement en détention provisoire”). Fait au parquet, le 10 octobre 2013, signé : le procureur de la république.

Si par la suite, le juge d’instruction découvre que ce n’est pas Primus le violeur mais Tercius, qui lui ressemble beaucoup, le juge d’instruction peut et doit le mettre en examen, sans demander la permission de qui que ce soit. S’il découvre que Primus a en outre violé Dulcinée Quartus, il ne peut instruire sur ce viol et doit transmettre les procès verbaux où ces faits apparaissent au procureur, qui seul peut décider des suites. Généralement, le procureur prendra un réquisitoire supplétif, demandant au même juge d’informer aussi sur ces faits nouveaux, mais il peut également ouvrir une enquête préliminaire, saisir un autre juge d’un réquisitoire introductif, ou classer sans suite. Mais une fois que le dossier est confié à un juge d’instruction, il échappe au parquet, ce qui est tout l’intérêt de l’instruction dans les dossiers sensibles, par exemple mettant en cause un ancien président et futur candidat à la succession de son successeur.

La loi impose qu’une personne soupçonnée d’être l’auteur des faits se voit notifier sa mise en cause par le juge. Pas aussitôt bien sûr (une instruction peut durer des mois à surveiller un suspect le temps de réunir des preuves) mais au plus tard quand des mesures coercitives sont envisagées (placement en détention provisoire). La garde à vue demeure une exception (je préfère dire violation) de cette règle et j’en profite pour exhorter mes confrères à sommer leurs clients en garde à vue dans le cadre d’une instruction de ne faire aucune déclaration en garde à vue: il y a des mois d’enquête préalable qui ont eu lieu, possiblement des heures d’écoutes téléphoniques, rien de ce qu’il pourra dire ne lui permettra de tout régler miraculeusement, et dans 48h ,vous aurez accès au dossier, il sera temps qu’il parle au juge). Cette notification a lieu au terme d’un interrogatoire de première comparution (IPC) et le juge peut choisir entre deux statuts : témoin assisté ou mis en examen.

La loi n’est pas très claire sur la définition des 2 statuts ; elle est plus claire sur leur conséquence.

Le statut de témoin assisté a été créé en 1993, par la même loi qui a supprimé le terme “inculpation” pour le remplacer par mise en examen. Le terme inculper était jugé trop infamant, et assimilé à la culpabilité. 20 ans après, voyez comme ce fut efficace. Quand le législateur aura compris que le problème n’est pas un problème de vocabulaire, on pourra avancer.

L’article 113-8 du CPP contient incidemment le critère de distinction : s’il existe des indices graves ou concordants que la personne a commis les faits (PAS est coupable, la question de la culpabilité relève du seul tribunal : un mis en examen est présumé innocent, même quand il est finalement renvoyé en correctionnelle), la mise en examen s’impose naturellement. Sinon, c’est le statut de témoin assisté.

Les conséquences sont les suivantes : le témoin assisté ne peut faire l’objet de la moindre mesure coercitive : pas de contrôle judiciaire et encore moins de détention provisoire, ce qui fait que beaucoup d’avocat affectionnent ce statut sans risque. Ce n’est pas mon cas, je trouve que c’est un marché de dupes. Car le témoin assisté a moins de droits que le mis en examen, et je préfère exercer la plénitude des droits de la défense, d’autant que le statut de témoin assisté est une protection relative, puisqu’il peut être élevé à la dignité de mis en examen à tout moment, du moment que le juge estime que les indices sont désormais graves ou concordants(il fallait autrefois qu’ils soient graves ET concordants). En outre, le témoin assisté peut à tout moment demander à être upgradé au statut de mis en examen, pour pouvoir exercer ces droits.

Vient un jour où le juge d’instruction estime avoir fait tout ce qui était nécessaire et possible de faire. Il en avise alors les parties (on parle “d’article 175”), à savoir : les mis en examen, les parties civiles (c’est à dire les plaignants qui ont souhaité participer à l’instruction) et le parquet ainsi qu’au témoin assisté même s’il n’est pas partie à l’instruction et est de facto à ce stade mis hors de cause. S’ouvre la phase de règlement, où les parties peuvent demander d’ultimes actes d’information, et peuvent (s’agissant du parquet, il doit) communiquer au juge ce qui leur paraît opportun comme suites à donner. Ces suites sont :

  • ◘ Si l’information a établi des charges suffisantes qu’un crime a été commis par le mis en examen, sa mise en accusation devant la cour d’assises.
  • ◘ Si l’information a établi des charges suffisantes qu’un délit a été commis par le mis en examen, son renvoi devant le tribunal correctionnel (ou le tribunal de police si c’est une simple contravention ,hypothèse rare).
  • ◘ Si l’information n’a pas établi de charges suffisantes qu’une infraction a été commise, ou si elle a établi que les faits sont prescrits, ou amnistiés, ou que l’auteur est demeuré inconnu, ou est décédé, le juge dira qu’il n’y a pas lieu de continuer les poursuites : c’est le non lieu.

À présent que vous connaissez la mécanique, voyons comment elle a marché ici.

Non lieu et innocence

Une instruction a été ouverte pour des faits d’abus de faiblesse dont aurait été victime Lilianne Bettencourt, dont les facultés sont diminuées par l’âge, et peut-être la maladie. L’abus de faiblesse est un délit complexe, qui suppose que soit apportée la preuve que :

1 : la victime est dans un état d’une particulière vulnérabilité du fait de sa minorité (qui établit automatiquement cet état de faiblesse), son grand âge, une maladie, une infirmité, une déficience physique ou psychique ou un état de grossesse (le législateur n’a pas connu mon épouse enceinte, visiblement) ;

2 : cet état de faiblesse est apparent ou connu de l’auteur des faits ;

3 : qu’il en a en connaissance de cause profité pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable.

C’est mine de rien très compliqué à établir, et de nombreuses plaintes n’aboutissent pas.

Rappelons ici que même si nous n’allons parler que du volet concernant Nicolas Sarkozy, l’instruction portait sur une période de temps plus large, sur des détournements importants, et visaient de nombreuses personnes de son entourage.

Le 22 novembre 2012, Nicolas Sarkozy est convoqué par le juge d’instruction (en fait ils étaient deux, ce qu’on appelle une co-saisine, fréquente dans les dossiers complexes) pour un interrogatoire de première comparution. Contrairement à une garde à vue, l’avocat a pu accéder à l’intégralité du dossier, et préparer cet interrogatoire avec son client.

L’interrogatoire va durer 12 heures, ce qui est très long. À l’issue, le juge d’instruction a placé M. Sarkozy sous le statut de témoin assisté. Ce qui ne veut pas dire, contrairement à ce que dit Jean-Michel Aphatie dans son billet d’humeur sur RTL, que finalement, il n’avait rien à lui reprocher. Outre le fait qu’il est inexact de dire que le juge d’instruction “reproche” quoi que ce soit à qui ce soit (il cherche à établir des faits, il ne fait pas la morale), je me permets de penser que si le juge d’instruction a estimé nécessaire de convoquer quelqu’un pour un IPC qui a duré 12 heures, c’est qu’il avait des explications à lui demander sur des faits précis. La suite le prouvera d’ailleurs. Toujours est-il qu’au terme de cette audition, le juge l’a placé sous le statut de témoin assisté, et je suis prêt à parier que les avocats de l’intéressé, qui présentent leurs observations avant que le juge ne statue, ont poussé en ce sens, témoin assisté étant moins connoté que mis en examen. Le juge n’ayant aucunement l’intention de placer M. Sarkozy en détention ni sous contrôle judiciaire, les faits étant contestés, et d’autres vérifications s’imposant, le statut de témoin assisté lui a semblé convenir, tout le monde était content.

Le 21 mars 2013, Nicolas Sarkozy est à nouveau convoqué pour un interrogatoire, et cette fois, il est mis en examen, ce qui provoquera l’ire de la défense qui exercera, en vain, un recours contre cette décision.

Par la suite, le juge d’instruction rend son article 175, et c’est la phase de règlement. Le parquet de Bordeaux prend le 28 juin 2013 un réquisitoire définitif concluant qu’il ne résulte pas de l’instruction de charges suffisantes contre Nicolas Sarkozy et requiert un non lieu le concernant. Réquisitions que le juge d’instruction suivra le 8 octobre 2013.

On imagine le soulagement de l’ancien président, et sa volonté de survendre un peu ce non lieu en proclamant que son innocence a été reconnue.

Comme on l’a vu, le non lieu ne reconnait pas l’innocence. Si on retrouve un homme tué de plusieurs balles dans le dos, mais qu’on n’identifie jamais le tireur, il y aura un non lieu, ce qui ne veut pas dire que le meurtre n’a jamais eu lieu. D’ailleurs un non lieu ne fait pas obstacle à la réouverture des poursuites, à certaines conditions. Un acquittement, si.

Pour savoir ce que veut dire un non lieu, il faut lire l’ordonnance de règlement du juge d’instruction. Si effectivement le mis en examen a été mis totalement hors de cause, le juge pourra la souligner. Par exemple : “Au cours de la confrontation du 1er avril entre le mis en examen et la partie civile, celle-ci reconnaissait avoir menti en accusant Primus alors qu’en réalité, elle avait été violé par Tercius. Par ailleurs, les services du commissaire Duchmole, saisis sur commission rogatoire, établissaient avec certitude que Primus était, au moment des faits, non à Champignac mais à Groville (Groland). Enfin, l’examen de l’ADN prélevé sur la victime n’était pas, avec une certitude absolue, celui du mis en examen, qui apparaît totalement étranger aux faits”.

Or que dit l’ordonnance en question ?

Elle relève que l’ancien président, contrairement à ce qu’il a toujours affirmé, n’a pas rencontré une fois mais deux fois la victime présumée à l’époque des faits. Son entêtement à nier cette deuxième rencontre apparaît suspect aux juges. En outre, Nicolas Sarkozy connaissait son état de faiblesse, puisqu’il s’en amuse même dans ce qu’il appelle une anecdote sur sa surdité, ce qui n’a pas trop plu aux juges. Pour les juges, il est établi que cette deuxième visite avait pour objet d’obtenir de la victime un financement important pour sa campagne, acte qu’ils estiment préjudiciable puisque c’est en fait une donation très importante à laquelle elle consent.

Mais encore faut-il établir que Nicolas Sarkozy a abusé de cet état de faiblesse, qu’il savait qu’elle n’aurait en temps ordinaire jamais consenti à ce don, et qu’il a dû insister, manœuvrer, profiter de cet état de faiblesse pour vaincre ses réticences. Et ici, les juges relèvent que l’instruction a établi que ces deux visites à la victimes ont été toutes deux très brèves. Trop brèves pour permettre de soupçonner que le mis en examen ait eu à déployer des efforts pour vaincre les réticences de la victime. En outre, l’époux de la victime, aujourd’hui défunt, était présent lors de ces rencontres, et il est possible que c’est à lui que ces demandes aient été formulées. Enfin, si la victime n’avait aucun souvenir de ces visites, elle avait mentionné à son âme sœur d’alors que son gestionnaire de fortune lui avait dit que “Sarkozy avait encore demandé de l’argent” ; elle avait dont pu réitérer son consentement à son gestionnaire hors de toute pression du mis en examen. Donc si le point 1 et 2 du délit sont bien constitués, le 3 n’est pas établi.

Les juges en concluent qu’il n’y a pas de charges suffisantes (ce qui est le critère légal pour renvoyer devant le tribunal) contre Nicolas Sarkozy d’avoir abusé de la faiblesse avérée de Lilianne Bettencourt et prononcent un non lieu.

Alors, innocent, pas innocent ?

L’innocence n’est pas une notion juridique. Seule l’est la culpabilité. On est coupable ou non-coupable, et on est non-coupable parce qu’on n’a rien fait ou parce qu’il n’y a pas de preuve qu’on a fait quelque chose. La pratique du droit pénal vaccine rapidement contre les vérités binaires simples. Plutôt que le la Vérité, on se contente des certitudes, le pluriel prend tout son sens, et on apprend à vivre avec leur absence.

Ici, Nicolas Sarkozy ne sera jamais déclaré coupable. Le parquet a déclaré qu’il ne ferait pas appel de ce non lieu, qu’il a lui-même requis cet été. C’est fini. Ses amis s’en réjouiront, et on les comprend. Ses ennemis pesteront, et on les comprend. Les premiers retiendront que malgré 5 années d’instruction à rebondissement, il n’y a finalement pas de charges suffisantes, en oubliant progressivement le “suffisantes”, et feront de leur héros un nouveau Dreyfus, oubliant qu’ils ont traîné dans la boue celui qui a innocenté leur sauveur. Les seconds retiendront que les faits de financement illicite (car les sommes obtenues sont largement supérieures aux maximums légaux, mais on sait que la loi sur le financement des partis, ce n’est pas le truc de M. Sarkozy) sont prescrits, qu’il allait sans vergogne demander des fonds à une dame âgée dont il moquait la sénilité, et cette phrase terrible des juges : « Le comportement incriminé de Nicolas Sarkozy, à savoir sa demande d’un soutien financier occulte, nécessairement en espèces, formulée à Liliane Bettencourt, personne âgée et vulnérable, alors qu’il exerce les fonctions de ministre de l’intérieur, et qu’il est candidat déclaré à l’élection présidentielle, est un comportement manifestement abusif ».

Pour le reste, je vous renvoie à mon billet : peut-on jamais être innocent ?

Quelques réponses en vrac

Jean Mich-Much (c’est un pseudo) nous écrit de Moncayolle-Larrory-Mendibieu, dans les Pyrénées Atlantiques, pour nous demander si tout de même cette experte qui dit en 2011 que Madame Bettencourt était folle en septembre 2006, c’est pas un peu piqué des hannetons cette histoire, enfin c’est juste son avis.

L’expert est un professionnel d’autre chose que du droit qui prête son concours à la justice sur des questions relevant de son art. En l’espèce, on peut supposer qu’elle a rencontré l’intéressée, a consulté son dossier médical, et a pu établir, une fois connu l’état actuel du patient, sa ou ses pathologies, ses traitements, établir l’état de développement de la maladie du patient, et estimer le moment de son apparition et son évolution probable. Je suis incapable de juger de la compétence de cette personne, mais relève que si Nicolas Sarkozy raconte lui-même une anecdote antérieure à mai 2007 où Mme Bettencourt ne comprend déjà plus rien de ce qu’on lui dit, il n’est pas absurde d’estimer qu’en septembre 2006, elle n’était pas d’une lucidité parfaite, et qu’il faudrait à tout le moins autre chose que des sarcasmes pour remettre en cause cette expertise.

Jean Mich-Much m’écrit à nouveau pour me dire que tout de même, témoin assisté en novembre 2012, mis en examen en mars 2013, et non lieu en octobre, ça fait tout de même pas sérieux cette histoire, enfin c’est juste son avis.

Là encore, ce mouvement en trois temps peut parfaitement se comprendre, la preuve étant que la cour d’appel de Bordeaux, que j’ai assez fréquentée pour savoir que ce n’est pas vraiment une annexe du théâtre des Deux-Ânes, l’a validé. Outre le fait que l’instruction s’est poursuivie entre novembre 2012 et mars 2013, et que les déclarations de M. Sarkozy ont pu donner des pistes de vérifications ayant révélé de nouveaux indices, ce qui justifierait en soi une mise en examen (bien que la Cour de cassation n’exige pas qu’on invoque des indices postérieurs au statut de témoin assisté pour mettre en examen), deux raisons majeures me viennent à l’esprit.

D’abord, la mise en examen, procéduralement, n’est pas infamante, même si elle constitue un préalable indispensable au renvoi. Il est vrai que pour un dossier ordinaire (ce que ce dossier n’était en rien) une mise en examen avant l’article 175 annonce généralement de mauvaises nouvelles à venir. Mais seule la mise en examen permet de demander des actes au juge d’instruction, de demander à être entendu soi-même (le témoin assisté ne peut que demander l’audition de tiers), et il ne se voit pas communiquer le réquisitoire définitif du parquet. En mettant en examen Nicolas Sarkozy, ils lui permettaient d’exercer la plénitude des droits de la défense à ce moment clé de l’instruction. Je ne dis pas qu’ils ont fait ça pour lui rendre service (encore que les proches de Nicolas Sarkozy qui arborent ce non lieu comme la Légion d’Honneur devraient se demander comment ils vendraient une simple disparition du dossier sans aucun titre officiel le mettant hors de cause), mais pour que leur instruction soit irréprochable. Car le contexte compte.

Gardons à l’esprit que c’est un dossier sensible, concernant de hautes personnalités (sans jeu de mot sur la taille de quiconque), la première fortune de France, avec un impact sur la vie politique. Les juges ont noté que les PV sont communiqués à la presse alors que l’encre de leur signature n’est même pas encore sèche, qu’on fouille leur vie privée pour les attaquer. Bref, on marche sur des œufs. Le statut de témoin assisté de Nicolas Sarkozy posait un problème procédural : n’étant pas partie à l’instruction, l’ordonnance de règlement n’avait pas à traiter son cas, et le parquet n’était pas tenu de requérir en ce qui le concernait. C’était une fin en eau de boudin, médiatiquement incompréhensible (déjà que le non lieu a posé des problèmes de compréhension). En le mettant en examen à la fin de l’instruction, les juges mettaient le parquet dans l’obligation de donner son avis sur un renvoi ou un non lieu, ce qu’il a fait en juin en requérant un non lieu. Dès lors, les juges pouvaient prendre une telle décision, en donnant leur avis motivé et conforme aux réquisitions du parquet, ce qui les met à l’abri de critiques personnelles de la part des adversaires politiques du mis en examen (et cela semble avoir marché de ce point de vue). Il est parfaitement possible que les juges penchaient déjà pour un non lieu quand ils ont mis en examen Nicolas Sarkozy. Seuls ne le comprendront pas ceux qui voient dans la mise en examen une accusation infamante, ce qu’elle n’est nullement, et ceux qui méprisent tant la justice qu’ils en sont incapables de penser qu’elle puisse agir rationnellement, mais heureusement, ce n’est pas le cas de Jean Mich-Much.

Jean Mich-Much qui m’écrit encore, décidément, pour me dire que cette rumeur qui circule, reprise notamment dans Libération, d’un “deal” passé entre le juge Gentil et sa hiérarchie, sur le mode “on te valide ton instruction bancale et tu accordes un non lieu et tout le monde est content”, qu’en penser parce que quand même c’est extrrrrraordinaire cette histoire, sans concession ?

Cher Jean Mich-Much, je ne commente pas les rumeurs parce que par définition, on ne peut pas argumenter contre elles. Elles ne reposent sur rien, contrairement à une instruction judiciaire, et le fait qu’il n’y ait pas de preuves prouve pour ceux qui la colportent que c’est vrai, puisqu’on a pris toute précaution pour effacer les traces. Outre le fait qu’un juge d’instruction n’a pas à proprement parler de hiérarchie, puisqu’il est indépendant (c’est un juge), que la cour d’appel aurait du mal à valider une instruction bancale sachant que son arrêt allait être décortiqué par une armée d’avocats et de journalistes, et que l’arrêt validant son instruction ayant été rendu en septembre, plus rien n’empêchait le juge de renvoyer Nicolas Sarkozy en octobre, et que le juge Gentil, mis sous le feu médiatique dans cette affaire n’était pas seul mais avait un autre juge d’instruction co-saisi qui aurait dû être complice de ce deal où il n’avait rien à gagner et sa carrière à mettre en péril, outre la lecture de l’ordonnance que nous venons de faire et qui est loin d’exonérer de toute faute le mis en examen et explique pourquoi il n’y a malgré tout pas de charges suffisantes, outre tout cela donc, cher Jean Mich-Much, je citerai pour te répondre un grand journaliste français, que je citais en exergue de cet article, à savoir Jean-Michel Aphatie. Quand Médiapart accusait Jérôme Cahuzac d’avoir un compte en Suisse, ce journaliste n’a jamais failli de demander à ce journal de publier ses preuves ; et même quand ces faits ont été avérés, il n’a pas démordu du fait qu’il avait raison d’exiger des preuves, et fustigeait le journalisme de la rumeur.

Alors, Jean Mich-Much, où sont tes preuves ?

lundi 16 septembre 2013

L'affaire du bijoutier de Nice

Un fait divers dramatique survenu mercredi dernier est à l’origine d’une controverse, appelons-ça comme ça, au sein de l’opinion publique.

À Nice, un bijoutier de 67 ans a été victime d’un vol à main armée alors qu’il ouvrait sa boutique, vers 9h du matin. Deux individus armés de fusils à pompe l’ont alors contraint à ouvrir son coffre et se préparaient à prendre la fuite sur un scooter (je ne connais pas le déroulé précis des faits mais il semblerait que des coups lui aient été portés). Le bijoutier a alors pris un pistolet automatique de calibre 7,65 mm, est sorti dans la rue et, soit au niveau de sa boutique, soit après avoir couru après les malfaiteurs, les versions divergent, a ouvert le feu à trois reprises, blessant mortellement le passager du scooter. L’autre a réussi à prendre la fuite et au moment où j’écris ces lignes, est toujours recherché, la police ayant probablement déjà une bonne idée de son identité.

L’homme abattu avait 19 ans, et avait déjà été condamné pour des faits de vols, des violences et des infractions routières, d’après Nice Matin citant des sources policières. Il avait une compagne enceinte de ses œuvres.

À la suite de cette affaire, ce bijoutier a été placé en garde à vue pour homicide volontaire, garde à vue qu’il a passé hospitalisé car se plaignant de douleurs suite aux coups reçus. Au terme de cette garde à vue, il a été présenté à un juge d’instruction qui l’a mis en examen pour homicide volontaire, placé sous contrôle judiciaire, c’est-à-dire remis en liberté avec obligation de fixer son domicile à une adresse convenue, située hors du département des Alpes Maritimes et tenue secrète, et placé sous surveillance électronique, c’est à dire qu’il a un bracelet électronique à la cheville qui déclenche une alarme s’il s’éloigne de plus d’une certaine distance d’un boitier électronique relié à une ligne téléphonique. Le contrôle judiciaire a pu prévoir des horaires de sortie, j’ignore si ça a été fait.

Voici l’état des faits qui a provoqué une vague d’indignation, une partie de l’opinion publique ayant la sensation que c’est la victime que l’on poursuit, et approuvant non sans une certaine virulence le geste de ce commerçant. Je passe sur les messages particulièrement haineux qui accompagnent parfois ce soutien, on est en présence d’un emballement classique sur la toile. Il y a un raz-de-marée de commentaires de soutien, donc, noyé dans la masse, on se sent à l’abri et on se désinhibe, et pour se faire remarquer dans la masse, il faut faire pire que le dernier message haineux. Aucun intérêt, on est au niveau de la cour de récré, pour savoir qui a la plus grosse[1]. Je m’adresse dans ce billet à ceux qui ont cliqué de bonne foi mais qui restent sensibles à la raison, pas à ceux qui s’enivrent de violence dans leur condamnation de la violence.

À vous donc, qui ne comprenez pas que la justice n’ait pas donné une médaille à ce bijoutier, que dit la loi sur ces faits ?

La loi, rien que la loi.

Il est temps de clarifier un premier point qui conditionne sans doute nombre de malentendus. Les magistrats, terme qui recouvre les juges et les procureurs de la République, chargé d’exercer les poursuites au nom de la société, ne sont pas des souverains capricieux, des petits seigneurs châtelains libres d’appliquer une loi réduite au rang d’aimable suggestion selon leur bon sens paysan. Les magistrats sont en charge d’appliquer la loi, telle qu’elle est votée et en vigueur au moment des faits. Quoi que leur for intérieur leur dise, parfois, et plus souvent que vous ne le pensez, à contrecœur, mais ils ont prêté serment de le faire et le font. Les magistrats sont des légalistes, c’est là leur moindre défaut.

Que disait donc la loi ici ?

Qu’il est interdit d’ôter volontairement la vie à autrui, et que le faire malgré cette interdiction peut conduire à ce que vous soyez condamné à 30 ans de réclusion. Or ici, on a un jeune homme de 19 ans mort car on lui a tiré dessus. Il y a assez d’indices pour que la justice se doive d’enquêter pour en savoir plus.

Une expression vient immédiatement à l’esprit. “Légitime défense”. Le tireur venait d’être agressé physiquement, menacé, et volé par le jeune homme. Cela ne rend-il pas son geste excusable ?

La légitime défense fait partie des causes d’irresponsabilité pénale prévues aux articles 122-1 et suivants du code pénal (mon chapitre préféré). Ces causes sont, dans l’ordre d’apparition à l’écran :

1- L’abolition du discernement par un trouble psychique ou neuropsychique (= la démence mais pas seulement).
2- La contrainte ou force majeure. Par exemple un appelé du contingent incarcéré ne commet pas le délit d’insoumission.
3- L’erreur invincible de droit . Très rarement admise, il faut que l’intéressé ait reçu une information juridique fausse d’une source dont il ne pouvait douter. Par exemple quand un procureur vous donne à tort une attestation disant que vous êtes autorisé à conduire.
4- L’autorisation de la loi et le commandement de l’autorité légitime, sauf si l’ordre est manifestement illégal.
5- La légitime défense des personnes et des biens. Je vais y revenir.
6- L’état de nécessité, qui s’applique à des hypothèses autres qu’une agression directe, quand, eu égard aux circonstances, l’accusé n’a pas eu le choix : il devait commettre un acte illégal pour prévenir un résultat pire. Ce fut le cas d’un paraplégique fumant du cannabis pour calmer ses douleurs, ayant établi que les médicaments existants détérioraient ses reins.
7- L’incapacité de discernement due au très jeune âge. La loi ne fixe pas de limite fixe, chaque enfant évolue différemment, mais il est acquis qu’en dessous de 10 ans, on ne relève pas du droit pénal.

Ces causes d’irresponsabilité sont ce qu’on appelle en droit des exceptions c’est-à-dire des moyens de défense soulevés par le défendeur.

Rappelons qu’en droit pénal, le principe fondamental de la présomption d’innocence fait qu’il incombe au parquet (c’est à dire au service constitué par l’ensemble des procureurs) d’apporter la preuve de la culpabilité, dans tous ses éléments. C’est ce qu’on appelle la charge de la preuve. Mais s’agissant des exceptions, la charge de la preuve ne pèse pas sur le parquet : ce n’est pas à lui d’apporter la preuve qu’il n’y avait pas légitime défense, mais à la personne poursuivie de le prouver.

Naturellement, il n’est pas interdit au parquet, face à des indices assez évidents qu’une telle exception existe, de s’assurer de lui-même que tel ne serait pas le cas. Et il ne se prive pas de le faire. Mais le risque que la preuve ne puisse être apportée pèse cette fois sur l’accusé. Ce qui au niveau procédural change beaucoup de choses, notamment pour la défense.

Ouvrons l’œil du juriste sur cette affaire, qui, rappelons-le, est le même que le votre, mais avec le prisme de la loi en plus. Il doit qualifier les faits pour déterminer la loi qui s’applique, le contenu de cette loi relevant du parlement.

L’analyse des faits

Chronologiquement, tout commence par le vol commis sous la menace d’une arme. Faute de précision contraire, je suppose que les armes utilisées étaient réelles et approvisionnées, donc dangereuses, même si la loi considère qu’un vol commis sous la menace d’une imitation d’arme est également un vol à main armée. C’est un crime passible de 20 ans de réclusion. En outre, les auteurs étaient deux. Il est possible qu’ils aient planifié cette attaque au point de constituer une bande organisée. Auquel cas le vol en bande organisée sous la menace d’une arme est passible de trente ans de réclusion. L’enquête de police qui suit son cours a notamment pour objet de permettre au parquet de retenir la qualification la plus adéquate (et dans le doute, la plus haute).

Puis vient la riposte du bijoutier. Il est établi qu’il a volontairement ouvert le feu en direction du jeune homme. La première question qui se pose est : avait-il l’intention de tuer ? Si tel était le cas, c’est un meurtre, passible, on l’a vu, de 30 ans de réclusion. Si tel n’est pas le cas, ce sont des violences volontaires avec arme ayant entrainé la mort sans intention de la donner, passibles de 20 ans de réclusion. La preuve de l’intention homicide est délicate, puisque c’est un état d’esprit, mais peut être déduite des circonstances. Ici, le bijoutier prétend semble-t-il avoir d’abord tiré pour arrêter le scooter, ce qui exclurait une intention homicide. Mais les tirs ont été répétés, ce qui est un indice classique d’intention homicide. Une expertise balistique aura probablement lieu pour déterminer si la trajectoire des balles est rasante, ce qui montre que le scooter était visé, ou qu’au contraire, c’était les passagers qui étaient visés, auquel cas des déclarations mensongères peuvent contribuer à prouver une intention homicide (vive le droit au silence, vous dis-je). En outre, la question se posera de la cohérence de vouloir immobiliser sur place des personnes armées et violentes, qui auraient pu répliquer aux tirs en faisant usage de leurs fusils : la prudence voulait qu’on les laissât fuir. Toutes ces questions et d’autres soulevées par le déroulé exact des faits seront débattues au cours de l’instruction. En outre se pose la question de la légalité de la détention de cette arme, soumise à autorisation préfectorale, sous peine de 3 ans de prison. D’après le Point, il se la serait procurée illégalement, ce qui est un délit.

Au titre des arguments de la défense, l’exception de légitime défense pourra être soulevée. Elle le sera sans doute. A-t-elle des chances de succès ?

Voyons la définition exacte de la légitime défense. Article 122-5 du code pénal :

N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.

Notons d’emblée une première distinction qui a son importance : l’homicide volontaire n’est couvert par la légitime défense qu’en cas d’atteinte aux personnes. Il n’y a pas de légitime défense pour le meurtre d’un voleur. Il y a donc un vrai enjeu pour la défense de faire écarter l’intention homicide, puisque c’est un préalable pour plaider la légitime défense face à un vol, ou alors il lui faudra établir que le bijoutier était encore physiquement menacé, ce qui va être très difficile si leur client s’est de lui-même lancé à la poursuite de ses agresseurs qui quittaient les lieux sans plus le menacer.

En outre, cet article pose les conditions de la légitime défense, qui a donné lieu à une abondante jurisprudence. Ces conditions sont :

  1. Dans le même temps : la riposte doit être immédiate et contemporaine à la menace. Le temps qui se sera écoulé entre le moment où les malfaiteurs sont partis et ont rendu sa liberté de mouvement au bijoutier, et où celui-ci, après s’être saisi de son arme (a-t-il dû l’approvisionner et la charger ?), est sorti et a ouvert le feu sera déterminant. Plus ce laps de temps est long, moins la légitime défense tiendra. Ce sera un des objets de l’instruction d’établir cela, probablement par une reconstitution sur place en présence des toutes les parties et de leur avocat.
  2. Un acte nécessaire : l’acte doit avoir pour objet de mettre fin à l’agression. Pas de droit à la vengeance. Beaucoup des soutiens du bijoutier semblent considérer qu’en commettant ce vol, ce jeune homme s’est mis dans une situation où il aurait consenti au risque de mourir, ou aurait perdu son droit à la vie. Il n’en est rien depuis que le droit de la vengeance privée illimitée a été aboli, ce qui a permis des conséquences néfastes comme la civilisation.
  3. Un acte proportionné : l’acte doit être proportionné à la menace. On ne peut ouvrir le feu sur quelqu’un qui agite le poing dans sa direction. Les juges ne sont pas très exigeant sur la question : dès lors que votre vie est effectivement en danger, une riposte sévère est justifiée, par exemple ouvrir le feu sur un individu armé d’un simple couteau est proportionné, un coup de couteau pouvant être mortel. Et il est de jurisprudence assez classique que des coups portés dans le dos d’une personne prenant la fuite ne remplissent pas cette condition.

En outre, la jurisprudence a ajouté deux critères : il faut que l’agression soit réelle ; le fait que celui qui se défend soit sincèrement, mais à tort, convaincu de l’existence d’une menace fait obstacle à la légitime défense. On imagine aisément les risque d’abus. Qui a dit George Zimmerman ? Enfin, il faut que l’agression soit injuste. Si celui qui vous asperge de gaz lacrymogène avant de vous donner des coups de trique est un CRS vous empêchant de prendre d’assaut l’Élysée, vous ne pourrez en aucun cas être en légitime défense.

La charge de la preuve pèse au premier chef sur l’accusé, ici sur le bijoutier mis en examen. La loi renverse la charge de la preuve, en présumant qu’il y a légitime défense, à charge pour le parquet de prouver que ce n’était pas le cas, dans deux circonstances : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ; 2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence. Malheureusement pour le bijoutier, le vol ayant cessé au moment où il a ouvert le feu, il aura du mal à invoquer cette présomption, mais c’est une piste que la défense ne manquera pas d’explorer.

Il ne peut pas compter sur le soutien du parquet de Nice, le procureur ayant expliqué dans une conférence de presse pourquoi la légitime défense ne lui semblait pas établie. Et cet avis est assez solidement assis. Si le caractère proportionné de la riposte semble établie (pistolet semi-automatique contre deux fusils à pompe), ainsi que le caractère injuste de l’agression initiale, le caractère immédiat de la riposte est douteux, ce qui par ricochet rend le caractère réel aussi douteux, le caractère nécessaire l’est également, puisque le fait qu’ils s’en allaient mettait précisément fin au danger.

La ratio legis

Un des clichés populaires sur le droit est qu’il s’agirait d’une discipline cousine de la pataphysique, une sorte de jeu intellectuel consistant à embrasser la réalité à travers des règles absurdes et déconnectées de la réalité, et opposée à ce fameux “bon sens” que je hais tant car il est le contraire de la réflexion, il est le préjugé étayé par les idées reçues. Celui qui permet de résumer une pensée à un clic. C’est donc plus spécifiquement aux cliqueurs en soutien que je vais m’adresser à présent.

Certes, je suis souvent critique sur la piètre qualité de la loi, ses défauts, et les catastrophes que son empilement inconsidéré peut provoquer. Il demeure que le droit est une science, et repose sur des raisonnements et des démonstrations. Et les règles anciennes et stables ont toutes une raison d’être, ce qu’on appelle la ratio legis. Demandons-nous pourquoi les faits reprochés à ce bijoutier sont susceptibles de tomber sous le coup de la loi.

La raison est en fait assez simple à comprendre.

La loi ne vise pas à promouvoir des comportements héroïques. Elle peut punir la lâcheté quand il n’y avait aucun risque à agir, mais ce qu’elle vise avant tout c’est l’ordre et la sécurité de tous. Bien sûr, elle ne peut assurer la sécurité absolue de chacun à toute heure. Oui, l’État, qui est le bras séculier de la loi, a failli à protéger ce bijoutier. Cela peut engager la responsabilité de l’État, mais cela ne permet en rien à ce bijoutier de s’affranchir lui-même de la loi. Et regardons ce qu’a fait, objectivement, cet homme.

Il a 67 ans, âge vénérable, auquel hélas la nature commence a prendre son dû. La vue baisse, la main tremble. Cet homme, sous le coup d’une terrible émotion, mélange de peur, de colère, de douleur, car il a reçu des coups, sort dans la rue, un mercredi matin à 9 heures, à l’heure où les enfants vont aux centres de loisir ou au parc, et il ouvre le feu à trois reprises. En plein centre-ville. Avec une arme détenue illégalement. Sérieusement, vous estimez que c’est un comportement digne d’éloge ? Dieu merci, il n’a blessé aucun passant, il n’y a pas eu de balle perdue. Peut-on conditionner un comportement à son résultat ? Si un enfant se rendant au parc s’était pris une balle perdue, applaudiriez-vous toujours ce monsieur ? Et pourtant, il aurait fait exactement la même chose. La fin ne justifie pas les moyens dans une société civilisée.

Il n’a donc touché que son agresseur. Un jeune homme de 19 ans, futur père. Dans quelques mois, un enfant va naître. Il ne connaitra jamais son père. Faut-il lui dire que c’est bien fait pour son papa et donc que le fait qu’il naisse orphelin est juste ? Dans le pire des cas, si la loi avait été respectée, son père, arrêté, aurait été condamné à 15, peut-être 30 ans de réclusion. Avec des possibilités de libération anticipée, mais dans tous les cas, il aurait connu son enfant, à qui il aurait pu apprendre par l’exemple les principes des causes et des conséquences légales. La souffrance de ce père absent, mort à 19 ans, c’est cet enfant qui va se la prendre dans la figure, et ça peut être terriblement destructeur. Quelle faute a commis cet enfant pour que cette épreuve qui l’attend vous emplisse de joie ? Qu’est-il donc devenu, le droit de tout enfant à un papa et une maman ? Je ne me souviens pas que c’était sous réserve d’un casier judiciaire vierge. Et ce jeune homme mort avait une compagne, il avait lui aussi des parents, peut-être des frères et sœurs, qui, eux, n’ont rien fait. Rirez-vous au nez d’une mère qui perd son fils ? Applaudirez-vous ses larmes en disant “Justice est faite” ? Si tel est le cas, juste une question : en quoi êtes-vous meilleur que ce jeune homme ? Lui, au moins, ne tirait aucun plaisir de la souffrance d’autrui. Il faisait ça pour de l’argent.

Et même si la souffrance des proches, bien qu’innocents, vous indiffère, que va-t-il se passer à présent ? Croyez-vous une seule seconde que des apprentis braqueurs vont être tétanisés de peur et renonceront à leur projet, et à la place deviendront d’honnêtes autoentrepreneurs dans l’agriculture bio ? Non, la leçon sera retenue. Et elle est : ne jamais laisser le commerçant libre de ses mouvements après coup. Chercher s’il y a une arme, et l’emporter. Le ligoter, au mieux, l’assommer, le blesser, et dans le doute, tirer le premier. Ce genre de faits divers met en danger tous les bijoutiers et tous les commerçants susceptibles d’être braqués. Voyez : ce bijoutier s’est vu obligé de quitter le département pour se mettre à l’abri de représailles. Il ne peut rouvrir sa boutique pour une durée indéterminée. Peut être définitive vu son âge, avec un fonds de commerce qui a sans doute fortement perdu de la valeur avec cette histoire. Cela en valait-il le coup ? Pour vous, dont l’implication consiste à un clic, sans nul doute. Vous pouvez, sans risque, ce qui garantit toujours de la bravoure, vous projeter à sa place et fantasmer que vous eussiez fait de même. Et vous passerez à autre chose et continuerez à vivre tranquillement car vous ne l’avez pas fait et n’avez pas à vivre les conséquences. Ce n’est pas le cas de cet homme.

Vous voyez que ça ne se résume pas à pleurer sur le sort d’un braqueur. Lui est mort, tout lui est indifférent désormais.

J’espère nourrir un peu votre réflexion. Si la raison vous indiffère, vous vous êtes fourvoyés en arrivant ici.

Quid nunc ?

Et maintenant ? Que va-t-il se passer ? Je ne lis pas l’avenir mais une partie de celui-ci est prévisible.

Deux affaires judiciaires sont en cours. La première concerne le braquage. Elle doit être menée par la police sous la forme d’une enquête de flagrance, vu l’urgence, et vise à identifier le co-auteur du braquage, à le localiser (on dit “le loger” en jargon policier) et à l’interpeller. Dans cette phase d’urgence, chapeautée par le parquet, la police dispose pour une durée limitée de larges pouvoirs d’enquête : elle peut notamment effectuer des perquisitions de sa propre initiative et sans l’accord de la personne concernée, et d’autres mesures classiques d’identification et de localisation que je ne listerai pas ici pour ne pas risquer d’aider le fuyard, on ne sait jamais. Une fois le délai de flagrance terminé (quinze jours maximum après les faits), l’enquête pourra, au choix du parquet, continuer en la forme préliminaire (Pour résumer : la police perd ses pouvoirs coercitifs autonomes et doit avoir l’aval du parquet pour user de la contrainte, garde à vue mise à part). Le parquet est tenu de saisir un juge d’instruction avant le jugement, mais tant que l’individu recherché n’a pas été interpellé, il n’y a pas d’urgence, même si l’instruction permet plus aisément la mise en place de surveillances téléphoniques, par exemple.

La deuxième concerne le meurtre. Là, il n’y avait plus le choix, et un juge d’instruction a été saisi, car le principal suspect a été interpellé. Il a été mis en examen, c’est-à-dire s’est vu notifier officiellement les charges qui pèsent contre lui et peut désormais accéder au dossier et a droit à l’assistance d’un avocat qui peut exercer tout un ensemble de prérogatives de la défense. La question qui se posait était : que fait-on du suspect ? La détention provisoire a été, et c’est heureux, écartée, au profit d’un contrôle judiciaire. La famille de la victime va pouvoir se constituer partie civile (et son enfant, une fois né). Le bijoutier encourt une peine maximale de 30 ans de prison, mais pourra plaider la légitime défense devant la cour d’assises. Son avocat pourra tenter d’obtenir un acquittement même si la légitime défense ne tient pas vraiment, en se ralliant 4 jurés sur les 6 (et 5 en appel en cas de probable appel du parquet), c’est une tactique possible, mais dangereuse, elle peut provoquer une réaction de sévérité. En tout état de cause, la cour restera libre de prononcer une peine moindre que 30 ans, avec un minimum d’un an (art. 132-18 du Code pénal), qui pourra être assorti du sursis intégral. Je ne lis pas l’avenir, mais il y a gros à parier que ce bijoutier ne verra jamais l’intérieur d’une cellule de prison.

Néanmoins, une mauvaise surprise l’attend. S’il est condamné, même au minimum, il devra quand même indemniser la victime, représentée par son héritier (son enfant à naître, à défaut ses ascendants) et ses proches, victimes par ricochet, car, comme je l’ai indiqué, elles ont été privées d’un fils, d’un compagnon, d’un père, d’un frère. Ça peut chiffrer, car il y a bien des postes de préjudice. La perte de revenus, le préjudice moral,et j’en passe.

“Comment ?” vous offusquerez-vous. Le bijoutier devra indemniser son braqueur ? Eh oui, en vertu d’une jurisprudence classique de la Cour de cassation, protectrice des victimes, qui interdit d’opposer à la victime son comportement même fautif en cas de crime ou délit volontaire (ce qui s’agissant des crimes est un pléonasme). La même règle qui interdit d’opposer à la victime d’un viol un quelconque comportement aguicheur (qui fût-il établi n’a jamais été une autorisation de violer, rappelons-le) interdira au bijoutier d’opposer aux proches de celui qu’il a tué que celui-ci l’avait braqué juste avant. S’il y a légitime défense, il n’y aura pas indemnisation, mais s’il n’y avait pas légitime défense, indemnisation il y aura. La sanction d’un braquage, c’est 15 voire 30 ans. Ça n’a jamais été la mort. Et certainement pas administrée par un particulier. Pas plus qu’être victime d’un braquage n’ouvre de droit à ouvrir le feu dans la rue.

La loi impose une réponse et la loi permet que cette réponse soit modérée. Et la République, notre République, est bâtie sur le règne de la loi et elle seule.

Ne commencez pas à souhaiter que la loi du Far West ne s’impose. De peur que votre vœu soit exaucé.

Note

[1] Sottise, naturellement.

mercredi 11 septembre 2013

On peut renier son baptême mais point le canceller

— Mon cher Maître, éclairez-moi.

— Bien volontiers, chère lectrice, je vous le dois bien, vous qui illuminez mon blog par votre présence. De quelle lumière avez-vous besoin ?

— J’ai ouï dire que la cour d’appel de Caen avait décidé qu’on ne pouvait se faire débaptiser, nonobstant une apostasie aussi certaine que définitive.

— Ah, c’est donc la lumière d’un cierge qu’il nous faut. Comme d’habitude, les choses sont un peu plus compliquées que ça, mais restent faciles à comprendre, Dieu merci, s’Il existe.

— Je vous ois.

— Tout a commencé à Fleury, un beau jour d’été 1940. René L… naquit le 9e jour du mois d’août, et fut promptement baptisé le 11 suivant, c’est à dire âgé de deux jours. Il est donc né René le 9 et rené le 11.

— Maître, vos jeux de mots ne sont accessibles qu’aux docteurs en théologie.

— Eh bien tant mieux, ils n’ont pas tellement l’occasion de rire. Rappelons ici brièvement ce qu’est le baptême. C’est un sacrement qui marque l’entrée dans l’Église, pas seulement catholique, toutes les églises chrétiennes pratiquent le baptême, catholiques, orientales ou protestantes. Le Christ lui-même s’est fait baptiser. Je laisse de côté toute sa signification spirituelle et vous renvoie au catéchisme de l’Église catholique, car là n’est pas le sujet. Sur un plan plus matériel, le baptême a lieu au cours d’une cérémonie publique, où le catéchumène demande le baptême (ou ses parents s’il a moins de 3 ans), et le reçoit sous les yeux de la communauté (la cérémonie est publique). Il reçoit l’onction du Saint-Chrême (qui est de l’huile d’olive bénite) et est aspergé (ou immergé dans certains rites plus proches du baptême pratiqué par Saint Jean Baptiste dans les eaux du Jourdain) d’eau bénite. Ensuite, l’Eglise restant une organisation méticuleuse, un acte est dressé dans les registres paroissiaux, dont l’intéressé et lui seul peut demander copie (il en aura besoin pour se marier religieusement).

— Jusque là, je vous suis.

— Eh bien nous sommes arrivés. Le baptême marquant l’entrée dans l’Église, il est arrivé que des personnes ne souhaitent plus appartenir à cette communauté, soit qu’ils aient changé d’avis, soit que devenus adultes, ils n’ont jamais connu la foi et ne souhaitent pas apparaître comme faisant partie d’une communauté à laquelle ils ne se sentent pas liés.

— Libre à eux.

— Tout à fait, la liberté de conscience, qui ne sert pas qu’à refuser de marier des homosexuels, assure du droit de choisir sa religion, d’en changer ou de la quitter ; sinon il n’y a plus de liberté. L’Église traite ces demandes, adressées par courrier à l’évêque du diocèse où le baptême a eu lieu, et y donne suite en mentionnant en marge de l’acte : “a renié son baptême en date du… (date du courrier).” C’est précisément ce qu’a fait René L… le 31 mai 2001, et le 6 juin suivant, l’Église s’est exécutée et en a informé l’intéressé.

— Pourquoi un procès si l’Église accepte ces demandes ?

— Car René L… est très fâché contre l’Église et contre le Pape Jean-Paul II. Il ne lui pardonne pas certains propos qu’il lui attribue, avec une fiabilité douteuse mais là n’est pas le sujet. Disons que quand on lit ce que dit vraiment un Pape, il devient plus difficile d’être en désaccord avec lui, alors on préfère souvent des versions facilitant le désaccord. Bref, notre ami René ne se contente pas d’avoir renié son baptême : en 2009, il demande que son nom ne figure même plus sur les registres. Ce que l’évêque refuse : le 11 août 1940, à la paroisse de Fleury, René L… a bien été baptisé, cet événement a eu lieu, l’acte le constatant reste intrinsèquement valable : on ne remet pas en cause ces Écritures.

— D’où procès ?

— D’où procès. Il invoque deux arguments : la présence de son nom sur ce registre porterait atteinte à sa vie privée, et la loi Informatique et Liberté lui permettrait d’exiger cette suppression en vertu du droit d’accès et de vérification. Et le 6 octobre 2011, le tribunal lui donne raison.

— Pour quel motif ?

— Le jugement est bref :

En application de l’article 9 du Code Civil, chacun a droit au respect de sa vie privée et les juges peuvent prescrire toute mesure propre à empêcher ou à faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée.

Il est constant que la notion de « vie privée » au sens de l’article 9 du Code Civil comprend toute information relative à la personne.

En l’espèce, le fait d’avoir été baptisé par l’église catholique est un événement intime constituant une information personnelle sur un individu, en dehors de toute considération sur le fait que ce baptême révèle ou non une appartenance ou une pratique religieuse. Dès lors, cet événement relève de la protection de l’article 9 du Code Civil. L’existence d’une mention de ce baptême sur un registre accessible à des personnes tierces à l’individu concerné, même si ce registre n’est pas consultable par tous, constitue en soi une divulgation de ce fait qui porte par conséquence atteinte au respect de la vie privée de l’intéressé.

Il est dès lors superfétatoire de répondre aux moyens fondés sur les dispositions de la loi du 6 janvier l978 relative à l’informatique et aux libertés.

Ite Missa Est : le tribunal ordonne de procéder sur le registre des baptêmes à l’effacement définitif de la mention selon laquelle René L…, né le le 9 août 1940 avait été baptisé le 11 août, ce par tout moyen et par exemple par le surlignage à l’encre noire indélébile de cette mention.

— Je suppose que l’évêque de Coutances ne l’a point entendu de cette oreille.

— Vous supposez bien, et il porta l’affaire devant la rote de Caen où il vit un renfort inattendu en la personne du procureur général de Caen : le parquet général, comme il en a le droit, intervint à l’instance, c’est à dire devint partie et fit entendre son avis, et son avis était qu’il n’y avait pas lieu de toucher au registre paroissial, et que satisfaction suffisante avait été donnée au demandeur.

— La cour suivit son avis, mais comment motive-t-elle son arrêt ?

La cour a fait un bel effort de pédagogie dans sa réaction. Selon le plan classique, elle rappelle la règle de droit, puis l’applique au cas d’espèce, en répondant aux arguments soulevés par René L…

L’article 9 du Code Civil dispose que chacun a droit au respect de sa vie privée et que Ies juges peuvent prescrire, sans préjudice de la réparation du dommage subi, toutes mesures propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée.

La relation sur le registre de l’église de Fleury de l’événement public que constitue la célébration du baptême de René L… avec les mentions d’usage relatives aux identités du baptisé, de ses parents et de ses parrain et marraine, ne peut porter en elle-même atteinte à la vie privée de l’intéressé.

Seule la divulgation de cette information dans des conditions fautives serait susceptible de caractériser un tel manquement.

Mais la révélation d’une appartenance religieuse ou d’un défaut d’appartenance religieuse n’est attentatoire à la vie privée que si elle a pour objectif ou pour effet de déconsidérer la personne en cause ou de susciter des attitudes discriminatoires à son égard.

Force est de constater qu’en l’espèce aucun comportement de cette sorte n’est imputable, ni d’ailleurs imputé, aux représentants officiels de l’église catholique.

Alors que les personnes tierces admises à consulter le registre des baptêmes sont elles-mêmes tenues au secret, la seule publicité donnée à l’information de l’existence du baptême de René L… en 1940 et de son reniement en 2001 émane de l’intéressé.

Celui-ci ne peut, en particulier, se plaindre de ce que la relation objective d’un fait auquel il n’a pu consentir (n’étant âgé que de quelques jours au moment du baptême) ait été complétée, à sa demande 60 ans plus tard, par la mention d’une renonciation relevant, elle, du libre exercice de ses droits individuels.

C’est pourquoi la demande de M. L… ne saurait être accueillie sur le fondement de l’article 9 du Code Civil contrairement à ce qu’ont estimé les premiers juges.

— Ce qui en résumé donne ?

— Pour la cour, le seul fait de figurer sur un registre de baptême ne porte pas atteinte à la vie privée, d’autant que ces registres ne sont pas publics et ne peuvent être consultées que par des personnes tenues au secret. Il en irait différemment pour la cour si cette information était divulguée dans des conditions fautives, c’est-à-dire si elle avait pour objectif ou pour effet de déconsidérer la personne ou de susciter des attitudes discriminatoires à son égard. La cour souligne que l’Église n’a pas eu un tel comportement et que le demandeur ne le prétend d’ailleurs même pas. Enfin, et c’est le coup de pied de l’âne, sauf le respect des magistrats de la cour : les conseillers soulignent que la seule personne à avoir donné de la publicité à ce baptême, y compris dans les médias, c’est René L… lui-même.

Exit donc l’atteinte à la vie privée. Je suppose donc que la cour a dès lors dû répondre à l’argumentation sur la loi Informatique et Libertés que le tribunal avait écarté d’un revers de la main ?

— Exactement, et c’est ce qu’elle fait sans désemparer.

La loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés est applicable au cas soumis à la Cour. Les registres de baptême, qui conservent des informations relatives à l’adhésion personnelle, ou par représentation, d’une personne à une religion, relèvent en effet de la catégorie des traitements non automatisés de données à caractère personnel, soumis comme tels à la loi du 6 janvier 1978 (article 1).

”Les informations qui y sont portées doivent ainsi être collectées et traitées loyalement dans un but légitime, pertinentes, exactes, complètes, mises à jour et tenues à la disposition de la personne concernée qui peut en solliciter la rectification ou l’effacement si elles sont inexactes ou incomplètes (article 6).”

En l’absence de consentement de la personne, le responsable de la collecte de données doit avoir poursuivi un intérêt légitime et ne pas méconnaître l’intérêt ou les libertés et droits fondamentaux de la personne concernée (article 7). Les données à caractère religieux ne sont, dans ce cas, communicables qu’aux seuls membres appartenant à l’église et non aux tiers ; et elles ne doivent concerner que ces membres (article 8).

Il apparaît qu’en l’espèce les exigences légales ont été et demeurent respectées. À première réquisition, la rectification demandée par M. L… quant à sa renonciation à son baptême, qui constituait un fait dont la réalité historique n’était pas contestée, a été opérée ; elle a permis l’actualisation de la position de l’intéressé au regard de son appartenance religieuse. L’acte lui-même a été dressé et conservé dans une finalité légitime, celle de permettre l’établissement d’actes ultérieurs dans le cadre de l’administration du culte catholique. Il ne méconnaît pas les droits fondamentaux de la personne concernée dès lorsque celle-ci peut y voir consigner sa volonté de ne plus se reconnaître membre de l’église catholique.

Si bien que sont contenus en l’espèce dans un même document, et la relation d’un fait dont les représentants légaux de M. L… ont pris l’initiative (le baptême de leur fils en juin 1940) et celle d’un acte de volonté personnel de l’intéressé (la mention de reniement de mai 2001 dans les termes qu’il avait sollicité). Ainsi la liberté de M. L… de ne pas appartenir à la religion catholique est elle respectée sans qu’il y ait lieu à effacement ou correction supplémentaire du document litigieux. En outre, le registre des baptêmes qui ne concerne que des membres de l’église catholique (représentants du mineur baptisé, parrain, marraine, prêtre) ne peut être communiqué qu’a des ministres du culte et à l’intéressé et il n’est pas accessible à des tiers. Enfin, s’il ressort des pièces du dossier que dans un autre diocèse (Tulle), les noms figurant sur le registre paroissial ont bel et bien été effacés à la demande de la personne baptisée, l’évêque de Tulle a attesté le 15 mars 2013 qu’il s’agissait d’une erreur de la chancellerie de son évêché. Il ne s’agit donc pas d’un événement démonstratif d’une évolution de la doctrine de l’église catholique transposable au cas d’espèce. C’est pourquoi le jugement déféré doit être infirmé sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens soutenus par les parties contestantes sur le fondement des lois du 9 décembre 1905 et du 15 décembre 1923 et de l’instruction générale de l’état civil.

— Là encore, auriez-vous une version allégée à nous proposer ?

— Certainement. La cour commence par admettre que la loi Informatique et Libertés s’applique bien ici et en rappelle les règles. À savoir : la personne dont les données personnelles sont conservées doit pouvoir y avoir accès et demander à ce qu’elles soient rectifiées ou supprimées si elles sont erronées. En outre, puisque l’intéressé n’a pas consenti à cette collecte (il avait deux jours et une armée étrangère qui occupait son pays par dessus le marché), cette conservation n’est possible que si elle poursuit un intérêt légitime et ne méconnaît pas les droits et libertés de René L… Enfin, s’agissant de données à caractère religieux, ces données ne doivent être communicables qu’aux membres de l’Église et ne concerner que ces membres. Ceci posé, voyons si tel est le cas en l’espèce.

— Et la réponse est oui ?

— Et la réponse est oui. Ainsi, René L… a pu obtenir la mention de son reniement du baptême sans la moindre difficulté, les mentions de l’acte ne sont pas erronées, le but de leur conservation est légitime, et les droits fondamentaux de M. L… ont été respectés puisqu’il a pu faire mentionner son retrait. Ce qui d’ailleurs affaiblit l’argument selon lequel il n’avait pas consenti à y figurer puisqu’il y a 12 ans, il a demandé que son retrait soit mentionné, sans avoir l’idée de demander la cancellation totale e l’acte, ce qui fait que l’acte attaqué mentionne de fait un événement réel et certain (la célébration d’un baptême de nouveau-né) et l’acte de volonté d’un adulte (le fait pour cet enfant devenu adulte de refuser ce baptême). La cour conclut que les droits et intérêts de René L… ont été suffisamment assurés par la mention de son reniement et que les choses en resteront là.

— En resteront-elles là ?

— Les voies de recours ne sont pas impénétrables et celle du pourvoi en cassation est ouverte durant un délai de deux mois qui n’a pas commencé à courir (il courra quand René L… recevra une copie de l’arrêt à son domicile porté par un fougueux huissier. Voudra-t-il faire un pourvoi ? Cela le regarde, je l’ignore.

— Et vous même, qu’en pensez-vous, de cet arrêt ?

— Il me semble équilibré entre l’intérêt légitime d’une personne désireuse de couper tout lien avec l’Église de pouvoir le faire et la volonté, légitime, de l’Église, de tenir des registres paroissiaux fidèles à la réalité indépendamment des désirs parfois capricieux des individus. Le registre ne constate qu’un événement, que rien ne peut effacer. Il ne dit pas “René L… est catholique” ; il dit qu’il a reçu le baptême à l’âge de deux jours, ce qui est un fait. Le sacrement aussi ne peut être effacé d’ailleurs, mais il n’entraîne aucune obligation pour le baptisé, et n’a aux yeux d’un athée ou d’un apostat aucun effet ni existence juridique (le principe de laïcité interdit de reconnaître à un rituel un quelconque effet : seul était en discussion ici un acte sur un registre). Je ne vois rien à redire à cet arrêt.

— Connaissant vos lecteurs, je ne pense pas que cette opinion sera unanime et je les entends déjà qui piaffent d’en découdre.

— Alors il est temps que, fait rare pour un avocat, je me taise. Chère lectrice, au plaisir de vous revoir.

mardi 6 août 2013

Erreur 2004: Loi not found

Le Canard Enchaîné, repris par France Info, va gâcher la trêve estivale de l’opposition, qui avait pourtant réussi à ouvrir une séquence médiatique sur le thème du gouvernement qui remet des voyous en liberté. Car là, ça risque d’être des centaines, voire des milliers de délinquants, et quelques criminels (déjà au moins deux), qui vont échapper définitivement à leur peine. À cause d’une bévue juridique qu’il aurait été facile d’éviter, et qui est irrattrapable.

Ce bug porte sur la prescription de la peine.

Le temps est assassin, qui emporte avec lui les rires des enfants, et les peines d’emprisonnement.

La prescription est en droit l’extinction d’un droit ou d’une obligation par l’écoulement d’un laps de temps déterminé. La prescription peut être suspendue (le délai cesse de courir à cause d’un évènement, et reprend son cours quand l’évènement a cessé) ou interrompu : le délai repart à zéro à cause de l’évènement interruptif. 

En droit pénal, on distingue deux prescriptions : celle de l’action publique et celle de la peine. La prescription de l’action publique fait obstacle à ce que le fait soit poursuivi. Vous ne pouvez plus être jugé, vous êtes tranquille. Ce délai part de la commission des faits (sauf pour certaines infractions clandestines comme l’abus de biens sociaux) et est d’un an pour les contraventions, trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes sauf certains crimes commis sur des mineurs pour lesquels c’est 20 ans à compter de leur majorité, et les crimes contre l’humanité qui sont imprescriptibles. Les délits de presse ont une prescription abrégée : 3 mois, et 1 an pour les délits de presse à connotation haineuse (racistes, homophobes, etc.). La prescription de l’action publique est interrompue par tout acte de poursuite ou d’instruction, c’est à dire un acte qui montre la volonté de poursuivre l’infraction. Je ne vous fais pas la liste, c’est un calvaire réservé aux étudiants en droit.

La prescription de la peine suppose que l’intéressé a été définitivement condamné (j’ai expliqué ce que cela signifie dans mon billet précédent). La loi prévoit que si la peine n’a pas été mise à exécution dans un certain délai, elle est prescrite et ne peut plus être exécutée. Vous ne pouvez plus être incarcéré, vous êtes tranquille. Ce délai part du prononcé de la peine (donc de la date de la décision) et est de 3 ans pour une contravention, 5 ans pour un délit et 20 ans pour un crime. Ce délai peut être suspendu quand des obstacles de droit ou de fait s’opposent à l’exécution de la peine (ainsi la prescription des peines a été suspendue pendant la seconde guerre mondiale ; un pourvoi en cassation suspend la peine jusqu’à ce que l’arrêt soit rendu). La loi étant muette sur les causes d’interruption de la prescription, la jurisprudence a limité cette interruption aux seuls actes d’exécution, c’est-à-dire l’arrestation du condamné, même en pays étranger. Par contre, tous les autres actes, comme une demande d’extradition, l’émission d’un extrait de jugement aux fins d’incarcération, qui sont des actes préparatoires à l’exécution, n’étaient pas interruptifs. Jusqu’au décret n°2004-1364 du 13 décembre 2004 modifiant le code de procédure pénale (troisième partie : Décrets) et relatif à l’application des peines, pris en application de la loi Perben II du 9 mars 2004, du moins le croyait-on. Son article 24 va introduire un article D.48-5 dans le code de procédure pénale ainsi formulé :

La prescription de la peine est interrompue par les actes ou décisions du ministère public, du juge de l’application des peines et, pour les peines d’amende, du Trésor, qui tendent à son exécution.

Et maintenant, il est temps que je vous présente mon ami Hans.

Salut, Hans

Hans Kelsen (1881 – 1973) était un des plus grand juristes du XXe siècle. Son apport essentiel est la théorie de la pyramide des normes, ou hiérarchie des normes, qui est la base architecturale de tout système juridique revendiquant l’appellation d’État de droit. Rien que ça. Hans

Cette hiérarchie veut que tout texte normatif ne soit pas équivalent à tout autre texte normatif. En fonction de sa source, et plus précisément de la légitimité démocratique de sa source et de la solennité de sa procédure d’adoption, il occupe une place dans une hiérarchie, et tout texte d’un niveau inférieur doit être conforme aux textes qui lui sont supérieurs, ou être considérés comme illégaux et donc nuls. La IIIe République ignorait cette hiérarchie (des décrets abrogeaient des lois), ce qui a contribué à sa chute tragique en juillet 1940, quand un simple vote a permis de donner les pleins pouvoirs à un despote, qui a pu faire ce qu’il a voulu pendant 4 ans, et ce qu’il voulait n’était pas beau à voir. Kelsen, juif né à Prague dans l’Empire Austro-Hongrois et émigré aux États-Unis pour fuir les persécutions en 1940, a été profondément marqué par la seconde guerre mondiale et en a tiré les conclusions qui s’imposaient : le vote de la majorité n’est pas une garantie suffisante d’un État de droit (Hitler était arrivé au pouvoir par des élections, et avait vu ses pouvoirs élargis par des référendums) ; dès lors, il faut mettre des principes essentiels à l’abri du vote de la majorité, en faisant en sorte que seules des procédures complexes, longues, imposant une majorité renforcée voire plusieurs majorités, permettent d’y toucher.

Au sommet de la hiérarchie se trouve la Constitution. C’est le texte fondateur de l’Etat, qui l’organise et qui prévoit comment sont adoptées les normes d’un niveau inférieur. Sa révision étant entourée de multiples garanties, c’est l’endroit idéal pour y mettre des proclamations de droits fondamentaux qui s’imposeront à tous les législateurs à venir.

En dessous se trouve la loi, votée par un parlement représentatif. Dans le respect de la Constitution, elle pose les grands principes directeurs de l’action de l’État, les règles générales.

En dessous se trouve le règlement : ce sont les décrets émis par l’exécutif, qui soit visent à appliquer dans le détail la loi, soit à poser les règles générales dans les domaines qui ne relèvent pas de la loi (la Constitution se charge de délimiter les domaines respectifs de la loi et du règlement). Les arrêtés ministériels ne relèvent pas tant d’un autre niveau de la hiérarchie des normes que de la délégation du pouvoir réglementaire : un ministre ne peut arrêter que ce qu’un décret lui permet d’arrêter, faute de quoi il agit sans pouvoir et son acte est nul. Idem pour les circulaires.

Je simplifie beaucoup, les étudiants en première année de droit y passent des semaines de bonheur. Je plaisante, ils y passent des semaines, point. Kelsen parlait de pyramide car il y a une et une seule Constitution, quelques lois, et une multitudes de décrets : plus on descend dans la hiérarchie, plus le nombre de textes a vocation à augmenter.

La France, ayant beaucoup à se faire pardonner au lendemain de la guerre, va adopter ce principe, et la Constitution de 1958 en est un parfait exemple.

Au sommet : la Constitution.

Elle prévoit les règles d’adoption de la loi, et son article 34 définit le domaine de la loi.

L’article 37 précise quant à lui que tout ce qui n’est pas du domaine de la loi est du domaine du règlement. Hans a dû pleurer de joie en lisant ce texte.

Le Conseil constitutionnel est le gardien de la pyramide, par deux pouvoirs essentiels : celui d’annuler une loi non conforme à la Constitution, que ce soit avant sa promulgation ou après par une Question Prioritaire de Constitutionnalité, et celui, à la demande du Gouvernement, de disqualifier une disposition législative empiétant sur le domaine règlementaire en la dépouillant de son caractère législatif. Elle devient considérée comme un simple décret et peut être modifiée ou abrogée par un autre décret. Ainsi, le 31 janvier 2006, le Conseil constitutionnel a rendu une décision déclarant que l’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 février 2005 proclamant que les programmes scolaires doivent enseigner le rôle positif de la colonisation relevait du domaine du règlement, qui seul peut fixer les programmes scolaires, ce qui a permis au gouvernement de l’abroger par un décret n° 2006-160 du 15 février 2006.

Le Conseil d’État et le juge administratif qui est son prophète  jouent aussi un rôle puisque ils sont les gardiens de la loi : ils annulent les actes règlementaires (décrets, arrêtés ministériels et préfectoraux, etc.) et administratifs individuels (permis de construire, refus de titre de séjour) non conformes à la loi.

Le bug

Si vous avez réussi à sortir de la pyramide, vous comprendrez sans problème ce qui s’est passé. La procédure pénale relève du domaine de la loi (la procédure civile, en revanche, relève du règlement). La loi fixe les règles et le règlement les détails de son application, sans pouvoir rien y rajouter ni y retrancher.

L’article D.48-5 (D pour décret simple, par opposition aux articles R. qui sont des décrets en Conseil d’Etat, après avis du Conseil d’Etat en réalité) a fixé des règles nouvelles, en donnant à des actes qui jusqu’à présent n’étaient pas interruptifs de la prescription de la peine un tel effet. Ce faisant, le ministre de la justice a ajouté à la loi, donc outrepassé ses pouvoirs, et violé la Constitution. Ce qui a pour effet que cet article est nul et de nul effet. Je pense qu’il s’agit d’un oubli dans la loi votée le 9 mars, repéré trop tard, et qu’on a tenté de combler en glissant le texte dans un décret, ni vu ni connu. Ce qui est dommage, ce n’est pas les lois sur la procédure pénale qui ont manqué depuis 2004 et qui auraient pu réparer le bug avant la catastrophe (par exemple, la loi du 9 décembre 2004 portant simplification du droit, promulguée 4 jours avant le décret fatal).

L’erreur a finalement été repérée (je subodore une remontée informelle par la Cour de cassation qui aime bien avertir le Gouvernement que ça va barder) et réparée par l’article 18 de la loi n° 2012-409 du 27 mars 2012 de programmation relative à l’exécution des peines qui reprend mot pour mot l’article 48-5, mais cette fois ci dans une loi. Hans content.

Mais quid des prescriptions antérieures ? La loi ne peut être rétroactive, l’article D.48-5 ne peut avoir d’effet, donc aucun acte préparatoire à l’exécution ne peut avoir eu d’effet avant l’entrée en vigueur de cette loi le 29 mars 2012. Et c’est ce qu’a constaté la Cour de cassation par deux arrêts du 26 juin 2013 (un et deux). Les criminels condamnés avant le 29 mars 1992 et qui n’ont pas été arrêtés voient leur peine prescrite (c’est le cas dans les deux arrêts du 26 juin : deux condamnés à la perpétuité voient leur peine prescrite ; il est à noter que l’un d’eux s’est manifesté 4 mois après la prescription après avoir attendu 20 ans). Et surtout les délinquants condamnés avant le 29 mars 2007 et qui n’ont pas été arrêtés dans le cadre de l’exécution de leur peine avant le 29 mars 2012 voient leur peine prescrite, or certains sont encore en prison, notamment ceux condamnés les plus lourdement. Ils vont devoir être libérés et indemnisés, comme ceux ayant fini de purger leur peine prescrite. Et cela va semble-t-il se compter en centaines, peut-être en milliers, puisque d’après le Canard Enchaîné, rien que dans le ressort d’Aix-en-Provence, 245 prisonniers auraient gagné leur ticket de sortie. Et Aix n’est qu’une des 36 cours d’appel de France.

Comme vous le savez déjà, mon film préféré est l’Arroseur arrosé. Je crois que c’est le meilleur ressort comique qui soit. Et qu’au lendemain d’une polémique parfaitement artificielle sur trois condamnés à des peines légères dont l’incarcération a été remise à des jours moins chauds, l’opposition, qui feignait d’être scandalisée qu’on ne remplisse pas les prisons, va peut-être être responsable de la plus grande vague de libération depuis le film la Grande Évasion.

Décidément, Karma’s a bitch.

vendredi 26 juillet 2013

“Je suis prêt à pardonner à la justice si elle me relaxe”

Cour d’appel de Paris, Pôle 8 chambre des vacations, 9 juillet 2013, Ministère public contre Nicolas B… et B… contre ministère public.

Ambiance caniculaire dans la chambre des vacations en ce mardi après-midi, ou le tout-Paris de la chronique judiciaire s’est donné rendez-vous (sauf ceux partis en vacances, bien sûr), ainsi que de nombreux avocats, venus par curiosité voir juger l’affaire Nicolas B…, du nom de ce jeune homme, militant enthousiaste de la manif pour tous, incarcéré le 19 juin. Le couloir est rempli de cadreurs et preneurs de son, interdits de cité dans le prétoire, et des badauds qui eussent voulu entrer, mais la chambre est pleine comme un œuf.

Le Pôle 8, chambre des vacations est la seule formation de chambre des appels correctionnels qui siège durant les périodes dites de service allégé (début juillet – fin août), autrefois appelées vacances judiciaires, pendant lesquelles les personnels de la justice prennent leurs congés, et où seules les urgences sont traitées. L’affaire Nicolas était donc une urgence ? Oui, grâce au parquet, fût-ce à son corps défendant.

Rappelons le parcours de ce jeune homme.

Le 28 mai 2013, il comparait devant la 23e chambre en comparution immédiate pour entrave à la circulation, participation à un attroupement malgré sommation de se disperser, et fourniture de faux éléments d’identité pouvant amener à de fausses mentions au casier judiciaire. Je reviendrai sur les circonstances exactes de cette interpellation. Il est relaxé des faits de participation à un attroupement, reconnu coupable pour les autres délits, et condamné à 200 euros d’amende avec sursis, c’est-à-dire qu’il n’aura pas à payer cette amende s’il n’est pas à nouveau condamné pour crime ou délit de droit commun dans un délai de 5 ans. Curieusement, les anti-mariage pour tous n’ont jamais relevé cette décision comme une démonstration que la justice pouvait être clémente à leur égard ou bien qu’elle était trop laxiste. Deux poids deux mesures, comme ils disent ; mais dans ce sens là, c’est bien. Estimant quant à lui cette peine trop douce, le parquet va faire appel de cette décision, rendant comme vous allez le voir service à Nicolas B…

Le 19 juin, il comparait à nouveau en comparution immédiate devant la 16e chambre pour rébellion, refus de se soumettre aux relevés signalétiques (empreintes digitales et photographie), fourniture de faux éléments d’identité pouvant amener à de fausses mentions au casier judiciaire. Du fait de l’appel du parquet de la condamnation du 28 mai, il n’est pas considéré en état de récidive ; voilà le service dont je vous parlais. Le tribunal fait preuve de nettement moins de clémence, et même d’une certaine sévérité, le condamnant à 4 mois de prison dont deux avec sursis, les deux mois ferme étant assortis d’un mandat de dépôt, c’est à dire qu’elle est mise à exécution immédiatement, outre 1000 euros d’amende. Trois policiers s’étant constitués partie civile pour les faits de rébellion, ils est condamné à leur payer 250 euros chacun, outre 150 euros au titre des frais d’avocat (c’est le forfait habituellement prononcé, qui est une insulte au travail des avocats des parties civiles). Cette fois, c’est lui qui fait appel du jugement, le parquet faisant un appel incident, c’est-à-dire un appel en réaction à l’appel, dit principal, du prévenu, afin de permettre à la cour d’aggraver la sanction si elle le souhaite. Faute d’un appel du parquet, l’appel serait dit a minima, la cour ne pourrait que confirmer la peine ou la diminuer. Dans les faits, l’appel incident du parquet est systématique, au point que la règle de l’appel a minima est vidée de son sens (sauf si le tribunal a prononcé le maximum; bien sûr).

En cas d’appel d’un jugement rendu en comparution immédiate, la cour d’appel doit statuer dans un délai de quatre mois (art. 397-4 du code de procédure pénale, ou CPP). Le condamné incarcéré qui fait appel étant considéré en détention provisoire, il peut former une demande de mise en liberté selon les conditions du droit commun : la cour doit examiner la demande de mise en liberté dans un délai de deux mois (art. 148-2 du CPP). La défense de Nicolas a formé une demande de mise en liberté, sachant que généralement la cour programme l’appel au fond en même temps que la demande de mise en liberté, qui n’a plus d’objet mais a raccourci le délai d’examen de l’appel de quatre à deux mois. C’est ce qui s’est passé ici.

Le parquet général (on appelle le parquet général le parquet de la cour d’appel, par opposition au parquet tout court, qui est celui du tribunal de grande instance) a fait une fleur à Nicolas B… : il avait jusqu’au 28 septembre 2013 pour examiner l’appel du jugement du 28 mai, jusqu’au 19 octobre pour examiner l’appel du jugement du 19 juin août pour examiner la demande de mise en liberté de Nicolas (soit après le terme de sa détention). Il va audiencer à une audience de vacation du 9 juillet les trois affaires : la demande de mise en liberté et l’appel des jugements des 28 mai et 19 juin. Il aurait parfaitement pu laisser Nicolas purger sa peine avant de le rejuger en appel : ç’aurait été tout à fait légal. Au lieu de ça, il a audiencé à trois semaines. Ça n’a pas échappé à la défense qui lui a exprimé sa reconnaissance.

La défense, justement est venue en force. Outre Pierre-Philippe Boutron-Marnion, qui l’avait assisté devant le tribunal en première instance, le banc est occupé par Benoît Gruau, que le premier substituait devant le tribunal, et Léon-Lef Forster, un briscard, grand habitué du pénal et qui connaissait bien les trois conseillers composant la chambre, Bruno La Roche, Dominique Coujard et Xavière Siméoni (la juge d’instruction qui a instruit le dossier Chirac, qui a abouti à la condamnation de l’ancien président de la République et à ce que plus aucun Français n’ignore le mot anosognosie).

L’audience commence avec un retard d’une demi-heure, qui agace l’avocate du dossier suivant, un gros dossier de stupéfiants, où les prévenus se sont pris 5 ans ferme en première instance, mais comme ils n’ont pas donné leur avis sur le mariage homosexuel, tout le monde s’en fiche. Sauf leur avocate.

À 13h58 TT (Temps de Twitter), la cour fait son entrée. L’affaire Nicolas B… est appelée en premier, pour que les autres affaires puissent être examinées dans une ambiance plus sereine (comprendre dans un prétoire vide).

Léon-Lef Forster arrive une petite minute après le début de l’audience. Il retrouve des magistrats qu’il connait et qui le connaissent, et s’excuse auprès de la cour en précisant qu’il était sorti prendre le frais, ajoutant après une fausse hésitation “je ne veux pas dire que la cour ne serait pas fraiche”.

Sourires dans la salle et chez les magistrats, et voilà comment, d’entrée, Léon-Lef Forster a détendu l’atmosphère en montrant qu’il ne venait pas en découdre avec la cour devant la presse, mais traiterait cette affaire avec le recul qu’elle nécessitait. Cette première sortie a, je le pense, marqué tout le reste du procès. C’est une captatio benevolentiæ, qui, depuis Rome, est un des arts essentiels de l’avocat.

Une audience pénale en appel suit une liturgie d’autant plus immuable qu’elle n’est écrite nulle part. D’abord, le président ou un des conseillers en charge du dossier (ici, ce sera Dominique Coujard) constate l’identité du prévenu, d’autant plus importante ici qu’il y a eu de fausses déclarations sur ce point devant la police, rappelle les faits dont est saisi la cour et les peines prononcées. Des points purement techniques sont rapidement évacués : tout d’abord, la cour est saisie de trois dossiers : une demande de mise en liberté et deux appels. La défense indique qu’elle se désiste de sa demande de mise en liberté, qui n’a plus guère d’objet puisque les appels vont être examinés séance tenante (la défense aurait pu la maintenir pour que le prévenu soit sorti du box et soit jugé à la barre, mais ça supposait une salve de plaidoiries et réquisitions, et l’audience s’annonçait longue. Ensuite, la cour souhaite joindre les deux appels en un seul dossier, pour éviter de devoir faire deux audiences à la suite avec réquisitions et plaidoirie à chaque fois, et sollicite la position des parties sur ce point, qui sont toutes d’accord pour cette jonction. Enfin, le prévenu n’a pas été cité dans le délai légal de plus de 10 jours avant l’audience, ce qui entraine nullité de la citation, sauf si le prévenu y renonce. Il y renonce naturellement, sous le conseil unanime de ses trois avocats, puisqu’une nullité imposait de renvoyer à une audience ultérieure à au moins 10 jours, ce que personne ne voulait. Cette précipitation étant dans l’intérêt du prévenu (deux poids deux mesures, en vérité : mes prévenus n’ont jamais joui de tels égards), elle est bienvenue.

Ensuite, seul passage obligé en vertu du CPP, le Conseiller en charge du dossier fait un résumé des faits et de la procédure, qu’on appelle le rapport (on l’appelle le rapporteur, ce qui n’a rien de péjoratif dans une cour qui n’est pas de récréation), puis donne la parole aux parties appelantes pour qu’elles expliquent les raisons de leur appel. On ne souligne jamais assez l’importance de ce moment, surtout quand le prévenu est appelant. Un appel n’est pas une deuxième chance : c’est une critique d’un premier jugement. Il faut donc d’entrée exposer en quoi ce jugement est critiqué : sur la déclaration de culpabilité de tel délit ? Sur le rejet de telle demande ? L’appel non motivé ou juste parce que la peine était trop lourde est mal perçu, ce qui à mon sens est un tort : trouver une peine trop lourde est un excellent motif de faire appel à mon sens. Pourtant des chambres des appels correctionnels se font un devoir d’alourdir les peines en cas d’appel non ou mal motivé. C’est critiquable, mais c’est à savoir.

L’exposé des faits, donc. Tout a commencé le 25 mai 2013, veille de l’ultime manifestation contre le mariage pour tous, puisque la loi était déjà promulguée et entrée en vigueur. Le prévenu a loué ce jour là une fourgonnette, s’est rendu avec des compagnons de lutte sur les Champs-Elysées, et après, diverses manifestations bruyantes demandant le retrait de la loi récemment promulguée et la démission du président de la République, a formé avec eux un attroupement au milieu de la chaussée, gênant la circulation. Rapidement, la police est intervenue, leur demandant de déguerpir, ce qu’ils n’ont voulu. Des gendarmes mobiles ont alors pris les choses en main, et après les trois sommations règlementaires, ont délogé  les récalcitrants. Une fois l’avenue rendue à la circulation, les manifestants sont conduits au poste et placés en garde à vue, du moins je suppose car aucun ne sera poursuivi sauf le héros du jour car celui-ci va vouloir jouer au malin et va donner une fausse identité : fausse date de naissance, et donnera comme nom de famille le nom de sa mère qu’il ne porte pas, mais accole à son nom de famille, celui de son père, à titre d’usage, comme la loi le lui permet, certes, mais elle ne permet pas la substitution. C’est à dire que Nicolas s’appelle à l’état civil Nicolas Pater, et use du nom de Nicolas Pater-Mater. Et il donnera à la police le nom de Nicolas Mater. Amusant de la part du représentant d’un mouvement qui rappelle sans cesse l’importance de bien distinguer le père et la mère.

Ça plus, je le suppose, vous allez voir pourquoi, son comportement, vont irriter l’officier de police judiciaire, et le procureur de la République dont il est le prophète, et notre héros du jour gagnera un défèrement en comparution immédiate pour participation à un attroupement malgré sommations et fourniture de faux éléments d’identité de nature à entrainer de fausses inscriptions au casier judiciaire (les autres participants à l’attroupement ne seront pas poursuivis, je suppose qu’ils ont eu un rappel à la loi). La sévérité du parquet ne sera pas suivie par le tribunal qui le relaxera pour les faits de participation à un attroupement etc. faute de certitude qu’il ait ouï les sommations et le condamnera à 200 euros d’amende avec sursis pour la fourniture de faux éléments d’identité etc.

Aux âmes biens nées, la valeur n’attend pas le nombre des années, comme je dis à mes clients multirécidivistes à 19 ans. Et notre ami n’attendra guère pour se confronter à nouveau à Thémis et ses foudres. Ce sera le 16 juin.

Ce jour-là, notre président bien-aimé (même si lui n’a pas encore eu le bon gout de m’inviter à déjeuner) passait dans l’émission Capital sur M6. Une manifestation contre le mariage entre personnes de même sexe est organisée devant le siège de Métropole Télévision, environ 1500 manifestants s’y retrouvent (1.500.000 selon les organisateurs, je suppose). La manifestation était déclarée, encadrée par les forces de l’ordre et s’est déroulée sans incident. Après que le président a quitté les lieux, la manifestation se disperse, et un groupe d’une vingtaine de personnes se dirige vers les Champs-Elysées, où ils commencent à marcher sur la chaussée en criant des apophtegmes comme “Dictature socialiste !”, Hollande, démission”, et “ta loi, on n’en veut pas”.

Des policiers, déployés sur l’avenue en prévention d’un éventuel after interviennent promptement, mais nos jeunes sont récalcitrants et jouent au chat et à la souris avec les policiers, qui les interpellent promptement et les emmènent pour le traditionnel contrôle d’identité. Voici des images de cette soirée agitée, pour vous faire une idée.

Il y en a un avec qui cela va nettement moins bien se passer, c’est notre ami Nicolas B… . Nettement plus exalté que les autres selon les témoignages des policiers, il va se réfugier dans le restaurant Pizza Pino des Champs Élysées. Là, bousculant clients et serveurs, il monte au premier étage en criant les mêmes slogans que précédemment. À deux reprises, les policiers dégainent et mettent en tension leur pistolet à impulsion électrique, mais décident de ne pas en faire usage, en raison de la présence d’enfants dans le coin du restaurant où Nicolas est allé se faire acculer. Nicolas refusant toujours de se laisser conduire, repoussant les policiers s’approchant, ils décident donc d’y aller à l’ancienne, à l’artisanale. Nicolas est saisi, amené au sol, immobilisé avec étranglement au tonfa. Je l’ai vu faire une fois à un gardé à vue un peu trop enthousiaste. Je vous confirme que c’est douloureux, et que le visage prend vite une jolie teinte violacée. Il y a un certificat médical au dossier constatant quelques jours d’incapacité totale de travail.

Une fois ramené à plus de sagesse (comprendre à la limite de l’inconscience), Nicolas B… est attaché poings et chevilles ensemble dans le dos, dans la position dite du bélier, et il est porté dans un véhicule pour placement en garde à vue pour rébellion. Au cours de sa garde à vue, revenu à la conscience, il donnera à nouveau de faux éléments d’identité, et refusera d’être pris en photo et que ses empreintes digitales soient relevées, ce qui est un délit. Ce point est important : à aucun moment il n’a été question de prélever les empreintes génétiques de Nicolas (même si légalement c’était possible). Donc toute la discussion sur l’ADN et le sort des “faucheurs volontaires” est ici sans pertinence.

Tout cela lui vaut un deuxième passage en comparution immédiate, qui s’est nettement moins bien passé que le premier.

Voici les faits tels qu’ils résultent de l’audience et tels que j’ai pu les reconstituer ; car les débats vont être incroyablement laborieux.

Comme le code de procédure l’impose, le conseiller rapporteur va donner la parole aux appelants. L’avocat général, une parquetière, dira très simplement que le parquet estime que la peine prononcée est dérisoire au regard de la gravité des faits et conteste la relaxe sur la participation à attroupement. Puis la parole est donnée, pour la première fois de l’audience à Nicolas B…, qui va sembler être pris de court par cette question. Après avoir bredouillé quelques phrases, il va demander au conseiller rapporteur de lui poser des questions sur les faits. Celui-ci ne va pas cacher sa surprise. D’ordinaire, les appelants ont plein de choses à dire et ne demandent qu’à avoir la parole. L’audience va donc se réduire à ce que chaque délit soit abordé chacun son tour, le président résumant ce que contient le dossier et demandant au prévenu d’y réagir.

Et il apparait très vite que Nicolas B…, sur le fond, nie tout, même l’évidence. Sur la forme, il n’est pas du tout impressionné par la cour, et, s’il ne maitrise pas l’éloquence judiciaire, a une qualité d’expression propre à celui qui a fait des études. Cela aboutit à des réponses très longues, qui perdent le fil du propos, et ne répondent jamais aux questions précises que pose le conseiller rapporteur. Ces circonvolutions ôtent toute impression de sincérité. Sur les bancs des avocats, un mot circule : “catastrophique”.

Ainsi, sur l’entrave à la circulation, Nicolas feint de croire que c’est parce que la camionnette qu’il avait louée était mal garée qu’il est poursuivi (ce qui aurait constitué une contravention de stationnement gênant). Sur cette manifestation non déclarée, il s’obstine à expliquer que c’était “un apéro festif”. Quand l’avocat général lui demande ce qu’il y avait dans sa camionnette, il feint de ne pas comprendre la question, alors que la réponse est très simple : pour son apéro festif, il n’y avait ni boisson ni amuse-bouches, mais des banderoles, des fusées et des barrières métalliques. Quand l’avocat général lui demande si ces barrières n’auraient pas pu entraver la circulation, il se lance dans une dissertation sur le sens du mot entrave. Quand elle lui demande si le fait pour les participants d’être enchaînés aux barrières était compatible avec un apéro festif, il part sur autre chose.

Pour vous faire votre opinion, voici les images de cet “apéro festif” (à partir de 1:37). Nicolas B… apparait brièvement, porteur d’un T-shirt noir et d’un bermuda rose.

Et il en ira de même pour chacun des délits. La première fourniture de fausse identité ? C’est lié à une erreur sur son acte de naissance sur sa date de naissance (dont il ne fournit aucune copie). L’a-t-il faite rectifier ? Non, il s’est renseigné auprès du maire sur les démarches à accomplir mais n’a pu les faire car il partait étudier à l’étranger. Sachant que cette démarche consiste à prendre un avocat qui s’occupera de tout, même si son client est sur Mars. Mais alors pourquoi 3 semaines plus tard a-t-il donné sa véritable date de naissance ? Parce qu’il avait été condamné la première fois. Mais alors pourquoi n’a-t-il pas donné son véritable nom cette fois ? D’autant que les policiers n’ont pas eu de difficulté à le confondre grâce à sa page Facebook, ouverte à son véritable nom avec une jolie photo de lui. Les explications les plus longues et détaillées de Nicolas B… seront sur ses prénoms, et qui sont ses saints patrons. Ce qui amènera à cette interruption du conseiller rapporteur, très pince-sans-rire : “”Excusez-moi, c’est un peu long, même si c’est très intéressant : revenons aux faits”. Et ainsi de suite. Sur l’entrave à la circulation, il maintient que c’était un simple “apéro festif”. Sur le refus d’empreintes, il ne se souvient pas qu’on le lui ait demandé (il a refusé de signer les PV). La défense Cahuzac, inspirée de la défense Clinton (“I have no recollection whatsoever…”). Sur la rébellion, on confine au grotesque : il prétend ne pas avoir compris qu’il avait affaire à des policiers, et a pris la fuite car il se croyait agressé. Le commissaire de police présent lors de son interpellation a exposé qu’en admettant qu’on puisse prendre des policiers en tenue anti-émeute pour des voyous aussi nombreux que bien équipés, le mot “POLICE” écrit en gros sur les uniformes et les véhicules de soutien situés juste derrière, tous gyrophares allumés, étaient un indice de la véritable profession de ces individus. Nicolas B… réplique en expliquant qu’il s’agissait de policiers en civils, ce que conteste le commissaire, les policiers en civil étant venus une fois l’individu maitrisé pour procéder à l’interpellation.

La défense ne reprendra la main qu’un fois, lors d’un remarquable contre-interrogatoire du commissaire de police présent lors de l’interpellation musclée, et partie civile pour la rébellion, mené par Léon-Lef Forster. On voit la pratique des assises. Car oui, l’arrestation de Nicolas B… a été brutale, sans doute plus que nécessaire, et les policiers n’ont guère été zélés dans la description des faits. Léon-Lef Forster a ainsi établi que la strangulation au tonfa contre la gorge a duré plus d’une minute, a souligné que deux Tasers avaient été activés ce qui enclenchait automatiquement une caméra intégrée, dont les vidéos, certes fort courtes, n’ont pas été produites au dossier, les clients témoins de la scène n’ont pas été entendus. Bref il ne reste que la version des policiers, des collègues interrogés par des collègues. S’ajoutait à cela le fait qu’un des policiers partie civile, étant en congé, n’est pas venu, et que le troisième s’est désisté de sa constitution de partie civile. À mon sens, il y avait moyen d’obtenir une relaxe sur la rébellion et la participation à un attroupement, sur la base du dossier. mais Nicolas B…, par sa maladresse oratoire, son obstination dans le déni, et sa victimisation systématique, a ruiné tout ce que sa défense a pu obtenir. Même sur les questions de son avocat, où il n’a qu’à répondre “oui”, Nicolas B… fait des circonvolution infinies pour finir par ne pas répondre. Sa défense renoncera rapidement à lui poser des questions.

Place aux plaidoiries de la partie civile, qui sera brève : elle conclut à la confirmation du jugement sur la déclaration de culpabilité de rébellion (le seul délit qui l’intéresse), et sur les dommages-intérêts.

L’avocat général, si elle n’est pas un monument d’éloquence (elle lit beaucoup ses notes, et n’est pas aidée par le passage des avions du défilé du 14 juillet) est méthodique et terriblement efficace dans sa démonstration.

Elle requiert l’infirmation du jugement du 28 mai sur la relaxe pour participation à un attroupement malgré sommations, en citant le procès verbal de l’officier de police judiciaire qui a effectué les sommations, et en rappelant que l’attroupement était circonscrit à un cercle d’une dizaine de mètre de diamètre, qu’il était impossible que le prévenu n’ait pas entendu des sommations effectuées par haut parleur et que le comportement des manifestants caractérisait un refus de se disperser et non pas le comportement de jeunes gens obéissants attendant la 3e sommation pour déguerpir gentiment.

Sur l’entrave à la circulation, elle rappelle que c’est le prévenu qui a loué la camionnette, a transporté le matériel  (banderoles, fusées, pétards, fumigènes, barrières métallique, mais pas un seul jus de fruit), et l’a garée sur la chaussée centrale. Pour elle, c’est l’organisateur d’une manifestation visant à bloquer la circulation avec des barrières et des fumigènes.

Sur sa version de la fuite poursuivi par des individus patibulaires, l’avocat général estime qu’elle ne tient pas puisqu’il est établi qu’il est entré dans le restaurant non en appelant au secours mais en criant des slogans hostiles au président de la République.

Sur les empreintes, après avoir souligné, surtout à l’attention de la presse, mais j’en donne acte bien volontiers puisque j’avais aussi commis cette erreur, qu’il ne s’agissait pas des empreintes ADN mais digitales et cliché photographique, cette démarche s’imposait du fait des éléments mensongers fournis sur l’identité, et que sa version selon laquelle on ne lui aurait jamais demandé de donner ses empreintes et qu’il n’aurait jamais vu le PV prenant acte de son refus ne tient pas, Nicolas B… ayant refusé de signer tous les procès verbaux tandis que le procès verbal de refus rédigé par l’officier de police judiciaire est précis et circonstancié, notamment sur l’avertissement donné que ce refus était constitutif d’un délit.

Elle conclut en fustigeant le comportement inadmissible de Nicolas B… Quand un policier vous somme de vous arrêter, dit-elle, vous devez vous arrêter.

Sur la peine, elle requiert 5 mois d’emprisonnement avec sursis et 1000 euros d’amende, peine qui implique un retour en liberté faute de prison ferme et de titre de détention. Si la cour devait néanmoins prononcer du ferme, elle souhaite que la partie ferme n’excède pas la durée déjà effectuée. À ce stade de l’audience, Nicolas a déjà un pied dehors.

Les trois avocats de Nicolas B… vont plaider tour à tour la relaxe, mais leur plaidoirie sera essentiellement axée sur le registre de l’indignation à l’égard de ce qu’a vécu leur client, sur la présentation flatteuse de celui-ci comme un héros de la liberté, et sur ses conditions de détention, sans oublier de longs développements pro domo pour justifier le fait qu’ils n’aient pu assister leur client en garde à vue alors qu’il l’avait demandé.

Sur les conditions de détention, Nicolas B… a été placé à l’isolement administratif, visiblement par décision du chef d’établissement afin d’assurer la sécurité de ce jeune homme de bonne famille, au compte détenu bien garni, qui aurait été une proie tentante pour les autres détenus. L’isolement, qui n’est pas une sanction, est le placement dans une cellule individuelle, à la demande de l’intéressé ou sur décision de l’administration pénitentiaire pour des raisons de sécurité (la cellule voisine était ainsi occupée par Redoine Faïd). Le placement à l’isolement entraine une coupure du contact avec les autres détenus, et de fait interdit de travailler et gêne considérablement les activités annexes, comme l’accès à la bibliothèque, le sport, les promenades. Ce n’est pas un luxe, c’est assez pénible et il est rare qu’un détenu fasse ce choix pour lui, du moins sur le long terme. Contrairement à ce qui a été dit, Nicolas B… a pu avoir des parloirs avec ses parents.

Il est très bien d’exposer à la cour ce que sont les conditions de détention en France. Il est à craindre que les 3 conseillers, dont un a présidé des assises, et un autre a été juge d’instruction, soient au courant de l’état déplorable et ancien des prisons en France, mais c’est le devoir de la défense de rappeler inlassablement ce qu’il en est.

Sur la difficulté à être joint lors de la garde à vue, j’ai coutume de dire que la différence entre un avocat choisi et un avocat commis d’office en garde à vue, c’est que le commis d’office, lui, il vient. À Paris, quand un avocat est demandé, la demande est faxée à la permanence de l’Ordre, qui est opérationnelle 365 jours par an, 24h/24. Elle a la liste des téléphones mobiles des avocats, à condition que ceux-ci l’aient donné à la Direction de l’Exercice Professionnel, et les appelle sur leur mobile pour les informer de la demande. Puis ils informent l’officier de police judiciaire si l’avocat a pu être joint et se déplace, s’il indique ne pas vouloir se déplacer, ou s’il n’a pu être joint, ce qui semble avoir été le cas ici. Un avocat pénaliste doit pouvoir être joint 24h/24, surtout depuis la réforme de la garde à vue. Les avocats qui ne font pas du pénal et n’en font que de manière accessoire n’ont pas intégré cette obligation ou ne veulent s’y soumettre, ce qui est leur liberté. Ils sont donc souvent injoignables. Sans oublier ceux qui veulent leur dernier avocat commis d’office, croyant qu’ils peuvent l’avoir gratuitement à nouveau. La réponse est non. Si vous choisissez, vous payez, car votre avocat ne peut intervenir gratuitement que s’il a été commis préalablement, et le Bâtonnier ne commettra qu’un avocat de permanence. Et si vous êtes un jour en garde à vue et que votre avocat préféré ne peut être joint, demandez un commis d’office. C’est un vrai avocat, comme le vôtre, pas un sous-avocat qui aime bien passer des nuits blanches dans les commissariats. Et il transmettra à votre avocats aux heures de bureau toutes les informations qu’il aura réunies pour qu’il puisse prendre la suite.

Le premier avocat conclut en demandant à la cour “d’oser la relaxe”, ce qui est en effet exactement ce qu’il demande puisqu’il n’y a pas eu d’argument pour expliquer en quoi aucun des six délits ne serait constitué.

Le deuxième reprendra le même registre. Il lira notamment un extrait du guide du manifestant arrêté édité par le Syndicat de la magistrature fustigeant les prélèvements ADN. Très intéressant, certes, mais hors de propos, puisque les débats ont établi, et c’était écrit sur la citation, que les faits reprochés portent sur les empreintes DIGITALES. Il contestera ensuite la rébellion, puisqu’aucun délit n’avait été commis au préalable. J’ai déjà expliqué dans mon commentaire du billet de la nAPM en quoi cet argument ne tient pas. Il invoquera à l’appui de sa démonstration l’article 12 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, me comblant d’aise car c’est un texte pour lequel je nourris une véritable tendresse.

Art. 12. La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

Ainsi, l’interpellation brutale de Nicolas B… violerait cet article car elle n’était pas nécessaire mais visait à simplifier la vie des policiers. Pour ma part, je repensais en écoutant mon confrère à l’article 7, qui était assez pertinent en l’espèce.

Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. 

Lui aussi conclut à la relaxe sur l’ensemble des faits.

Dernier à prendre la parole, Léon-Lef Forster. J’avoue que mes notes me font défaut ici. La fatigue de l’audience (on en était à 3 heures ) joue, mais aussi on écoute maitre Forster comme on écoute un opéra : on ne prend pas de notes. Si j’ai été peu convaincu par son explication pour la présence des barrières, “faites pour sécuriser l’espace de l’apéro festif”, mais j’avais vu la vidéo au préalable, son morceau de bravoure a été sa péroraison sur le fait que la répression des manifestants ne fait jamais qu’envenimer les choses, et qu’en République, il faut pouvoir se bagarrer politiquement, et se saluer le lendemain.

À ce moment, pour moi, il est certain que Nicolas sera condamné pour les deux fausses identités, l’entrave à la circulation, et le refus de donner ses empreintes. Les faits sont clairement établis par le dossier, et la défense n’a pas fourni dans ses plaidoiries la moindre explication juridique justifiant une relaxe. Il y avait moyen d’espérer une confirmation de la relaxe sur la participation à attroupement, et éventuellement sur la rébellion, tant les carences du dossier sur ce qui s’est vraiment passé ont été judicieusement pointées par la défense, sous réserves car je n’ai pas eu accès au dossier. Mais il est tout aussi certain que Nicolas B… sortira libre. Les réquisitions ont été modérées, la plaidoirie d’apaisement tout à fait pertinente, et le comportement des magistrats montre que le comportement du prévenu les a plus amusé qu’agacé.

Et la cour, comme c’est la loi, donna la parole en dernier au prévenu. Et il la prit.

“Je serai bref”, commença-t-il. Et on sut qu’il ne le serait pas. Il va se lancer dans une tirade où il va se présenter comme une victime et va attaquer la justice. Avec des formules comme “la première fois que j’ai comparu dans ce palais dit de justice”, “nous payons 19,6% d’impôt (le taux de la TVA, NdA) pour payer vos salaires”, il expliquera avoir reçu des centaines de lettres de soutien du monde entier (mais ne les produits pas, au grand soulagement de la cour), et conclura en disant qu’il est prêt à pardonner à la justice si elle le relaxe. Les nerfs, la fatigue, la chaleur combinés ont fait que l’hilarité ne pouvait plus être dissimulée sur les bancs de la presse et le président n’a pas pris la peine de rappeler à l’ordre. Je crois avoir compris à ce moment le mandat de dépôt en première instance. Comme l’a dit mon confrère assis à côté de moi, pourtant venu soutenir le prévenu “il avait quatre avocats ; hélas, c’est le plus mauvais qui a plaidé en dernier”.

La cour suspend aussitôt pour rendre son délibéré, plongeant les bancs de la presse dans le dilemme cornélien : “ai-je le temps d’aller fumer – boire un coup – me rafraichir sans risquer de manquer le délibéré”. Risquant de me brouiller à jamais avec la presse judiciaire, je leur indique que je pense que la cour prendra au moins une vingtaine de minutes. La cour a suspendu à 17h10, elle revient à 17h32. Eolas, instrument de mesure validé par l’Institut Français de Pifométrie.

La cour va prendre acte du désistement dans le dossier de demande de mise en liberté, joindra les deux affaires restantes sous un numéro unique, infirmera partiellement le premier jugement sur la déclaration de culpabilité, y ajoutant, déclarera le prévenu coupable sur la participation à attroupement, confirme pour le surplus. Traduction : Nicolas B… est reconnu coupable de l’intégralité des faits, y compris celui pour lequel il avait été relaxé en première instance. Sur la peine, la cour le condamne à 3000 euros d’amende dont 1500 avec sursis, qu’il n’aura donc point à payer s’il n’est pas à nouveau condamné pour crime ou délit de droit commun dans un délai de 5 ans. Il doit payer 1620 euros (1500 euros d’amende + 120 euros de droit de procédure, une taxe sur la culpabilité), qui sera réduit à 1296 euros s’il paye dans les trente jours. Pas de peine de prison, donc plus de titre de détention, Nicolas est donc remis en liberté, même s’il doit être reconduit à la maison d’arrêt pour récupérer ses affaires et faire son parcours administratif de sortie. Ah, oui, et un bonus : Nicolas B… a perdu 6 points de permis pour sa condamnation pour entrave à la circulation.

L’audience est levée, l’heure est désormais aux caméras dans le couloir, et à nos prévenus pour stupéfiants, et pour votre serviteur, celle de prendre une bonne tasse de thé.

dimanche 7 juillet 2013

I am the LOL

Avec son panurgisme qui lui tient lieu de ciment, la twittosphère anti-mariage pour tous a attiré mon attention sur une tribune prétendument écrite par un collectif de magistrats s’indignant du traitement de Nicolas B…, condamné en comparution immédiate à 4 mois de prison dont 2 fermes avec mandat de dépôt. Je les en remercie, ça m’a offert une belle tranche de rigolade, et permis de constater qu’une fois de plus, ils sont prêts à gober n’importe quoi pourvu que ça les caresse dans le sens du poil. Une telle abdication du sens critique sur l’autel de l’idéologie est attendrissante. Lisons donc de conserve cette tribune, à laquelle l’ancien député UMP Jean-Paul Garraud, redevenu magistrat après avoir été battu aux législatives de 2012, a gentiment prêté sa visibilité médiatique (comprendre : ses entrées au Figaro), et pas que ça vous allez voir, afin que vous partagiez mon hilarité.

D’où parles-tu ?

Loin de moi l’idée de faire une attaque ad hominem, ou plutôt du ad anonymem, c’est à dire d’attaquer celui qui parle plutôt que ce qu’il dit. Mais les présentations sont nécessaires, tout timide que soit ce collectif. La tribune émane d’une association professionnelle, la Nouvelle Association Professionnelle des Magistrats (nAPM). Nouvelle, car il y a eu une APM de 1981 à 1998, association professionnelle de magistrats de droite, disons très à droite. L’APM a sombré après deux scandales, un financier (elle avait reçu des subventions de Pierre Falcone, l’homme d’affaire impliqué dans l’Angolagate) et un moral, puisqu’un de ses membres avait publié un jeu de mot antisémite à l’encontre d’un collègue dans le journal de l’association, qui s’est aussitôt auto-dissoute. Autant dire que le sigle APM n’est pas neutre, et revendique clairement un certain héritage peu attractif pour les magistrats en exercice.

Donc voici une nAPM, qui a même déjà un site. On apprend ainsi qu’elle est vraiment nouvelle puisque le site a été enregistré le 16 mai dernier, c’est à dire la veille du jour où le Conseil constitutionnel a validé la loi. Dans les mentions légales, on apprend que le responsable de la publication est un certain… Jean-Paul Garraud. Le monde est petit. Les statuts y figurent aussi, signés par Jean-Paul Garraud, Dominique Matagrin et Béatrice de Beaupuis, magistrats à la retraite, anciens de l’APM. Les magistrats à la retraite n’étant plus tenus d’une obligation de réserve, ils ne peuvent faire partie de ce collectif désireux de garder l’anonymat pour ce motif. Quant aux articles, tribunes, et communiqués du site, ils semblent faire une obsession sur la personne de son président, Jean-Paul Garraud, qui en est le sujet (et le signataire) unique (l’association est d’ailleurs domiciliée chez lui, à Libourne), du moins jusqu’à l’apparition de ce mystérieux collectif. Craignant sans doute de disparaitre derrière la masse des invisibles, M. Garraud a eu la délicatesse d’ouvrir ce communiqué à la première personne du singulier, leur faisant un rempart de sa personne. 

Donc que veut nous dire Jean-Paul Garraud ?

Voyons à présent le fond du texte. Il reprend l’essentiel des critiques émises par les opposants au mariage pour tous, sauf une : le procès en gauchisme faite à la présidente du tribunal ayant condamné Nicolas B…, Jean-Paul Garraud sachant sans doute à qui il avait affaire.

La tribune rappelle celle publiée par Le Point et signé d’un haut magistrat anonyme signant Malesherbes  et disant à peu-près la même chose mais sur un ton plus emphatique. À ce sujet, je suis très sensible aux tics d’écriture, et je n’ai pu m’empêcher de constater que ce mystérieux Malesherbes en partageait certains avec ce mystérieux collectif, et que M. Garraud montre également dans ses textes : ainsi tous trois écrivent code pénal avec une majuscule incongrue à Code, mettent une majuscule tout aussi hors de propos à “Préfet de Police” (on écrit préfet de police, en minuscule), et écrivent les noms propres en majuscule. Ajoutons à cela la similarité de leurs styles, et décidément, on se dit que les grands esprits se rencontrent.

Tout aussi indignés, nous voulons souligner que cette décision et le contexte dans lequel elle a été rendue soulève au moins trois questions essentielles.

Pour les raisons que je viens d’exposer, je crois bien volontiers que Malesherbes, le Mystérieux Collectif et Jean-Paul Garraud sont EXACTEMENT tout aussi indignés.

Première question essentielle

Sur le strict plan juridique d’abord, la Cour d’appel de Paris, qui va prochainement être amenée à juger le recours formé par le prévenu, devra se prononcer sur un problème fondamental.

La cour d’appel de Paris jugera en effet mardi 9 juillet à 13h30 les deux appels concernant Nicolas B… : l’appel formé par le parquet de sa condamnation du 28 mai pour avoir donné une fausse identité (200€ d’amende avec sursis) et l’appel formé par le prévenu de la condamnation du 19 juin, outre une demande de mise en liberté, mais qui devient sans objet du fait du jugement au fond de ces deux affaires le même jour. Voyons quel est ce problème fondamental.

Rappelons d’abord que, ce que certains semblent avoir oublié, le droit de manifester n’est pas soumis en France à un régime d’autorisation préalable, mais seulement de déclaration préalable. Il appartient à l’autorité administrative d’interdire le cas échéant la manifestation déclarée en se fondant sur des motifs tenant principalement à l’ordre public.

Mes lecteurs le savent bien.

Mais la simple participation à une manifestation non déclarée ou interdite n’est pas répréhensible, seul l’organisateur encourant les foudres de la loi dans cette hypothèse (article 431-9 du Code pénal).

Nous sommes d’accord.

A défaut d’identifier l’organisateur d’une manifestation qui lui déplaît, le pouvoir politique cherche le plus souvent à donner une nouvelle qualification juridique au mouvement qui se déroule. Il va alors parler d’attroupement qui est un rassemblement de plusieurs personnes sur la voie publique susceptible de causer un trouble à l’ordre public.

Heu… HEIN ? Le pouvoir politique qui donne une nouvelle qualification juridique ? Non, le seul qui donne des qualifications juridiques, c’est le juge, dont le rôle est précisément de dire le droit (juris dictio), de qualifier et de tirer les conséquences juridiques. Et ce n’est pas le pouvoir politique qui va parler d’attroupement, c’est la loi : la définition se trouve au premier alinéa de l’article 431-3 du code pénal sans majuscule. J’aurais pensé que sur 20 magistrats, au moins un l’aurait lu, fût-ce par accident.

Et la participation à l’attroupement est une infraction quand deux sommations de se disperser sont restées sans effet.

Non, trois sommations.

La simple participation alors, et non plus l’organisation, devient fautive.

C’est même un délit.

Le dimanche 16 juin, le prévenu participait à un rassemblement qui manifestait son refus de la loi dite du mariage pour tous au pied d’un studio de télévision où venait s’exprimer le Président de la République.

Bruyants certainement, ses amis et lui-même chantaient à tue tête en déambulant dans les rues de Paris, sans causer la moindre dégradation. Ce faisant, dérangeant probablement le sommeil des habitants du quartier, causaient-ils un trouble à l’ordre public ?

La Préfecture de Police avait , bien sûr, conclu en ce sens puisque, se dispensant des sommations de dispersion, elle ordonnait l’interpellation des fauteurs de troubles. A noter que des policiers peuvent en effet se dispenser des sommations lorsqu’ils sont attaqués, ou qu’ils ne peuvent autrement défendre le terrain qu’ils occupent. Etaient-ils agressés par ces jeunes qui exhibaient et brandissaient des … drapeaux blancs, bleus et roses et qui les attaquaient à coups de … slogans?

Déjà, pour sa démonstration, le Collectif doit recourir à la falsification des faits. Ça commence mal.

Une première manifestation a bien eu lieu devant le siège de Métropole Télévision à Neuilly Sur Seine, réunissant environ 1500 manifestants. Aucun incident n’a eu lieu à ce moment, j’en veux pour preuve que si tel eût été le cas, ce n’eût pas relevé du préfet de police mais du préfet des Hauts de Seine, et le jugement eût eu lieu à Nanterre et non à Paris. C’est après la dispersion de la manifestation qu’une petit groupe a remonté l’avenue Charles de gaulle puis l’avenue de la Grande-Armée pour un after sur les Champs Élysées. Avec probablement l’intention de se diriger vers le Palais du même nom. Des policiers avaient été déployés pour les intercepter. C’est sur l’avenue en question qu’ont eu lieu les interpellations. Donc rien à voir avec cette manifestation initiale.

Cela n’est pas le cas bien sûr, les forces de l’ordre n’ont jamais été menacés ni par le prévenu ni par ses amis. Du coup, c’est leur interpellation elle-même qui est irrégulière en l’absence d’infractions. Pour reprendre une jurisprudence constante de la Cour de cassation, si l’interpellation est infondée, tous les actes qui suivent (ceux qui n’auraient pas existé sans celle-ci) ne sont pas plus fondés. Ils sont irréguliers. Il n’y alors plus ni rébellion puisque les policiers n’ont pas agi dans un cadre légal, ni refus de prélèvement ADN puisque ce prélèvement ne peut être effectué qu’auprès de suspects interpellés légitimement.

Alors là c’est du grand n’importe quoi. Ces augustes magistrats ne peuvent ignorer, pas TOUS, en tout cas, que la police tire de l’article 78-2 du code de procédure pénale le pouvoir d’obliger toute personne dont le comportement est susceptible de troubler l’ordre public (par exemple qui marche en attroupement sur la chaussée en criant des slogans hostiles au gouvernement) à justifier de son identité, et si l’individu ne peut ou ne veut en justifier, de le retenir jusqu’à 4 heures, soit sur place, soit dans un local de police (art. 78-3 du code de procédure pénale). Et ce même s’il n’est pas soupçonné d’avoir commis une infraction. De même, si la personne refuse de donner des éléments d’identification ou donne des éléments inexacts, le procureur peut autoriser la prise d’empreintes digitales (même article).

Donc l’interpellation est parfaitement régulière du fait du comportement assumé des manifestants. D’ailleurs, le conseil du prévenu n’a même pas soulevé de nullité de l’interpellation devant le tribunal.

Vient ensuite la fameuse jurisprudence constante de la Cour de cassation (qui pour le coup, oui, prend une majuscule). Comme on dit chez les avocats, la jurisprudence constante, c’est celle dont on serait bien incapable de citer un exemple. Donc, ces 20 magistrats nous disent que selon une jurisprudence constante, la Cour de cassation dit que si l’interpellation est infondée, il ne peut y avoir de rébellion ? Pas de bol, la Cour de cassation dit exactement le contraire dans un arrêt du 7 février 1995, publié, c’est à dire signalé par la Cour elle-même comme significatif de sa position : “Attendu que la nullité édictée par l’article 78-3 du Code de procédure pénale en matière de contrôle d’identité ne saurait affecter la validité des poursuites exercées pour des infractions contre les autorités de police, commises à cette occasion par la personne contrôlée”. Pour la Cour, peu importe que l’arrestation soit manifestement illégale, vous n’avez pas le droit de résister par la violence à votre interpellation. Vous pouvez protester contre cet état du droit, mais vous ne pouvez pas le nier sans être ridicule. La preuve.

Pour les empreintes ADN, je répète ce que j’avais déjà expliqué : le simple fait d’avoir été un temps soupçonné de dégradations dans le restaurant lors de son interpellation suffit à provoquer le prélèvement, en vertu d’une loi votée par M. Garraud, il est sur la liste des votants.

Passons maintenant à la deuxième question essentielle.

Après le droit, le contexte.

Depuis quelques mois, se multiplient les arrestations de personnes arborant de simples drapeaux ou portant des vêtements à l’effigie de La Manif Pour Tous (les silhouettes d’un homme et d’une femme se tenant par la main avec deux enfants - Révolutionnaire !!! Ôtez ces images haineuses).

Voir par exemple ce récit d’une violence rare.

Lors des interpellations massives du 26 mai au soir, j’ai été appelé comme commis d’office pour assister un des 230 gardes à vue (je n’ai pas le nombre exact). Il n’était porteur d’aucun vêtement arborant le logo de la Manif Pour tous, et n’avait sur lui aucun drapeau. Ces 230 personnes étaient restées sur l’esplanade des Invalides jusqu’à fort tard dans la nuit (l’interpellation avait eu lieu vers 1h du matin), bien après l’ordre de dispersion, alors que les affrontements avec la police duraient depuis plusieurs heures, et que les sommations avaient été faites. Aucune n’a été poursuivie à ma connaissance, toutes ont fait l’objet d’un rappel à la loi, c’est à dire un classement sans suite. L’absurdité de cette arrestation massive (230 gardes à vue à gérer, tous les délais avaient explosé, il a même fallu exporter des gardée à vue dans les départements périphériques pour traiter l’afflux, ce qui a paralysé des services entiers) ne m’a pas échappé, et j’ai déposé des observations rageuses que personne n’a lu puisque le dossier a fini à la poubelle. Mais il est faux de dire que des arrestations ont lieu à cause d’un simple port de T-shirt. Il y a eu des verbalisations dans le jardin du Luxembourg, qui dépend du Sénat, car le règlement de ce parc interdit toute manifestation politique. Ce règlement a été adopté par le Bureau du Sénat à l’époque où il était de droite, et à ma connaissance, aucune de ces verbalisations n’a donné lieu à la moindre poursuite, qui ferait encourir au maximum 38 euros d’amende. Voilà l’état réel de l’abominable répression policière.

Cela traduit dans notre pays socialiste, si prompt à donner des leçons au monde entier, se gargarisant des droits de l’homme à longueur de discours, une dérive qui n’a rien de démocratique. Que n’aurait-on entendu si le centième de ce qui se produit actuellement avait eu lieu en d’autres temps, sous la présidence de M. SARKOZY par exemple ?

À vote avis, qui parle ? 20 magistrats, ou l’ancien député UMP ?

Ainsi, ces dernières semaines ont vu dans nos villes fleurir de multiples rassemblements dits des fiertés homosexuelles. Quelques fois bruyants, certains de ces attroupements ont pu se prolonger tard dans la nuit par des fêtes dont la discrétion n’était pas forcément la qualité première.

Ont même pu être aperçus ici ou là quelques drapeaux … aux couleurs de l’arc en ciel.

Quand ils étaient vêtus, les participants pouvaient afficher sur leurs justaucorps des slogans ou des images vantant l’homosexualité. Soyons clairs, ce n’est pas autrement choquant dès lors que tout le monde peut agir de même, homosexuel ou non. La liberté d’expression est en effet la plus haute des libertés individuelles, dont les magistrats sont les garants.

Imagine-t-on cependant le scandale, le tohu bohu médiatique dont nous aurions été abreuvés jusqu’à l’écœurement si la police les avait verbalisés, voire interpellés ou arrêtés ? C’est pourtant bien ce qui se déroule sous nos yeux depuis de trop nombreuses semaines concernant les manifestants opposés au mariage pour tous.

Ce passage ne méritant pas la dignité d’une réponse, passons à la troisième question essentielle, car on va y refaire du droit.

La troisième question essentielle

Enfin, le pouvoir politique tient pour acquise d’avance la condamnation des maires qui s’opposeraient à la célébration de mariages homosexuels dans leur mairie.

Il leur somme de taire leur conscience sous peine de poursuites pénales. Mais la rédaction des textes pénaux risque d’entraîner des déconvenues chez tous ceux qui condamnent avant de juger.

Le fait par un dépositaire de l’autorité publique de prendre des mesures pour faire échec à l’exécution des lois est répréhensible (article 432-1 du Code pénal).

Le maire qui prendrait des mesures positives pour empêcher la célébration de mariages homosexuels au sein de sa mairie se rendrait coupable de l’infraction, à n’en pas douter. Mais que dire du maire qui ne prendrait aucune mesure, qui se contenterait d’opposer une fin de non recevoir à une sollicitation, de dire non à celui qui prend l’initiative de venir le voir ? La loi sanctionne et réprime uniquement le fait positif. Le simple refus est l’acte négatif par excellence, c’est une inertie, c’est le contraire d’une mesure positive.

Absolument, l’article 432-1 du Code pénal ne s’appliquerait pas ici.

De même, la discrimination, définie à l’article 225-1 du Code pénal et dont fait tant de cas le ministre de l’intérieur, s’appliquera difficilement au cas d’espèce.

En effet, l’article 225-1 du code pénal ne s’appliquerait pas non plus à ce cas.

Car c’est l’article 432-7 du code pénal qui s’appliquerait. Cet article punit le fait, pour une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, du fait d’une distinction opérée entre les personnes physiques à raison (…) de leurs mœurs ou de leur orientation ou identité sexuelle, de refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi. Vous, je ne sais pas, mais moi, je trouve qu’il s’appliquerait drôlement bien au cas d’espèce.

En écoutant les maires qui se sont déjà exprimés ici ou là, on ne peut pas parler de discrimination quand ils expliquent qu’ils ne se fondent pas sur l’orientation sexuelle des fiancés ou sur leur sexe pour refuser de célébrer leur mariage. Quelle que soit l’orientation sexuelle des uns et des autres, ces maires affirment toujours qu’ils procéderaient à cette célébration si les fiancés étaient simplement de sexes différents.

Punaise, quand on se met à 20 pour écrire un texte, on se relit, quoi. On ne peut parler de discrimination sur le sexe, puisqu’ils se fondent sur le sexe pour accepter ou refuser de marier un couple ? On commence à deviner que cette volonté d’anonymat doit peut être plus à la pudeur qu’à la prudence.

Ensuite, la discrimination n’est une infraction que dans certains cas particuliers. La célébration d’un mariage homosexuel ne constitue pas la fourniture d’un bien ou d’un service dont le refus est fautif quand il se fonde sur une discrimination. Or, c’est bien une condition de la discrimination en droit pénal : elle n’est répréhensible que quand elle consiste à refuser la fourniture d’un bien ou d’un service.

L’erreur est grossière. Jean-Paul “Collectif” Garraud se réfère uniquement à l’article 225-1 du Code pénal, qui ne s’applique qu’aux discriminations commises par des particuliers. Comme on l’a vu, c’est l’article 432-7 qui est le texte s’appliquant aux élus.

Gageons qu’en cas de poursuites, des relaxes seront prononcées par des juges courageux. Elles agaceront sûrement le pouvoir, mais ce sera le prix de son imprudence »

Je conclurai sur cette phrase : “Souvent on se donne bien de la peine pour n’être en définitif que ridicule.”

C’est de Malesherbes (le vrai).

samedi 11 mai 2013

Du mariage pour tous (3e partie) : après la bataille

La modération est fatale. Rien ne réussit comme l’excès.
Oscar Wilde


Troisième et avant-dernier billet de ma trilogie en quatre billets sur le mariage pour tous, officiellement connu sous le nom de mariage entre personnes de même sexe. Un dernier volet sera consacré à la décision à venir du Conseil constitutionnel.

Des raisons professionnelles m’ont empêché de consacrer à mon blog le temps nécessaire pour le nourrir, d’où un long silence, qui aura au moins la vertu d’avoir laissé du temps au temps, au tumulte de s’apaiser, et à présent que le texte définitif a été adopté, de nous pencher sur la version finale de cette loi, pour répondre aux arguments des opposants.

Oh, je ne me fais guère d’illusion. Débat il y a eu, nul ne peut honnêtement dire le contraire, mais triste et pauvre débat, où les anathèmes, les slogans et surtout la Communication ont remplacé la Raison et les arguments. Michel Serres a raison de dire que le débat démocratique est stérile par nature. Soit la question est simple et clivante, comme celle-ci, et le débat vire au pugilat, ou elle est complexe et le débat meurt d’ennui.

Heureusement, il reste les blogs, où les deux camps sont réconciliés : on peut y avoir des débats sur des sujets ennuyeux virant au pugilat.

La loi à venir sera donc connue comme la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Voici son texte définitif tel qu’il est soumis au Conseil constitutionnel. Elle devrait passer la rue de Montpensier sans subir trop d’outrages. Nous y reviendrons le moment venu.

Que dit la loi ?

Pour l’essentiel, cette loi pose clairement que la différence de sexe n’est plus une condition pour se marier, et en tire les conséquences en neutralisant grammaticalement les articles du Code civil qui étaient rédigés en impliquant nécessairement la différence de sexe des époux.

Elle précise que les mariages homosexuels conclus à l’étranger seront reconnus en France, même ceux passés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi et que les Français domiciliés à l’étranger pourront épouser quelqu’un de leur sexe soit au consulat soit, si ce n’est pas possible, en France, dans la commune de leur choix.

Aussi surprenant que cela puisse paraître au regard des prises de position des opposants à ce texte, la loi est muette sur la filiation et quasi muette sur l’adoption (elle ne modifie que quelques règles d’attribution du nom de famille et ouvre un nouveau cas d’adoption par le conjoint, l’adoption simple de l’enfant adoptif par adoption plénière, cas qui profitera aussi aux couples de sexe différent). Le reste n’est que des disposition dites de coordination, c’est à dire la mise en conformité de textes que les modifications apportées par la loi priveraient de sens s’ils étaient laissés en l’état. C’est que, comme je l’avais déjà expliqué dans un précédent billet, l’adoption par un célibataire était déjà ouverte aux homosexuels, seule l’adoption par un couple étant réservé aux couples mariés. Le fait de permettre à deux personnes de même sexe de se marier leur permet automatiquement d’adopter ensemble, sans qu’il y ait quoi que ce soit à changer à la loi.

Voilà pour l’essentiel. Ajoutons qu’au titre des droits créés, elle permet désormais à un salarié homosexuel de refuser sans sanction une mutation dans un pays où l’homosexualité est un crime, pour l’anecdote. Difficile d’y voir la fin de la civilisation française, me direz-vous. Mais c’est parce que les arguments essentiels des opposants à cette loi se trouvaient dans ce qu’elle ne disait pas, mais impliquait selon eux. Soit. Allons donc dans les terres du non-dit et voyons ce qu’il en est.

Que ne dit pas cette loi ?

Je ne pense pas trahir la pensée des opposants à ce projet de loi en disant que leur rejet de cette loi se cristallise autour de trois points : la famille, par le changement qu’elle apporte au mariage, la parentalité, puisqu’elle va institutionnaliser le fait que deux hommes ou deux femmes puissent avoir un lien en commun avec un enfant, et la bioéthique, car cette loi impliquerait nécessairement des changements dans le domaine de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la Gestation Pour Autrui (GPA). Tous les arguments soulevés par les opposants se rattachent à une de ces trois catégories.

Pour résumer, première catégorie : cette loi en changeant la définition du mariage changerait la nature de cette pierre angulaire de la famille, ce qui aurait des conséquences aussi graves qu’imprécisément exprimées. Deuxième catégorie : cette loi nierait la filiation père-mère dont nous sommes tous issus, brouillant ainsi les repères ; elle priverait les enfants du droit à avoir une père et une mère, en ce qu’elle permettrait que des enfants soient adoptés par deux hommes ou par deux femmes, les privant d’un référant de l’un ou l’autre sexe, ce qui nuirait immanquablement à leur développement harmonieux, l’explication de ce sacrifice de l’intérêt de l’enfant au profit de la satisfaction du désir d’un couple homosexuel étant la manifestation de l’apparition d’un droit à l’enfant. Enfin, et c’est l’argument le plus juridique, cette loi voulue au nom de l’égalité impliquerait nécessairement, au nom de cette même égalité, de permettre à un couple de personnes de même sexe d’enfanter, ce qui signifie devoir permettre la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes, et, une inégalité apparaissant du coup avec les couples d’hommes, il n’y aurait d’autre choix que de légaliser la gestation pour autrui (GPA), seul le statu quo ante de l’interdiction du mariage homosexuel pouvant maintenir fermée cette boite de Pandore.

Encore une fois, je ne prétends pas à l’exhaustivité de l’argumentation des nombreux et très actifs opposants à cette loi. Je me concentre sur le cœur de leur argumentation, celui qui est partagé par tous (le rejet assumé des homosexuels est un exemple d’argument qui n’est pas partagé par tous les opposants, et je le compterai pour rien, même si le déni qui est apparu autour de la réalité de ce rejet chez bien des opposants est assez spectaculaire).

J’ai ici une bonne nouvelle pour les adversaires de cette loi, qui aura le mérite de les consoler de son adoption et de sa prochaine entrée en vigueur : aucun de ces arguments ne tient.

La fin du mariage tel que nous l’avons connu

Je ne m’attarderai pas sur la réfutation de cet argument, qui a déjà fait l’objet de mes deux premiers billets. Le mariage est inchangé par cette loi, hormis les articles qui, d’après la Cour de cassation, impliquaient implicitement mais nécessairement la disparité des sexes. Rappelons que jamais un texte n’a expressément interdit le mariage entre deux personnes de même sexe. Même la définition coutumière de l’Ancien Droit, repris dans les Institutes de Loysel, qui pose la définition du mariage apparent, ignore cette condition : « Boire, manger, et coucher ensemble c’est mariage ce me semble ». Déjà au XVIIe siècle, la précision de la différence de sexe était superflue.

Le Code civil a une liste de cas où le mariage est prohibé : il s’agit du trop jeune âge, de l’existence d’un précédent mariage non dissous, et de la proche parenté. Les trois prohibitions traditionnelles du mariage de l’impubère, de la polygamie et de l’inceste. La loi nouvelle n’a pas eu besoin de les modifier. Elle ne lève pas une interdiction, elle lève une ambiguité. Que mes lecteurs qui, comme moi, sont mariés se rassurent : rien, absolument rien ne changera à leur situation et à leurs droits. Le mariage civil reste l’union de deux êtres qui décident de lier intimement leurs destins, de s’engager respectivement à s’assister, se secourir, et s’être fidèles, et à régler le sort de leurs biens futurs. Le mariage religieux n’est pas touché par cette loi, puisque la laïcité interdit d’intervenir dans des règles théologiques. Quant au fait pour un adversaire de cette réforme de mal vivre le fait de s’inscrire dans une institution désormais ouverte aux homosexuels, je ne puis répondre que deux choses : primo, apprenez à vivre avec, on ne va pas interdire à des gens de se marier parce que cela vous pose un problème ; secundo : arrêtez de dire que vous n’êtes pas homophobe.

La parentalité, ou : un papa, une maman, oui je parle comme un enfant

La filiation, qui est le lien de droit unissant un être humain à ses deux géniteurs, est absolument inchangée par cette loi, et pour cause. La loi humaine peut beaucoup, mais elle est incapable de renverser celles de la génétique : à l’heure où j’écris ces lignes, pour engendrer un être humain, il faut un homme et surtout une femme. L’enfant ne naît pas du mariage (plus d’un primogène sur deux naît hors mariage en France), il ne naît pas de l’amour (l’espèce humaine aurait disparu depuis longtemps si cette condition était nécessaire), il naît de l’accouplement, de la rencontre de deux gamètes, un mâle et un femelle, le tout aboutissant dans un environnement favorable au développement de l’embryon, à savoir un utérus. Le taux d’être humain né ainsi est de l’ordre de 100%, il n’y a qu’un cas documenté faisant exception à cette règle, mais la fiabilité de cette documentation est sujette à controverse.

La loi dont il s’agit ici ne change rien à cette situation, qui ne relève pas du droit mais du fait. Le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait point, mais ça tombe bien, elle n’en avait pas l’intention.

Le Code civil fixe les règles permettant d’établir le lien de filiation avec le père et la mère, car ce lien entraîne des conséquences juridiques très importantes : la filiation engendre l’autorité parentale, les obligations réciproques des parents et des enfants, et fait de l’enfant le continuateur juridique de la personne de son auteur (c’est le terme juridique qui désigne les père et mère biologiques) puisqu’il a vocation à recueillir la succession (notez le terme succession, qui indique bien que cela s’inscrit dans le cycle des générations) de celui-ci.

Pour faire bref, il ne peut y avoir simultanément que deux liens de filiation : un maternel et un paternel. Dans le cas d’un couple marié, l’établissement de ce lien est très simple et se fait sans intervention des parents : la mention du nom de la mère dans l’acte de naissance établit ce lien, et le mari est présumé être le père : sa paternité est établie par cette présomption. Dans le cas d’un couple non marié, la règle change pour le père (pas pour la mère) : il doit reconnaître sa paternité, ou à défaut la mère peut la faire établir en justice, afin de le contraindre à assumer financièrement la charge de son enfant, et à permettre à celui-ci d’hériter le moment venu.

Et la loi sur le mariage pour tous ne change rien à ces règles, même mon ami Koztoujours, opposant à cette loi, est obligé d’en convenir, même si par coquetterie il feint de soutenir le contraire.

Donc rassurez-vous, chers opposants à cette loi : un enfant restera conçu par un homme et une femme. Mais cela ne veut pas dire qu’il a forcément “un papa et une maman”, pour reprendre le registre de vocabulaire régressif adopté dans les manifestations et encore moins qu’il aurait « droit à un père et une mère ». Ce droit n’a jamais existé que dans votre imagination.

Et l’article 7 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) ? Ce traité international, ratifié par la France, ne proclame-t-il pas le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ? Non. Il proclame, voici l’article 7 en entier, c’est moi qui graisse : L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

« Dans la mesure du possible ». Ces cinq mots renferment la clé de beaucoup de choses dans cette controverse. Car dans la mesure du possible, un enfant sera toujours élevé par ses parents. C’est quand ce n’est pas possible, et malheureusement c’est souvent le cas, que des solutions alternatives sont envisagées.

Paternité biologique, paternité sociologique

La rencontre d’un homme et d’une femme n’est nécessaire qu’au stade de la conception. Le géniteur, ou la génitrice, peut ne pas avoir la vocation d’être père ou mère, ou pour le premier ignorer qu’il a conçu un enfant ou décéder avant la naissance. Et même si cet auteur défaillant peut être contraint à assumer ses obligations envers cet enfant, rien ne peut l’obliger à l’aimer, à le recevoir, à s’en occuper. Et face à ce parent absent, un autre peut apparaître et prendre sa place, c’est le beau-père ou la belle-mère, terme impropre car il désigne en fait le père ou la mère du conjoint ; en français, le nouveau compagnon de la mère s’appelle le parâtre, et la compagne du père, la marâtre. Hélas, les contes de fée ont eu raison de ces jolis mots qui ont pris un sens trop péjoratif pour être revendiqué.

L’augmentation considérable du nombre de familles recomposées (elles ont toujours existé : Blanche Neige et Cendrillon ont grandi dans une famille recomposée) a conduit les sociologues à distinguer entre deux paternités : la paternité biologique, qui se limite à la transmission du patrimoine génétique mais suffit à fonder le lien juridique de filiation (le juriste est féru de certitude plus que d’amour), et la paternité sociologique, qui est le comportement de celui qui n’est pas le père ou la mère mais se comporte comme tel. C’est celui qui est présent et aide l’enfant à se construire en le bordant le soir et en lui racontant une histoire, en le consolant quand il a du chagrin, en lui apprenant à faire du vélo sans les roulettes ou à contrer un rush Zerg. À tel point que l’enfant peut finir par considérer ce parâtre ou cette marâtre comme son véritable parent, jusqu’à vouloir en prendre le nom, ce qui est impossible. Cet état de fait est sociologiquement admis, et même approuvé, et la loi a ouvert certains droits au parent sociologique en cas de séparation d’avec le parent biologique pour lui permettre de maintenir des liens affectifs avec cet enfant qui n’est pas le sien : c’est lui le tiers visé par l’article 371-4 du code civil. Notons que cet enfant a pourtant affectivement deux pères et une mère ou deux mères et un père, qui peuvent avoir des droits sur lui, et personne n’enfile de sweat-shirt à capuche rose pour autant. À croire que le problème se pose uniquement en présence d’homosexuels. Mais ce n’est qu’une impression trompeuse, puisque les opposants se défendent d’être homophobes, et qui suis-je pour les contredire ?

Le problème serait en fait, m’expliquent les opposants, l’identité des sexes sous le même toit, ce qui ne concerne exclusivement les homosexuels que par une coïncidence cocasse. Admettons la coïncidence, mais passons l’argument au crible de la Raison.

L’adoption par un couple homosexuel

La réforme funeste serait donc de permettre à deux personnes de même sexe d’adopter un enfant.

Rappelons que juridiquement, rien n’interdit à un homosexuel d’adopter, surtout depuis que la France a cessé (ou est censée avoir cessé) sa politique de discrimination systématique, même si ce ne fut pas facile. Le problème se pose pour l’adoption dans le cadre d’un couple homosexuel. L’impossibilité est incidente : elle est due au fait que la loi ne permet l’adoption par un couple que si celui-ci est marié. Cet obstacle va être levé, et deux hommes ou deux femmes mariés ensemble vont pouvoir avoir adopter un enfant, ou, ce qui sera l’hypothèse la plus fréquente, l’époux pourra adopter l’enfant de son conjoint sans que celui-ci se voit dépouiller de son autorité parentale. À suivre les débats parlementaires, qui furent de haute volée, cette perspective a profondément troublé l’opposition à ce texte.

Je ne reviendrai pas sur l’adoption, déjà abordée dans le billet précédent, sauf sur un point qui était erroné (j’ai rectifié mon billet). Rappelons que l’adoption peut prendre deux formes : l’adoption simple, la seule prévue par le Code civil de 1804, et la plénière, créée par une loi de 1966 qui brise le lien de filiation existant et y substitue définitivement un lien de filiation adoptive fictif. Contrairement à ce que j’écrivais dans mon précédent billet, l’acte de naissance original de l’enfant est cancellé et un nouveau est inscrit dans les registres de l’état civil. Rien dans les copies intégrales qui en sont délivrées ne mentionne son caractère fictif, seuls l’officier d’état civil et le procureur de la République, en charge de la surveillance de la tenue de ces registres et y ayant donc un accès direct, peuvent le savoir mais ils sont tous deux tenus au secret.

L’adoption simple ne pose pas de problème, en vérité. Elle crée un lien entre l’adoptant et l’adopté tout en laissant subsister sa filiation biologique avec ses deux parents. Toutefois, ces parents biologiques sont dépossédés de l’autorité parentale qui est transférée à l’adoptant ou aux adoptants. Seule exception : si l’adoptant adopte l’enfant de son conjoint, ce conjoint conserve son autorité parentale, faute de quoi l’adoption perdrait tout son intérêt.

L’adoption plénière est plus brutale en ce qu’elle crée une filiation fictive. Les opposants en tirent argument : comment diable cette fiction tiendra-t-elle en présence de deux hommes ou de deux femmes ? L’enfant ne sera pas dupe une seconde, contrairement à l’enfant adoptif d’un couple hétérosexuel qui aura le bonheur de vivre dans le mensonge peut-être toute sa vie. La réponse que j’apporterai est la suivante : cette fiction tiendra autant que quand un couple hétérosexuel européen adopte un petit africain ou asiatique. Pas une seconde. Et alors ? Faut-il interdire l’adoption interraciale pour maintenir cette précieuse fiction ? Personne ne le pense, et puis, qui donc défilait en nombre au cri de « on ne ment pas aux enfants » ? Que ces amoureux de la vérité dite aux enfants (je suppose que les leurs n’ont jamais cru au Père Noël…) se réjouissent : l’adoption par un couple homosexuel rend impossible tout mensonge aux enfants. Voilà un excellent argument pour qu’ils soutiennent cette loi.

L’absence de référent sexuel

Je mentionne cet argument pour mémoire. Il n’est pas juridique, mais psychanalytique. Cet argument est ramené à sa juste valeur par cet article de Sylvie Faure-Pragier, publié dans Le Monde. La théorie de la nécessité d’une mère et d’un père pour l’équilibre psychique est démentie chaque jour par les orphelins de père et de mère, qui surmontent leur chagrin et deviennent des être humains complets et équilibrés, merci pour eux, ou par les enfants de veuf ou veuves, ou par les parents célibataires. Quant à l’argument que ces enfants seraient plus sujets que d’autres à devenir eux-même homosexuels par imitation (en supposant que ça soit mal d’être homosexuel, ce qui est exclu puisque les opposants nient toute homophobie, et qui suis-je pour les contredire?), il suffira de constater que l’imitation de leurs parents hétérosexuels n’a pas découragé les homosexuels de devenir ce qu’ils sont.

À ce sujet, il me semble nécessaire de dissiper un malentendu qui semble répandu chez les antis : il n’a jamais été question de retirer des enfants à des familles hétérosexuelles épanouies pour les confier de force à des couples homosexuels. L’adoption concerne essentiellement trois groupes d’enfants : les pupilles de l’Etat, les orphelins étrangers et les enfants du conjoint. Les pupilles de l’Etat sont des enfants situés en France et abandonnés, ayant perdu leur famille ou ayant été retirée de celle-ci car ils y étaient en danger. Tous ne sont pas juridiquement adoptables, et tous ceux l’étant sont généralement très rapidement placés dans une famille en vue de leur adoption plénière (800 par an environ pour 25000 candidats agréés, couples et individus mélangés). Les enfants étrangers sont ceux de l’adoption internationale (la Russie étant un des principaux pays d’origine) et les enfants du conjoint étant un cas à part, puisqu’ils sont déjà dans une famille, et que cette adoption vise à permettre aux deux parents d’agir en tant que tels. C’est dans cette dernière catégorie que se situera la très grande majorité des adoptions homosexuelles, c’est-à-dire pour officialiser une situation existant déjà. Pour les pupilles de l’État, l’agrément préalable permet de s’assurer que l’enfant sera accueilli dans les meilleures conditions ; quant à l’adoption internationale, les pays ayant ouvert l’adoption aux homosexuels, comme la Belgique et l’Espagne, n’ont pas connu de diminution des adoptions internationales, au contraire.

L’abominable homme des neiges théorie du gender

Des nombreux moments de rigolade qui ont accompagné mon écoute des débats parlementaires, la référence récurrente à la théorie du genre, ou pour souligner son abomination, prononcée en anglais du gender n’a pas été le moindre. C’est une superbe illustration du néant argumentatif que ce débat a pu atteindre, quand les adversaires à cette loi n’ont eu d’autre recours que d’inventer un ennemi imaginaire, ce qu’en rhétorique on appelle l’homme de paille.

La théorie du genre serait, selon ses détracteurs (vous verrez qu’elle n’a que des détracteurs) une théorie qui nierait la différence des sexes pour n’en fait qu’un acquis social, et voudrait qu’hommes et femmes soient parfaitement identiques et interchangeables, et par conséquence combattrait toute allusion, y compris dans la loi, à cette différence pourtant inscrite dans la nature. La loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe serait frappée du sceau de l’infamie en étant un avatar de cette théorie, qui ne visait qu’à faire disparaître du code toute allusion à la différence des sexes.

Illustration avec cette intervention toute en finesse et en analyse du député Xavier Breton, lors de la 3e séance du 3 février 2013 :

M. Xavier Breton. Cet amendement revient sur la question cruciale de l’altérité sexuelle. Sur les bancs du Gouvernement et de la majorité, vous niez la reconnaissance de l’altérité sexuelle dans notre droit. Vous êtes les porte-parole de l’idéologie du gender, à moins que vous n’en soyez les prisonniers.

Que promeut cette idéologie ? Elle prétend que le seul chemin pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes, que nous souhaitons toutes et tous sur ces bancs, ne vous en déplaise, c’est de supprimer les différences en les niant. En fait, vous êtes incapables de penser ensemble l’égalité et la différence.

Le problème, c’est que les différences, notamment corporelles, subsistent. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas lutter contre les stéréotypes qui conduisent à des inégalités et à des injustices.

Mais est-ce qu’au-delà ou en deçà de ces stéréotypes, il reste une différence entre un homme et une femme ? Entre un père et une mère ? Pour un enfant, un père est-il la même personne qu’une mère ? Une mère est-elle la même personne qu’un père ? Pour vous, oui ; pour nous, non.

Voici l’amendement n°3279 en question. Je vous laisse chercher le rapport entre son contenu et le discours tenu pour le défendre.

La réalité est que la théorie du genre n’existe pas. Ce qui existe sont les études de genre (gender studies) : il s’agit d’un domaine de recherche interdisciplinaires visant, je cite wikipédia, une réflexion sur les identités sexuées et sexuelles, répertoriant ce qui définit le masculin et le féminin dans différents lieux et à différentes époques, et s’interrogeant sur la manière dont les normes se reproduisent jusqu’au point de paraître naturelles. Ce n’est que cela, un sujet d’étude, et c’est déjà beaucoup. Il nourrit des réflexions, des critiques, des controverses, et la connaissance de ce que nous sommes en sort grandie. Il est triste de voir dans le pays de Descartes un sujet d’étude transformée en idéologie pour secourir une argumentation qui se sent trop boiteuse avec les faits.

La bioéthique, ou le syndrome de Frankenstein

Dans le Frankenstein de Mary Shelley, le docteur Frankenstein, scientifique de génie, crée la vie, mais sa créature finit par le détruire. Le syndrome de Frankenstein, en sciences, désigne cette peur que le progrès scientifique se retourne contre nous et nous détruise. Cette phobie est très répandue, et se pare volontiers du vocable de principe de précaution pour sous couvert de bon sens refuser tout progrès, au cas où, on ne sait jamais. Le doute interdisant la réflexion. Et la bioéthique lui a fourni un terrain très fertile.

Une précision d’entrée de jeu : le projet de loi déposé comme celui adopté ne traitent pas de la question de la bioéthique. Une réforme est envisagée, ce qui est normal puisque c’est un sujet en perpétuelle évolution et surtout les trois textes de bioéthique (1994,2004 et 2011) ont été adoptés sous une majorité de droite et ont un fort penchant conservateur. La gauche a son mot à dire aussi, et n’a jamais eu l’occasion de le dire. Un projet de loi sur la famille est censé fournir un véhicule législatif adéquat pour rouvrir ce débat, mais je crains fort qu’il ne soit mort-né, le Gouvernement ayant été échaudé par le mariage pour tous et ayant eu son compte de sweat à capuche rose et de bougies en profile pic sur Twitter.

Quels étaient les points soulevés par les opposants à ce texte ? Ils étaient de deux ordres : l’extension de la PMA et la légalisation de la GPA. Étant entendu que ces points ne figuraient pas dans le projet de loi, les opposants, sans se laisser décourager, arguaient qu’ils y étaient contenus en germe, que l’évolution induite par le mariage homosexuel impliquait inéluctablement ces deux points. Malheureusement pour mes lecteurs qui seraient favorables à une telle évolution, les anti-mariages pour tous vous nourrissent de faux espoirs.

La procréation médicalement assistée (PMA)

La PMA est légale, contrairement à la GPA, mais limitée strictement dans son domaine. Il s’agit des techniques médicales permettant à une femme apte à porter une grossesse à terme de pallier les difficultés l’ayant empêché d’y parvenir. Cela recouvre des techniques simples de stimulation hormonales, et surtout toutes les techniques de fécondation in vitro suivi d’insémination artificielle, où l’embryon est fécondé avant d’être implanté, lorsque c’est l’homme qui s’avère être l’origine du problème (au besoin, on prend du sperme de donneur anonyme). La règlementation se trouve aux articles L.2141-1 et suivants du Code de la santé publique. L’article L.2141-2 précise que « L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. »

Un couple : la loi bioéthique de 2011 a supprimé la condition d’être un couple marié, mais maintenu la condition d’être de sexe différent, rappelé à l’alinéa suivant. La PMA ne peut viser qu’à remédier à l’infertilité pathologique du couple, infertilité médicalement constatée. Et l’identité des sexes comme l’orientation sexuelle n’étant pas une cause pathologique d’infertilité ni même une pathologie. Continuons avec l’alinéa 2 :

« L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation. »

La PMA a ceci de commun avec une relation sexuelle qu’elle n’est légale que tant que dure le consentement. Les différences sont qu’elle prend beaucoup plus de temps pour aboutir et est nettement moins plaisante. Juridiquement, la loi pose que l’enfant conçu par PMA est l’enfant du couple, même si l’homme n’a pas fourni le sperme, et lui interdit de contester sa paternité, même si, biologiquement, il ne l’est pas.

La crainte exprimée par les opposants au projet de loi est que la PMA ne soit ouverte aux couples de femmes mariées et qu’elles pourraient demander à ce qu’une d’entre elles, voire les deux, soient fécondées avec du sperme de donneur. Cette crainte ne repose sur rien, puisque leur infertilité n’est pas pathologique, et surtout depuis 2011, le mariage n’est plus une condition sine qua non pour accéder à la PMA, donc le fait d’être mariées ne changera absolument rien à leur situation juridique. Si elles n’ont pas accès aujourd’hui à la PMA, elles ne l’auront pas plus avec l’entrée en vigueur de cette loi. Je ne puis dire avec certitude que la loi ne permettra jamais à une femme célibataire ou à un couple de femmes d’accéder à la PMA, mais je peux dire avec certitude qu’en l’état, elle ne le permet pas et que rien n’est prévu pour que cela change dans un avenir proche.

La gestation pour autrui, ou « les mères porteuses »

La gestation pour autrui est un contrat qui consiste pour une femme, ou “mère porteuse”, à porter un embryon à terme et à s’en défaire à la naissance au profit d’une personne ou d’un couple identifié (appelons le “le commanditaire”), puisque dans la mesure du possible l’embryon sera conçu avec les gamètes du ou des commanditaires. Cette pratique a toujours été illégale en droit français. D’abord, au plan civil car elle constitue une convention portant sur l’état des personnes (ici sa filiation), ce qui est interdit car l’état des personnes est indisponible : un contrat qui porterait sur lui serait nul (Civ. 1Re, 13 décembre 1989, Alma Mater, bull. I. n°387) ; et ensuite au plan pénal puisque l’article 353-1 du code pénal ancien (promulgué en 1958, c’est-à-dire avant même que l’insémination artificielle rende possible la GPA, et repris à l’article 227-12 du nouveau code pénal) réprimait le fait d’inciter de quelque façon que ce soit une femme à abandonner son enfant à naitre ou à s’entremettre dans une telle affaire : une association ayant pour objet de commettre ce délit ne pourrait qu’être déclarée illicite CE, 22 janvier 1988, association Les Cigognes, n°80936 . Enfin, pour la Cour de cassation, la mère est celle qui accouche, peu importe ce que dit l’ADN. Une autre femme ne peut se prétendre mère, ce qui voue à l’échec toute convention de mère porteuse. J’insiste sur les mots “pour la Cour de cassation”. Cela ne signifie pas que les juges n’accepteront jamais une autre solution. Mais il faut que ce soit la loi qui l’impose ; en attendant, elle s’en tient aux solutions traditionnelles. Rien, lisez-moi bien, rien, aucun principe supérieur ou fondamental n’interdit à la France de légaliser et encadrer la GPA. Et c’est là que va naitre un problème : il y a des pays où la loi prévoit bien cette situation.

La GPA est en effet légale dans divers pays, notamment dans plusieurs États américains, l’Illinois étant réputé pour avoir la législation la plus libérale en la matière (elle permet la GPA rémunérée, demandée par des individus seuls ou des couples de même sexe, et l’adoption par les parents commanditaires est une simple formalité), et la GPA y est devenu un service comme un autre. Une intervention préalable du législateur est en effet indispensable pour résoudre préalablement les difficultés que pose cette pratique : quel est le statut de la mère porteuse (contrat de travail ? Prestation de service ?) Comment protéger chaque partie, et établir le lien de filiation avec les parents commanditaires, et la renonciation à ses droits par la mère porteuse ? Sans oublier les obligations réciproques des parties : aspects financiers (prise en charge des frais de santé, rémunération éventuelle de la mère), la femme porteuse doit-elle pouvoir garder l’enfant, comment se résout le conflit qui en résulte ? En cas de grossesse à risque qui prend et comment sont prises les décisions, etc. Sans oublier bien sûr la question de la GPA pour des couples d’hommes : possible ou pas ? La GPA doit-elle être réservée à des cas d’infertilité médicalement constatés comme la PMA, ou la GPA de confort doit-elle être admise ? Le débat est passionnant pour les juristes, et il devrait l’être pour les citoyens. Las. La France a choisi la facilité en interdisant tout cela d’un trait de plume et en se drapant dans des discours grandiloquents sur la marchandisation du corps, la location d’utérus, et l’enfant marchandise face à toute volonté d’ouvrir le débat. On l’a vu dans ces débats : les opposants au projet accusaient, faussement, les parlementaires de la majorité de vouloir légaliser la GPA, ce qui permettait de les accuser de tous les maux, le ridicule n’ayant pas arrêté tous les députés. Bref tout pour éviter une réflexion sereine, ce n’est vraiment pas à la mode ces temps-ci.

L’Illinois, la Californie, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada anglophone (le Québec nous a imité en interdisant la GPA) et la Belgique, pour citer quelques exemples, ne sont pas des terres de barbares et la civilisation n’a pas pris fin quand la GPA y est devenue légale. Elle est en effet la seule alternative en cas de stérilité absolue de la femme, ou de son impossibilité physiologique de mener une grossesse à terme, quand bien même elle produirait des ovocytes viables pouvant être fécondés par les spermatozoïdes de son compagnon : il faut que la grossesse ait lieu dans un autre utérus, lequel, en l’état actuel de la science, ne peut être que celui d’une femme. Refuser la GPA, c’est dire aux couples stériles : tant pis pour vous, je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir un enfant autrement que comme moi j’ai été fait. Tout ça pour votre bien, et le bien de vos enfants qui grâce à moi ne verront jamais le jour. Elle est pas jolie ma bougie ?

Alors pendant qu’en France, on s’admire dans notre immobilisme, d’autres pays ayant compris que cette pratique n’est pas mauvaise en soi permettent d’y avoir recours, et les parents désespérés qui ont la chance d’avoir les moyens vont dans ces pays obtenir ce que leur pays leur refuse. Jusqu’à il y a peu, trois décisions de la Cour de cassation interdisaient de transcrire à l’état civil français les actes de naissance étrangers établissant un lien de filiation avec un enfant issu d’une GPA. Cas assez unique où on fait payer les enfants la faute supposée des parents (en considérant qu’ils serait fautif de faire en Californie ce que la loi californienne permet), au nom de l’intérêt des enfants, sous les applaudissements de la foule. La fameuse circulaire Taubira a mis fin à cette situation en demandant aux consulats étrangers d’enregistrer ces actes et en interdisant aux parquets d’engager les procédures en nullité de ces transcriptions. Je ne puis qu’applaudir. La situation précédente revenait à ce que des enfants aient, dans le cas le plus médiatisé, un acte de naissance californien indiquant que leur père était M. X, citoyen français (de fait il était biologiquement leur père) et leur mère, Mme Y, son épouse (sans lien biologique avec elles), mais pas d’acte équivalent à l’état civil français, ce qui compliquait chacune de leurs démarches et leur interdisait concrètement de se prévaloir de la nationalité française, qu’elles avaient pourtant en tant qu’enfant de Français. Que la Cour de cassation conclue que cela était parfaitement conforme à l’intérêt de l’enfant m’a toujours laissé songeur, et un peu tremblant à l’idée qu’elle était aussi la juge en dernier ressort de l’intérêt de mes enfants.

La situation actuelle est plus supportable, mais reste une tartufferie : cachez moi cette GPA que je ne saurais voir. Tôt ou tard, on ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la GPA, et que la loi, faute de pouvoir interdire et faire respecter cette interdiction partout sur Terre dès lors que cette pratique est légale ailleurs, l’encadre en France. Quand serons-nous assez mûrs pour cette réflexion, qui devra commencer par qualifier correctement les choses et cesser de parler hors de propos de location du corps humain ? Peut-être quand les enfants nés d’une GPA seront devenus si nombreux que nous ne pourrons plus feindre de ne pas entendre leurs rires ?

NB : Full disclosure : je n’ai jamais été avocat dans un dossier de transcription d’acte de naissance d’un enfant né par GPA et ne suis pas concerné par la GPA à titre personnel, j’ai fait mes enfants à l’ancienne. J’exprime ici une opinion strictement personnelle issue de ma seule réflexion.

Quid nunc ?

Dans une semaine environ, le Conseil constitutionnel va rendre sa décision sur la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle devrait passer sans dommages l’examen du Conseil et entrer en vigueur très vite, puisqu’aucun décret d’application n’est nécessaire pour cela, et les textes règlementaires que cette loi demande pour éviter toute difficulté et dire aux officiers d’état civil quoi faire sont déjà prêts. Des couples d’hommes et de femmes vont se marier, les premiers sous les caméras, les seconds dans la discrétion, les troisièmes dans l’indifférence, et la victoire de ceux qui ont voulu ce texte sera totale. Et nous pourrons enfin parler d’autre chose sur ce blog, ce qui sera fait très bientôt, l’actualité législative étant riche.

PS : vous m’avez manqué.

mardi 22 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (2e partie)

“Je suis l’Amour qui n’ose pas dire son nom.”
Lord Alfred Bruce Douglas, “Deux Amours”, 1894


Après avoir fait un rapide voyage à travers le temps, projetons-nous dans un avenir proche et voyons ce que dit cette loi, ce qui nécessairement nous fera aborder la question de savoir ce qu’elle ne dit pas.

Le projet de loi a voulu faire dans la simplicité, ce qui ne se traduit pas forcément dans sa rédaction, mais c’est la loi du genre.

Le projet de loi tire les conséquences de la jurisprudence liée à l’affaire du mariage de Bègles, dont je vous ai entretenu dans le billet précédent, et de sa confirmation implicite par la décision du Conseil constitutionnel du 28 janvier 2011. Puisque le seul obstacle est rédactionnel, il se contente, après avoir posé une définition du mot “mariage” qui n’y figurait pas jusqu’à présent[1], de modifier les articles du Code civil qu’il faut changer pour que le mariage puisse aussi s’appliquer entre personnes de même sexe, et en tire les conséquences nécessaires sur le plan de l’adoption. Comme nous le verrons, il ne touche en rien à la filiation, ce que ses opposants semblent ignorer.

Ainsi, par exemple, l’article 144, qui fixe l’âge nubile, actuellement rédigé “L’homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus”, deviendra “Le mariage ne peut être contracté avant dix-huit ans révolus.”

Le projet de loi initial prévoyait de longs articles de coordination remplaçant chaque fois que c’était nécessaire dans le Code civil et les autres Codes concernés (Code rural, Code de la sécurité sociale…) les formulations renvoyant implicitement à un couple de sexe différent par une formulation plus neutre. Ces articles ont été remplacés en commission des lois par un article dit “article balai” qui ne touche pas à ces dispositions éparses mais dit qu’il faudra désormais les lire comme s’appliquant à un couple de même sexe. Cette méthode me laisse réservé car si elle raccourcit le projet de loi, elle ne le rend pas plus clair : si pour comprendre qu’il faut lire l’article 149 comme ne disant pas vraiment ce qu’il dit, il faut au préalable avoir lu le mode d’emploi situé au tout début du Code à l’article 6-1, je crains que le Conseil constitutionnel ne censure une violation de l’obligation d’intelligibilité de la loi. Sans être dans le secret des dieux, j’ai bon espoir que la rédaction originelle soit rétablie en séance publique, cette modification temporaire ayant eu pour effet de faire tomber les nombreux amendements de l’opposition déposés en commission sur ces articles sans qu’il soit besoin de les examiner un par un.

Voilà. On a fait le tour de l’essentiel du projet de loi. Mais rassurez-vous, je n’ai pas dit que j’avais fini ce billet. Car en effet, il comporte un deuxième chapitre sur l’adoption, et c’est là que nous entrons sur le champs de bataille politique. Avant de l’aborder, il me semble judicieux de rappeler ce que sont, d’un strict point de vue juridique, le mariage et l’adoption.

Mariage, mon ami, qui es-tu ?

Le mariage a un double aspect qui le rend assez unique, en tout cas totalement à part, dans notre droit et dans tous les droits d’ailleurs : un aspect contractuel, et un aspect institutionnel, qui sont deux termes pourtant antagonistes. Voilà la première clef du mariage : c’est un oxymore.

L’aspect contractuel est en premier lieu que sa formation repose sur le consentement des deux parties. La question du consentement dans le mariage est fondamental : “Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement” (art. 146 du Code civil).

Au delà de ce consentement, propre du contrat, les effets du mariage sur le plan patrimonial peuvent être assez largement décidés par les époux par le choix du régime matrimonial (que dans le langage courant on appelle le contrat de mariage), qui permet de faire des choix dérogeant au droit commun, sur des biens futurs, sur des donations, sur la gestion et la liquidation de l’indivision spécifique au mariage qu’on appelle communauté (non, pas la Communauté de l’Anneau, c’est autre chose). Je ne rentrerai pas dans les détails, qui font les délices des étudiants en droit privé pendant un semestre et le bonheur des notaires pendant toute leur vie, mais disons que les époux peuvent choisir le sort de leurs patrimoines respectifs, an allant de la séparation pure et simple (qui n’est pourtant pas absolue, loin de là) jusqu’à la confusion la plus parfaite, avec la communauté universelle. Les notaires sont les rois du tuning en la matière, n’hésitez pas à les consulter avant de vous marier (le contrat de mariage doit impérativement être signé avant la célébration des noces). Un contrat de mariage coute quelques centaines d’euros et peut vous en faire économiser quelques dizaines de milliers.

L’aspect institutionnel veut quant à lui que le mariage a des effets impératifs, fixés par la loi, auxquels les époux ne peuvent pas déroger et qui sont communs à tous les mariages. C’est ce qu’on appelle le régime primaire, terme existant bien avant la création de la sécurité sociale. Le régime primaire est fixé par les articles 212 à 226 du Code civil (dans le livre sur les personnes). Le régime matrimonial, le fameux “contrat de mariage”, est régi par les articles 1387 à 1581 (dans la partie consacrée aux biens), selon les divers cas. Cet aspect institutionnel se manifestait il y a encore quelques années par la prise en compte fiscale, mais cet aspect ne lui est plus spécifique depuis que le PaCS jouit à peu de choses près du même traitement.

Que dites-vous, mes lecteurs bien-aimés ? Tout cela manque de romantisme ? Complètement. Le droit n’a cure des sentiments. Non qu’il les méprise : le juriste éprouve à leur égard le même respect qu’éprouve l’archéologue pour la physique quantique : distant mais sincère.

Pour tout résumer en une phrase, du point de vue du droit civil, le mariage ne sert que quand surviennent les ennuis. Et la vie est ainsi faite qu’ils surviennent tôt ou tard, que ce soit la mésentente, le décès, la maladie ou autre. Le mariage est un statut complet, en perpétuelle évolution donc adaptée à la société contemporaine, qui est protecteur de l’époux le plus faible : le pauvre, le malade, le sénile, l’inconscient. Il ne protège pas des problèmes : il leur fournit une réponse complète et adaptée.

Votre conjoint ne paye jamais sa part des dépenses du couple alors qu’il gagne plus que vous car il a une passion pour le BASE Jumping en Ferrari ? Envoyez-lui la note. Il a vendu la maison où habite la famille, car il en est le seul propriétaire, pour financer sa passion ? Taratata, la vente est nulle : Article 215 alinéa 3 (s’applique aussi à la résiliation du bail). Lors de son dernier saut, le parachute ne s’est pas ouvert, il est plongé dans le coma ? Article 219 : vous pouvez tout signer pour lui. Il décède et n’a pas eu le temps de faire un testament pour vous protéger ? Pas de panique, vous êtes couvert. Et je ne parle pas du droit fiscal, matière qui a beaucoup changé ces dernières années, mais qui tend à favoriser les couples mariés (affirmation de moins en moins vraie, notamment par rapport aux couples pacsés). Sans attendre la Camarde, en cas de divorce, l’intervention obligatoire du juge vise à ce qu’un magistrat s’assure que les droits des époux soient respectés, notamment ceux du conjoint le plus faible, économiquement ou physiquement : le juge peut refuser de prononcer un divorce par consentement mutuel léonin, et inviter les parties à modifier leur accord sur tel ou tel point (dans l’hypothèse d’un divorce pour faute, il fixe directement les conséquences du divorce). Ces garanties sont inexistantes pour le PaCS, et je ne parle même pas du concubinage.

Voilà où se situe encore aujourd’hui l’inégalité que ce projet de loi se propose de faire disparaitre : les homosexuels n’ont pas accès au régime le plus protecteur, celui du mariage. Ils ont le choix entre deux statuts, le concubinage (qui est plus une absence de statut) et le PaCS, mais pas le mariage et sa batterie de mesures de protection, dont ils auraient eu un cruel besoin dans les années 80-90. Les couples de sexe différent ont le choix entre trois statuts. Ce point est de plus en plus difficile à contester. Il est d’ailleurs frappant de constater que les opposants à ce projet de loi ont dès le début abandonné le terrain de la protection du mariage, au sol un peu trop meuble à force d’avoir été piétiné en 1999, pour se retrancher sur le terrain de la filiation et de l’adoption. Allons donc les y rejoindre.

“…Et tu seras un homo, mon fils.”

Que Rudyard Kipling me pardonne.

La filiation est un lien de droit qui unit un enfant à chacun de ses parents, parent s’entendant comme “géniteur”. En principe, ce lien doit et ne peut être établi qu’avec le père et la mère au sens biologique. Ce lien est double : il s’appelle le lien de paternité quand il relie le père à l’enfant, et le lien de maternité quand il relie la mère à l’enfant. Du fait de certaines contingences physiologiques qui font les riches heures de sites internet pour adultes, il est établi différemment pour le père et pour la mère. Pour la mère, du fait d’un degré assez élevé de certitude que l’on a sur la réalité de sa maternité, qui se manifeste de façon assez spectaculaire, il suffit que son nom soit mentionné dans l’acte de naissance pour que le lien soit légalement établi (art. 311-25 du Code civil). Pour le père, cela dépend. S’il est marié à la mère, il est présumé être le père (art. 312). Sinon, il doit effectuer une démarche positive, la reconnaissance (art. 316). Il en va de même pour la mère dont le nom ne figurerait pas sur l’acte de naissance. La reconnaissance peut se faire devant l’officier d’état civil, sans frais, ou devant notaire (le cas échéant par testament, ce qui a pour effet de faire oublier très vite son chagrin à la veuve) et dès pendant la grossesse, ou enfin en justice si le parent (généralement le père) rechigne à reconnaitre le fruit de ses entrailles.

Règle fondamentale : un enfant ne peut avoir qu’une seule filiation paternelle et une seule filiation maternelle. Pour en établir une autre, il faut d’abord détruire celle qui existe, et le chemin n’est pas aisé, il y a même des situations où ce sera purement et simplement impossible (si le mari de la mère, ou celui qui a reconnu l’enfant se comporte comme le père de l’enfant, son vrai père n’aura aucun moyen de faire établir sa paternité en justice). Le Code civil est l’héritier d’une société où la paix des familles était primordiale, et où la certitude génétique n’existait pas, et il en porte encore l’atavisme.

L’unicité de la filiation est très récente dans notre droit. Le Code civil en distinguait deux, puis trois, et l’enfant n’avait pas les mêmes droits selon son statut. Il y avait les enfants légitimes, issus d’un homme et d’une femme mariés, les enfants naturels, issus d’un couple non marié, et les enfants adultérins, issus d’un d’un homme ou d’une femme marié, mais pas avec l’autre parent. L’enfant adultérin pouvait être naturel à l’égard de son autre parent si celui-ci n’était pas marié (ai-je besoin de préciser que la quasi totalité des enfants adultérins étaient naturels à l’égard de leur mère ?). Dans le Code civil de 1804, les enfants naturels étaient exclus de la succession en présence d’enfants légitimes (mais ils pouvaient être légitimés si leurs parents se mariaient). Finalement, les droits successoraux des enfants naturels et légitimes ont été alignés, mais au détriment de l’enfant adultérin, qui devait reverser la moitié de sa part aux enfants légitimes, et à défaut au conjoint survivant bafoué. Et savez-vous quand cette règle a été abrogée ? En 2001, sous Lionel Jospin, et, comme bien souvent, après une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne veille pas que sur nos gardes à vue (arrêt Mazurek c. France, 1er février 2000) ; je suppose que Mme Frigide Barjot et ses amis avaient piscine et n’avaient pas eu le temps de défiler pour les droits des enfants à l’époque.

Depuis 2006, la filiation est unique, et le mariage ne joue plus que pour simplifier l’établissement de la paternité du mari, dispensé de reconnaitre les enfants de son épouse. Dernier point important : la mort d’un parent ne met pas fin à la filiation avec lui. Ce lien se perpétue au-delà de la mort, par la succession : l’héritier est juridiquement le continuateur de la personne de son auteur. Cela se traduit par le fait qu’il reprend à son nom les procès engagés par son parent décédé (ou contre lui), étant précisé dans la procédure que l’enfant “vient aux droits” de son parent décédé.

Qu’est-ce que la loi sur le mariage pour tous change à cela ?

La réponse est : rigoureusement rien.

Le projet de loi ne touche absolument pas à la filiation. Vous pouvez vérifier : la filiation occupe les articles 310 à 342-8 : aucun article situé dans cet intervalle n’est touché. Une pierre dans le jardin de l’argument “on va faire disparaitre les père et mère du Code civil”. Ainsi, si une femme mariée à une autre femme tombe enceinte (forcément des œuvres d’un tiers), son épouse ne pourra pas reconnaitre l’enfant puisque la mention de la mère dans l’acte de naissance aura déjà établie une filiation maternelle. Pour la même raison, la présomption de paternité ne jouera pas puisqu’elle ne s’applique qu’au mari de la mère (rédaction inchangée, donc inapplicable à un mariage entre personnes de même sexe). Donc, amis anti-mariage homosexuel, rassurez-vous : “un papa, une maman” reste la règle, on ne ment pas aux enfants, vous pouvez retourner tranquillement leur parler du Père Noël.

La seule façon d’établir un lien de filiation entre l’enfant d’un époux et son conjoint sera celle de l’adoption.

Cachez moi cette adoption que vous ne sauriez avoir

Oui, ici, une citation du Tartuffe s’impose, vous allez voir.

Si le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ne touche pas à la filiation, il opère la même adaptation textuelle que pour les règles du mariage, en substituant toute rédaction laissant entendre que les adoptants sont de sexe différent à une rédaction plus neutre. Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il n’a pas le choix.

Mais d’abord, qu’est-ce que l’adoption ?

L’adoption est une institution qui fait naitre un lien juridique de filiation entre deux personnes en principe biologiquement étrangères l’une à l’autre. Cette institution a, en principe, pour objet de donner une famille à un enfant qui en est dépourvu (ce n’est pas toujours le cas) ou qui n’est plus pris en charge par sa famille d’origine. L’adoption confère à l’adopté, dans sa nouvelle famille, la situation d’un enfant dont le lien de filiation serait fondé sur la procréation. La filiation adoptive apparait comme une filiation fondée sur la volonté, une « filiation élective »” (Frédérique Eudier, Répertoire civil Dalloz, v° Adoption, §1, je n’aurais pas mieux dit). Concrètement, l’adoption assimile l’adopté à un descendant (assimile, elle ne fait pas et n’a jamais fait de lui l’enfant des adoptants) : il a les mêmes droits successoraux, les mêmes prohibitions à mariage, et surtout l’autorité parentale est transférée des parents par le sang à l’adoptant.

Vous me connaissez bien, à présent, alors vous avez deviné. C’est l’heure d’un cours d’histoire.

Institution très utilisée à Rome, qui permettait à un Patricien de choisir sa famille même en dehors de celle-ci, pour assurer sa perpétuation, ce qui suppose qu’il y ait à tout moment au moins un homme en âge de porter les armes et d’assurer le culte des ancêtres, elle est ignorée du droit Canon et de l’Eglise, qui lui préfère la parenté spirituelle née du parrainage lors du baptême, elle doit sa résurrection à Napoléon, qui nourrissait de grandes craintes de ne pas avoir d’enfants (craintes qui seront fondées,il n’aura qu’un enfant légitime, et légitimera un de ses enfants naturels).

Le Code civil de 1804 ne connaissait qu’une seule adoption, et elle se faisait entre adultes consentants, par un contrat devant notaire homologué par jugement, et ses effets sont limités au nom et au patrimoine : l’adopté entre dans la famille de l’adoptant, mais reste dans sa famille d’origine. Il a un père, une mère et un adoptant. L’adoption originelle ne visait absolument pas à donner “un papa et une maman” à un enfant : elle donne une filiation supplémentaire, artificielle, à un adulte. Elle n’aura donc que peu de succès (une centaine par an tout le long du 19e siècle).

Au lendemain de la Première guerre mondiale, tout change. La guerre a laissé un grand nombre d’enfants sans famille, et de familles ayant perdu leurs enfants. La loi du 19 juin 1923 élargit l’adoption aux mineurs et l’ouvre aux couples de 50 ans au moins, sans enfants, mariés depuis au moins 10 ans, et diminue son avantage fiscal. L’adoption de patrimoniale devient sociale et familiale. On passe d’une centaine à un millier d’adoptions par an. En 1939, la loi est élargie et assouplie. Notamment, elle crée “la légitimation adoptive”, qui ne peut porter que sur un enfant abandonné, ou dont les parents sont inconnus ou décédés, âgé de moins de 5 ans. La légitimation adoptive rompt le lien avec la famille d’origine et fait de l’enfant l’équivalent d’un enfant légitime des adoptants, qui doivent être mariés et ne pas avoir d’enfants. Cette condition est supprimée en 1957. En 1958, face à la pénurie d’enfants adoptables et au succès de la légitimation adoptive (1589 sur 2541 adoptions en 1957), la loi est réformée et l’adoption perd tout aspect contractuel : elle résulte désormais uniquement d’un jugement d’adoption. C’est encore le cas aujourd’hui.

En 1966, la légitimation adoptive devient l’adoption plénière, à côté de l’adoption d’origine, dite “simple”, qui laisse le lien de l’adopté avec sa famille d’origine. D’autres réformes auront lieu qui porteront sur les modalités et les conditions, mais l’essentiel est posé depuis cette date.

L’adoption plénière est ouverte à une personne seule, âgée d’au moins 28 ans (sauf adoption de l’enfant du conjoint), mais peut être demandée par un couple, à condition qu’il soit marié depuis au moins deux ans et âgé d’au moins 28 ans. Si l’adoptant est marié et que son conjoint ne souhaite pas adopter, il doit donner son consentement à l’adoption par son époux (car cela a des effets successoraux). L’adoption plénière n’est possible que si l’adopté a moins de quinze ans lors de l’ouverture de la procédure, et il faut soit que les parents (ou le conseil de famille s’ils sont décédés ou se sont vus retirer définitivement l’autorité parentale) y consentent, ou que l’adopté soit pupille de l’État, jolie expression désignant les enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) faute de famille les prenant en charge. Elle est irrévocable. Elle se passe en deux phases : une phase administrative, où les candidats à l’adoption doivent obtenir un agrément par l’ASE, puis recevront un enfant placé en vue de son adoption.S’ouvre alors la phase judiciaire, où l’adoption sera prononcée par le tribunal de grande instance. Une fois cette adoption prononcée, l’acte de naissance originel est considéré comme nul, et un autre acte de naissance, totalement fictif, est fabriqué. Malgré mes recherches, je n’ai d’ailleurs pas trouvé la base légale de ce qui est un faux en écriture publique. L’instruction générale sur l’état civil donne ces instructions, mais cette instruction n’a pas valeur de loi, tout au plus est-elle réglementaire. Ne faudrait-il pas s’interroger sur la pertinence d’une fiction qui impose de fabriquer un faux, et qui tombera d’elle même en cas d’adoption à l’international si l’enfant a des caractéristiques physiques incompatibles avec le patrimoine génétique de ses adoptants ? Après tout, “on ne ne ment pas aux enfants”. D’ailleurs JAMAIS la loi n’a appelé les adoptants “parents”. Un peu de cohérence ne ferait pas de mal. (NB : paragraphe édité)

L’adoption simple a des conditions plus souples : pas de condition d’âge pour l’adopté, qui doit y consentir personnellement s’il a plus de 13 ans. L’adoptant doit avoir 28 ans au moins, et en principe 15 ans de plus que l’adopté (10 ans s’il adopte l’enfant du conjoint). Sinon les mêmes conditions s’appliquent : on ne peut être adopté qu’une fois (mais on peut cumuler une adoption plénière et une adoption simple pour des motifs graves appréciés par le juge) tant que les adoptants sont en vie, seul un couple marié peut demander à adopter ensemble, les parents ou le Conseil de famille doivent consentir à l’adoption (ils choisissent même l’adoptant) ou l’adopté être pupille de l’Etat. Enfin, si l’enfant a moins de deux ans ou s’il s’agit d’adoption internationale, la phase administrative redevient obligatoire. L’adoption simple est révocable pour motif grave (par exemple : César aurait pu révoquer l’adoption de Brutus).

La Cour de cassation a jugé en 2007 que le partenaire non marié ne pouvait solliciter l’adoption de l’enfant de son partenaire, car cette adoption ferait disparaitre l’autorité parentale de ce partenaire. Cette règle s’applique quel que soit le sexe des partenaires, mais bien évidemment, seuls des partenaires de sexe différent peuvent choisir de se marier pour procéder à une adoption de l’enfant du conjoint qui ne prive pas le parent de son autorité parentale et permet même de la partager.

J’ai bien sûr honteusement simplifié, j’implore à genoux le pardon de mes confrères spécialisés dans l’adoption, des juges en charge des procédures d’adoption, des agents de l’ASE et des présidents des Conseils Généraux qui me lisent.

Quelques chiffres pour vous achever. En 2010, 9060 personnes ont formulé une demande d’agrément en vue de l’adoption ; 6 073 personnes l’ont obtenu. 24 702 candidats agréés étaient dans l’attente d’un enfant. 90% des demandes sont présentées par un couple. Fin 2010, 2 347 enfants avaient le statut de pupille de l’État. 38 % des pupilles étaient placés dans une famille en vue de leur adoption. Les enfants placés en vue de leur adoption sont très jeunes, en moyenne 2,8 ans et plus des 3/4 ont moins d’un an. Pour les deux tiers restant, aucun projet d’adoption n’est envisagé : soit parce que des liens perdurent avec leur famille : 4 % ; soit parce qu’ils ne sont pas prêts à être adoptés (séquelles psychologiques, échec d’adoption, refus de l’enfant) : 11 % ; soit parce que leur situation actuelle est satisfaisante (bonne insertion dans la famille d’accueil) : 11 % ; soit parce qu’aucune famille adoptive n’a été trouvée en raison de leurs caractéristiques (état de santé, handicap, âge élevé ou enfants faisant partie d’une fratrie) : 46 %. L’adoption internationale représente plus de 80 % de l’adoption en France (soit 3 504 enfants adoptés à l’étranger). La France est le troisième Etat d’accueil d’enfants adoptés à l’étranger, après les Etats-Unis et l’Italie. Source : Observatoire national de l’enfance en danger .

Revenons en à notre mariage pour tous. Le projet de loi ne va rien changer à l’état du droit en la matière ; il faudra toujours être marié pour pouvoir adopter à deux ; hormis que les couples mariés pourront désormais être de même sexe, ce qui impose là aussi certaines corrections de rédaction. Ce qui pour les adversaires du projet change tout. En effet, il n’est pas possible d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe et de leur fermer les portes de l’adoption. Ce combat a déjà eu lieu et a été perdu en 2008. Le seul moyen d’empêcher un couple d’homosexuels d’adopter est de leur interdire de se marier. Et c’est là que ma citation de Tartuffe prend tout son sens.

En effet, le 22 janvier 2008 (joyeux anniversaire !), la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour discrimination à l’encontre des homosexuels en matière d’adoption. La demanderesse était Mme B., homosexuelle vivant en couple avec sa compagne et désireuse d’adopter. Elle a donc déposé une demande d’agrément auprès de l’ASE, demande qui sera rejetée. Mme B. est procédurière et attaque ce refus, qui est confirmé par le tribunal administratif, la cour administrative d’appel et le Conseil d’État. Elle porte donc son affaire devant la cour européenne des droits de l’homme. La lecture de cet arrêt est fascinant, car les motivations retenues par les divers intervenants pour refuser l’agrément, et qui vont entrainer la condamnation de la France, ressemblent spectaculairement à des arguments entendus chez les opposants à ce projet de loi.

Ainsi l’enquête sociale comporte ce passage : “Toutefois, étant donné le cadre de vie actuelle(sic.) dans lequel elle se situe : célibataire, plus vie avec une amie, nous n’avons pas pu évaluer sa capacité à apporter à un enfant une image familiale, de couple parental susceptible de lui assurer un développement stable et épanouissant.” Sous la plume du psychologue, après un dithyrambique “Mademoiselle B. possède beaucoup de qualités humaines, elle est enthousiaste, chaleureuse et on la sent très protectrice. Ses idées concernant l’éducation des enfants semblent très positives” arrive un chafouin “Nous pouvons néanmoins nous interroger sur plusieurs facteurs liés à l’histoire, le contexte d’accueil et le désir d’enfant.”

Ha, le contexte d’accueil, du genre “Notez que je n’ai rien contre les contextes d’accueil, hein. Mon coiffeur est un contexte d’accueil, et il vit avec un cadre de vie très sympathique, m’a-t-on dit”.

Témoins ces interrogations du même psychologue, qui, vous en conviendrez, pourraient tout aussi bien exclure l’adoption par un célibataire hétérosexuel :

“N’y a-t-il pas une conduite d’évitement de la « violence » de l’enfantement et de l’angoisse génétique à l’égard d’un enfant biologique ? L’idéalisation de l’enfant et la sous-estimation des difficultés liées à son accueil : n’y a-t-il pas un fantasme de réparation toute puissante quant au passé de l’enfant ? La possibilité que l’enfant trouve un référent paternel stable et fiable n’est-elle pas aléatoire ?” Notez l’artifice de la phrase interrogative, où on essaye de faire passer des préjugés pour une réflexion scientifique menée à voix haute.

Le pompon est atteint avec cette conclusion : “Un certain flou règne sur ses possibilités [on parle de l’enfant – NdEolas] d’identification à l’image du père. N’oublions pas que c’est avec l’image de ses deux parents que l’enfant se construit. L’enfant a besoin d’adultes qui assument leur fonction parentale : si un parent est seul, quels effets cela aura-t-il sur son développement ?” Visiblement, le fait que depuis 1804, l’adoption soit ouverte à des célibataires ne posait pas tant de problème tant que ces célibataires étaient attirés sexuellement par l’autre sexe.

Un autre psychologue interviendra, et on retrouve les mêmes préjugés maladroitement dissimulés en questionnement métaphysique : le psychologue relève une “attitude particulière vis-à-vis de l’homme dans le sens où il y a refus de l’homme”. L’argument de l’homosexualité comme refus de l’autre revient souvent dans la bouche de ceux qui refusent l’homosexualité car elle est différente.

Et ce psychologue poussera sa réflexion, de son propre aveu, à l’extrême, se réfugiant pudiquement derrière un point d’interrogation : “A l’extrême, comment en refusant l’image de l’homme peut-on ne pas refuser l’image de l’enfant ? (l’enfant en attente d’adoption a un père biologique dont il faudra préserver l’existence symbolique, la requérante en aura-t-elle les possibilités ?) (…)”. Comme si pousser une question à l’absurde faisant nécessairement apparaitre une réponse absurde, cela prouvait que la question originale était elle-même absurde. En somme, si les homosexuelles pouvaient coucher avec des hommes, ça règlerait bien des problèmes, en tout cas pour certains psychologues qui se poseraient moins de questions là où on leur demande des réponses.

Le représentant du Conseil de famille, de l’association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d’agrément, émettra également un avis défavorable, estimant ce qui suit : « (…) De par mon expérience personnelle de vie en famille d’accueil, il me semble mesurer actuellement, avec du recul, l’importance d’un couple mixte (homme et femme) dans l’accueil d’un enfant. Le rôle de la « mère accueillante » et du « père accueillant » au quotidien dans l’éducation de l’enfant sont complémentaires, mais différents l’un de l’autre. C’est un équilibre que l’enfant va bousculer d’autant plus fort parfois selon l’évolution de sa démarche de réalisation et d’acceptation de la vérité de ses origines et de son parcours. Il me semble donc nécessaire qu’il existe un solide équilibre entre une « mère accueillante » et un « père accueillant » dans une démarche d’adoption dans l’intérêt de l’enfant. (…) ». Foin de prétention scientifique, on bascule ici dans le pur argument d’autorité.

Et si ça s’était arrêté là, mais non, voici l’opinion du chef du service d’aide sociale à l’enfance :« - Mlle B partage sa vie avec une amie qui n’apparait pas être partie prenante dans le projet. La place que cette amie occuperait dans la vie de l’enfant accueilli n’est pas clairement définie ; le projet ne semble pas laisser de place à un référent masculin réellement présent auprès de l’enfant. Dans ces conditions, il est à craindre que l’enfant ne puisse trouver au sein de ce foyer les différents repères familiaux nécessaires pour permettre la structuration de sa personnalité et de son épanouissement. »Encore une fois, l’adoption est ouverte à une personne seule, mais ce célibat ne semble poser problème qu’en présence d’un homosexuel, sans que jamais ce problème ne soit expressément nommé, preuve que ces intervenants sentent bien que quelque chose cloche dans leur raisonnement.

Et la cerise sur le gâteau nous est offerte par le Gouvernement français, défendeur devant la Cour, qui va assurer que non, non, non, il n’y a aucune discrimination à l’égard des homosexuels puisque nul ne conteste qu’ils ont bel et bien le droit d’adopter. C’est juste un hasard cocasse, une décimale flottante dans le schéma de Bernoulli, qui fait qu’aucun homosexuel n’avait jamais réussi à obtenir l’agrément indispensable. Et nous étions en 2008, c’était le Gouvernement Fillon qui était en charge du dossier. L’UMP, la même qui défile contre le mariage homosexuel, est allée devant la Cour européenne des droits de l’homme affirmer la main sur le cœur que ça ne lui posait aucun problème que les homosexuels puissent adopter. Oui, oui, le gouvernement où Christine Boutin était ministre du logement et de la ville, celui-là même.

La Cour a condamné la France à cause de cette hypocrisie, en estimant que puisque la France admet elle-même que cela ne pose pas de problème que les homosexuels puissent adopter, le fait de refuser un agrément uniquement à cause de considérations tournant autour de l’homosexualité comme c’était le cas ici (les rapports étaient laudatifs sur l’engagement et la capacité de la candidate à l’adoption) était forcément discriminatoire au sens de la Convention.

Source : CEDH Grande Chambre, 22 janvier 2008, E.B. c. France, n°43546/02.

Donc point fondamental à retenir dans le cadre du débat sur cette loi : les homosexuels ont d’ores et déjà le droit d’adopter, le seul effet de la loi sera de leur ouvrir la possibilité d’adopter en couple, ou d’adopter l’enfant du conjoint (hypothèse assez rare, vous devinerez pourquoi), possibilités qui sont réservés aux couples mariés. Que cela puisse contrarier des personnalités, non pas homophobes, bien sûr mais disons rétives aux contextes d’accueil, je le comprends. Mais présenter cela comme un changement civilisationnel me parait un poil excessif, et Dieu sait que dans ce débat, tout le monde déteste les arguments excessifs.

Toute autre solution aboutirait inévitablement à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme. Laissons ce triste privilège à la garde à vue.

Je réalise que ce billet est déjà fort long. J’aurais voulu traiter également de la question de la Procréation médicalement assistée (qui n’est pas concernée par le projet de loi) ou de la gestation pour autrui (qui est illégale et n’est pas concernée par le projet de loi) et balayer le reste des arguments entendus de la part des opposants, mais ce sera pour un 3e billet.

Note

[1] Nouvel article 143 du Code civil : “Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe.”

mardi 15 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (1re partie)

“Even if I did hate gay people, I’d want them to get married, put them through the same hell the rest of us have to go through.”[1]
Mayor Randall Winston, in Spin City.


Le Gouvernement, conformément à une des promesses électorales du président Hollande, présente au Parlement un projet de loi dit “de mariage pour tous”, qui porte mal son nom puisqu’il n’oblige pas tout le monde à se marier. D’ailleurs ce n’est pas son nom officiel, c’est le nom que les communicants lui ont donné. Son vrai nom est projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, ce qui est l’avantage d’être plus clair puisque c’est exactement ce dont il s’agit.

Comme d’habitude, il est vain de vouloir comprendre un débat juridique sans commencer par ouvrir un livre d’histoire. Je ne dirai jamais assez combien ces disciplines sont cousines et n’exhorterai jamais assez les étudiants en droit à choisir les matières historiques, qui sont les seules dont le programme survivra intact à la décennie suivant votre départ de la fac.

Une brève histoire du mariage

Il est frappant de constater que le mariage est une des plus vieilles institutions de l’humanité avec la propriété. La liberté et l’égalité sont des bébés à côté : si elles sont pluricentenaires, le mariage, lui, est plurimillénaire. La preuve qu’il remonte aux tous débuts de l’humanité est qu’il existe dans à peu près toutes les cultures et les civilisations, avec les mêmes caractéristiques essentielles : il s’agit de l’union d’un homme et d’une femme, exclusive (des cultures connaissent la polygamie, la polyandrie, ou l’éducation en commun des enfants, mais cela reste une exception dans l’histoire humaine), à durée indéterminée (mais qui prend fin avec la mort, c’est là aussi un point assez universel), dont l’objet essentiel est la reproduction, mais qui comporte aussi un aspect patrimonial certain : le mariage règle le sort des biens présents et à venir, leur gestion, et leur répartition à la dissolution du mariage.

Dans la Bible, la mention du mariage apparaît dès le chapitre 3 de la Génèse : les premiers époux sont Adam et Ève. Le mariage apparaît ainsi symboliquement en même temps que l’Humanité.

Pour prendre des sources plus séculières, le Code d’Hammurabi (1750 av; J.-C., avant l’âge du fer), remontant aux tous débuts de la civilisation babylonienne, et plus ancien texte juridique connu, consacre une bonne partie de ses développements au mariage, et notamment ses aspects patrimoniaux (§128 sur les effets d’un mariage passé sans contrat préalable par exemple). Mais on sait que le mariage était déjà une institution courante depuis un millénaire et demi, puisque Narmer, premier roi d’Egypte et fondateur de la Première Dynastie (3200 av. J.-C, on parle ici du néolithique) était marié à la reine Neithhotep.

Le mariage tel que nous le connaissons est l’héritier du mariage romain, mariage qui a lui-même connu bien des évolutions entre la Rome archaïque et le bas-Empire (on parle de plus d’un millénaire d’histoire). La Rome archaïque ne connaissait qu’une forme de mariage : le mariage cum manum (avec la main). La femme passait de la famille de son père à celle de son mari et elle perdait tout lien avec lui. Le pouvoir discrétionnaire de vie et de mort sur celle-ci passait également du père au mari. L’enlèvement des Sabines, mythe fondateur de Rome, illustre bien cette conception quasi-patrimoniale de l’épouse (il faut dire qu’à sa fondation, Rome tenait plus de la tribu barbare que de l’Empire rayonnant). Le mariage sin manum (sans la main) va apparaître et va finir par supplanter le cum manum : la femme reste dans la famille de son père, qui du coup a son mot à dire en cas de désir homicide du mari (ce pouvoir homicide disparaitra peu à peu, en se limitant d’abord à 4 cas, avant de disparaître purement et simplement), et quand le divorce va se libéraliser, la femme divorcée retournera dans la famille de son père. Ce lien durable entre deux familles est un des effets du mariage qui sera aussi recherché dans les familles puissantes ou riches : il scelle une union durable, qui prendra chair sous forme d’un enfant appartenant aux deux familles. Cet aspect sera particulièrement développé en Europe ou tout traité s’accompagnera d’une hyménée, ce qui remplacera avantageusement la tradition germanique des otages. Ainsi, les souverains des grandes puissances d’Europe qui mettront le continent à feu et à sang en 1914 étaient-ils tous cousins: Georges V était cousin germain du Tsar Nicolas II, et cousin du Kaiser Guillaume II, ayant la même grand-mère, la reine Victoria.

La grande évolution suivante du mariage sera dû à l’influence du christianisme, qui devient religion officielle de l’Empire à la fin du 4e siècle. Le mariage est un sacrement, il devient indissoluble sauf par la mort, et il est donné par chaque époux à l’autre, en présence d’un prêtre et in face ecclesiæ, en face de l’église. Le droit romain classique ne connaissait aucun formalisme au mariage : les époux cohabitaient et couchaient ensemble, ça suffisait ; le droit canon va exiger que le mariage soit célébré publiquement et en présence d’un prêtre, et sera consigné par écrit : c’est la naissance de l’état civil). Le même droit canon, qui va s’appliquer dans toute l’Europe jusqu’à la Réforme et dans les pays catholiques après cela, va exiger, à peine de nullité, que le consentement des époux soit sincère (le Sacrement ne peut être donné que de son plein gré et sincèrement), et que l’Union soit consommée et fertile. Le mariage a pour l’Église comme objet essentiel (mais certainement pas unique) la conception d’enfants.

La Révolution française va bouleverser tout cela en retirant à l’Eglise, soupçonnée d’être contre-Révolutionnaire (ce qui la rendra farouchement contre-révolutionnaire) le monopole du mariage en 1792, pour le confier à des officiers publics, et légalisant le divorce jusqu’à son abrogation en 1816 (NON, ce n’est pas Napoléon qui a abrogé le divorce, le Code civil de 1804 prévoyait bien le divorce). Mais cette sécularisation du mariage laissera perdurer des liens : ainsi, le droit civil exige une célébration publique du mariage, en présence d’un officier d’état civil (maire ou adjoint), et les prohibitions religieuses de l’inceste (prohibition du mariage entre proches parents, mais à un niveau moindre que pour le droit canon (3e degré au civil contre 4e pour le droit canon), et de la polygamie seront conservées, et même un rituel sera mis en place, la lecture d’extraits du Code civil remplaçant celle des Saintes Écritures. Le principe que le mariage civil doit précéder le mariage religieux sera posé en 1792 et perdure encore aujourd’hui (même si votre serviteur lui a fait un pied de nez en ne se mariant qu’à l’Église, et ce en toute légalité ; mon côté punk).

Soulignons dès à présent, car je vais y revenir, que le Code civil de 1804 ne mentionne pas l’identité des sexes des époux comme cause de prohibition du mariage. En 1804, il était évident que le mariage ne concernait qu’un homme et une femme (chabada chabada), et même Cambacérès, rapporteur du texte devant le corps législatif et homosexuel notoire, n’aurait pas eu l’idée qu’il en aille autrement.

Le divorce sera rétabli en 1884 par la loi Naquet, mais seulement pour faute. Détail amusant : cette loi sera durement combattue par les conservateurs, au nom de la défense de la famille : cette loi devait mettre fin à la natalité et entraîner le déclin inéluctable et la disparition de la France faute d’enfants (cette préoccupation à l’égard des enfants prendra tout son sens en 1914 quand éclatera cette guerre que ces mêmes conservateurs on préparé pendant 40 ans) . C’était surtout son caractère émancipateur de la femme qui dérangeait, car la femme obtenant le divorce aux torts exclusifs de son mari pouvait obtenir une substantielle compensation assurant son indépendance financière. De nombreux magistrats démissionnèrent pour ne pas avoir à appliquer cette loi, qui restera quasi inchangée pendant 90 ans.

En 1975, le divorce est élargi au consentement mutuel, et à la rupture de la vie commune, et la grande réforme de 2004 facilitera encore le divorce, sans le bouleverser en profondeur. Sachant qu’en 1975 a également été adoptée la loi sur l’IVG, les conservateurs n’ont pas passé une excellente année et devaient déjà considérer l’humanité comme perdue.

En 1999, la loi sur le PaCS créera une union civile allégée à côté du mariage, et consacrera l’existence du concubinage dans le Code civil, créant ainsi trois modes d’organisation de la vie commune ; du moins pour les coupes de sexe différent. Les couples homosexuels n’en ont que deux, et les deux moins protecteurs. La mobilisation contre sera là aussi très importante, avec les mêmes arguments : protection de la famille et du mariage, et surtout, surtout, pas d’homophobie, même si la, disons…spontanéité des manifestants met à mal cette profession de foi.

Quelques chiffres car il en faut

Aujourd’hui, plus de la moitié des enfants qui naissent en France naissent dans un couple non marié : en 2009, sur 801 134 enfants nés, 376 204 sont nés dans un couple marié, 424 930 sont nés dans le péché, soit 53%. Le rééquilibrage est spectaculaire pour le 2e enfant (57% naissent dans un couple marié) et quant au 3e, il nait à 71% dans une famille mariée. De fait, l’INSEE constate que l’enfant vient désormais avant le mariage.

Quant aux mariages, leur nombre n’a pas connu de variation sensible du fait du PaCS. Après avoir connu un pic dans les années 2000, le nombre de mariage est revenu à son niveau du début des années 90 (leur nombre annuel oscillant entre 250.000 et 290.000). Le nombre de PaCS a connu une progression constante est passé de 22 271 la première année (5412 de même sexe, 16859 de sexe opposé) à 205 558 en 2010 (9 143 de même sexe, 196 415 de sexe différent), soit quasiment le même nombre que les mariages. Le PaCS n’a donc pas diminué le nombre de mariages, mais a fourni un statut à des couples qui visiblement ne souhaitaient pas se marier, et la proportion des couples hétéros est largement supérieur à celui des couples homosexuels. La vraie victime du PaCS, c’est le concubinage, semble-t-il. Chiffres complets sur le site de l’INSEE.

La France a conservé, nonobstant ces variations, un taux de natalité élevé, de l’ordre de 2,1, le 2e d’Europe. La disparition de l’humanité, à commencer par le peuple français, ne semble donc pas à l’ordre du jour.

Une très brève histoire contemporaine de l’homosexualité

Oui, encore des prolégomènes, mais qui veut comprendre se condamne à apprendre. Celui qui veut vous faire peur a besoin de votre ignorance, cela explique l’absence de pédagogie sur ce texte de la part de ses adversaires (il en allait de même sur le PaCS en 1999).

Le Code pénal de 1810 ne connaissait aucun délit lié à l’homosexualité ni à des relations sexuelles “contre nature” comme les États-Unis ont pu en connaître (ce n’est qu’en 2003 que la Cour Suprême a interdit les lois pénalisant les relations homosexuelles librement consenties). Ce n’est qu’en 1942 qu’un délit va être créé frappant les relations homosexuelles consenties avec un mineur de 21 ans (comprenez : âgé de moins de 21 ans), alors que les relations hétérosexuelles avec un mineur sont légales dès l’âge de 15 ans), loi voulue par l’Amiral Darlan suite à un scandale dans la marine ; un fait divers, une loi est une vieille tradition. Ce délit sera conservé à la Libération jusqu’en 1982 (l’âge de 21 ans étant baissé à 18 ans en 1974 avec l’âge de la majorité civile).

La fin des années 70 est un tournant majeur. Le SIDA, qui ne porte pas encore ce nom, fait son apparition, poussant les homosexuels à s’organiser et se soutenir mutuellement, car à l’époque, la maladie, non traitée, peut tuer en quelques mois. C’est la naissance d’une conscience communautaire et d’une certaine solidarité. La première manifestation d’homosexuels a lieu le 4 avril 1981, à la veille de l’élection présidentielle, pour demander l’abrogation des délits discriminant les homosexuels (promesse de campagne du président Mitterrand). Ce sera fait en 1982.

La tragédie que sera le SIDA frappe durement les homosexuels, qui se trouvent confrontés aux conséquences dramatiques de l’absence de tout statut légal pour les unions homosexuelles : les legs faits au survivant sont frappés de 60% de droits de succession après un abattement de 1500€, il n’a pas de droit au maintien dans le logement, même s’il peut payer le loyer, et si rien n’a été prévu, le compagnon se retrouve sans droit à rien, et souvent la famille du décédé n’est pas vraiment très affectueuse et compréhensive.

Ces drames additionnés leur donneront l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre, et la revendication de la reconnaissance de leurs couples sera une constante.

En 1993, le Code de la sécurité sociale permet aux concubins homosexuels d’être ayant droit d’un cotisant, au même titre que les concubins hétérosexuels (ça paraît anecdotique aujourd’hui, ça ne l’était pas à l’époque).

En 1999, le PaCS est une demi-victoire. C’est une légalisation de l’union, avec des droits en cas de décès, mais ce n’est pas le mariage, nous allons voir la différence.

Vint alors la controverse de Bègles.

En 2004, le député maire de Bègles, Noël Mamère, décide de lancer un pavé dans la mare et de célébrer un mariage entre deux hommes. Son argument est que le Code civil ne pose nulle part la condition de différence de sexe, alors que les conditions de validité (absence de parenté, absence de mariage précédent non dissous, consentement) sont très clairement posées. Donc, le mariage homosexuel serait légal sans que nul ne s’en soit jamais avisé.

Le parquet s’opposera à cette célébration, mais le maire passera outre le 5 juin 2004, et le parquet assignera les époux devant le tribunal de grande instance pour faire annuler ce mariage. Le 19 avril 2005, la cour d’appel de Bordeaux confirmera cette annulation par un arrêt très précisément motivé, relevant que la rédaction de certains articles laisse entendre sans ambiguïté que le législateur n’a envisagé que l’union d’un homme et d’une femme (ce qui en 1804 était en effet probable), et que c’est au législateur de modifier cela, pas au juge de le faire par une interprétation renversant le sens même du texte, arrêt que la Cour de cassation approuvera le 13 mars 2007.

L’ouverture en 2008 de la possibilité de contester la constitutionnalité d’un texte par le biais d’une QPC ouvrira une nouvelle possibilité de recours qui sera promptement empruntée, et le Conseil constitutionnel se ralliera à cette position dans sa décision 2010-92 QPC du 28 janvier 2011. Le fait de réserver le mariage aux personnes de sexe différent n’est pas discriminatoire (ce qui est juridiquement exact : les homosexuels peuvent se marier entre eux, à condition d’être de sexe différent, même si cela gâche tout l’intérêt de la chose pour eux, tout comme deux hétérosexuels ne peuvent se marier entre eux s’ils sont de même sexe), et seul le législateur peut changer cela, le salut ne viendra pas du prétoire.

Et ce fut 2012 et l’élection de François Hollande, qui a fait de cette modification législative une de ses promesses de campagne. Voilà comment nous en sommes arrivés là.

Ces prolégomènes sont à présent terminés, mais aussi ce billet pour le moment, la suite sous (très) peu avec l’analyse de ce que dit, et surtout de ce que ne dit pas ce projet de loi.

Note

[1] Même si je haïssais vraiment les homosexuels, je voudrais quand même qu’ils puissent se marier, pour qu’ils connaissent l’enfer que nous vivons”

vendredi 9 novembre 2012

Institut contre la justice

Par Gascogne


Lorsque je recherche la définition d’un “institut”, outre le côté beauté de la chose, je tombe le plus souvent sur la définition suivante : “établissement de recherches scientifiques et d’enseignement supérieur”. De manière assez étonnante, je n’arrive dès lors pas à comprendre comment l’Institut pour la justice peut relever d’une telle définition.

Non pas que je ne comprenne pas comment ses membres peuvent réfléchir à l’avenir de l’institution judiciaire française. Qu’ils le fassent comme n’importe quel autre citoyen est non seulement normal mais encore salutaire. Qu’ils le fassent par le biais de vidéos virales est pourtant déjà plus troublant. Est-il en effet besoin d’appeler tous les citoyens de France et de Navarre à témoins pour réfléchir sur les modifications à apporter au système judiciaire ? En dehors d’une élection démocratique, s’entend… Est-il besoin d’utiliser la douleur de la famille d’une victime pour mettre en avant sa propre conception de ce que doit-être le système judiciaire français ?

Il est bien évident que tout un chacun est en droit d’exiger un débat démocratique, même en dehors de périodes électorales, sur n’importe quel sujet, l’institution judiciaire n’échappant ni à la critique, ni à la discussion. Mais cela suppose que l’on accepte en retour la critique… de la critique. D’autant plus lorsqu’elle est systématique. Alors je dois reconnaître un certain étonnement lorsque j’ai appris que l’Institut pour la Justice avait diffusé sur son blog[1] un billet d’humeur suite au discours du président de l’Union Syndicale des Magistrats lors du congrès annuel de ce syndicat, en présence du Garde des Sceaux, et, fait exceptionnel, du Ministre de l’Intérieur, à Colmar.

Cette association, qui se veut proche des “victimes”, mais qui l’est surtout de partis politiques, a publié sur son site, avant même de l’avoir envoyé à son destinataire naturel, la lettre suivante :

Monsieur le Président,

Je me permets de vous écrire suite à votre discours lors du Congrès de l’USM, le 19 octobre dernier, à Colmar.

Je tenais à vous faire part de ma stupéfaction à la lecture de celui-ci. Vous n’avez, en effet, pas hésité à attaquer violemment l’Institut pour la Justice, en utilisant des mots particulièrement discourtois et mensongers à notre égard, évoquant « un discours populiste et extrémiste », « des amalgames pathétiques » ou des « voix qui tentent de faire croire qu’elles défendent les victimes ».

Je me permettrai de revenir sur le fond de vos attaques très rapidement, mais j’aimerais auparavant souligner une contradiction particulièrement manifeste dans votre discours. Après avoir invectivé publiquement et de manière éhontée l’Institut pour la Justice, vous ajoutez, dans votre discours, que vous croyez « au nécessaire dialogue républicain », que vous êtes « ouverts au dialogue et au compromis » et concluez par « nous préférons infiniment aux oppositions frontales du passé le débat d’idée ! ».

A la lecture de ces mots, je suis pris d’un sérieux doute sur votre sincérité et votre volonté de parvenir à un dialogue constructif, ce qui ne veut pas dire sans oppositions. En ayant recours à l’amalgame, l’invective et même la stigmatisation systématique, vous utilisez des procédés qui sont à l’opposé de vos déclarations et vous rapprochent de partis ou mouvements qui n’hésitent pas à recourir, eux, à des « discours populistes et extrémistes ». Vous critiquez les méthodes de certains syndicats de policiers à l’encontre de l’USM mais usez des mêmes procédés à notre égard. En ce sens, je dois reconnaître mon étonnement, pour ne pas dire plus.

Par ailleurs, vous faites une erreur – dont j’espère qu’elle n’est pas volontaire – en laissant croire que nos analyses sur les dysfonctionnements de la justice visent les magistrats. Si des critiques individuelles peuvent être faites à l’égard de certains magistrats, ce dont vous ne vous privez pas à l’égard de M. COURROYE, il n’en est pas moins vrai que les juges appliquent, plus ou moins strictement, les lois pénales décidées et votées par les pouvoirs exécutif et législatif.

Or, ce sont ces lois que nous dénonçons et que nous souhaitons voir modifier dans le sens des préoccupations et idées qui sont les nôtres. Je vous saurai donc gré de ne pas simplifier nos discours et nos propositions qui reçoivent, par ailleurs, le soutien de nombreux magistrats, professionnels et experts du monde judiciaire.

Vous revendiquez, et c’est une idée à laquelle nous ne sommes pas insensibles, l’instauration d’un véritable pouvoir judiciaire dans notre pays, symboliquement matérialisé par une réforme de notre Constitution. Or, je ne doute pas que comme nous, vous souscriviez à l’idée qu’il n’est de plus grand danger dans une démocratie, qu’un pouvoir sans contre-pouvoir.

La Justice est rendue dans notre pays au nom du peuple français. Sans céder à quelque populisme que cela soit, refuser d’entendre l’opinion publique ne peut être compatible avec la mission même de la Justice. Instaurer un pouvoir judiciaire digne de ce nom en France, nécessiterait dans le même temps que des contre-pouvoirs forts soient mis en place. Cette remarque s’applique d’ailleurs à l’ensemble de nos institutions, notre pays souffrant, sans aucun doute, de l’absence de véritables contre-pouvoirs.

La démocratie et l’information des citoyens sont un combat et une mission de chaque jour. Certes, nous sommes sans doute en désaccord sur l’orientation des réformes qui seraient nécessaires à notre système judiciaire, mais je vous prierai de ne pas recourir à des discours ou à des procédés que vous condamnez légitimement lorsqu’ils sont adressés à votre encontre.

Nous sommes tout à fait disposés à vous rencontrer et à multiplier les échanges avec l’Union Syndicale des Magistrats. Le débat démocratique a tout à y gagner à condition que les invectives ne soient pas l’instrument privilégié par votre organisation pour nous décrire.

Je crois qu’il était nécessaire que l’Institut pour la Justice vous fasse part de sa préoccupation à l’égard des propos qui sont les vôtres. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion d’échanger à ce sujet.

Restant à votre disposition, je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l’expression de mes salutations cordiales.

Alexandre GIUGLARIS Délégué général adjoint de l’Institut pour la Justice

L’IPJ s’est entendu faire la réponse suivante :

Monsieur le délégué général adjoint,

J’accuse réception ce jour de votre courrier du 25 octobre dernier qui m’est tardivement parvenu, mais dont je n’avais pas manqué de prendre connaissance, puisque vous l’avez concomitamment diffusé sur votre site internet sous forme de lettre ouverte.

Vous semblez me reprocher un passage du discours que j’ai prononcé en présence de Mme TAUBIRA et de M. VALLS à l’occasion du 38ème congrès annuel de l’USM à Colmar le 19 octobre dernier.

Je me félicite de l’intérêt que vous portez à nos travaux. Néanmoins, vous me permettrez de trouver inapproprié d’extraire quatre lignes d’un discours de 45 minutes en en modifiant le sens et la portée.

Après m’être félicité du discours respectueux du Ministre de l’Intérieur à l’égard des magistrats et de leurs décisions, ouvrant la porte à un travail serein et consensuel gage de succès dans la lutte contre la délinquance et la récidive, j’ai émis des inquiétudes quant aux oppositions de certains, tant au sein de la police qu’au sein de la magistrature, à cette attitude responsable.

J’ai ajouté : « D’autres voix, qui tentent de faire croire qu’elles défendent les victimes, mais véhiculent un discours populiste et extrémiste, les rejoindront. Comment ne pas condamner les derniers amalgames pathétiques diffusés sur internet, par ceux qu’il faudrait plutôt appeler ICJ, « l’Institut contre la Justice » ! »

Je conçois que ces propos vous soient désagréables, mais ils correspondent au ressenti de très nombreux collègues après les multiples attaques dont l’IPJ est coutumier à l’égard des magistrats.

Il m’avait en effet échappé que c’étaient les lois et procédures que vous contestiez et non les magistrats et leurs décisions. Le visionnage intégral des vidéos diffusées sur votre site internet, les raccourcis saisissants que vous opérez, les approximations et les amalgames flagrants prouvent qu’au-delà des lois, ce sont également les décisions de justice et ceux qui les rendent que vous attaquez. Vous êtes naturellement libre de penser ce que vous voulez des magistrats et fonctionnaires de greffe qui servent pourtant la justice avec abnégation et sans les moyens suffisants pour faire face à l’ensemble de leurs missions.

Vous avez le droit de porter des idées qui n’ont été efficaces dans aucun pays au Monde et de faire du lobbying pour les imposer dans notre pays.

Mais vous ne pouvez pas, comme vous le faites, systématiquement stigmatiser la Justice, laissant entendre que les magistrats, par esprit partisan, sont laxistes, font fi des victimes et favorisent en réalité les délinquants. Ou si vous le faites, acceptez au moins, sans vous victimiser, que ceux qui majoritairement représentent les magistrats fassent part publiquement de leur réprobation !

« La démocratie (j’ajouterai la séparation des pouvoirs et l’indépendance des magistrats) et l’information des citoyens sont un combat et une mission de chaque jour » écrivez-vous.

Je partage ce sentiment, mais, à l’USM, nous considérons que la démocratie ne peut se mettre en œuvre que si les organes régulateurs de la société, au rang desquels nous plaçons naturellement l’institution judiciaire, sont respectés.

Quant à l’information donnée, encore faudrait-il qu’elle soit juste et exprimée avec sincérité, ce qui, j’ai le regret de vous le dire, n’est pas le sentiment principal qui émane de vos publications.

Vous comprendrez que tant que ces deux conditions préalables ne sont pas remplies, il ne peut être envisagé un quelconque travail entre l’USM et votre institut

Je vous prie d’agréer, Monsieur le délégué général adjoint, mes salutations distinguées.

Christophe REGNARD Président de l’Union Syndicale des Magistrats

Je ne suis certes en rien objectif, comme membre du syndicat si honni de l’IPJ, et par ailleurs fort peu adhérent dudit institut. Mais tout de même, il me semble qu’à la démagogie d’un tel regroupement qui se positionne sur l’échiquier politique, et en matière de justice, à l’extrême de ce qu’une démocratie peut accepter, il faut systématiquement répondre, pour ne pas leur laisser le champ libre de la discussion démocratique. Si tant est que la réponse à la réponse ne soit pas la plainte en diffamation, solution facile de celui qui finalement refuse toute forme de dialogue.

Une chose est claire : je ne laisserai jamais cet “institut” discourir seul de ce qui est sa vision extrême de la justice. Je suis immodestement persuadé que je suis mieux placé que n’importe quel de ses membres pour savoir ce qu’est la justice en France et ce dont elle a réellement besoin. Et je continuerai à le dire, à le réclamer, à la critiquer. Fut-ce au prix d’une assignation en justice pour “diffamation”, puisqu’il semble que la seule réponse de cette association à la critique de sa vision du monde judiciaire soit le recours à cette justice qu’elle semble pourtant tant détester.

Note

[1] je vous laisse faire toutes recherches utiles sur Google, n’entendant pas me faire le publicitaire de cette association

samedi 13 octobre 2012

Incompréhension

Le verdict rendu hier par la cour d’assises de Créteil dans une affaire de viols en réunion (merci de ne pas employer le terme de “tournante” que je trouve abject, on n’est pas obligé de parler comme les criminels) sur deux jeunes femmes (âgées de 15 et 16 ans à l’époque des faits) suscite l’incompréhension et la colère, qui sont deux vieilles amies qui aiment à cheminer de conserve. De nombreuses questions me sont posées sur ce verdict, auxquelles je vais avoir bien du mal à répondre, mais un point me paraît nécessaire.

Rappelons brièvement les faits : en 2005, deux jeunes femmes ont porté plainte pour des faits de viol en réunion dont elles auraient été victimes plusieurs années auparavant. Il ne s’agissait pas de viols accidentels, mais, selon leurs dires, d’un véritable esclavage sexuel, d’une réduction au statut d’objet sexuel à disposition de tout le monde. Cet article de Libération, cité par Aliocha dans son article faisant une analyse du côté médiatique de la réaction, les rappelle fort bien. Ceci posé, je n’ai accès à aucun élément d’information sur ce dossier, je ne puis que m’interroger à voix haute et supputer.

Ces faits ont de quoi scandaliser. De par leur énormité, cette affaire est rapidement, et bien malgré les parties prenantes, devenue un cas emblématique de la cause des femmes. Et devenir un symbole médiatique est malheureusement la pire chose qui puisse arriver à une affaire pénale, car la sérénité en disparaît aussitôt. Le procès est lui aussi hors norme : 14 accusés (18 personnes mises en causes ont été identifiées, mais une est décédée, une autre est en fuite, et deux étant âgés de moins de 16 ans au moment des faits relèvent du tribunal pour enfant statuant en matière criminelle, et ce même s’ils ont presque 30 ans aujourd’hui), 3 semaines de débat, c’est rare. Un procès d’assises ordinaire dure 2 à 3 jours, une session d’assises 15. C’est à dire qu’un procès a duré à lui seul une session et demie (même si on est loin du record du procès Papon, qui a duré 6 mois). S’agissant de faits concernant des accusés mineurs au moment des faits, les débats se tiennent à huis clos, c’est à dire hors la présence du public, sauf au moment du délibéré. La loi permet de lever ce huis clos si toutes les parties mineures au moment des faits y consentent, mais dans cette affaire, c’est peu probable. Dans une affaire pareille, le huis clos donne un avantage certain à la défense, puisque les parties civiles sont seules avec leur avocat, face à 14 accusés qui se soutiennent ; les avocats de la défense ne voudront jamais y renoncer et ils ont raison.

Et le verdict est tombé : des 14 accusés, 10 sont acquittés, et les 4 condamnés ont reçu cinq ans dont quatre avec sursis pour deux d’entre eux, un troisième a été condamné à cinq ans dont quatre ans et demi avec sursis et le dernier à trois ans avec sursis. Un seul accusé est parti en détention, mais c’est parce qu’il est détenu pour une autre affaire criminelle où il est mis en cause.

Depuis, on a appris que le parquet allait faire appel des peines prononcées et de certains acquittement, pas tous, mais j’ignore lesquels. Seuls les accusés à l’encontre desquels le parquet a fait appel pourront voir leur peine aggravée. Les parties civiles peuvent faire appel elles aussi, mais seulement sur l’action civile ; si elles font appel à l’encontre d’un accusé acquitté, la cour d’assises d’appel ne pourra pas le déclarer coupable : il sera condamné au civil à des dommages intérêts, mais n’aura pas de casier judiciaire ni d’inscription au Fichier Judiciaire Automatisé des Auteurs d’Agressions Sexuelles (FIJAIS). Avant de protester de cette situation, demandez-vous pourquoi le parquet ne fait pas appel de ces condamnations.

Et pour ajouter encore aux ténèbres, les arrêts d’assises ne sont pas motivés, la cour n’a pas à expliquer pourquoi elle a statué comme elle l’a fait. De fait, le secret des délibérations interdit même à la cour d’expliquer pourquoi elle a statué ainsi. Résultat : ni les avocats de la défense ni les avocats des parties civiles ni le parquet ne comprennent.

En somme, nous voilà bien seuls avec nos questions.

Pour ma part, il y a un aspect que j’arrive assez bien à comprendre, celui des nombreux acquittements. La règle est simple, d’airain, et ne supporte pas d’exception même quand les faits nous scandalisent : si la preuve de la culpabilité n’est pas rapportée, on acquitte, et sans état d’âme. Il faut bien comprendre la démarche d’une cour d’assises. Face à un accusé qui nie et une plaignante qui accuse, la cour ne doit pas dire qui ment et qui dit la vérité. Elle doit dire si elle a une intime conviction que l’accusé est coupable. Ne pas avoir une intime conviction que l’accusé est coupable ne veut pas dire avoir une intime conviction que la plaignante ment. Cela peut vouloir dire, et c’est le plus souvent le cas, qu’on a l’intime conviction qu’on ne sait pas. Et qu’on ne condamne pas quelqu’un à 20 ans de réclusion quand on ne sait pas. Même si cela peut faire du chagrin à quelqu’un qui a vécu des choses horribles.

Ce d’autant que dans les affaires de viol anciennes, la charge de la preuve est écrasante. Il faut rapporter la preuve d’un acte de pénétration sexuelle, qui 6 ans après, quand la plainte a été déposée, n’aura pas laissé de traces, et celui de l’absence de consentement, car cette absence ne peut pas être présumée, c’est un élément de l’infraction, donc à l’accusation de l’établir. Cette absence de consentement n’est pas si difficile que cela à prouver quand le viol a lieu hors du cadre du couple (marié ou non) ou du cercle amical. Une cour d’assises croira volontiers qu’une femme n’a pas voulu avoir un rapport sexuel avec cet homme qu’elle ne connaissait pas rencontré dans la rue alors qu’elle rentrait chez elle. Ou qu’elle n’a pas accepté de coucher avec cinq ou six hommes qu’elle ne connaissait pas à la suite dans une cave. Encore faut-il que le rapport soit établi. Et aussi longtemps après, il n’y a guère que l’admission par le mis en cause qui le permette, les témoins étant rares, même dans les viols en réunion puisque les personnes présentes sont coaccusées. Dire “oui, j’ai couché avec elle mais elle était d’accord” est souvent une mauvaise défense. Dire “je n’ai jamais couché avec elle” en est généralement une bien meilleure.

Là où je comprends moins, même si je crois deviner ce qui s’est passé, c’est qu’en 5 ans d’instruction, les mécanismes qui existent pour éviter un tel taux d’acquittement n’aient pas rempli leur office. À la fin de l’instruction, le juge d’instruction doit décider s’il y a des “charges suffisantes” contre les mis en examen d’avoir commis les faits qui leur sont imputés. S’il n’y a pas de charges suffisantes, le juge dit n’y avoir lieu à poursuivre, ce qu’on appelle un “non lieu”. Ce qui ne veut pas dire que les faits n’ont pas eu lieu comme on l’entend souvent et comme les plaignants ont tendance à le croire. Si une personne est assassinée mais que son assassin n’est pas retrouvé, il y aura un non lieu, ce qui ne veut pas dire que l’assassinat n’a pas eu lieu, c’est absurde. Mais il n’y a personne à poursuivre, ou on n’a pas trouvé de preuves suffisantes. Ici, j’ai du mal à croire que les carences de l’accusation n’étaient pas apparentes pour certains accusés sur les 10. Je relève à l’appui de mon incrédulité que le parquet général ne semble pas vouloir faire appel de tous les acquittements, et d’ailleurs pour plusieurs cas l’avocat général à l’audience s’en était rapporté, c’est à dire avait admis ne pas avoir de billes pour soutenir la culpabilité. Et la chambre de l’instruction, car je doute qu’il n’y ait pas eu d’appel de l’ordonnance de mise en accusation, a confirmé ce choix initial. Qui est désastreux.

J’ai à plusieurs reprises vu des dossiers d’instruction où un non lieu s’imposait à mon sens (et je ne dis pas cela parce que j’étais l’avocat de la défense) mais où le renvoi devant le tribunal était finalement ordonné, généralement parce qu’un mis en examen ayant reconnu les faits, il va y avoir un jugement, et le juge préfère renvoyer tout le monde, laissant au tribunal le soin de séparer mes clients de l’ivraie. Après tout, puisqu’il va y avoir une audience, on n’est pas à un prévenu près, et il y a toujours la crainte que celui qui ne sera pas renvoyé devant le tribunal, donc absent des débats, soit désigné par tous les prévenus comme étant le vrai coupable, selon le principe que les absents ont toujours tort. Et comme c’était prévisible, le tribunal a prononcé une relaxe, parfois sur réquisitions conforme du parquet, vu la carence de preuves. Ces relaxes laissent un goût amer, car le client a vécu des mois d’angoisse supplémentaires, et a exposé des frais pour sa défense dont il aurait pu se passer. J’ai actuellement au règlement deux dossiers d’instruction, un correctionnel et un criminel, où je redoute précisément ce genre de décision décidant de ne pas décider.

Dans cette affaire, cette décision, peut-être motivée par la demande insistante en ce sens de la plaignante, auquel cas ce serait un cadeau empoisonné, cette décision disais-je a été désastreuse, car les plaignantes, parties civiles, se sont retrouvées seules face à 14 accusés solidaires dans leur défense, consistant clairement à les attaquer, sans que les proches des plaignantes puissent être présentes pour les soutenir, huis clos oblige. Le récit d’une des parties civiles est éloquent en ce sens. Et la faiblesse de l’accusation sur certains rejaillit forcément sur les autres. Si A est accusé sans fondement au point que l’acquittement s’impose, c’est que les faits reprochés à B doivent être infondés, même si pour lui il y a quelques indices. Et imaginez ce que c’est que faire face à un mur de 14 accusés, nonobstant l’excellence des avocates qu’elles avaient choisi pour les assister. Le rapport de force aurait été différent face à moitié moins d’accusés. Et aurait évité un taux d’acquittement proche de celui d’Outreau. Cela n’aurait peut être pas changé l’issue du procès, mais cela aurait épargné 3 semaines terribles pour les plaignantes. On ne se méfie jamais assez des cadeaux qu’on veut faire aux victimes. Sans oublier le fait que devant l’autre tribunal, celui de l’opinion publique, des voix se feront entendre qui les accuseront d’avoir exagéré voire inventé pour celle dont tous les agresseurs supposés ont été acquittés.

Reste un autre aspect difficile à comprendre, celui des peines prononcées. La cour a pour quatre des accusés l’intime conviction qu’ils ont commis les faits de viol en réunion dans les conditions rappelées plus haut. Et prononce des peines de prison avec sursis ou une partie ferme courte, soit couvrant de la détention provisoire, soit permettant un aménagement de la prison. Deux séries de raisons peuvent l’expliquer.

D’une part, la minorité des auteurs des faits à l’époque de leur commission. Du fait de cette minorité, la peine encourue est réduite de moitié, soit 10 ans maximum, sauf si la cour décide de l’écarter par un vote spécial. Et il faut se souvenir que nonobstant la haine qui a saisi la société française à l’égard de ses enfants délinquants (qu’on rebaptise du terme technique de “mineurs” dans les discours officiels pour tâcher de faire oublier ce qu’ils sont) que des adolescents n’ont pas un cerveau d’adulte, qu’il n’est pas encore arrivé à maturité même quand ils mesurent deux mètres, et n’ont pas développé toutes les inhibitions qui apparaissent chez les adultes et qui bloquent les pulsions. La clémence imposée par la loi n’est pas une fantaisie de droitdelhommiste, je rappelle que l’ordonnance sur l’enfance délinquante a été signée par Charles de Gaulle, qui n’était pas un modèle de permissivité dans l’éducation de ses enfants. Et cette minorité est facile à oublier face à des accusés approchant la trentaine.

Là se situe à mon sens une deuxième explication. Les adolescents de 1999 sont devenus adultes, pères de famille, ont un travail, sont insérés et n’ont jamais plus été mis en cause dans des faits similaires (sinon la presse s’en serait immanquablement fait écho). Quel sens aurait une incarcération 13 ans après les faits ? Mettre la société à l’abri ? Mais on sait qu’ils ne sont plus dangereux, puisqu’ils n’ont pas recommencé. Punir les faits ? Certes, mais leur faire perdre leur travail, leur logement peut-être, priver des enfants de leur père, plonger toute une famille dans des ennuis financiers ? Sans pouvoir dire aux condamnés qu’ils n’avaient qu’à y penser avant : à 16 ans, ils devaient sérieusement penser que s’ils allaient violer cette fille, ils allaient perdre leur boulot et leur famille à 29 ans et voir disparaître toute appétence sexuelle ? Soulager les victimes ? Ah, la belle blague, qu’on leur raconte des années durant sur l’aspect thérapeutique de la condamnation, sur le fait que comme par magie, leur souffrance disparaitra ce jour là, et même parfois qu’il faut qu’elles attendent ce passage nécessaire pour commencer leur guérison. Combien de victimes entend-on dire qu’elles ont besoin que la justice “reconnaisse leur qualité de victime”. Comme si pour guérir on avait besoin que le médecin reconnaisse sa qualité de malade. Cela n’arrive pas. Après la condamnation, la souffrance reste la même, car la blessure est à l’intérieur, elle ne se transfère pas. La guérison de tels faits est impossible, c’est comme la mort d’un proche, le mal est définitif. On apprend à vivre avec, et à oublier la peine le temps d’un éclat de rire, sachant qu’elle reviendra le soir au moment du coucher. Et plus on retarde ce nécessaire apprentissage, plus il est difficile, et plus on souffre quand on réalise le temps perdu. Ce raisonnement revient à condamner les victimes à une souffrance éternelle quand l’auteur des faits n’est pas retrouvé ou meurt en cours d’instruction, réservant l’espoir de guérison aux seules victimes reçues comme partie civile et obtenant la condamnation de l’auteur des faits. Donc cela fait dépendre leur guérison d’éléments sur lesquelles elles n’ont aucune prise. C’est plus que scientifiquement critiquable : c’est dégueulasse.

Donc quel sens aurait eu une peine de plusieurs années de prison ferme avec mandat de dépôt devant la cour, comme c’est la règle ? Pour le symbole ? Détruire des vies 13 ans après pour le symbole, c’est facile à souhaiter dans des communiqués enflammés, ce n’est pas aussi facile dans une salle de délibération quand on va les voir voler en éclat, ces vies. Fichue humanité de la justice.

Difficile de finir sur une parole d’espoir. Je me souviens d’un autre procès de la cour d’assises des mineurs de Créteil ayant suscité des réactions indignées, celui de Youssouf Fofana, dont l’appel n’avait pas servi à grand’chose et n’avait satisfait personne. Le huis clos ne sera pas levé, on n’en saura donc pas plus en appel. Peut-être que d’ici là, les cours d’assises devront motiver leur verdict, réforme cent fois annoncée et mille fois repoussée, et dont cette affaire vient rappeler l’urgente nécessité.


Edit : On me signale la réforme d’août 2011, à l’occasion de la loi qui a introduit l’expérimentation des jurés citoyens en correctionnelle tout en réduisant leur nombre aux assises, qui a introduit un début de motivation des arrêts d’assises. Je vous laisse lire l’article 365-1 du CPP pour voir ce qu’il en est de cette motivation, qui n’a pas encore été rendue publique, et dont je doute qu’elle nous apporte grand’chose. Vous verrez dans mon prochain bilelt ce qu’est une vraie motivation.

Edit 2 : le serveur hébergeant mon blog a connu des problèmes techniques, en cours de résolution, qui a rendu mon blog difficilement accessible ce samedi. Désolé des désagréments. Le geek en chef sera privé de pizza pendant 2 semaines.

vendredi 29 juin 2012

Droit de suite

Il y a deux semaines de cela, j’ai participé à une émission d’@rrêtsurimages.net (dont je suis très fier du titre) au sujet du rétablissement du délit de harcèlement sexuel, dans le prolongement de mon précédent billet. Sur le plateau étaient présentes la ministre des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, en charge du dossier, et Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), association qui est en pointe de ce combat depuis plusieurs années (et dont je salue le travail et la compétence que j’ai découverts à cette occasion).

De cette émission, visible seulement sur abonnement, mais je ne puis croire que vous ne soyez pas déjà abonné à @arrêtsurimages, et de la longue discussion que j’ai eue avec Marilyn Baldeck après l’émission (merci à Daniel Schneidermann de nous avoir laisser abuser de son hospitalité), il ressort quelques éléments divers que je livre à votre sagacité.

Un mea culpa tout d’abord, car j’ai commis une erreur dans mon premier billet qui a résulté en une injustice, et j’en suis désolé, tant pour mes lecteurs que pour celles qui en ont été victimes. J’ai dit que la réforme de 2002, qui a élagué au maximum la définition du délit au point de le rendre inconstitutionnel, a été due à une demande des associations de victimes de harcèlement sexuel. Je me suis pris une volée de vois vert bien méritée, car mon information était fausse, j’ai eu la faiblesse de ne pas la vérifier, et en plus, ajoutant la honte à l’opprobre, elle a été reprise ailleurs.

Donc rétablissons la justice : non, la catastrophique réforme de 2002 n’est pas due à un quelconque lobbying : c’est un amendement, déposé par un parlementaire, semble-t-il lors de la lecture définitive à l’assemblée, donc sans que le Sénat n’ait pu y redire, qui est passé comme une lettre à la poste, alors précisément que des associations comme l’AVFT avait tenté d’attirer l’attention du législateur sur le danger d’une incrimination si floue, en vain. C’est d’ailleurs pour cela que l’AVFT a elle aussi déposé une Question Prioritaire de Constitutionnalité contre ce délit, mais en espérant que le Conseil laisserait un délai au législateur pour rectifier la loi.

Sur ce point, d’ailleurs, un mot. Je n’ai pas eu la possibilité de réagir aux propos de Madame Vallaud-Belkacem critiquant durement le Conseil constitutionnel d’avoir immédiatement abrogé, alors même qu’il avait eu la délicatesse se laisser un an de délai sur la garde à vue.

Mon sang n’a fait qu’un tour, mais Daniel Schneidermann, tenu de laisser le débat sur ses rails et l’émission tenir dans un temps raisonnable, a fait avancer la discussion sur un autre sujet, à raison.

Néanmoins, ayant ici tout le temps et l’espace que je désire, je tiens à y revenir pour défendre le Conseil. Il a eu raison d’abroger sans délai ce délit. C’est en laissant survivre la garde à vue dans sa version moyen-âgeuse qu’il avait eu tort. Rappelons d’ailleurs que le Conseil avait laissé jusqu’au 1er juillet 2011 au législateur pour modifier la loi. Cela avait sidéré plusieurs commentateurs, qui ne comprenaient pas comment une violation des droits de l’homme pouvait perdurer afin de laisser le temps au législateur de s’organiser. Les droits de l’homme mis en échec par l’agenda parlementaire ? Votre serviteur avait pour sa part fait observer que :

Les auditions de nos clients sont des atteintes à leurs droits constitutionnels et conventionnels, et rien dans la décision du Conseil n’interdit de le soulever. Nous devons donc demander systématiquement l’annulation des PV recueillant des déclarations de nos clients sans que nous ayons été mis en mesure de les assister. Un PV n’est pas une mesure. C’est un acte. Et n’oubliez pas de viser l’article 5 de la CSDH : le chemin de Strasbourg reste ouvert.

Et la Cour de cassation m’entendit puisque sans attendre le 1er juillet, c’est le 15 avril qu’elle a déclarée illégales les gardes à vue sans avocat, entraînant une bienvenue entrée en vigueur précipitée du droit à une assistance, sinon complète, du moins moins incomplète, la question de l’accès au dossier n’étant pas encore résolue, mais on y travaille.

Cette décision, et la précision qu’elle s’applique y compris aux gardes à vues antérieures, puisque la Convention européenne des droits de l’homme est en vigueur depuis1974, a été une gifle pour le Conseil, qui s’est fait rappeler par la Cour de cassation à un respect plus rigoureux des droits fondamentaux.

Un mot encore là-dessus, car le plaisir du blog est celui des digressions infinies. Je souhaite faire une mise au point sur cette entrée en vigueur anticipée, car beaucoup de sottises sont écrites là-dessus.

Nous, j’entends par ce nous les avocats, avons tiré le signal d’alarme depuis des années. Les avocats aux conseils, nos confrères spécialisés dans la représentation devant les cours suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation (ils ont même le monopole de cette représentation) et dans une moindre mesure la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour européenne des droits de l’homme (sans monopole, mais ce sont de fait devenus des spécialistes dont on aurait tort de se passer) avaient même vu le problème il y a une vingtaine d’années, mais depuis les arrêts Salduz (2008) et Dayanan (2009), le doute n’était plus permis sur cette illégalité. Votre serviteur avait signalé la difficulté sur ce blog dès le 13 juillet 2009, en donnant à l’arrêt Salduz une portée plus restreinte que ce qu’avait voulu la Cour, mais trois mois plus tard l’arrêt Dayanan venait balayer toute incertitude là-dessus. Dès lors, nous fûmes des centaines à déposer des observations en garde à vue, demandant à rester pour assister notre client. En vain, la Chancellerie ayant pris une circulaire donnant pour instruction de ne pas faire droit à ces demandes fantaisistes, ces arrêts “concernant la Turquie et non pas la France”, affirmation qui aurait fait hurler même un étudiant de 1re année (mais pas un procureur, visiblement, puisque tous ont obéi). Pendant 2 ans, les avocats ont dit “laissez-nous rester, sinon, votre procédure viole la Convention européenne des droits de l’homme, et la sanction est la nullité”. Pendant 2 ans, les policiers ont répondu “la Chancellerie a dit de dire non, alors c’est non”. Alors nous avons soulevé les nullités de ces auditions, comme nous avions loyalement averti que nous allions le faire.

C’est pourquoi je refuse aujourd’hui que l’on reproche aux avocats les catastrophes judiciaires que cela entraîne. Nous n’avons pris personne en traître. Résultat, des aveux, parfois portant sur des crimes affreux, ont été annulés, que ce soit dans l’affaire Jérémy Censier, que mes lecteurs connaissent bien, ou dans l’affaire Léa. Que les journalistes ne comprennent rien, c’est compréhensible, surtout que l’avocat de la partie civile ne se prive pas de les enfumer, mais il n’y a aucune rétroactivité ici : la nullité repose sur un texte signé en 1950, entré en vigueur en 1974, et dont le sens ne faisait plus le moindre doute depuis octobre 2009, soit 14 mois avant les faits. Ce qui est arrivé est la seule conséquence du déni de réalité qu’a décidé la Garde des Sceaux de l’époque, Madame Alliot-Marie.

Et j’en profite pour rappeler ici que le refus de donner accès au dossier à l’avocat au cours de la garde à vue fait peser le même risque sur les procédures actuellement en cours. Que personne ne vienne pleurnicher, c’est ce qui arrive quand on n’écoute pas les avocats.

Revenons-en au harcèlement sexuel.

Le Conseil a retenu sa leçon, et a abrogé sans délai le délit de harcèlement, la seule alternative étant de laisser perdurer un délit dont l’inconstitutionnalité avait été constatée, c’est à dire de permettre que soient condamnés pénalement des gens qui avaient violé une loi illégale. Ce n’était pas possible, quelle que soit par ailleurs la noblesse de la cause défendue par ce délit. On ne peut le lui reprocher cette décision, n’en déplaise à Madame le ministre.

Il résulte de ce débat et de ses à-côtés que la rédaction absconse de l’actuel projet de loi vient du fait que le législateur entend viser des hypothèses allant largement au-delà du seul monde professionnel. Il y a, et il faut en avoir conscience, volonté d’incriminer des comportements pouvant se rencontrer dans les études et même dans des circonstances privées. Ainsi sont dans le collimateur de la loi les ambiances de salle de garde où les femmes internes se prennent parfois des remarques grossières pouvant leur faire éviter comme la peste sinon ce lieu du moins certains collègues le fréquentant. L’hypothèse de la boîte de nuit, que j’avais soulevée, est aussi destinée à entrer dans le champ de la loi. De fait, ce n’est pas tant un harcèlement qui est réprimé qu’une forme de sous-agression sexuelle (l’agression sexuelle supposant à tout le moins un contact physique), purement verbale ou même résultant d’une attitude déplacée (se caresser ostensiblement l’entrejambe, ou même des coups de rein répétés un peu trop explicites, par exemple). Au risque d’englober des comportements auxquels le législateur n’a pas pensé, comme mon exemple des collégiens dessinant des zizis sur le cahier d’une camarade, qui, n’en déplaise encore à Madame le ministre, tombe bel et bien sous le coup de la loi telle qu’actuellement rédigée, les mineurs étant pénalement responsables pour tout délit figurant dans le Code pénal sans mention expresse en ce sens (exemple). Peut-être faudrait-il exclure les mineurs de la prévention, en tout cas cela mérite d’être débattu.

Voilà le sens exact de ce projet de loi, qui vise à défendre les femmes dans toutes les circonstances possibles. Le recours à la loi pénale pour cela est-il indispensable, par des peines considérablement aggravées au passage alors qu’un simple rétablissement du délit avec une définition claire aurait suffit ? Que notre société tolère encore des comportements inacceptables envers les femmes est un fait —car même si ce délit n’est pas réservé aux hommes, il est certain que comme tous les délits sexuels, il est en quasi totalité le fait de mâles—, mais changer les mœurs à coups de sanctions pénales est une vieille chimère et un fantasme de toute-puissance de la loi, qui est dangereux par nature. Rappelons que le sexual harassment américain, qui est l’inspiration du délit de harcèlement sexuel, est aux États-Unis une faute civile, et pas un délit pénal. Il ne fait pas encourir de peine de prison, mais une condamnation à des très lourds dommages-intérêts, outre une opprobre sociale totalement inconnue en France, et surtout facilite considérablement la vie des victimes, qui ont une charge de la preuve beaucoup plus facile à rapporter.

Vous voyez, on a affaire à un problème complexe, qui mériterait mieux qu’être élevé en mesure politique symbolique (la communication du Gouvernement consiste à dire que c’est le premier texte qu’il déposera et fera voter) et nécessite d’une part une réflexion quant à sa formulation et à sa portée, et d’autre part une information du public sur ce qu’il va englober. Je n’aime pas les beaufs des machines à café, mais de là à en faire des délinquants pour leur apprendre les bonnes manières, vous comprendrez que je demeure réservé.

PS : Allez l’Espagne. (Mon épouse me lit)

lundi 14 mai 2012

Jean-Marc Ayrault est-il un repris de justice ? (Billet rectifié)

C’est la question qui se pose de manière assez inattendue ces jours-ci. Re-stituons les faits, pour ceux qui seraient sortis du coma ce matin et ceux qui consulteront les archives de ce site dans un ou deux millénaires.

François Hollande ayant remporté l’élection présidentielle, il va prendre ses fonctions le 15 mai prochain et a indiqué qu’il nommerait le Premier ministre (majuscule à premier, pas à ministre) ce jour-là. Parmi les noms les plus pressentis se trouve celui de Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes et président du groupe SRC (Groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche) de l’Assemblée nationale expirante.

Une première digression : on m’a demandé à plusieurs reprises pourquoi le Président de la République (majuscule à président et à république) se prépare à nommer un Premier ministre de gauche alors que l’Assemblée nationale (majuscule à assemblée, pas à nationale) actuelle a une majorité de droite. La réponse est simple : le Président de la République choisit qui il veut comme Premier ministre. Évidemment, en temps ordinaire, il n’a guère d’autre choix que de prendre un Premier ministre parmi la majorité parlementaire. Tout d’abord, pour respecter l’expression du suffrage, et en outre, l’Assemblée pourrait voter des motions de censure renversant tout Gouvernement (majuscule à gouvernement) qui ne correspondrait pas à sa majorité. Voilà pourquoi François Mitterrand en 1986 et 1993, et Jacques Chirac en 1997, n’eurent pas d’autre choix que la cohabitation. Mais nous ne sommes pas en temps ordinaire. La XIIIe législature, commencée en 2007, est virtuellement terminée. La Session parlementaire a pris fin, et l’Assemblée ne siégera plus avant les élections les 10 et 17 juin prochains, sauf circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement qui sera désigné sera provisoire par nature : il exercera les fonctions gouvernementale, et pourra prendre des décrets, mais aucune loi ne sera votée, faute de Parlement (majuscule à parlement). ce qui laisse au Gouvernement une large marge d’action, notamment pour nommer aux hautes fonctions. Une fois la nouvelle Assemblée élue, le Gouvernement présentera sa démission au Président de la République, suivant une tradition constante sous la Ve République, qui compense le fait que le Président de la République n’a pas le droit de renvoyer le Premier ministre, sauf en dissolvant l’Assemblée nationale. Le Président de la République reconduira selon toute vraisemblance le Premier ministre si l’Assemblée bascule à gauche, sinon ce sera une cohabitation de cinq ans. C’est ainsi que Jean-Pierre Raffarin a été nommé Premier ministre le 6 mai 2002, avec une Assemblée nationale à gauche, et a démissionné le 17 juin 2002, au lendemain du 2e tour des législatives, pour être reconduit dans ses fonctions le même jour. De même, en 1988, Michel Rocard fut nommé Premier ministre le 10 mai 1988, Assemblée nationale à droite, et démissionna le 22 juin 1988, après les élections, pour être reconduit dans ses fonctions. Idem enfin avec Pierre Mauroy, nommé le 21 mai 1981, Assemblée de droite, et qui démissionna le 22 juin 1981, aussitôt reconduit. Une machine bien huilée.

Revenons-en à Jean-Marc Ayrault. Ami fidèle de François Hollande, germanophone (il est agrégé d’allemand), ce qui n’est pas une qualité fréquente dans le personnel politique, il paraît le mieux placé pour être nommé. Mais voilà, François Hollande a déclaré au cours de la campagne que, voulant moraliser la vie politique, il ne prendrait pas comme ministre quelqu’un qui a été “jugé et condamné”. Fatalitas, les opposants au président élu ressortent alors une condamnation de Jean-Marc Ayrault pour favoritisme remontant à 1997, condamnation pénale à 6 mois de prison avec sursis, contre laquelle le maire de Nantes ne fit pas appel.

La riposte des proches de Jean-Marc Ayrault est juridique : cette condamnation est effacée par la réhabilitation, elle n’a plus d’existence juridique. C’est la position reprise par Renaud Dély dans cet éditorial du Nouvelobs.fr.

Qu’en est-il en réalité, et qu’est-ce que cette réhabilitation ? Voyons cela en détail, et vous verrez que décidément, le législateur est incapable d’imaginer que la loi qu’il vote est susceptible de s’appliquer à lui un jour. Ce qui explique qu’il vote ce qu’il vote.

La condamnation

Le site @rretsurimages.net raconte l’affaire en détail(€). Pour résumer, en 1995, la Chambre Régionale des Comptes des Pays de Loire épingle la gestion de l’Office municipal nantais de l’information et de la communication (Omnic), association loi 1901 qui gère la communication de la ville de Nantes, notamment son bulletin municipal, et perçoit des subventions à ce titre outre les recettes publicitaires du bulletin municipal, pour un budget annuel tournant autour de 3 millions d’euros. La Chambre régionale constate que cet office a confié la réalisation de ce bulletin à une société commerciale, la Société nouvelle d’édition et de publication (SNEP), sans passer par le processus de marché public, qui suppose une publicité de l’offre pour mise en concurrence de prestataires sur un strict pied d’égalité. Or pour la Chambre régionale, la réalisation du Bulletin municipal aurait dû être un marché public, et l’Omnic n’a visiblement servi qu’à contourner cette obligation légale et à sortir ce budget du budget de la commune, ce qui n’est pas conforme aux règles de la comptabilité publique dont la Chambre Régionale des Compte doit assurer le respect.

Jean-Marc Ayrault a aussitôt pris en compte ces observations, et a dissout dès 1995 l’Omnic, et a réintégré la communication dans le budget communal.

Les choses eussent pu s’arrêter là, mais la note de la Chambre régionale des comptes a été transmise au parquet, comme la loi l’exige, et le procureur de la République de Nantes a vu dans ce rapport un nom qu’il connaissait déjà : Daniel Nedzela, le dirigeant de la SNEP, était déjà dans son collimateur pour une affaire de trafic d’influence dans laquelle il avait été détenu. Il décide d’engager des poursuites pour favoritisme, visant surtout Daniel Nedzela, bénéficiaire du favoritime, mais ne pouvant laisser de côté Jean-Marc Ayrault, auteur du favoritisme.

Le délit de favoritisme est défini à l’article 432-14 du Code pénal :

Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public.

On reconnaît là le style élégant du législateur qui aime utiliser 100 mots là où 10 seraient déjà de trop. Pour résumer, le favoritisme sanctionne le fait, pour tout dirigeant public, d’utiliser ses attributions pour confier à telle personne qu’il choisit une prestation rémunérée qui aurait dû être attribuée selon les règles égalitaires applicables aux marchés publics.

Là où le juriste se gausse, un peu cruellement certes, c’est que le délit de favoritisme a été créé par une loi du 8 février 1995, et que Jean-Marc Ayrault, qui était un des rares députés PS de cette législature, a voté (il s’en vante d’ailleurs). C’est à dire qu’il n’a pas réalisé en votant ce délit que c’était là exactement ce qu’il était en train de faire avec l’Omnic à Nantes. Und Scheiße.

Le procès s’est tenu en octobre 1997 et a abouti le 19 décembre 1997 à la condamnation de Jean-Marc Ayrault, à 6 mois de prison avec sursis, alors que le parquet n’en avait requis que 3, et 30.000 francs (4573 euros) d’amende, j’ignore les réquisitions du parquet sur l’amende. Jean-Marc Ayrault n’a pas fait appel de cette décision, et souligne, à raison, qu’il n’y avait pas eu d’enrichissement personnel, ce qui n’a aucune importance car le délit de favoritisme n’exige pas cette circonstance pour être constitué, ni de financement illicite du parti socialiste, ce qui n’a effectivement pas été mis au jour par l’enquête.

Et la Loire coula sous le pont de Pirmil.

La réhabilitation. Point d’interrogation ?

Nous voici en 2012, Jean-Marc Ayrault est toujours maire de Nantes, et pressenti pour les hautes fonctions que l’on sait (en France, la patience est la plus grande vertu en politique).

Si le temps peut faire beaucoup pour votre carrière politique, peut-il faire quelque chose pour votre passé judiciaire ? La réponse est oui, mais un oui réservé, vous allez voir, car je crains que Jean-Marc Ayrault n’ait vu voter une autre loi qui va lui attirer des soucis.

Le Code pénal prévoit, dans son livre Premier, titre III, chapitre 3, qui est mon chapitre préféré, les règles gouvernant l’extinction des peines et de l’effacement des condamnations. L’extinction s’oppose à l’exécution de la peine. Une peine exécutée ne s’éteint pas : elle est exécutée. Voici tout ce qui fait qu’une peine ne sera pas mise à exécution, hormis les moyens insuffisants de la justice, qui ne sont pas une cause légale.

Je les mentionne pour mémoire car elles ne nous concernent pas ici, Jean-Marc Ayrault ayant exécuté sa peine, sauf la dernière cause. Il s’agit du décès du condamné, efficace mais radical ; la prescription (l’écoulement d’un laps de temps à partir du moment où cette peine est devenue définitive : 20 ans pour un crime sauf crime contre l’humanité, où la peine est imprescriptible, 5 ans pour un délit, 3 ans pour une contravention), la grâce, l’amnistie, et la réhabilitation.

Arrêtons nous sur la réhabilitation. C’est une merveilleuse idée, celle que tout homme peut se racheter, même un homme politique, et que le crime ne vous frappe pas de la marque de Caïn : si vous vous comportez bien pendant un laps de temps (ce qui s’entend comme ne pas être à nouveau condamné pour un crime ou un délit), variable selon la gravité des faits, vous serez considéré comme un honnête homme, n’ayant jamais été condamné. Vous allez voir ce qui est arrivé à cet Humanisme magnifique dans cette période névrosée et sécuritaire… La réhabilitation efface, non la peine, comme la grâce, mais la condamnation, comme l’amnistie, et lève toutes les incapacités et interdictions accompagnant la peine (y compris celle d’être Premier ministre ?). Elle est ôtée du casier judiciaire, du moins… mais n’allons pas trop vite. Disons que jusqu’à une date récente, elle était effacée du casier judiciaire et perdait ainsi toute existence légale.

Il y a deux types de réhabilitations : de plein droit, c’est à dire automatique, sans que le condamné n’ait à faire quoi que ce soit (de fait, il faut qu’il ne fasse rien), soit judiciaire, c’est à dire demandée en justice et octroyée, le cas échéant, par un juge.

La réhabilitation de plein droit (articles 133-12 et s. du Code pénal) a lieu après un délai variable en fonction de la peine prononcée, qui court à compter du jour de l’exécution de la peine OU de sa prescription.

Si c’est une peine d’amende : délai de 3 ans.

Si c’est une peine de prison n’excédant pas un an : délai de 5 ans.

Si c’est une peine n’excédant pas dix ans, ou plusieurs n’excédant pas 5 ans cumulé : délai de 10 ans à compter de la dernière peine.

Au-delà de 10 ans, ou de 5 ans cumulés, la réhabilitation de plein droit de s’applique plus.

Exemple : Primus est condamné le 1er janvier 1994 à 3 mois de prison pour vol. Il exécute sa peine, et est libéré le 10 mars 1994. Le délai de 5 ans court à compter de ce jour : s’il n’est pas à nouveau condamné, Primus sera réhabilité le 10 mars 1999. Secundus est condamné le 1er janvier 1994 à 8 mois fermes pour violences, mais il est introuvable. La peine sera prescrite le 1er janvier 1999, et Secundus réhabilité le 1er janvier 2004, s’il n’a jamais été condamné à nouveau dans l’intervalle. Vous voyez l’avantage à avoir purgé sa peine.

Enfin, depuis 2007, ces délais sont doublés si la condamnation a été prononcée pour des faits commis en récidive. Je m’arrête un moment sur cette loi, qui n’a pas lieu de s’appliquer ici. Voilà typiquement une loi stupide. Pendant deux siècles, la récidive n’a pas eu d’impact sur la réhabilitation. La société ne s’est pas écroulée sous une vague de crime insupportable. Vous, mes lecteurs, êtes des gens honnêtes et éduqués. Et je parie que la plupart d’entre vous n’avait jamais entendu parler de la réhabilitation. Ce n’est donc pas la perspective de devoir attendre si longtemps pour être réhabilité qui vous a retenu jusqu’à ce jour de basculer dans le crime. Eh bien imaginez ce qu’il en est pour le délinquant ordinaire, qui n’a reçu qu’une instruction minimale. Ils n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que la réhabilitation. Donc croire qu’aggraver les conditions de son octroi pourrait avoir le moindre effet dissuasif sur le passage à l’acte est tellement grotesque que je ne peux même pas soupçonner le législateur de l’avoir conçu. Cette loi s’inscrit donc dans cette longue série de lois-balayage, qui fouillent le Code pénal et le Code de procédure pénale à la recherche de toute règle que l’on pourrait aggraver en cas de récidive, pour pouvoir affirmer l’air martial que l’on lutte contre la récidive. Le pire exemple est la loi scélérate du 12 décembre 2005, qui est une caricature. Voilà à quoi se résume depuis des années la lutte contre la délinquance : changer le Code pénal et espérer que les délinquants passent la licence de droit. Si seulement ces lois ne servaient à rien. Mais c’est pire : elles ligotent les juges et les service d’insertion et de probation, en empêchant de tenter des mesures d’accompagnement comme la libération conditionnelle à un moment opportun parce que tel délai décidé arbitrairement par le législateur n’est pas écoulé. Pour lutter contre la récidive, on nuit à la réinsertion. Mesdames, Messieurs : le législateur. On l’applaudit bien fort.

La réhabilitation judiciaire (articles 785 et suivants du CPP) se demande à la chambre de l’instruction, après l’écoulement d’un délai plus court que celui de la réhabilitation légale, (5 ans pour un crime, 3 ans pour un délit, un an pour une contravention, délais considérablement augmentés en cas de récidive) et peut être demandée même pour des peines interdisant la réhabilitation légale (plus de dix ans ou cinq ans cumulé). La cour n’est jamais tenue de l’accorder, et il faut vraiment étayer son dossier pour y arriver, surtout si la condamnation est récente. Ne croyez pas qu’il suffit de la demander pour l’obtenir. En cas de rejet, un délai d’attente de deux ans est nécessaire avant de la redemander.

Le condamné Ayrault a-t-il été réhabilité ?

À ma connaissance, Jean-Marc Ayrault n’a pas demandé de réhabilitation judiciaire. Il s’en prévaudrait, je pense. Donc il reste la réhabilitation légale. La condamnation date du 19 décembre 1997. pas d’appel, elle est devenue définitive à l’expiration du délai d’appel de 10 jours, soit le 29 décembre 1997. Il s’agit d’une peine de prison avec sursis. Jean-Marc Ayrault n’ayant plus jamais été condamné depuis, la peine est réputée non avenue à l’écoulement du délai d’épreuve de 5 ans du sursis simple. La peine est donc réputée exécutée à compter du 29 décembre 2002. S’agissant d’une peine inférieure à un an, le délai de réhabilitation légale est de 5 ans. La réhabilitation légale a donc eu lieu le 29 décembre 2007. La condamnation est donc effacée.

Vraiment ?

Non, pas vraiment. Le législateur, obsédé par la récidive mais pas par les moyens de lutter efficacement contre elle, a modifié dans une de ces lois-balayage les effets de la réhabilitation légale, la loi du 5 mars 2007. Elle les a en fait limités. La condamnation n’est plus effacée du bulletin n°1 du casier judiciaire, le plus complet, accessible à la Justice, seulement des n°2 (moins complet, accessible à l’administration) et n°3 (encore moins complet, celui que vous pouvez demander) et peut servir de premier terme à la récidive. Cette loi s’applique à toutes les condamnations non encore réhabilitées le jour de son entrée en vigueur (le 8 mars 2007). Donc à celle de Jean-Marc Ayrault. Pour obtenir les effets complets, c’est à dire l’effacement du bulletin n°1 du casier judiciaire, il faut le demander à la chambre de l’instruction selon les formes prévues pour la réhabilitation judiciaire : article 798-1 du CPP, introduit par la loi du 5 mars 2007. Ce qu’à ma connaissance, Monsieur Ayrault n’a pas fait.

Les amis de celui-ci pourront invoquer l’article 133-11 du Code pénal, censé s’appliquer toujours à la réhabilitation, puisque l’article 133-16 y renvoie expressément. Cet article dispose que :

Il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de condamnations pénales, de sanctions disciplinaires ou professionnelles ou d’interdictions, déchéances et incapacités effacées par l’amnistie, d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit ou d’en laisser subsister la mention dans un document quelconque. Toutefois, les minutes des jugements, arrêts et décisions échappent à cette interdiction. En outre, l’amnistie ne met pas obstacle à l’exécution de la publication ordonnée à titre de réparation.

Cependant, la doctrine[1] estime que cet article est devenu caduc depuis la loi du 5 mars 2007, le maintien de la mention au bulletin n°1 étant incompatible avec l’interdiction de la mentionner, d’autant qu’elle peut servir de premier terme à la récidive.

En conclusion, puisqu’il n’est de bon billet qui ne se termine, Jean-Marc Ayrault est certes réhabilité, mais a quand même une mention au casier judiciaire, et il doit tant sa condamnation que sa fausse réhabilitation à deux lois qui ont été votées sous ses yeux. La loi est une fille ingrate avec ses géniteurs. La droite est tout à fait fondée à en rappeler l’existence pour mettre le président élu face à ses contradictions, et ce même si ses motivations ne sont pas uniquement celles d’une application rigoureusement orthodoxe de la loi. C’est de bonne guerre.

À nous de juger, en citoyens oubliant un instant leurs préférences politiques, si le fait d’avoir, il y a 15 ans, mal attribué la fabrication du bulletin municipal de Nantes, et d’avoir réparé cette faute dès qu’elle lui a été signalée, soit avant même l’ouverture des poursuites pénales et deux ans avant d’être sanctionné pour cela, rend inapte à vie à la fonction de Premier ministre.

Cette question, qui n’a rien de juridique, échappe à la compétence de ce blog. Je la confie à votre conscience.


Mise à jour au 14 mai 2012

Je dois ici rectifier la conclusion de mon billet, car un point m’avait échappé, on ne remonte jamais assez ses sources.

Les règles sur la réhabilitation ont été modifiés par la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, article 43.

Or cet article est essentiellement modificatif, c’est-à-dire qu’il modifie les codes pénal et de procédure pénale. De là vient mon erreur : je me suis contenté de consulter ces codes où les modifications avaient été portées.

Mais il restait un bout de l’article 43 qui n’a pas été codifié, le III, et c’est celui qui change tout :

Les dispositions du présent article entrent en vigueur un an après la date de publication de la présente loi. Elles sont alors immédiatement applicables aux condamnations figurant toujours au casier judiciaire, quelle que soit la date de commission de l’infraction ; toutefois, le doublement des délais de réhabilitation en cas de récidive n’est applicable que pour des faits commis postérieurement à la date de publication de la présente loi.

La loi n°2007-597 a été publiée au JO du 7 mars 2007, l’article 43 est donc entré en vigueur le 7 mars 2008.

Or comme on l’a vu, la condamnation de Jean-Marc Ayrault date du 19 décembre 1997. Définitive le 29 décembre 1997, ou le 19 février 1998 si on tient compte du droit d’appel de deux mois du procureur général qui a depuis disparu. Prenons cette dernière date. La peine est exécutée le 19 février 2003. Le délai de réhabilitation légale commence à courir. Il est de 5 ans. La réhabilitation a donc eu lieu le 19 février 2008, soit trois semaines avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Pfiou.

Et là, on réalise combien, malgré la sévérité de la peine, Jean-Marc Ayrault a eu le nez creux de ne pas faire appel, car cela aurait repoussé la date de condamnation définitive et lui aurait immanquablement fait perdre le bénéfice de la loi ancienne.

Donc non seulement Jean-Marc Ayrault peut se vanter d’avoir un casier judiciaire entièrement vierge, non seulement il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de cette condamnation d’en rappeler l’existence, mais en plus il fait des choix procéduraux cruciaux 10 ans à l’avance.

Je pense à présent qu’un homme ayant une telle vision fera un excellent Premier ministre. S’il veut me donner les numéros du Loto, même de dans dix ans, je suis preneur.

PS : Mes amis complotistes, qui ne croient pas aux coïncidences, vont sûrement s’en donner à cœur joie, alors anticipons. Le projet de loi initial, déposé par le Gouvernement Villepin, contenait déjà cette modification (article 26 du projet de loi). La date d’entrée en vigueur prévue était de 6 mois après la publication, ce qui aurait empêché la réhabilitation d’Ayrault. Le Sénat n’a pas modifié cette entrée en vigueur. C’est l’Assemblée qui a repoussé à un an, par un amendement n°272 de M. Houillon, rapporteur et député UMP. Je ne pense pas que l’UMP ait tenu à faire un quelconque cadeau à M. Ayrault en adoptant cette modification, qui, des mots même du Garde des Sceaux de l’époque : Cet amendement “répare un oubli du texte. Non seulement le Gouvernement y est favorable, mais, en plus, il exprime sa gratitude”.

Note

[1] p. ex., Martine Herzog-Evans, Rép. Dalloz, v° Réhabilitation, n°57 sq.

samedi 5 mai 2012

L'abrogation du délit de harcèlement sexuel

Par une décision très remarquée, le Conseil constitutionnel, statuant sur une Question Prioritaire de Constitutionnalité, a déclaré contraire à la Constitution, et par voie de conséquence abrogé, le délit de harcèlement sexuel.

Cette décision provoque l’ire d’associations féministes. Je les comprends, car quand bien même cette abrogation, vous allez le voir, est bien fondée, les conséquences sont terribles pour les victimes de faits de cette nature, qui sont dans leur écrasante majorité des femmes. En fait, nous sommes ici dans un cas d’école de malfaçon législative pavé de bonnes intentions envers les victimes. Et comme le vice est la chose au monde la mieux partagée, cette malfaçon est entièrement imputable à la gauche, ce dont nous avions perdu l’habitude depuis 10 ans (même si l’équité impose de dire que l’opposition d’alors et la majorité de depuis aurait pu détecter et corriger le problème).

Parlons sexe

C’est en effet un sujet intarissable et qui peut être abordé sans risque un dimanche électoral.

Le délit de harcèlement sexuel, article 222-33 du Code pénal, a été créé par une loi du 26 juillet 1992, et quelle loi puisque c’est elle qui instituait un nouveau Code pénal, entré en vigueur le 1er mars 1994. Majorité de gauche donc (Pierre Beregovoy premier ministre) mais issu d’un consensus bipartisan indispensable à la réussite de ce projet.

À cette époque, le délit est défini ainsi :

Le fait de harceler autrui en usant d’ordres, de menaces ou de contraintes, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions.

Le juriste aime la précision et le pénaliste en raffole. Un texte définissant un délit doit être clair et précis pour que nul n’ait de doute si telle action est légale et si telle ne l’est point.

Le terme “harceler” ne revêt pas une telle précision. La loi de 1992 y a pourvu en ajoutant que ce harcèlement est constitué (1) par des ordres, des menaces ou des contraintes (2) dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles (3) par une personne abusant de son autorité. Le délit était constitué pour peu que ces trois éléments fussent prouver : la pression, le but, l’abus d’autorité.

Quatre ans plus tard, le législateur jugea bon d’y revenir, sous la pression d’associations défendant les droits des femmes, car de nombreuses plaintes avaient fini en relaxe ou en non lieu, à l’occasion de la loi n°98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, loi votée par la gauche qui instaura le fichier des empreintes génétiques, le suivi socio-judiciaire, et fit des infractions sexuelles une catégorie à part relevant d’une procédure exorbitante du droit commun. Deux ans plus tard, l’affaire d’Outreau pouvait commencer.

L’article 11 de cette loi du 17 juin 1998 (Lionel Jospin premier ministre) a élargi la définition du délit de harcèlement sexuel pour englober des hypothèses non couvertes par le texte originel. La définition devenait alors (je graisse le passage modifié)

Le fait de harceler autrui en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions.

L’introduction des gérondifs ne change pas grand chose hormis alourdir inutilement le texte ; le changement est que désormais des pressions graves constituent également le délit.

Les victimes ne sont jamais contentes, et cette extension ne satisfit point les associations parlant en leur nom : il y avait encore des plaintes qui n’aboutissaient pas à la condamnation.

À l’occasion du vote de la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale (art. 179), l’article 222-33 fut modifié, et le législateur ne fit pas dans la finesse. Il supprima des mots sans en ajouter un seul. Voici le nouvel article 222-33, encore en vigueur au jour de la décision du Conseil constitutionnel. Je barre les mots supprimés.

Le fait de harceler autrui en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions.

Exeunt les conditions d’abus d’autorité et de forme des pressions. Harceler dans le but d’obtenir des faveur sexuel vous expose à 1 an de prison. Autant dire que les boîtes de nuit devinrent aussitôt des hauts lieux de la délinquance sexuelle organisée.

La jurisprudence de l’époque traduit l’embarras du juge face à ce texte. Sa définition tellement large crée des conflits avec d’autres qualifications, et le taux de cassations prononcées sur ce délit (sur un échantillon certes très faible) est révélateur.

Ainsi, dans un arrêt du 10 novembre 2004, la Cour de cassation a annulé un arrêt condamnant un enseignant pour harcèlement sexuel sur un élève en relevant que celui-là ayant embrassé longuement celle-ci, les faits constituaient plutôt le délit d’atteinte sexuelle, plus sévèrement réprimé.

Dans un récent arrêt du 6 décembre 2011, elle annule un arrêt ayant relaxé un employeur poursuivi pour harcèlement sexuel et relaxé en appel car il n’était pas prouvé selon la cour d’appel que le comportement de l’employeur ait dégradé les conditions de travail. La Cour sanctionne car pour elle, la simple possibilité que les conditions de travail se dégradent suffit à constituer le délit.

En outre, le harcèlement sexuel étant aussi interdit par le Code du travail, la chambre sociale a aussi eu son mot à dire, et elle a eu l’occasion dans un arrêt du 19 octobre 2011 de casser un arrêt de cour d’appel ayant refusé de sanctionner un employeur pour un comportement déplacé mais relevant selon la cour d’appel de la vie privée, les messages salaces étant envoyés en dehors des heures de travail. La Cour de cassation annule, disant que la relation de travail existante suffit à constituer le harcèlement prohibé.

Cela traduit une vraie réticence des juges du fond à donner à ce texte toute sa (très) large portée.

Vous voyez l’évolution : le législateur voulut protéger le plus possible les victimes de harcèlement sexuel, qui est une réalité. Et pour ce faire, il élargit la sphère du délit, l’élargit, l’élargit, l’élargit…

Et boum

Gérard Ducray est un élu de la région lyonnaise dont le comportement à l’égard d’une collaboratrice a paru excéder les limites de la convenance à celle-ci. Elle a donc porté plainte pour harcèlement sexuel. Condamné en appel (j’ignore ce que le tribunal avait décidé), il forme un pourvoi en cassation et à cette occasion soulève la contrariété du délit de harcèlement sexuel à la Constitution car trop vague selon lui.

Et le Conseil constitutionnel va lui donner raison dans sa décision 2012-240 QPC du 4 mai 2012.

La décision est courte : après avoir rappelé l’évolution de la définition du délit et notamment sa dernière mouture de 2002, le Conseil en déduit

Qu’il résulte de ce qui précède que l’article 222-33 du code pénal permet que le délit de harcèlement sexuel soit punissable sans que les éléments constitutifs de l’infraction soient suffisamment définis ; qu’ainsi, ces dispositions méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines et doivent être déclarées contraires à la Constitution.

C’est à dire : ce délit n’est pas suffisamment défini depuis la loi de 2002 ; pas de définition précise, pas de délit. L’article 222-33 est abrogé.

Et maintenant, que se passe-t-il ?

Dans un premier temps, le délit étant abrogé, toutes les procédures pénales en cours aboutiront à une décision mettant hors de cause la personne soupçonnée dans tous les cas où le harcèlement n’est pas lié à une relation de travail (je vous explique pourquoi tout à l’heure) : les enquêtes préliminaires en cours seront classées sans suite, les instructions aboutiront à un non lieu, et les décisions non définitivement jugées seront obligatoirement de relaxe, pour disparition de l’élément légal de l’infraction. Cette conséquence est à la fois inéluctable et irrémédiable.

Le délit de harcèlement sexuel sera rétabli, c’est certain. Les faits de harcèlement sexuel commis à compter de l’entrée en vigueur de ce nouveau texte pourront être poursuivis, mais en aucun cas les faits commis antérieurement, y compris ceux à l’époque où l’article 222-33 était en vigueur. C’est là une règle fondamentale d’application rétroactive de la loi pénale plus douce, or l’abrogation d’un délit est une loi pénale plus douce (peu importe qu’une décision QPC n’est pas à proprement parler une loi : de par la loi, elle abroge un texte pénal, cela revient au même).

Les personnes s’estimant victimes d’un tel comportement ne sont cependant pas totalement démunies.

Tout d’abord, le Code du travail interdit toujours le harcèlement sexuel dans le cadre du travail ; harcèlement qui est défini à l’article L.1152-1 et L.1153-1, et pénalement réprimé par l’article L.1155-2. Cette disposition n’est pas directement concernée par la décision du 4 mai. Actuellement, toutes les plaintes pour harcèlement visaient l’article 222-33 du Code pénal, tellement large qu’il englobait toutes les situations. Mais celles concernant une relation de travail peuvent être requalifiées en harcèlement sexuel au travail, et les poursuites pourront continuer. Cela s’entend uniquement des relations de travail de droit privé, entre collègues ou salarié et employeur : CDD, CDI, contrat d’apprentissage, contrat de stage, mais pas les relations de travail dans une administration ou à l’égard de clients de l’entreprise, qui ne sont pas partie au contrat de travail.

Ensuite, le harcèlement sexuel reste une faute civile de droit commun, pouvant engager la responsabilité civile du harceleur. La plainte pénale présente un intérêt certain pour la victime, car la société manifeste aussi sa réprobation de l’acte par la bouche du ministère public à l’audience et surtout elle ouvre la possibilité de saisir un juge d’instruction qui pourra user de ses pouvoirs d’investigation pour établir les faits, alors que dans un procès civil, la charge de la preuve pèse sur le demandeur seul et ce fardeau est souvent écrasant. Un harcèlement sexuel est par nature très difficile à prouver car le harceleur préfère agir en tête à tête, sans témoins gênants, non pas qu’il ait nécessairement conscience de mal agir mais il préfère un peu d’intimité pour faire la roue devant l’objet de ses assiduités. Donc la voie civile, si elle reste ouverte, reste dans les faits assez illusoire.

L’affaire dans l’affaire

Cette décision risque de faire encore un peu plus de bruit qu’elle n’en fait déjà, car un joli lièvre a été levé par Serge Slama.

Gérard Ducray est un élu lyonnais, je l’ai précisé au début. Sa carrière politique n’est pas récente, puisque déjà le 8 juin 1974, il était nommé Secrétaire d’État aux transports dans le Gouvernement Chirac 1. Le premier ministre d’alors est Jacques Chirac, membre de droit du Conseil constitutionnel en sa qualité d’ancien président de la République. Le président de la République d’alors est Valéry Giscard d’Estaing, est en cette qualité également membre de droit du Conseil constitutionnel. Mais tout va bien de ce côté, puisque les deux n’ont pas siégé dans cette affaire.

Ce qui n’est pas le cas de Jacques Barrot, membre du Conseil constitutionnel depuis le 25 novembre 2010, nommé par Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale. Il a siégé, puisque son nom apparaît parmi les signataires de la décision. Or si vous reprenez le décret du 8 juin 1974, vous constaterez que 3 lignes sous le nom de Jacques Barrot se trouve celui de… Gérard Ducray, Secrétaire d’État au tourisme. Oups.

Jacques Barrot aurait dû se déporter, s’agissant d’une affaire concernant un de ses anciens co-secrétaires d’État. le fait qu’il ait statué dans une décision lui donnant raison et le mettant à l’abri des poursuites pénales dans lesquelles il avait pourtant été condamné pose un sérieux problème d’impartialité du Conseil.

Cela ne peut avoir de conséquence sur la décision du 4 mai, qui est irrévocable car non susceptible de recours et a une autorité absolue.

Mais M. Barrot a quelques explications à fournir sur ce point, qui met également en lumière le vrai problème que pose la longévité incroyable des carrières politiques en France (cela fait 38 ans que ces 4 personnes évoluent dans les sphères du pouvoir) et de la consanguinité qui en résulte, d’autant plus que le même Jacques Barrot était député de la Haute Loire dans l’Assemblée qui a voté la loi du 17 janvier 2002 qui a rendu inconstitutionnelle le délit de harcèlement sexuel, mais certes dans l’opposition et probablement absent lors du vote.

Comme quoi l’absentéisme parlementaire a du bon : on en vient à regretter qu’il n’y ait pas eu d’absentéisme au Conseil constitutionnel.

vendredi 27 avril 2012

Légitime défense du droit

À titre de prolégomènes, deux mots. Je ne suis pas dupe. Je sais que la proposition que le candidat sortant a sorti de son chapeau relève de ce qu’Authueil appelle avec toute la poésie sont il est capable le rut électoral, pendant laquelle le spectaculaire l’emporte sur le réalisme en piétinant la sincérité.

Cette proposition, démagogique, pur exemple du “un fait divers, une loi”, rejoindra sur le tas de fumier des promesses et annonces stupides en décomposition la suppression du juge d’instruction, l’interdiction des apéros Facebook, et tant d’autres.

Il ne s’agit pas ici de critiquer un projet qui n’en est pas un, mais de faire une mise au point sur l’état actuel du droit, car tous ceux qui annoncent vouloir le changer ont un point en commun : leur ignorance de celui-ci, et de voir que cette annonce aboutirait à un résultat au pire pernicieux, et qui ne changerait rien à ce qu’il prétend régler.

Un fait divers, une loi - phase 1 : le fait divers.

Samedi soir à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), le commissariat reçoit un appel anonyme indiquant la présence d’un homme recherché depuis son évasion le 25 juin 2010 du centre de détention de Chateaudun, qu’il n’avait pas réintégré après une permission de sortie. dans un bar du centre ville. À l’arrivée de l’équipe dépêchée sur place, nous dit l’AFP, le suspect s’est enfui, poursuivi par trois fonctionnaires qui l’ont vu se débarrasser d’un objet qu’ils ont pris pour une grenade. Pendant ce temps, le quatrième policier au volant du véhicule a contourné les lieux pour le prendre à revers. Selon ses déclarations, le suspect l’aurait visé en tendant son bras armé vers lui. Le gardien de la paix a alors tiré à quatre reprises sur lui.

Mortellement blessé, l’homme est décédé rapidement. L’autopsie a révélé qu’il avait succombé à un projectile tiré dans la région dorso-lombaire, ce qui a provoqué une hémorragie interne abdominale consécutive à la section de l’artère rénale droite et à une plaie transfixiante du lobe droit du foie.

Comme toujours quand un homme est tué par la police, une enquête est diligentée par l’Inspection Générale des Services (IGS). Et ce même quand le décédé est connu de la justice, son casier judiciaire portant mention de onze condamnations notamment pour vol à main armée, et qu’il était bien porteur d’une arme approvisionnée dont il n’a pas fait usage (aucune cartouche percutée).

Et l’enquête va rapidement révéler des bizarreries. Notamment l’autopsie qui va établir que la balle mortelle serait entrée horizontalement dans le dos de la victime, ce qui est incompatible avec la position d’un homme qui vise (la défense réplique que ce n’est pas une balle mais un fragment de balle qui aurait ricoché sur un mur et serait entrée perpendiculairement dans un homme de profil). Un témoin va confirmer que lors du tir, l’homme courait en s’éloignant et tournait ainsi le dos au policier. Deux éléments qui contredisent la version du policier.

Face à cela, le parquet a décidé d’ouvrir une instruction pour tirer les choses au clair, et comme il faut une qualification juridique, pour homicide volontaire (car il y a eu homicide, et par un geste volontaire, le fait que 4 coups aient été tirés pouvant révéler une intention homicide). Le juge d’instruction chargé de l’enquête a pris connaissance du dossier et a constaté que l’identité du gardien de la paix ayant ouvert le feu est parfaitement connue, et qu’il existe contre lui des indices graves ou concordant rendant vraisemblable qu’il ait pu commettre les faits objets de l’instruction. La loi imposait qu’il devînt partie à l’instruction, pour pouvoir bénéficier des droits de la défense : assistance d’un avocat, accès au dossier, droit de demander des actes d’enquête, etc.

Le juge d’instruction se voyait réduit à un choix à deux branches : soit la mise en examen soit le statut de témoin assisté. Sachant que le parquet demandait la mise en examen qui seule permettait de prononcer des mesures coercitives comme une détention provisoire (que nul n’a demandée en l’espèce) ou un contrôle judiciaire (sorte de liberté surveillée).

Le juge d’instruction a opté pour la première branche, a mis en examen le policier, et l’a placé sous contrôle judiciaire avec notamment interdiction d’exercice de son activité professionnelle. Je précise qu’un fonctionnaire interdit d’exercer n’est pas suspendu et touche néanmoins son traitement (je ne sais si entier ou réduit ?)

Cette décision a provoqué l’ire des policiers qui ont manifesté spontanément autour du tribunal de Bobigny, puis sur les champs-Elysées, en tenue et en utilisant les véhicules de service, avant d’être reçu par le ministre de l’intérieur. Relevons que ce faisant, les policiers ont commis deux délits pénaux, l’organisation de manifestation non déclarée (article 431-9 du Code pénal) et manifester étant porteur d’une arme (article 431-10 du Code pénal) ce qui leur fait à tous encourir trois ans de prison et la révocation, et que la légitime défense ne peut pas couvrir.

Sautant sur l’occasion, qui comme on le sait fait le larron, le président-candidat à la présidence a annoncé vouloir une présomption de légitime défense en faveur des policiers, risquant au passage une coupure de son abonnement internet par la HADOPI pour piratage de programme du Front national.

Un fait divers, une loi - phase 2 : la loi

L’annonce a été faite sans préciser les contours de cette présomption ni sa définition, ce genre de détails étant bien trop barbants pour les citoyens français. Mais j’aime bien barber les citoyens français, et même les citoyennes, pourtant à l’abri de cet attribut.

Rappelons brièvement ce qu’est la légitime défense et voyons les cas et effets des présomptions de légitime défense existantes, car il y en a deux.

La légitime défense est définie à l’article 122-5 du Code pénal, qui distingue deux cas : la légitime défense face aux atteintes aux personnes et la légitime défense face aux atteintes aux biens. La définition est identique dans les deux cas, mais la légitime défense face aux atteintes aux biens n’excuse pas l’homicide volontaire.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.

Pour résumer, il y a légitime défense si l’acte de défense est (1) immédiat (pas de légitime défense si vous rentrez chez vous chercher votre arme et revenez sur les lieux abattre celui qui vous a agressé), (2) nécessaire (l’acte doit viser à repousser l’agression et y mettre fin ; dès que l’agression cesse, la légitime défense cesse, un acharnement au-delà vous rend coupable), (3) proportionné (vous ne pouvez abattre à la chevrotine celui qui vous a mis une claque), et (4) être opposé à une agression illicite (pas de légitime défense face à un policier usant de la force pour s’assurer de votre personne). Notez que la légitime défense ne concerne pas que la victime de l’agression : celui qui porte secours à la victime est aussi en légitime défense (la loi dit bien légitime défense de soi-même ou d’autrui).

L’agression doit être réelle ou à tout le moins vraisemblable : des indices objectifs devait permettre à celui qui s’est défendu d’estimer qu’une agression était en cours. Il n’y a pas de légitime défense contre une agression imaginaire ou invraisemblable (cas d’un époux ayant frappé son épouse de coups de couteau au visage invoquant la légitime défense car il se sentait menacé par l’entourage de son épouse : non, a dit la cour d’appel de Colmar le 6 décembre 1983).

S’agissant de ce qu’en droit on appelle une exception c’est à dire un moyen de défense, la charge de la preuve pèse sur celui qui invoque la légitime défense à son profit. Ce n’est pas au parquet de prouver qu’il n’y a pas eu de légitime défense. Sauf dans deux cas : les présomptions de légitime défense. On les trouve à l’article 122-6 du Code pénal :

Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte :

1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ;

2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence.

Quand de telles circonstances sont établies, la personne qui a commis un acte violent contre celle qui pénétrait de nuit dans un lieu habité ou qui se défendait contre un vol avec violence est présumée avoir agi en légitime défense. Au parquet ou à la victime de prouver que les conditions de l’article 122-5 n’étaient pas remplies (la plupart du temps, le débat portera sur le caractère proportionné de la riposte). Relevons que ces présomptions s’appliquent aussi aux policiers : un policier qui repousse un vol avec violence dont un tiers est victime ou qui intervient sur un cambriolage en cours de nuit est présumé en légitime défense.

Voilà où le bât blesse dans cette affaire. Comme vous le voyez, les présomptions de légitime défense reposent sur les circonstances des faits : on est de nuit et on défend un lieu d’habitation, ou on repousse un vol avec violences. Les présomptions de légitime défense ne reposent pas sur la qualité de la personne auteur des faits. La proposition lancée par le candidat vise à créer un tel cas. Ce ne sont pas les circonstances qui importent, mais le fait que l’auteur des faits est policier qui fait présumer la légitime défense. Premier problème, qui pourrait lui assurer un sort funeste devant le Conseil constitutionnel : il y a atteinte à l’égalité. Un policier est un citoyen comme un autre, mais avec un flingue ; il n’y a aucune raison de lui accorder des privilèges, au sens étymologique de loi privée, c’est-à-dire des dérogations au droit commun en sa faveur, les derniers ayant été aboli une belle nuit d’août 1789. Et n’en déplaise aux manifestants en voiture à gyrophare et deux-tons, il n’y a rien de choquant de demander à un policier qui a fait usage de la force d’en justifier. Instaurer une présomption générale de légitime défense rendra très difficile à établir des violences policières illégitimes (qui j’insiste sur ce point sont très rares, ce qui ne les rend pas moins inacceptables pour autant), ce qui est déjà assez difficile comme ça.

Il y aurait en outre un paradoxe à faire de la qualité de policier (la loi dit dépositaire de l’autorité publique) une circonstance aggravante des violences volontaires et les présumer légitimes ; mais je sais que la cohérence législative n’a jamais été un souci du législateur.

Là où on verra que cette proposition est stupide, c’est qu’eût-elle été votée antérieurement aux faits de Noisy-le-Sec, elle n’eût point fait obstacle à la mise en examen du policier concerné. La mise en examen est une notification officielle de charges ouvrant les droits de la défense. L’existence d’une présomption de légitime défense ne fait absolument pas obstacle aux poursuites (ni même à un placement sous contrôle judiciaire voire en détention) et ne change strictement rien à la procédure : c’est à la fin du processus, au stade de l’établissement de la culpabilité, qu’elle entre en compte. En outre, c’est le travail du juge d’instruction de rechercher si les circonstances de l’infraction établissent cette présomption et de rechercher si les mêmes circonstances font qu’il n’y a pas lieu d’écarter cette présomption : c’est ce qu’on appelle instruire à charge et à décharge.

Donc cette loi serait-elle en vigueur que le policier aurait néanmoins été mis en examen, avec défilé de pim-pons à la clef. Le principe un fait divers, une loi a atteint un nouveau concept : un fait divers, une loi qui ne change rien.

Cette campagne est décidément d’un excellent niveau.

vendredi 20 avril 2012

Un peu de droit électoral

Dimanche va se tenir le premier tour des élections présidentielles. Ce n’est, je l’espère, pas un scoop pour vous, mais cette introduction servira à ceux qui liront les archives de ce blog dans quelques mois.

Deux points font débat, qui posent des questions de droit sur lesquelles un éclairage s’impose car bien des sornettes sont dites.

La législation sur les sondages

Une bonne fois pour toute, que dit la loi, et que ne dit-elle pas ?

C’est la loi n°77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion qui réglemente la question.

Elle s’applique à la publication et la diffusion de tout sondage d’opinion ayant un rapport direct ou indirect avec un référendum, une élection présidentielle ou l’une des élections réglementées par le code électoral ainsi qu’avec l’élection des représentants au Parlement européen, et aux opérations de simulation de vote réalisées à partir de sondages d’opinion (art. 1er).

L’article 11 de cette loi pose l’interdiction qui fait tant jaser :

La veille de chaque tour de scrutin ainsi que le jour de celui-ci, sont interdits, par quelque moyen que ce soit, la publication, la diffusion et le commentaire de tout sondage tel que défini à l’article 1er. Cette interdiction est également applicable aux sondages ayant fait l’objet d’une publication, d’une diffusion ou d’un commentaire avant la veille de chaque tour de scrutin. Elle ne fait pas obstacle à la poursuite de la diffusion des publications parues ou des données mises en ligne avant cette date. (…)

L’interdiction ne s’applique pas aux opérations qui ont pour objet de donner une connaissance immédiate des résultats de chaque tour de scrutin et qui sont effectuées entre la fermeture du dernier bureau de vote en métropole et la proclamation des résultats.

Notons qu’ainsi rédigée, la loi interdit de faire un rappel de l’évolution des intentions de vote des candidats après vingt heures mais avant minuit le jour du scrutin, même une fois les bureaux de vote fermés et les estimations proclamées. C’est une pure maladresse de rédaction, mais la loi est la loi, je fais confiance au parquet pour être ferme.

L’article 12 de cette même loi fixe les peines encourues, par renvoi :

«” Seront punis des peines portées à l’article L. 90-1 du code électoral :
(…)
Ceux qui auront contrevenu aux dispositions des articles 7 et 11 ci-dessus ;”»

L’article L.90-1 du Code électoral prévoit une peine de 75000 euros, peu importe qu’il mentionne l’article L.52-1 du Code électoral puisque l’article 12 de la loi de 1977 ne vise que la peine qu’il prévoit. Vous direz merci au législateur de voter des textes aussi clairs, ordonnés et logiquement bâtis.

L’existence d’une peine d’amende est lourde de conséquence : cela fait des dispositions de l’article 11 un texte pénal. Il doit donc être interprété strictement (art. 111-4 du Code pénal) ; toute analogie ou toute extensions à des situations similaires ou voisines est interdit. De même, ses règles d’application dans le temps et dans l’espace sont celles, spécifiques, du droit pénal.

Voyons donc ce que sanctionne strictement cet article.

Il sanctionne deux actes : le fait (1) par quelque moyen que ce soit, (2) soit de publier ou soit de diffuser (3) un sondage d’opinion ou une simulation de vote réalisée à partir de sondages d’opinion, portant sur l’élection présidentielle (la même s’appliquera lors des deux tours des législatives, mais la profusion de candidats rend les choses moins intéressantes).

Une publication s’entend, à mon sens (je n’ai trouvé aucune jurisprudence de l’application de cet article) de la première communication au public des résultats d’un sondage, la diffusion s’entend de la reprise de cette publication ou de son signalement d’une façon accessible au public. Par exemple, le journal La Libre Syldavie publie sur son site internet les résultats. C’est une publication au sens de la loi. Tous ceux qui sur Twitter signaleront cette parution, avec un lien vers le site, diffuseront ce sondage (je reviendrai plus tard sur le fait que le site de la Libre Syldavie est hébergé à Klow, en Syldavie).

A contrario, la loi ne sanctionne pas le fait de téléphoner, d’adresser par courrier électronique privé, ou par message privé, de tels sondages, faute de caractère public. De même, la publication ou la diffusion de ce qui n’est pas un sondage d’opinion ne tombe pas sous le coup de la loi : une impression personnelle, une rumeur, une supputation, un concours de pronostics ne sont pas des sondages d’opinion.

Le fait de publier un sondage en le faisant fallacieusement passer pour une invention tombe sous le coup de la loi, car cela ne lui retire pas sa qualité de sondage. Le parquet devra prouver que c’était un sondage déguisé, mais le fait d’avoir “deviné” tous les bons chiffres devrait suffire à convaincre le juge, sauf à ce que vous ayez aussi gagné au Loto ce week-end là. Idem pour les messages codés à la “Flanby devance Joe Dalton d’un demi-point”. Il ne faut pas prendre les juges pour des imbéciles : c’est de l’exercice illégal de la profession d’avocat.

Se pose à présent le très intéressant problème de l’application de cette loi dans l’espace. J’ai lu des avis autorisés affirmer sans rire que tout site étranger qui publierait de tels résultats avant 20 heures heure française encourrait les foudres des tribunaux français. À cela je dirais, comme Démosthène apprenant après avoir lancé sa première philippique que le peuple avait opté pour l’attentisme d’Eubule : “What the fuck ?”

Les article 113 du Code pénal posent les règles d’application de la loi pénale française dans l’espace (pas au sens de “Des cochons dans l’espace”, mais dans le sens de sa territorialité).

Ces règles sont les suivantes : la loi pénale française s’applique à toute personne se trouvant sur le territoire français, quelle que soit sa nationalité. Une infraction est réputée commise en France dès lors qu’un de ses éléments constitutifs est commis en France. On assimile au territoire française les bateaux battant pavillon français et les aéronefs immatriculés en France (article 113-4).

Quand les faits sont commis à l’étranger, la loi française peut leur être applicable, à certaines conditions. Sans rentrer dans les détails, qui feront les tortures des étudiants de L2 de droit, la loi pénale française s’applique à l’étranger quand l’auteur est français, ET, condition cumulative, que les faits constituent un crime (soit fasse encourir au moins 15 ans de réclusion criminelle), ou un délit à la condition supplémentaire dans ce dernier cas de la réciprocité d’incrimination, c’est-à-dire que la loi locale réprime également ce délit (article 113-6). Cette condition n’est pas exigée quand la victime est française, mais le délit doit alors être puni d’une peine d’emprisonnement (article 113-7). Rappelons que certains délits, dont celui qui nous occupe ce jour, ne sont punis que d’une amende.

Encore faut-il, pour que le parquet puisse agir, qu’il y ait au préalable plainte de la victime ou dénonciation officielle par les autorités de l’État où les faits ont eu lieu (article 113-8).

Revenons en à présent à notre publication des sondages.

Toute publication ou diffusion depuis la France est réprimée, quelle que soit la nationalité du diffuseur. À mon sens, un journaliste étranger qui annoncerait en direct de Paris à 19h les premières estimations pour sa chaîne étrangère commet bien un acte de diffusion, même si sa chaîne ne peut être reçue en France, car la loi n’exige pas que le message puisse être reçu depuis la France (d’autant que cette chaîne peut vraisemblablement être regardée en streaming depuis la France ou captée par satellite). Le parquet ne poursuivrait jamais une telle hypothèse, on voit à quoi sert l’opportunité des poursuites, mais à mon sens, le délit est constitué (je reconnais que ce point, pure hypothèse d’école qui ne sera jamais tranché, est ouvert à la discussion).

Reste l’hypothèse de la diffusion depuis l’étranger. La loi pénale française ne peut s’appliquer que dans les pays étrangers qui répriment eux-même la diffusion des sondages d’opinion relatifs aux élections présidentielles françaises, ou référendums français, et aux élections législatives françaises. En effet, la loi pénale est d’interprétation stricte, vous vous souvenez ? Se fonder sur une législation similaire interdisant la publication des résultats des élections locales serait une application par analogie, et c’est interdit en droit pénal. Encore faudrait-il que le diffuseur soit lui-même Français (Belges, Suisses, Québecois et Syldaves, vous êtes immunes) ET que les autorités de ce pays dénonçassent officiellement les faits aux autorités françaises. Face à ce cumul d’hypothèses, je lance le même cri que Leonidas entendant la sommation de capituler faite par les hérauts de Xerxès : “Lol !”.

Les petits malins qui me suivent sur Twitter ont soulevé toute une série d’hypothèses pour dissimuler sa localisation : VPN, adresse IP trafiquée, etc. Cela ne change rien : ce qui compte c’est où vous vous trouvez physiquement au moment où vous diffusez le message (ce qui pour un tweet s’entend de l’envoi du message, puisque c’est la seule opération que vous faites et qui suffit à la diffusion du message). Utiliser un VPN ou une adresse IP syldave posera au parquet un problème de preuve, mais il pourra prouver par tout moyen que vous étiez bien en France. Internet n’est pas un lieu, ergo une adresse IP n’est pas une preuve de votre localisation.

Donc, une bonne fois pour toute : si vous vous trouvez à l’étranger, vous pouvez discuter tranquillement des résultats, et si vous parlez tellement fort que vous pouvez être lu depuis la France, vous ne tombez pas sous le coup de la loi pénale. Toute hypothèse contraire revient à dire que publier sur internet impose de respecter toutes les législations de tous les pays connectés à l’internet, cumulativement, ce qui, quand on va arriver aux lois iraniennes, syriennes, birmanes et nord-coréennes, va rapidement poser problème.

Pourquoi le vote blanc n’est-il pas pris en compte ?

Voilà vraiment le marronnier des élections présidentielles, avec la controverse des 500 signatures, qui rejaillira en 2017, et à laquelle je n’opposerai que deux mots : Jacques Cheminade. Si un tel hurluberlu a obtenu (à deux reprises) ses 500 signatures, qu’on ne vienne pas me dire que le système est trop sélectif : il ne l’est manifestement pas assez (et je ne crois pas aux larmes de crocodile des Le Pen père et fille, pour les raisons que j’ai indiquées il y a 5 ans).

Le vote blanc est pris en compte, mais il l’est pour ce qu’il est : un vote blanc. Stricto sensu, un vote blanc est une enveloppe dans lequel on a glissé un papier ne portant aucun nom. Participant régulièrement aux opérations de dépouillement, je suis confronté régulièrement à des cas d’électeurs ayant clairement montré leur intention de n’émettre aucun vote tout en étant venu voter. Les bulletins blancs sont fort rares ; la plupart du temps (une fois sur deux), c’est une enveloppe vide, ou, au second tour, les deux bulletins. Parfois, on a des cas bizarres : un ticket de parking, une page de journal, etc.

Mettez-vous un instant à la place des scrutateurs. Comment différencier ce qu’a voulu dire celui qui a glissé une enveloppe contenant un bulletin blanc et celui ayant glissé une enveloppe vide (ou un ticket de parking) ? Ils ont voulu dire la même chose : pour des raisons qui me sont propres, et qui au demeurant n’intéressent personne, je refuse de choisir entre les divers candidats.

Concrètement, les scrutateurs (il y en a 4 par table) constatent ensemble la cause de nullité, qui est inscrite sur l’enveloppe (par une lettre correspondant aux cas les plus fréquents), les 4 scrutateurs signent l’enveloppe dans laquelle est remis ce qu’il y avait éventuellement à l’intérieur et elle est aussitôt remise au président du bureau de vote qui l’annexera au procès verbal des opérations, pour qu’en cas de contestation, cette voix puisse être examinée.

Et en tant que scrutateur régulier, d’ailleurs, je voudrais dire une chose aux amateurs du vote blanc : vous faites chier. Les opérations de dépouillements sont longues et fastidieuses, et notre seule récompense est d’échapper à la soirée électorale à la télévision. Chaque bulletin blanc ou nul interrompt les opérations et fait perdre une à deux minutes, pendant lesquelles on peut facilement décompter une vingtaine de bulletins quand on a pris le rythme. 20 bulletin blancs ou nuls, c’est une demi heure de temps des scrutateurs, et je vous rappelle qu’on est bénévole, que c’est dimanche soir et qu’on bosse le lendemain, et que nous avons décidé non seulement de prendre part à l’élection mais d’aller au-delà et de donner de notre temps pour qu’elle se déroule jusqu’au bout. Tout ça pour venir nous dire que ces candidats ne sont pas assez bien pour vous, pauvres bichons, je vous assure que votre geste n’est vraiment pas regardé comme civique par les scrutateurs. Non, franchement, si vous n’êtes pas fichu de faire un choix, allez pêcher, abstenez-vous mais n’allez pas perturber les opérations électorales.

L’objet d’une élection est de choisir. C’est l’étymologie du mot. Si on ne choisit pas s’il faut passer à bâbord ou à tribord de récifs, on s’échoue dessus. Le choix doit être fait, même si aucun ne vous plaît, car ne pas choisir est le pire des choix. La République a besoin d’un président, pour promulguer les lois, négocier les traités, nommer les ministres, commander l’armée. Et non, elle n’attendra jamais que vous ayez enfin trouvé un candidat assez beau pour vous plaire.

Mais le vote blanc, disais-je est pris en compte car un vote blanc ne compte pas dans l’abstention, qui est le rapport du nombre d’électeurs ayant signé les listes électorales sur le nombre total d’électeurs inscrits. Un vote blanc et nul compte dans la participation.

Il n’est pas distingué des votes nuls pour les raisons que j’ai indiquées ci-dessus : bulletin blanc, pas de bulletin, ticket de parking, le messages est le même, et ce message est : .

Commencer à distinguer entre ceux qui ne disent rien selon leur façon de ne rien dire est de nature à se faire renvoyer devant la cour d’assises des mouches pour viol aggravé.

Le chiffre des blancs et nuls est publié avec chaque résultat officiel : il est donc bel et bien pris en compte. Il ne l’est pas en revanche dans le résultat car seuls comptent les suffrages exprimés, or un bulletin blanc n’est par définition pas exprimé. Ainsi lors des dernières élections présidentielles, sur 37 254 242 de voix au premier tour, 534 846 furent des bulletins blancs ou nuls, soit 1,44% (notons au passage que 4 candidats ont donc fait moins que les votes blancs ou nuls : Frédéric Nihous, José Bové, Arlette Laguiller et Gérard Schivardi).

Au second tour, sur 37 342 004 voix, 1 568 426 furent blanches ou nulles, soit 4,20 %. Ces 4,20% n’ont pas été comptés dans l’abstention, mais ont été retirés des scores relatifs des candidats car seuls comptent les suffrages exprimés, quitte à me répéter. Leur prise en compte dans les résultats auraient donné 50,83% à Nicolas Sarkozy et 44,97% à Ségolène Royal (au lieu de 53,06% / 46,94%). Je vous laisse chercher l’intérêt de la chose.

Sur ce bon vote noir ce dimanche, ou bonne pêche.

vendredi 23 mars 2012

Quelques mots sur l'affaire Merah

NB : la rédaction de ce billet a commencé avant le dénouement tragique de l’affaire. Pris d’une soudaine crise de flemme, je n’ai pas recommencé la rédaction.


Comme souvent quand une affaire vient sur le devant de la scène médiatique (et celle là n’est même plus sur le devant de la scène, elle est tombée dans la fosse d’orchestre), on me pose de nombreuses questions sur les aspects judiciaires. Le plus simple dans ces cas est de faire un billet reprenant les questions revenant souvent et d’y apporter une réponse collective, étant précisé que je n’interviens à aucun titre dans cette affaire, et que mes sources sont la presse, qui fait globalement bien son boulot malgré des spectacles navrants de remplissage de vide sur les chaînes d’info en continu, dont le modèle laisse décidément à désirer.

Pourquoi cette affaire a-t-elle été qualifiée de terroriste, et d’abord c’est quoi cette qualification ?

Le code de procédure pénale (CPP) pose les règles générales applicables aux instructions. Mais d’années en années, des réformes ont ajouté à la fin du code toute une série de règles dérogatoires au droit commun, jamais au bénéfice des personnes soupçonnées, mais, bien sûr, au nom de notre sécurité, l’alibi absolu avec la protection des enfants (ceux là même qu’il faut envoyer en prison dès 12 ans).

C’est ainsi que le CPP prévoit des règles de procédure spécifiques pour :

► Les actes de terrorisme (art. 706-16 à 706-25-1).
► Le trafic de stupéfiants (art.706-26 à 706-33).
► La traite des être humains (art.706-34 à 706-40).
► Les infractions sexuelles (art. 706-47 à 706-53-12).
► Les infractions en bande organisée (art. 706-73 à 706-106).

Ajoutons à cela des règles dérogatoires pour les infractions commises par les personnes morales, les majeurs protégés, les déments, en matière sanitaire, économique et financière, et de pollution maritime, et vous comprenez que les larmes qui accueillent tant chez les avocats que les magistrats l’annonce d’une nouvelle réforme du CPP ne sont pas toutes de joie et de reconnaissance éperdue.

En principe, un acte de terrorisme n’est pas une infraction autonome. Il s’agit d’une infraction de droit commun dont le législateur fait la liste[1], mais commises « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».

À ces délits viennent s’ajouter des infractions qui elles sont spécifiques au terrorisme : l’introduction dans l’environnement d’une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux ou le milieu naturel dans le cadre d’une entreprise terroriste, l’association de malfaiteurs[2], le financement d’une organisation se livrant au terrorisme[3], ou le fait de ne pouvoir justifier de son train de vie quand on est en relation habituelle avec des personnes se livrant à du terrorisme[4], qui sont en faits des infractions existantes aggravées ou adaptées (la dernière s’inspire du proxénétisme).

Et à quoi ça sert ?

Tout d’abord, les infractions en questions sont toutes aggravées (sauf l’association de malfaiteurs, on touche déjà le plafond de 10 ans encourus). Les destructions volontaires en réunion, qui font encourir 5 ans de prison, en font encourir sept dans le cadre du terrorisme.

En outre, en présence d’une de ces infractions, le tribunal de grande instance de Paris est compétent, en concurrence avec le parquet local du lieu de l’infraction, ici Toulouse et Montauban. Cela ne veut pas dire que deux enquêtes vont être menées en parallèle, le code prévoit les règles de l’éventuelle transmission du dossier à Paris (art. 706-18 du CPP). Pourquoi ? Parce que les juges et avocats de province sont trop mauvais Parce que le parquet de Paris est doté d’une section spécialisée, la section C1, et de juges d’instruction également spécialisés dans la matière, et qui connaissent bien les différents réseaux, leur fonctionnement, leur mentalité, et qui ont une formation et des moyens d’enquête adaptés, que n’aura pas aussi facilement un juge d’instruction d’un petit tribunal de province, encore que la réforme des pôles de l’instruction, qui a regroupé les juges d’instructions dans les gros tribunaux, a fait perdre de la force à cet argument. Enfin, les crimes sont jugés par une cour d’assises spéciale composée de 7 magistrats professionnels sans jurés, pour mettre les citoyens à l’abri des pressions et représailles des organisations terroristes.

Enfin la garde à vue peut durer jusqu’à 96 heures, voire 144 heures (oui, 6 jours) en cas de menace imminente (mais une menace non imminente est-elle une menace ?). Jusqu’à il y a peu, le droit à l’entretien avec un avocat était repoussé à la 48e heure, et l’avocat devait être choisi sur une liste spéciale établie par le Conseil national des Barreaux (CNB). Le Conseil constitutionnel ayant jugé ces dispositions contraires à la Constitution, c’est désormais le droit commun qui s’applique : droit à l’assistance de l’avocat de son choix dès la 1re heure, le parquet pouvant repousser cette assistance à la 12e heure de garde à vue par une décision motivée, et saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) pour obtenir une décision repoussant à la 24e heure l’intervention de l’avocat. L’avocat peut bien entendu assister so nclient au cours des interrogatoires et des confrontations.

Je précise que s’il s’avère que le quidam placé 6 jours en garde à vue n’a rien à voir avec le terrorisme, aucune nullité n’est encourue, il ne peut même pas prétendre à un mot d’excuse.

Cette affaire relevait-elle vraiment du terrorisme ?

En fait, le débat n’avait pas lieu d’être à ce stade. Le parquet est libre de la qualification qu’il donne aux faits qu’il décide de poursuivre, le juge pouvant, devant même, rendre aux faits leur véritable qualification en fonction de ce que l’enquête révélera. Si le juge d’instruction parisien saisi en raison de cette compétence d’exception estime finalement que les faits ne relèvent pas du terrorisme, il se déclare incompétent et rend le dossier à son tribunal naturel, compétent en vertu du droit commun.

En l’espèce, je ne vois pas d’incohérence à avoir estimé au stade du deuxième meurtre que les actions de Mohamed Merah ont été commises intentionnellement, en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, cet effet ayant même été atteint, notamment grâce au coup de main du Président de la République qui a aidé à filer la trouille à tous les élèves de France, dont ma fille qui me demande depuis mardi si on va venir la tuer à l’école.

Rétrospectivement, les faits ont donné raison à ceux qui ont fait ce choix.

Que change la mort du principal suspect ? Peut-on d’ailleurs le qualifier de coupable ?

Alors là, j’en ai lu des sottises, là dessus.

Dans un premier temps, la mort de Mohamed Merah ne change rien (sauf pour lui, pour qui ça change tout). L’instruction va être ouverte, si ce n’est déjà fait, car la vérité doit être faite sur les faits exacts, et d’éventuels complices doivent être identifiés et si possible interpellés. Toute personne lui ayant fourni en connaissance de cause, c’est à dire sachant qu’il se disposait à commettre des meurtres ciblés, un soutien logistique, ou lui ayant donné des instructions, encourt la réclusion criminelle à perpétuité. La question se pose tout particulièrement au regard de l’arsenal dont il disposait. L’implication de ses proches doit également être vérifiée. La justice n’en a pas fini avec cette affaire.

S’agissant de Mohamed Merah, sa mort met fin à l’action publique : c’est l’article 6 du Code de procédure pénale. Il ne peut être mis en examen, jugé ou a fortiori condamné. En France, on ne juge pas les morts. Il n’y a pas si longtemps, on pouvait dire “on ne juge pas les morts et les fous”, mais les temps changent.

Mais l’extinction de l’action publique met fin aussi à la présomption d’innocence, qui ne s’applique qu’aux vivants pouvant faire l’objet d’un procès. Mohamed Merah n’est plus présumé innocent, je puis écrire ici qu’il est le meurtrier de Toulouse et de Montauban, tout comme je peux écrire que Lee Harvey Oswald a assassiné John Fitzgerald Kennedy sans violer sa présomption d’innocence, bien qu’il n’ait jamais été jugé pour son crime, ayant été abattu 3 jours plus tard.

Entendons-nous bien : le fait que sa présomption d’innocence ait pris fin ne veut pas dire qu’il est devenu présumé coupable. La question de sa culpabilité est devenu un sujet de libre débat.

Relisons les textes pertinents.

Sur la présomption d’innocence, le socle fondateur est la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui fait partie de notre Constitution (art. 9) :

Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

Vous comprendrez bien, j’espère, que les termes “homme” et “personne” ne s’appliquent qu’à des vivants. Juridiquement, c’est une évidence, la personnalité commençant à la naissance et prenant fin à la mort, c’est le premier cours de droit civil.

La protection de cette présomption se trouve à l’article 9-1 du Code civil :

Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence.

Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte.

La cour d’appel de Paris a jugé en 1993 que cette action s’éteignait avec le décès et ne passait pas aux héritiers (c’était les héritiers de René Bousquet). La Cour de cassation n’a pas eu à connaître de la question à ma connaissance, ce qui semble indiquer que l’évidence est telle que nul ne s’est amusé à faire un pourvoi sur ce point.

Est-ce à dire que l’on peut impunément traîner dans la boue la mémoire des morts ?

Non. Affirmer qu’une personne décédée est coupable d’un crime dont elle n’a pu être jugée de son vivant est une atteinte à son honneur et à sa considération, et relève donc de la diffamation, dont c’est la définition. Ses héritiers peuvent exercer en son nom l’action de droit commun en diffamation. Rappelons en effet que la diffamation n’est pas la calomnie, et qu’on peut diffamer en disant la vérité. Cependant, la loi offre plusieurs échappatoires, de plus en plus larges grâce à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil constitutionnel, à ceux qui disent la vérité.

Ainsi, si j’affirme publiquement, comme le fait Wikipédia d’ailleurs, que John Wilkes Booth a assassiné Abraham Lincoln, je m’expose éventuellement à une action en diffamation de ses héritiers, dont je pourrais aisément sortir triomphant en produisant devant le tribunal toute la littérature historique qui lui attribue preuves à l’appui ce sinistre forfait, aux côtés de Lewis Powell, David Herold, et George Atzerodt.

Pour en revenir au cas de Mohamed Merah, rien ne s’oppose à ce qu’on dise qu’il a tué 7 personnes, la prudence imposant simplement de s’assurer préalablement de la solidité des faits. On ne pourra jamais dire qu’il a été jugé coupable de ces meurtres, car il ne sera jamais jugé. Ce n’est pas illégal, c’est juste faux. Mais si vous voulez l’appeler “l’assassin de Toulouse”, vous pouvez, et vous direz que vous avez l’autorisation de Maitre Eolas.

Sur l’opération de police ayant conduit à la mort de Mohamed Merah

Je n’ai aucune compétence particulière pour répondre à des questions là-dessus, mes clients ayant la gentillesse d’éviter de me tirer dessus quand j’approche (et vu le montant de mes honoraires, ils ne sont pas sans un certain mérite). Le blog de Jean-Dominique Merchet contient un article intéressant et des réponses de membres du RAID ayant participé à l’opération s’exprimant sous couvert d’anonymat particulièrement éclairantes. Je conclurai en disant qu’en tant que citoyen, il me paraît souhaitable que la prochaine assemblée nationale réunisse une commission d’enquête parlementaire sur la question, tout simplement parce que c’est la le cœur de sa fonction, outre voter la loi : contrôler les deux autres pouvoirs. La République n’a rien à craindre de la lumière.

Notes

[1] Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration ainsi que le détournement d’aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport, les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique ; les infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous ; les infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires, le recel du produit de ces infractions ; les infractions de blanchiment et même les délits d’initié. Art. 421-1 du Code pénal.

[2] Ajouté par une loi votée au lendemain des attentats de 1995.

[3] Ajouté par une loi votée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

[4] Ajouté par une loi votée au lendemain de l’attentat de Bali.

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