Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 9 décembre 2010

Habeas corpus n'est pas un gros mot (Arrêt Moulin c. France, 23 nov. 2010)

Oh. Ça alors. Quelle surprise. La Cour européenne des droits de l’homme, que vous me permettrez d’appeler CEDH par la suite, vient de condamner la France sur le contrôle de privations de liberté par le seul parquet, au motif que ce dernier n’est pas une autorité judiciaire indépendante au sens de l’article 5 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, que vous me permettrez d’appeler CSDH par la suite.

Oui, je sais, je joue très mal la comédie. Mais l’arrêt Moulin contre France (n°37104/06) n’a pas grand chose de nouveau. Mes lecteurs auront aussitôt fait le parallèle avec l’arrêt Medvedyev dont j’avais déjà parlé ici. Et de fait, l’arrêt Moulin s’inscrit dans cette ligne jurisprudentielle, à tel point que la Cour a copié-collé pas moins de deux pages de ce premier arrêt dans celui qu’elle a rendu hier.

Néanmoins, cet arrêt doit être salué et apprécié à sa juste valeur. Parce que cela fait plus d’un an que je soulève des conclusions de nullité de garde à vue du fait de cette absence de contrôle par une autorité judiciaire indépendante, et que je me fais bananer. Ce qui est toujours agaçant, certes, mais tout particulièrement quand on sait qu’on a raison.

Cela dit, attendu que je me faisais toujours bananer après l’arrêt Medvedyev en mars dernier, je crains de ne pas faire preuve d’un pessimisme exagéré en disant que les parquets, d’Île de France à tout le moins, qui sont ceux que je pratique le plus, continueront malgré l’arrêt Moulin leur déni de réalité, avec la bénédiction des juges du siège qui leur donnent systématiquement raison. Un jour viendra où tous les juges français appliqueront la CSDH au parquet avec la même rigueur qu’ils appliquent le Code pénal aux citoyens. Pas une minorité, car il y en a, tous. J’y crois, mais que le temps me paraît long quand on parle des libertés fondamentales.

L’arrêt Moulin, donc.

L’affaire Moulin dira sans doute quelque chose à mes plus anciens lecteurs. J’en avais déjà parlé ici. Cet arrêt et le recul dans le temps permettent d’en savoir un peu plus.

France Moulin est avocat au barreau de Toulouse. À l’époque des faits, elle est collaboratrice d’un avocat d’affaire de la ville rose.

Le 13 avril 2005, elle a été interpellée alors qu’elle se trouvait au tribunal d’Orléans, dans le cadre d’une affaire de blanchiment dans laquelle elle était soupçonnée d’avoir communiqué à des personnes impliquées des informations sur l’enquête en cours. Détail important : cette garde à vue a eu lieu dans le cadre d’une instruction judiciaire, c’est-à-dire d’une enquête menée par un juge d’instruction (ici deux, ils agissaient en ce qu’on appelle une co-saisine, qui permet à deux juges d’instruction du même tribunal de travailler de conserve sur le même dossier complexe). Or dans ce cas, c’est le juge d’instruction qui contrôle la mesure de garde à vue, et non le procureur de la République.

Dans le cadre de cette garde à vue, France Moulin va être conduite à Toulouse pour une perquisition à son cabinet. Comme la loi l’exige, les deux juges d’instruction étaient présents, une perquisition dans un cabinet d’avocat ne pouvant être effectuée par la police seule. Puis, après que la garde à vue a été prolongée par un juge d’instruction de Toulouse, territorialement compétent, les juges d’instruction vont rentrer à Orléans, et délivrer un mandat d’amener à l’encontre de Mme Moulin.

Le mandat d’amener est l’ordre donné à la force publique de conduire immédiatement devant le juge l’ayant décerné (seul un juge peut délivrer un tel mandat) la personne à l’encontre de laquelle il est émis (art. 122 du CPP). Cependant, L’article 127 du CPP précise que “si la personne recherchée en vertu d’un mandat d’amener est trouvée à plus de 200 km du siège du juge d’instruction qui a délivré le mandat, et qu’il n’est pas possible de la conduire dans le délai de vingt-quatre heures devant ce magistrat, elle est conduite devant le procureur de la République du lieu de l’arrestation.L’article 128 précise la suite : “Ce magistrat l’interroge sur son identité, reçoit ses déclarations, après l’avoir averti qu’elle est libre de ne pas en faire, l’interpelle afin de savoir si elle consent à être transférée ou si elle préfère prolonger les effets du mandat d’amener, en attendant, au lieu où elle se trouve, la décision du juge d’instruction saisi de l’affaire. Si la personne déclare s’opposer au transfèrement, elle est conduite dans la maison d’arrêt et avis immédiat est donné au juge d’instruction compétent.”

C’est ce qui va se passer pour France Moulin, et elle va être placée en maison d’arrêt après avoir été présentée au procureur adjoint de Toulouse. Elle sera finalement présentée le 18 avril 2005 aux juges d’instructions orléanais, qui la mettront en examen, et demanderont au juge des libertés et de la détention de la placer en détention provisoire, ce qu’il fera.

Sans attendre, France Moulin va attaquer cette première partie de la procédure et en demandera la nullité. La chambre de l’instruction d’Orléans va rejeter sa demande le 13 octobre 2005. France Moulin va former un pourvoi en cassation, qui sera rejeté le 1er mars 2006. Les voies de recours internes étant épuisées, France Moulin va porter son affaire devant la cour européenne des droits de l’homme. Et bien lui en a pris.

L’article 5§3 de la CSDH stipule en effet que

Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

Vous vous souvenez qu’en mars dernier, la CEDH avait déjà posé très clairement que le parquet ne pouvait pas être cet “autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires”, puisque pour elle le propre de ce magistrat devait être son indépendance. Or le parquet est hiérarchiquement soumis à l’exécutif, d’une part, et d’autre part et surtout, il est l’adversaire de la personne poursuivie. Tout comme on ne confie pas au voleur le soin de garder les banques, on ne va pas demander à celui qui souhaite envoyer Untel en prison si sa privation de liberté se justifie.

À la suite de cet arrêt on ne peut plus clair, et rendu à l’unanimité des 17 juges de la Grande Chambre, la France avait fait comme à son habitude : elle avait nié la réalité. Pas la moindre réforme législative en projet, rien. Quant au parquet, face à cela, son attitude a été un mélange de déni et de bouderie. Je n’exagère pas. À chaque fois que j’ai soulevé des conclusions de nullité fondées sur l’arrêt Medvedyev, l’argument qui m’a été opposé était : primo, le Code de procédure pénale dit que c’est moi qui contrôle, alors il a été respecté (déni de réalité : je soulevais précisément que le CPP était contraire à la CEDH sur ce point, et ce que celle-ci étant un traité international, c’est elle qui gagne, en vertu de l’article 55 de la Constitution), agrémenté d’une remarque outrée sur le fait qu’oser dire que LUI, le procureur d’audience, personnellement, n’était pas indépendant, était un peu fort de café, voire insultant. Ce qui était agaçant : ils opéraient un glissement sémantique entre l’indépendance organique, dont la CEDH a constaté l’absence, et l’indépendance d’esprit, dont personnellement je me contrefiche et qui n’est pas l’objet du débat. Mais finalement, comment les en blâmer, puisque le tribunal leur donnait systématiquement raison. Medvedyev ? Connais pas.

La CEDH a visiblement compris qu’elle avait affaire à des cancres, et a décidé de faire encore plus clair.

Dans sa décision, elle va d’abord citer in extenso les §117 à 125 de l’arrêt Medvedyev, avant tout simplement et sans un mot d’explication supplémentaire les appliquer à l’affaire Moulin. C’est donc une confirmation ferme et sans ambiguïté de ce premier arrêt.

Ici toutefois, nous avions des juges d’instruction qui étaient aux commandes de la procédure, et l’on sait que la CEDH considère que ces magistrats remplissent les conditions d’indépendance pour être le juge visé par l’article 5.

Mais la Cour constate que les juges d’instruction orléanais n’avaient pas de pouvoir sur la garde à vue se déroulant à Toulouse, étant hors du ressort de leur tribunal, et que leur collègue toulousain territorialement compétent a ordonné la prolongation sans entendre France Moulin pour lui permettre d’argumenter. En outre, les juges d’instruction orléanais, bien que présents physiquement dans le commissariat, n’ont jamais entendu France Moulin. De fait, le premier magistrat à avoir enfin accepté que France Moulin lui fasse des déclarations, c’est le procureur adjoint de Toulouse, au bout de 3 jours de privation de liberté.

Et ça ne s’arrête pas là. Ce procureur était-il un magistrat au sens de l’article 5 ? Non, répond la cour.

§56. La Cour constate tout d’abord que si l’ensemble des magistrats de l’ordre judiciaire représente l’autorité judiciaire citée à l’article 66 de la Constitution, il ressort du droit interne que les magistrats du siège sont soumis à un régime différent de celui prévu pour les membres du ministère public. Ces derniers dépendent tous d’un supérieur hiérarchique commun, le garde des sceaux, ministre de la Justice, qui est membre du gouvernement, et donc du pouvoir exécutif. Contrairement aux juges du siège, ils ne sont pas inamovibles en vertu de l’article 64 de la Constitution. Ils sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques au sein du Parquet, et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la Justice. En vertu de l’article 33 du code de procédure pénale, le ministère public est tenu de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions qui lui sont données dans les conditions prévues aux articles 36, 37 et 44 du même code, même s’il développe librement les observations orales qu’il croit convenables au bien de la justice.

(…)

§58. Par ailleurs, la Cour constate que la loi confie l’exercice de l’action publique au ministère public, ce qui ressort notamment des articles 1er et 31 du code de procédure pénale. Indivisible (paragraphe 26 ci-dessus), le parquet est représenté auprès de chaque juridiction répressive de première instance et d’appel en vertu des articles 32 et 34 du code précité. Or la Cour rappelle que les garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties excluent notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale (voir, en dernier lieu, Medvedyev et autres, précité, § 124 ; paragraphe 46 ci-dessus).

Donc, le procureur adjoint ne compte pas comme magistrat. Ce n’est que lorsque France Moulin arrivera dans le cabinet des juges orléanais, 5 jours après son interpellation, qu’elle sera enfin mise en présence d’un magistrat indépendant au sens de la CEDH.

Or 5 jours sans voir un magistrat indépendant, c’est trop long pour être considéré comme correspondant au aussitôt de l’article 5 de la Convention. La France est condamnée.

Quelle est la solution ? La création d’un habeas corpus. Ce n’est pas un gros mot, ce n’est même pas de l’anglais, c’est une procédure permettant dès le début de la garde à vue au gardé à vue de saisir un juge d’une demande de levée de cette mesure, juge qui devra l’entendre avant de statuer, et un passage obligé devant ce juge pour la prolongation à la 24e heure. Et rappelons qu’en vertu de l’arrêt Brusco, le gardé à vue doit pouvoir être assisté d’un avocat lors de ces procédures. Ce que déjà Medvedyev exigeait.

Alors, nihil novi sub sole ? me demanderons mes lecteurs latinistes. Ce n’est qu’une confirmation banale de l’arrêt Medvedyev ?

Pas sûr. Sur le statut du parquet, rien de neuf, en effet, ce qui rend la couverture médiatique de cet arrêt un peu disproportionnée. Le principe est connu depuis Medvedyev, et rien n’a changé.

Cependant, je me demande si l’apport de cet arrêt ne se situerait pas au §48 de l’arrêt.

§48. La Cour note que les juges d’instruction n’ont pas davantage procédé à une telle audition en se rendant à l’hôtel de police le 15 avril 2005 (paragraphe 10 ci-dessus), le procès-verbal semblant au contraire indiquer qu’ils ne se sont adressés qu’aux seuls policiers chargés de la garde à vue.

Quand la Cour prend la peine de noter, c’est toujours intéressant. Ici, il est facile d’en déduire que pour la Cour, si les juges avaient pris la peine de s’entretenir avec France Moulin, les exigences de l’article 5 de la CSDH eussent été satisfaites.

Mes amis, n’assistons-nous pas à la fin de l’instruction sous-traitée à la police, selon l’heureuse formule de mon confrère François Saint-Pierre, avocat au barreau de Lyon et auteur du Guide de la Défense Pénale, bientôt réédité chez Dalloz (annoncé le 12 janvier 2011) ?

En effet, l’article 105 du CPP dispose que

Les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves et concordants d’avoir participé aux faits dont le juge d’instruction est saisi ne peuvent être entendues comme témoins.

Ce principe remonte à la loi du 8 décembre 1897, qui a vu l’avocat entrer pour la première fois dans les cabinets des juges d’instruction. Depuis cette réforme, tout inculpé pouvait être assisté d’un avocat et ne pouvait être interrogée par le juge que si son avocat avait été préalablement convoqué et mis en mesure de consulter le dossier. L’esprit de la loi était d’interdire au juge d’instruction de feindre de croire que le suspect était un simple témoin pour l’interroger hors la présence d’un avocat.

Les juges d’instruction de l’époque, opposés à cette réforme, vont alors confier à la police le soin d’entendre les suspects (l’article 105 ne s’appliquant qu’au juge d’instruction). La loi ne prévoyait en effet l’assistance d’un avocat que devant le juge d’instruction (qui était à l’époque un passage obligé ; c’est encore le cas en droit monégasque). La police obtenait ses aveux, qui étaient découverts par l’avocat lors de l’inculpation. C’est la naissance de la garde à vue, qui va avoir un tel succès qu’elle a bien failli tuer ses inventeurs 120 ans plus tard.

François Saint-Pierre peste inlassablement et avec talent contre cette pratique très répandue, pour ne pas dire systématique, de l’audition du suspect avant la présentation au juge d’instruction. Elle est pour lui contraire à la lettre du texte, même si la jurisprudence de la cour de cassation, que l’on sait peu suspecte de complaisance à l’égard des libertés, l’a depuis longtemps validée.

Et avec cet arrêt, je me demande comment cette pratique va pouvoir perdurer. Quand le juge d’instruction est saisi des faits, il est l’autorité judiciaire indépendante de l’article 5, ce n’est contesté par personne. Or cet article 5 exige que le suspect lui soit aussitôt présenté. Aussitôt ne peut s’entendre comme “au bout de 48 heures de garde à vue” surtout si c’est ce magistrat qui a autorisé la prolongation. S’il a eu le temps de prolonger, il aurait eu le temps d’entendre. Et le juge ne peut entendre un suspect que dans les formes de l’article 116, c’est à dire en présence d’un avocat.

Je me demande donc si cet arrêt ne recèle pas une nouvelle bombe procédurale, passée inaperçue pour le moment, bien plus importante que la question de l’indépendance du parquet, que la Cour considère manifestement comme définitivement tranchée.

mercredi 12 mai 2010

Copier n'est pas juger

Voilà ce qui arrive quand un juge d’instruction ne lit pas mon blog.

La suite des choses : le parquet a fait appel. La cour d’appel pourra soit considérer comme valable l’ordonnance de renvoi copie servile du réquisitoire définitif, et “évoquera l’affaire”, c’est à dire la jugera, soit elle considérera que le tribunal d’Évry avait raison et fera retour de la procédure au juge d’instruction pour qu’il régularise, c’est à dire prenne une ordonnance de renvoi conforme à la loi du 5 mars 2007.

La remise en liberté du prévenu est définitive jusqu’au jugement. Il sera donc jugé libre et le cas échéant retournera en prison en exécution de sa peine, ce qui est le principe, la détention avant jugement étant une exception. Aussi regrettable soit cette bévue du juge d’instruction, ce n’est pas un scandale.

Les mauvaises habitudes ont la vie dure.

mardi 20 avril 2010

IPC

Bien souvent, c’est une personne que vous venez tout juste de rencontrer. Vous êtes de permanence, et la grande loterie judiciaire a fait atterrir ce dossier sur votre bureau, qui en l’occurrence est une simple table dans la galerie de l’instruction. Les avocats choisis sont assez rares, tout simplement parce que bien des avocats n’ont pas fait en sorte d’être joignables sept jours sur sept, ou même quand ils donnent un numéro de portable à leur client, ce numéro est consciencieusement enregistré dans la mémoire du téléphone, qui se trouve à la fouille, donc inutilisable.

Ah, petite incise. À bas la technologie. Apprenez par cœur les numéros de portable de votre compagne/compagnon-époux/épouse, de votre maman, de votre frère, de votre meilleur ami et de votre avocat, qui est aussi une sorte de meilleur ami. Car si un jour vous vous retrouvez en garde à vue, et statistiquement, vous avez chaque année pas loin d’une chance sur soixante, vous aurez besoin de connaître ces numéros sans avoir accès à la mémoire de votre portable.

Donc, ça tombe sur vous.

Votre client est déféré, c’est à dire qu’il sort de garde à vue, et va être présenté à un juge d’instruction en vue de sa mise en examen, ce qu’on appelle en procédure pénale l’interrogatoire de première comparution, ou IPC.

Bonne nouvelle : les droits de la défense peuvent enfin s’exercer. Mauvaise nouvelle : vous n’avez pas le temps de les exercer. Merveilles de la procédure pénale française.

Les droits de la défense s’exercent car vous avez accès à l’entier dossier de la procédure, depuis le moment où l’enquête a démarré jusqu’au moment où le procureur a dit au policier de mettre fin à la garde à vue et de lui amener l’intéressé pour lui faire ses compliments. Vous allez pouvoir vous entretenir avec votre client, théoriquement confidentiellement, en pratique, chaque étage n’ayant qu’un ou deux local adapté, sur un banc de la galerie, avec le gendarme mobile assis à côté de votre client qui vous écoute avec autant d’intérêt que lui, parfois plus parce que lui au moins a eu une nuit de sommeil et une douche avant de venir. Ça peut surprendre, mais c’est un usage ancien au palais, et les gendarmes, qui sont des gens d’honneur, ne répètent pas ce qu’ils ont entendu. Même si parfois, on aimerait bien, tant les déférés sont meilleurs dans cet entretien à voix basse que face au juge d’instruction où ils sont tétanisés par la peur.

Vous n’avez pas le temps de les exercer car le législateur nous a fait un cadeau empoisonné. Jusqu’en 2004, le statut de la personne déférée n’était encadrée par aucun texte. Il y avait privation de liberté, mais par pure pratique judiciaire. La cour de cassation n’y trouvait rien à redire. Avec une autorité judiciaire gardienne des libertés individuelles (art. 63 de la Constitution) qui ne trouve rien à redire à une privation de liberté sans texte, en violation de la convention européenne des droits de l’homme, la liberté a-t-elle besoin d’ennemis ?

La loi Perben II a créé un statut pour cette privation de liberté entre le moment où la garde à vue prend fin et le moment où le déféré comparaît devant un magistrat, qu’on appelle rétention judiciaire : l’article 803-3 du CPP précise qu’il doit s’écouler un délai maximal de vingt heures entre ces deux moments, la comparution se faisant soit devant le juge d’instruction si instruction il y a, sinon devant le procureur de la République. À ce sujet, amis juristes, l’arrêt Medvyedev semble remettre en cause ce système, puisque le procureur de la République n’est pas une autorité judiciaire au sens de la Convention. Je ne suis pas sûr que la rétention hors instruction soit conforme à l’article 5 de la Convention.

La jurisprudence est sévère : tout dépassement de ce délai rend la privation de liberté illégale et impose une remise en liberté immédiate, toute mesure postérieure, fût-ce de placement sous contrôle judiciaire (qui est une liberté surveillée) étant nulle. Du coup, ce délai sera invoqué pour vous demander de vous dépêcher, le juge finissant par procéder d’autorité à l’interrogatoire de première comparution. Certains juges d’instruction jouent le jeu des droits de la défense et font un IPC symbolique pour interrompre le délai : ils constatent l’identité du déféré, celle de son avocat, notifient qu’ils envisagent de mettre en examen pour les faits visés au réquisitoire introductif le saisissant, puis, constatant que le déféré souhaite s’entretenir avec son avocat, suspend l’IPC, le délai de vingt heure étant valablement interrompu. Puis l’interrogatoire reprend quand l’avocat s’estime prêt. C’est une pratique respectueuse des droits de la défense, mais elle n’est pas systématique, et devient de plus en plus rare avec l’avancement de l’heure.

Vous avez donc fort peu de temps pour vous imprégner d’une procédure parfois volumineuse, qui peut couvrir des mois d’enquête. Et le diable se cache dans les détails. Le document essentiel à ce stade est le rapport de synthèse, rédigé par l’officier de police judiciaire (OPJ), qui résume tout le dossier. Problème : son rédacteur est partie prenante au dossier, son résumé ne peut prétendre à l’objectivité, quelle que soit l’honnêteté intellectuelle de l’OPJ. Et des erreurs peuvent s’y glisser, qui seront immanquablement reprises par le juge.

Ainsi, lors d’un dossier récent, le juge d’instruction a retenu comme vérité d’évangile que le déféré, de nationalité étrangère, n’avait pas d’attaches familiales en France, puisque le rapport de synthèse le disait. Quand mon client expliquait que si, et d’ailleurs, il avait donné l’adresse de son frère chez qui il logeait, le juge d’instruction l’a accusé de mentir. Il a fallu que je mette sous le nez du juge le procès verbal d’audition où figurait cette information, ainsi que les noms et adresses de ses sept frères et sœurs, tous français, pour que le juge réalise que le rapport de synthèse était peut-être bâclé (je vous rassure, ça n’a pas empêché ce client de finir en détention, avec une ordonnance du JLD motivée sur l’absence d’attaches familiales, la chambre de l’instruction ayant confirmé la détention après avoir écarté ce motif erroné mais surabondant. J’aime mon métier.)

Voilà le tour de force que nous impose cet exercice : parcourir à toute vitesse 300 pages d’informations, retenir celles qui sont pertinentes, et être capable de les retrouver en quelques secondes si besoin est. Bien plus qu’apprendre par cœur des centaines d’articles de code (ça, c’est la partie facile), le métier d’avocat, c’est ça.

Autre document essentiel sur lequel nous nous jetons avidement, c’est le réquisitoire introductif. C’est le document qui saisit le juge d’instruction et limite sa saisine : il doit instruire ces faits mais ne peut instruire que ces faits. C’est ce qu’on appelle la saisine in rem. Le juge d’instruction n’est pas tenu par la qualification donnée par le parquet (il peut requalifier une escroquerie en extorsion, par exemple) mais il est tenu par la description des faits. C’est surtout à la fin de ce réquisitoire que figureront les lignes qui sonnent comme les trompettes de l’apocalypse pour l’avocat : les réquisitions de placement en détention provisoire. C’est ce qui fait que l’IPC va être une simple formalité ou un combat.

Car le déféré a un choix, qui va lui être proposé par le juge d’instruction. Une fois que le juge lui a notifié qu’il envisage de le mettre en examen, il lui propose de se taire (car le droit de se taire est le premier des droits de la défense, il faudra que je lui consacre un billet), de faire des déclarations que le juge reçoit, ou de répondre à ses questions. Si une remise en liberté est acquise, c’est simple : moins on en dit, mieux on se porte à ce stade. Le déféré (qui n’est pas encore mis en examen) sort de garde à vue, il est épuisé, stressé, vulnérable. Ce ne sont pas des conditions adéquates pour se défendre. Donc pour le moment, il se tait, rentre chez lui, et reviendra dans quelques jours, frais, dispos et lucide, pour un interrogatoire qui sera digne de ce nom.

Mais si la détention se profile, c’est un dilemme pour l’avocat. Si le déféré se tait, c’est donner un argument en or au parquet (j’allais dire au juge des libertés et de la détention, lapsus révélateur, vous verrez dans la deuxième partie) pour demander la détention : le risque de collusion avec ses complices et de pression sur les témoins. Il est tentant de lui dire d’accepter de répondre aux questions du juge, pour couper l’herbe sous le pied du parquet. Avec le risque qu’avec un client épuisé et un juge d’instruction découvrant parfois le dossier, cela tourne à la catastrophe. Il n’y a pas de bon choix. C’est la responsabilité de l’avocat, parce que ne nous leurrons pas, c’est lui qui fera le choix, le client s’en remettra totalement à lui.

Une fois ces déclarations faites ou non, ou les questions posées et les réponses notées au procès-verbal, le juge d’instruction notifie sa décision : soit mise en examen, soit placement sous statut de témoin assisté. Dans ce second cas, c’est Noël : ce statut rend impossible tout placement en détention provisoire et même tout contrôle judiciaire. C’est la liberté assurée. Le code de procédure pénale ne permet pas dans ces cas là d’embrasser le juge d’instruction, malheureusement.

Si c’est une mise en examen, il enchaîne aussitôt avec sa décision sur la liberté : remise en liberté pure et simple (rare, puisque le statut de témoin assisté suffirait alors), placement sous contrôle judiciaire, ou saisine du juge des libertés et de la détention en vue d’un placement en détention provisoire.

Rappelons en effet que depuis la loi du 15 juin 2000, ce n’est plus le juge d’instruction qui décide du placement en détention provisoire, cette décision étant confiée à un autre juge. C’est donc une procédure à deux étages : pour aller en détention, il faut que deux juges soient d’accord : le juge d’instruction et le juge des libertés et de la détention. C’était insupportable, et le législateur est vite revenu sur ce moment de folie respectueuse de la liberté et de la présomption d’innocence : depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, le parquet peut passer outre le refus du juge d’instruction de saisir le juge des libertés et de la détention, si les faits sont de nature criminels ou punis de dix ans d’emprisonnement (art. 137-4 du CPP). On se retrouve donc avec des mis en examen incarcérés contre la volonté du juge d’instruction en charge du dossier. Comme vous le voyez, la suppression du juge d’instruction est un processus en marche depuis longtemps.

Quand la nouvelle tombe, pendant que le mis en examen (ça y est, il l’est) signe les procès verbaux, le greffier décroche son téléphone pour avertir le greffe du JLD qu’il y a un dossier qui arrive, tandis que l’avocat commence déjà à cogiter sur les arguments à faire valoir.

Il sait d’ores et déjà que c’est une sale journée.

La suite au prochain épisode : le JLD.