Journal d'un avocat

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vendredi 3 juin 2011

La Cour de cassation enterre (enfin) les gardes à vue du passé

La Cour de cassation a rendu le 31 mai quatre arrêts (un, deux, trois, quatre) qui apportent la dernière pierre à l’édifice, difficile à mettre en place, de la réforme de la garde à vue. Non pas que l’édifice soit terminé, puisque dès aujourd’hui, date d’entrée en vigueur de la réforme de la garde à vue, les avocats, et votre serviteur ne sera pas le dernier, vont faire en sorte de le démolir tant il est rempli de malfaçons. Les premières Questions Prioritaires de Constitutionnalité sont déjà transmises.

Beaucoup de choses approximatives ayant été dites sur ces arrêts (je ne parle même pas de la désormais traditionnelle, pour ne pas dire pavlovienne, saillie de mes amis de Synergie Officers (la bise, Fab’, je sais que tu me lis), une explication s’impose.

Qu’a dit la Cour de cassation ?

L’évidence.

Oui, je développe.

Un rappel chronologique vous éclairera.

Rappel chronologique éclairant

L’adoption de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Europe a réalisé que les années précédentes, elle n’avait pas été tout à fait au point sur la question des droits de l’homme. Plus sérieusement, elle a réalisé une vérité que nous nous devons de ne pas oublier : il ne peut y avoir de pire tyran que l’État lui-même, qui a à sa disposition une puissante et docile administration qui exécutera toujours sans trop rechigner ses directives, même les plus révoltantes. Les proclamations à la “plus jamais ça” avaient été essayées au lendemain de la première guerre mondiale. C’est d’ailleurs l’invention officielle du #FAIL. L’ONU planchait sur une nouvelle déclaration sans réelle portée juridique, qui deviendra la Déclaration Universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948.

Une autre méthode a été choisie en Europe, et il convient de signaler qu’à cette époque, la France a été en pointe sur la question. Le 5 mai 1949, le Conseil de l’Europe est créé, dont le rôle est de protéger les droits de l’homme en Europe. Le Conseil de l’Europe est distinct de l’Union Européenne : il a 47 États membres, dont la Turquie (et oui), la Russie et l’Azerbaïdjan, et siège à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe est un cadre de négociation de traités et le premier véritable traité qui a été négocié dans ce cadre est la fameuse Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (rebaptisée en pratique Convention Européenne des Droits de l’Homme). C’est un traité qui est l’œuvre d’un juriste plus que d’un diplomate, même si son rédacteur, René Cassin, était les deux. Les juristes y retrouveront la division classique principe/exceptions. C’est un texte qui se veut concret, et qui a été conçu pour être applicable en droit interne (il peut être invoqué devant le juge interne qui peut s’y référer pour appliquer la loi française, puisqu’il a une valeur supérieure). Son originalité principale se trouve ailleurs : elle peut faire l’objet d’un recours judiciaire devant une juridiction internationale pouvant condamner les États qui manquerait aux obligations prévues par la Convention : c’est la création de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg. La Convention a été signée le 4 novembre 1950, est entrée en vigueur en 1953, mais n’a été ratifiée en France que le 3 mai 1974, car si en France nous aimons fort les droits de l’homme, nous sommes moins enthousiastes à l’idée de les appliquer. Nous sommes à ma connaissance le seul pays d’Europe qui a pris les mots “droits de l’homme” pour en faire une injure : droitdelhommiste. Et encore n’est-ce qu’en 1981 que le droit de saisir la CEDH a été accordé aux citoyens, car assurément nous n’étions pas prêts à être libres et avoir des droits.

Cette Cour est une cour en dernier ressort : il faut impérativement épuiser les recours internes avant de pouvoir la saisir. Concrètement, si j’estime que les droits reconnus par la Convention à mon client ont été bafoués, je dois demander au tribunal d’en tirer les conséquences, puis en cas de rejet de mes demandes, je dois faire appel, puis me pourvoir en cassation. Si la Cour de cassation rejette mon pourvoi en disant que la Convention Européenne des Droits de l’Homme a été parfaitement respectée, je peux alors me rendre sur les bords de l’Ill et demander que la France soit condamnée à indemniser mon client du fait de cette violation, ce qui en outre m’ouvre une possibilité de révision du procès.

C’est exactement ce qui s’est passé pour la garde à vue.

De Salduz à Brusco en passant par Dayanan

En 2008, la CEDH a condamné la Turquie pour violation de l’article 6§3 de la Convention$$Tout accusé a droit notamment à: être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui; disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense; se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent; interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge; se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience.$$, car sa procédure pénale ne permettait pas l’assistance d’un avocat au cours de la garde à vue. C’est l’arrêt Salduz c. Turquie, dont je vous avais entretenu il y a deux ans, me méprenant sur la portée réelle de cet arrêt, que je croyais limité aux seules procédures dérogatoires. Pour me détromper sans doute, le 13 octobre 2009, la CEDH a remis le couvert en rendant un nouvel arrêt, Dayanan c. Turquie où là, elle est on ne peut plus claire :

Comme le souligne les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (…). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.

La messe était dite, et d’ailleurs la Turquie avait vu le boulet arriver, puisque dès 2005, sans attendre les condamnations inévitables de la CEDH, elle avait réformé son code de procédure pénale et ouvert les portes de ses commissariats aux avocats. Ce qui n’était toujours pas le cas en France. La France devait donc accepter sans délai que nous assistions les personnes placées en garde à vue, puisqu’elles sont privées de liberté. Et que croyez-vous qu’il arriva ?

Soudain, il ne se passa rien

Oui, rien. Le Gouvernement a choisi courageusement la politique du déni. Tous les juristes de France médusés ont entendu le garde des Sceaux et son inénarrable porte parole de l’époque expliquer doctement que ces arrêts ne concernaient que la Turquie et pas la France, dont la justice était à ce point excellente qu’elle pouvait se passer d’avocat. Comme si chaque minute gagnée sur les droits de l’homme était une victoire. Difficile de le blâmer, puisqu’à de rares exceptions près, les juridictions ont emboité le pas du Gouvernement et rendu des jugements affirmant que l’entretien de 30 mn gracieusement accordé au début de la garde à vue, sans aucun accès au dossier, était plus que suffisant pour satisfaire à laConvention Européenne des Droits de l’Homme et constituait une assistance effective en garde à vue. J’en ai une belle collection que je relis régulièrement en riant, pour ne pas avoir à en pleurer, mais ce fut une période pénible que de voir tous ces juges nier l’évidence avec un tel entêtement. La majorité de mes confrères ont d’ailleurs vite renoncé à soutenir ces nullités, et je les comprends.

D’ailleurs, cette période n’est pas tout à fait terminée. La CEDH a déjà expliqué très clairement en quoi le parquet n’est pas une autorité apte selon les normes de la Convention Européenne des Droits de l’Homme à veiller à la régularité et à la nécessité des gardes à vue, faute d’indépendance à l’égard de l’exécutif, et du fait qu’il est partie au procès). Et avec le même entêtement à nier l’évidence, les mêmes juridictions, qu’on aurait pu croire échaudées par l’affaire de la garde à vue, continuent à dire que si, tout va très bien, le parquet fait ça très bien et est conforme aux exigences de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Et pour comprendre qu’on n’est pas sorti de l’auberge, il suffit de lire les propos, très représentatifs, du procureur général près la cour d’appel de Saint Denis (de la réunion, pas du 9-3), qui réaffirme que le parquet est gardien des libertés individuelles, ce que je ne conteste pas plus que le fait qu’on confie le harem à l’eunuque, mais je conteste qu’il soit le seul à jouer ce rôle au niveau de la garde à vue, et surtout qu’il continue à prétendre jouer ce rôle à l’audience, où après s’être présenté comme gardien de la liberté de mon client, il demande au tribunal de l’envoyer au prison. La suite est déjà écrite, et vous vous souviendrez de ce billet quand un beau jour, la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel, je ne sais qui le dira en premier, reconnaîtra enfin cette évidence, que les politiques feindront la surprise et crieront au gouvernement des juges, tandis que Synergie grillera quelques fusibles. Puis on créera enfin un habeas corpus à la française, c’est à dire pas encore conforme, et les avocats obtiendront à coups de condamnations de la France une mise en conformité totale, et on se demandera ensuite comment on faisait avant.

Je n’ai rien contre les batailles gagnées d’avance, mais ce ne sont vraiment pas les plus belles.

Revenons-en aux gardes à vue.

Alors vint le 15 avril 2011

Après cette période de déni du Gouvernement, la vérité a fini par lui éclater à la figure. Le 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel constate l’inconstitutionnalité de la garde à vue et impose au législatif de se mettre en conformité avant le 1er juillet 2011. Fort bien, disent les avocats, mais la Convention Européenne des Droits de l’Homme, elle, est toujours en vigueur et ne prévoit pas de droits de l’homme à retardement. Nous continuons donc à contester les gardes à vue sur le fondement de l’article 6. J’ai donc pu constater que du jour au lendemain, les juridictions qui me donnaient tort sur la garde à vue me donnent raison mais, invoquant l’effet différé de la décision du Conseil constitutionnel, continuaient à rejeter mes conclusions. En somme, j’avais raison, mais peu importe, c’est toujours non.

Le 19 octobre 2010, la Cour de cassation, saisie de la question de la conformité à l’article 6§3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, a rendu trois arrêts stupéfiants, reconnaissant enfin que oui, la garde à vue n’est pas du tout conforme, mais peu importe, puisque grâce au Conseil constitutionnel, on va régler ça avant l’été. Donc on continue à appliquer des textes violant la Convention Européenne des Droits de l’Hommejusqu’au 1er juillet 2011. La Cour de cassation dit en somme que les droits de l’homme peuvent attendre, le calendrier du Parlement est plus important.

Seulement voilà. Cinq jours plus tôt, la CEDH avait condamné la France pour l’absence de droit à un avocat au cours de la garde à vue. Et cet arrêt Brusco c. France ne disait nulle part que la présence de l’avocat s’imposait le 1er juillet 2011, au contraire il condamnait la France pour une garde à vue sans avocat intervenue… le 8 juin 1999.

Le conflit entre les deux décisions était manifeste, et rien ne pouvait défendre la position de la Cour de cassation. Cela n’a pas échappé au Premier président de la Cour de cassation, qui a réuni la formation la plus solennelle de la Cour, l’assemblée plénière, composée de conseillers de toutes les chambres, notamment les chambres civiles, réputées plus favorables au respect du droit que de la défense de l’ordre public, et mettant de fait les pénalistes de la chambre criminelle en minorité. C’est cette assemblée plénière qui a rendu les fameux arrêts du 15 avril 2011 se rendant enfin à l’évidence :

Attendu que les États adhérents à cette Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation ; que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires ;…

Voilà pourquoi dès le 15 avril, nous avons pu, enfin, assister nos clients en garde à vue. Afin d’avoir un cadre juridique à ces interventions, les parquets, appliquant les consignes de la Chancellerie, ont décidé de se référer à la loi promulguée la veille sur la garde à vue, quand bien même elle n’entrait en vigueur que le 1er juin. Victoire des droits de l’homme ? Allons. On est en France. Dès l’après midi du 15 avril (car des signaux d’alarme avaient été émis du Quai de l’Horloge, où siège la Cour de cassation), des instructions ont été adressées aux services de police et de gendarmerie, visant à limiter au maximum les effets des arrêts du 15 avril et faire en sorte que les exigences de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ne soient toujours pas respectées. Je vous rappelle que ces instructions émanent de la même autorité qui se prétend apte à assurer seule le contrôle des mesures de garde à vue. Ainsi, à Paris, c’est par une note signée Jean-Claude Marin, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, que le parquet a décidé, sans aucune base légale et en contradiction flagrante avec les exigences de la CEDH exprimées dans l’arrêt Dayanan, que l’avocat devait, au cours des auditions et confrontations de garde à vue, demeurer taisant (c’est le langage juridique pour dire “fermer sa gueule”) et ne devait en aucun cas s’adresser au témoin ou au plaignant en cas de confrontation. Oui, mesdames et messieurs les juges, sachez-le, car je doute que ces instructions données à la police aient été portées à votre connaissance : le parquet cède sur la présence de l’avocat, mais à la condition de revenir à la procédure de 1897, avec des avocats cois.

Cela a donné lieu à des incidents, bien sûr, dont certains que j’ai vécus moi-même. Ainsi, on m’a une fois “notifié”, avec mention au procès verbal, la note du procureur Marin. Quand j’ai répliqué en substance que cette note, je m’en cognais comme de mon premier Code civil, car le parquet n’est pas source de droit, n’a aucune autorité sur moi, n’a aucun pouvoir pour limiter les droits de la défense, d’autant plus qu’il est mon adversaire à la procédure, j’ai été regardé comme un dangereux anarcho-autonome. Alors que je suis pire que ça : je suis un avocat.

Je suis donc intervenu dans des auditions quand je l’estimais nécessaire (essentiellement pour conseiller à mon client de ne pas répondre à une question, parfois pour reformuler une question que mon client ne comprenait pas quand je pensais voir où se situait la cause de l’incompréhension, ou apporter une précision juridique au rédacteur. La plupart du temps, ça se passe très bien, et mes interventions sont mentionnées au procès verbal, ce qui est normal et même indispensable pour la sincérité de celui-ci : je veux que le magistrat qui lira ce document sache si mon client se tait de sa propre initiative ou sur mon conseil, c’est important. Parfois, ça se passe mal. La scène peut juste être ridicule (ainsi, quand j’ai demandé à un plaignant s’il était droitier ou gaucher, l’agent de police judiciaire a suspendu l’audition et est allé demander à son capitaine s’il pouvait poser la question ; signalons qu’ainsi, il m’a laissé seul dans le bureau avec mon client et le plaignant pendant cinq bonnes minutes…), parfois très tendue (on m’a ainsi menacé sur un ton discourtois de demander la désignation d’un autre avocat si je disais un seul mot au cours de l’audition), et parfois très tendue et ridicule (ainsi cette confrontation avec dix policiers en arme autour de moi - j’entends par là que les plus proches étaient à 30cm de moi- alors que seuls deux d’entre eux étaient concernés par la confrontation, où on m’a indiqué que je n’avais même pas à adresser la parole auxdits policiers ; eh oui, mesdames et messieurs les magistrats, c’est ce que la police appelle une confrontation, où on ne peut pas parler aux témoins, au nom je le rappelle de… la recherche de la vérité).

Je dois cependant à l’honnêteté de rendre hommage au parquet, qui vient de donner de nouvelles instructions liées à l’entrée en vigueur de la loi sur la garde à vue, prévoyant la mise en place d’un planning des auditions et confrontations et prescrivant aux policiers d’attendre une heure l’arrivée de l’avocat avant de passer outre à son absence et commencer l’audition. Ces instructions ont été reçues par mes amis de Synergie Officiers et ses cousins Alliance Police Nationale chez les Gardiens de la Paix et SICP chez les commissaires avec leur enthousiasme habituel. Elles s’imposaient, car j’ai été confronté à des auditions inutiles organisées à 3h du matin dans un bureau avec un joli poster Alliance Police Nationale.

Retour vers le futur

La cause était donc entendue : la CEDH exigeait immédiatement la présence de l’avocat, pas question d’attendre le 1er juillet ni même le 1er juin, date d’entrée en vigueur de la loi sur la garde à vue, car le législateur a eu l’idée extraordinaire de prévoir une entrée en vigueur différée d’une loi mettant la France en conformité avec les droits de l’homme. Je vous le dis : chaque seconde de gagnée sur l’application des droits de l’homme est une victoire pour nos dirigeants bien aimés.

Mais se posait la question des auditions de garde à vue antérieures au 15 avril 2011. Les propos ont été recueillis sans présence de l’avocat, car c’était la procédure en vigueur. Demeuraient-elles valables ?

La réponse était évidemment non. Et pour qui a lu les arrêts du 15 avril, il ne pouvait en être autrement, puisque ces arrêts sanctionnaient des gardes à vue intervenues respectivement le 19 janvier 2010, le 22 janvier 2010, le 14 décembre 2009 et le 1er mars 2010. Il faut garder à l’esprit que la Cour de cassation est une juridiction, qu’elle ne fait pas la loi, ni ne décide de hâter son entrée en vigueur, mais juge des affaires. Par définition, elle ne pouvait statuer le 15 avril 2011 que sur des affaires antérieures au 15 avril 2011. Il n’y avait donc nulle raison de penser que sa jurisprudence ne s’appliquait qu’à compter du 15 avril 2011.

J’ai reçu beaucoup de questions sur l’annonce des arrêts du 31 mai 2011, me demandant comment cette jurisprudence pouvait être rétroactive. La réponse est simple : elle ne l’est pas. La Cour de cassation ne fait jamais qu’appliquer des textes en vigueur, les interpréter et résoudre des conflits de textes en vigueur. Ici, elle ouvre son arrêt en visant la Convention Européenne des Droits de l’Homme :

Vu l’article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ;

puis en livre son interprétation, qui est sans surprise au regard de ce qui a été rappelé :

Attendu qu’il se déduit de ce texte que toute personne, placée en retenue douanière ou en garde à vue, doit, dès le début de ces mesures, être informée de son droit de se taire et, sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’espèce, pouvoir bénéficier, en l’absence de renonciation non équivoque, de l’assistance d’un avocat ;

Et ainsi qu’on l’a vu, la Convention Européenne des Droits de l’Homme est en vigueur en France depuis 1974, et son contenu connu depuis le 4 novembre 1950. C’est ce texte là qu’elle a appliqué. Pas rétroactivement : elle a au contraire réalisé tardivement que ce texte n’était pas appliqué.

“Passant, va dire à Strasbourg que nous sommes mortes ici pour respecter ses lois”

Quelles sont les conséquences concrètes de ces arrêts ?

Elles sont limitées, à mon sens. Ces auditions sont des actes de procédure. Leur nullité doit être constatée selon des règles très rigoureuses, et est enfermé dans des délais très stricts, à peine de forclusion, c’est à dire de perte du droit de les contester. Ces délais sont, si un juge d’instruction est saisi, de six mois à compter de chaque interrogatoire (art. 173-1 du Code de procédure pénale) ou en cas d’avis de fin d’instruction, dans un délai d’un mois si un mis en examen est détenu et trois mois dans le cas contraire (art. 175 du CPP). L’ordonnance de règlement mettant fin à l’instruction purge les nullités qui ne peuvent plus être soulevées par la suite.

S’il n’y a pas eu d’instruction, il faut soulever ces nullités devant le tribunal avant l’examen du fond de l’affaire, à peine de forclusion là aussi (art. 385 du CPP). Si aucune nullité n’a été soulevée devant le tribunal, on ne peut le faire pour la première fois en appel.

Comme vous le voyez, le nombre d’affaires où il est encore possible de soulever cette nullité est limité. Ce qui n’empêche qu’il peut y avoir quelques cas où ce sera spectaculaire. Pour une fois, je suis d’accord avec la Chancellerie.

Mais ça ne se limite pas à cela. La loi du 14 avril, entrée en vigueur le 1er juin, pose un principe général dans l’article préliminaire du CPP qui interdit de fonder une condamnation sur des propos de la personne accusée recueillies sans qu’elle ait pu être assistée d’un avocat. Donc quand bien même ces auditions ne sont pas nulles, elle sont privées en grande partie de leur force probante. Et cet article s’applique à toutes les procédures encore en cours, quel que soit leur stade procédural…

Est-ce la fin du combat pour la garde à vue ?

Certainement pas. Ce n’est que le début. En effet, la loi du 14 avril n’est pas conforme à la CSDH, en interdisant à l’avocat l’accès à l’intégralité de la procédure (c’est le nouvel article 63-4-1 du CPP). Ce qui n’a aucune justification, si ce n’est entraver encore un peu l’exercice de la défense. Qu’on m’explique pourquoi je peux m’entretenir 30 mn avec mon client avant une confrontation sans qu’on me communique la teneur des déclarations des témoins auxquels il va être confronté, puis aussitôt après, dès le début de la confrontation, on m’en donne connaissance en les lisant à haute voix pour que mon client puisse y réagir, sans que je puisse désormais lui demander des explications, répondre à ses questions ou lui donner des conseils en toute confidentialité ? Il n’y a aucune justification, sauf une : on ne veut pas que je puisse préparer cet interrogatoire avec mon client, ce qui est précisément un des droits reconnus par l’arrêt Dayanan.

Cet attitude est honteuse et stupide, car loin de régler le problème, elle laisse perdurer une violation de la CSDH, qui inévitablement va entraîner de nouvelles nullités de procédure. Plutôt des procédures nulles que des droits de la défense respectés, tel est le credo du législateur. Affligeant. Encore plus quand on sait que bien sûr les avocats ne vont pas laisser passer ça, et que c’est voué à l’échec. Mais chaque seconde gagnée sur les droits de l’homme est une victoire, dans notre pays.

Alors mes conclusions sont prêtes, et elles s’ouvriront sur cette citation biblique :

The path of the righteous man is beset on all sides with the iniquities of the selfish and the tyranny of evil men. Blessed is he who in the name of charity and good will shepherds the weak through the valley of darkness, for he is truly his brother’s keeper and the finder of lost children. And I will strike down upon those with great vengeance and with furious anger those who attempt to poison and destroy my brothers. And you will know that my name is Maitre Eolas when I lay my vengeance upon thee.

Ezechiel selon Tarantino, 25:17.

vendredi 17 décembre 2010

Les leçons données à la France par l'Europe

Dominique Coujard, magistrat, ancien président de la cour d’assises de Paris de 2000 à 2009 qui n’a laissé que des regrets en partant pour Rouen, a écrit une tribune libre destinée à être publiée dans Le Monde. Hélas, la grève du syndicat du Livre a fait que ce numéro n’a jamais été distribué.

Avec l’accord de l’auteur, je reproduis ici cette tribune écrite par un magistrat de qualité, excellent connaisseur de la procédure pénale. Car au-delà des réticences face au changement et de l’incompréhension que les bouleversements actuels peuvent provoquer, la controverse sur la garde à vue n’est pas une guerre entre les avocats, les magistrats et les policiers. C’est une avancée des droits de la défense, qui sont des droits de l’homme. Nous ne pouvons que nous en réjouir.

Et puis c’est la moindre des choses que j’invite à mon tour un président à l’heure du déjeuner.


L’arrêt Moulin, rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 23 novembre, vient de donner un coup d’arrêt spectaculaire à une dérive procédurale française qui allait s’accélérant depuis quelques années.

Notre paysage judiciaire était, jusque dans les années 1980, dominé par deux figures tutélaires : le juge et le procureur. Les avocats, considérés comme des gêneurs étaient réduits au rôle d’utilité.

Est-ce dû au besoin grandissant de sécurité de nos concitoyens ? Cet équilibre entre les juges et les procureurs s’est déplacé, au fil du temps vers un nouvel équilibre entre les procureurs et la police.

Le phénomène fut tel que de nombreuses missions jusque-là dévolues aux juges, ont été confiées aux procureurs de la République et à leurs substituts. Ces derniers se virent confier un attribut nouveau : celui de prononcer des peines, et non plus seulement de les requérir.

Non pas toutes les peines, mais certaines, avec l’accord des bénéficiaires. Outre l’instauration de la procédure de composition pénale, de médiation pénale, du plaider coupable à la française, ils se virent également confier des pouvoirs accrus dans les enquêtes préliminaires, et la suppression, apparemment abandonnée, du juge d’instruction en est la plus spectaculaire illustration.

L’argument avancé pour justifier le fait que les magistrats du parquet fassent une grande partie du travail des juges, était que les uns comme les autres étaient des magistrats.

Le Conseil constitutionnel, lui-même a apporté son onction à cette idée puisque dans une décision du 11 août 1993, reprise régulièrement depuis, il affirma que "l’autorité judiciaire qui, en vertu de l’article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet".

Autrement dit : pourquoi ne pas confier aux procureurs certaines des missions des juges dès lors que les uns comme les autres sont magistrats, gardiens de la liberté individuelle ? A force de recours devant la plus haute juridiction européenne, Strasbourg a fini par mettre les points sur les I.

On sait que depuis l’arrêt Medvedyev du 29 mars 2010, les magistrats du parquet français ne satisfont pas aux standards européens permettant à l’Europe de les considérer comme tels. La notion de magistrat, elle-même, est devenue un concept prétorien, c’est-à-dire défini par les juges, et non par la loi, comme on pouvait jusque-là le penser.

L’arrêt Moulin, qui vient d’être rendu fin novembre est plus précis encore, puisqu’il affirme que "l’indépendance compte au même titre que l’impartialité parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de magistrat au sens de l’article 5 § 3…", lequel concerne, notamment, la garde à vue.

Ainsi donc, la CEDH nous dit-elle que même si on devait décider de le rendre indépendant, le procureur, qui a fonctionnellement la charge de la poursuite, ne pourra jamais être ce magistrat impartial qu’elle exige pour contrôler les atteintes aux libertés.

Jusque-là, certains avaient pu croire qu’il suffirait de donner leur indépendance aux magistrats du parquet pour lever la contradiction. Ils devront changer d’avis.
Deux conséquences majeures doivent être tirées de cette jurisprudence européenne. La première, c’est qu’en France, le seul garant de la liberté individuelle, c’est le juge. On s’en doutait, mais cela va mieux en le disant.

La seconde est que cette fameuse décision du Conseil constitutionnel du 11 août 1993, évidemment incompatible avec la jurisprudence Moulin, est obsolète.

LE COUPLE POLICE-PARQUET

On objectera que les normes conventionnelles ne s’imposent pas hiérarchiquement aux normes constitutionnelles. C’est exact, mais imagine-t-on le Conseil constitutionnel soutenir longtemps encore que le parquet, comme le siège, assure le respect de la liberté individuelle, au risque d’être désavoué à l’occasion du moindre recours devant la CEDH ? Ni magistrat amphibie, ni chauve-souris de l’ordre judiciaire tenant à la fois du rat et de l’oiseau, du juge et du soldat, pour paraphraser Victor Hugo, le magistrat du parquet ne perdra rien à être pleinement le défenseur de l’intérêt général. C’est, depuis toujours, sa noble mission. C’est d’ailleurs le sens du mot avocat général, synonyme de procureur devant les cours d’assises.

Liberté individuelle, d’un côté, intérêt général, de l’autre, il fallait bien qu’un jour ces deux exigences qui s’affrontent si souvent dans l’espace judiciaire, soient représentées par des acteurs distincts, bien identifiés par les justiciables. Ce jour semble venu.

Au-delà de l’affirmation que, seul, le juge garantit la liberté individuelle, quelles leçons devons-nous tirer de ces deux arrêts pour les réformes à venir ? Que le rééquilibrage de la procédure pénale est indispensable et urgent, et qu’il ne peut être réalisé qu’en redonnant sa place à un juge réellement indépendant au milieu d’un dispositif où la défense constitue un réel contrepoids à ce que le Pr Delmas-Marty appelle le couple police-parquet.

Que le temps n’est pas encore venu où l’exigence de sécurité fera oublier l’aspiration à la liberté.

Dominique Coujard

jeudi 9 décembre 2010

Habeas corpus n'est pas un gros mot (Arrêt Moulin c. France, 23 nov. 2010)

Oh. Ça alors. Quelle surprise. La Cour européenne des droits de l’homme, que vous me permettrez d’appeler CEDH par la suite, vient de condamner la France sur le contrôle de privations de liberté par le seul parquet, au motif que ce dernier n’est pas une autorité judiciaire indépendante au sens de l’article 5 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, que vous me permettrez d’appeler CSDH par la suite.

Oui, je sais, je joue très mal la comédie. Mais l’arrêt Moulin contre France (n°37104/06) n’a pas grand chose de nouveau. Mes lecteurs auront aussitôt fait le parallèle avec l’arrêt Medvedyev dont j’avais déjà parlé ici. Et de fait, l’arrêt Moulin s’inscrit dans cette ligne jurisprudentielle, à tel point que la Cour a copié-collé pas moins de deux pages de ce premier arrêt dans celui qu’elle a rendu hier.

Néanmoins, cet arrêt doit être salué et apprécié à sa juste valeur. Parce que cela fait plus d’un an que je soulève des conclusions de nullité de garde à vue du fait de cette absence de contrôle par une autorité judiciaire indépendante, et que je me fais bananer. Ce qui est toujours agaçant, certes, mais tout particulièrement quand on sait qu’on a raison.

Cela dit, attendu que je me faisais toujours bananer après l’arrêt Medvedyev en mars dernier, je crains de ne pas faire preuve d’un pessimisme exagéré en disant que les parquets, d’Île de France à tout le moins, qui sont ceux que je pratique le plus, continueront malgré l’arrêt Moulin leur déni de réalité, avec la bénédiction des juges du siège qui leur donnent systématiquement raison. Un jour viendra où tous les juges français appliqueront la CSDH au parquet avec la même rigueur qu’ils appliquent le Code pénal aux citoyens. Pas une minorité, car il y en a, tous. J’y crois, mais que le temps me paraît long quand on parle des libertés fondamentales.

L’arrêt Moulin, donc.

L’affaire Moulin dira sans doute quelque chose à mes plus anciens lecteurs. J’en avais déjà parlé ici. Cet arrêt et le recul dans le temps permettent d’en savoir un peu plus.

France Moulin est avocat au barreau de Toulouse. À l’époque des faits, elle est collaboratrice d’un avocat d’affaire de la ville rose.

Le 13 avril 2005, elle a été interpellée alors qu’elle se trouvait au tribunal d’Orléans, dans le cadre d’une affaire de blanchiment dans laquelle elle était soupçonnée d’avoir communiqué à des personnes impliquées des informations sur l’enquête en cours. Détail important : cette garde à vue a eu lieu dans le cadre d’une instruction judiciaire, c’est-à-dire d’une enquête menée par un juge d’instruction (ici deux, ils agissaient en ce qu’on appelle une co-saisine, qui permet à deux juges d’instruction du même tribunal de travailler de conserve sur le même dossier complexe). Or dans ce cas, c’est le juge d’instruction qui contrôle la mesure de garde à vue, et non le procureur de la République.

Dans le cadre de cette garde à vue, France Moulin va être conduite à Toulouse pour une perquisition à son cabinet. Comme la loi l’exige, les deux juges d’instruction étaient présents, une perquisition dans un cabinet d’avocat ne pouvant être effectuée par la police seule. Puis, après que la garde à vue a été prolongée par un juge d’instruction de Toulouse, territorialement compétent, les juges d’instruction vont rentrer à Orléans, et délivrer un mandat d’amener à l’encontre de Mme Moulin.

Le mandat d’amener est l’ordre donné à la force publique de conduire immédiatement devant le juge l’ayant décerné (seul un juge peut délivrer un tel mandat) la personne à l’encontre de laquelle il est émis (art. 122 du CPP). Cependant, L’article 127 du CPP précise que “si la personne recherchée en vertu d’un mandat d’amener est trouvée à plus de 200 km du siège du juge d’instruction qui a délivré le mandat, et qu’il n’est pas possible de la conduire dans le délai de vingt-quatre heures devant ce magistrat, elle est conduite devant le procureur de la République du lieu de l’arrestation.L’article 128 précise la suite : “Ce magistrat l’interroge sur son identité, reçoit ses déclarations, après l’avoir averti qu’elle est libre de ne pas en faire, l’interpelle afin de savoir si elle consent à être transférée ou si elle préfère prolonger les effets du mandat d’amener, en attendant, au lieu où elle se trouve, la décision du juge d’instruction saisi de l’affaire. Si la personne déclare s’opposer au transfèrement, elle est conduite dans la maison d’arrêt et avis immédiat est donné au juge d’instruction compétent.”

C’est ce qui va se passer pour France Moulin, et elle va être placée en maison d’arrêt après avoir été présentée au procureur adjoint de Toulouse. Elle sera finalement présentée le 18 avril 2005 aux juges d’instructions orléanais, qui la mettront en examen, et demanderont au juge des libertés et de la détention de la placer en détention provisoire, ce qu’il fera.

Sans attendre, France Moulin va attaquer cette première partie de la procédure et en demandera la nullité. La chambre de l’instruction d’Orléans va rejeter sa demande le 13 octobre 2005. France Moulin va former un pourvoi en cassation, qui sera rejeté le 1er mars 2006. Les voies de recours internes étant épuisées, France Moulin va porter son affaire devant la cour européenne des droits de l’homme. Et bien lui en a pris.

L’article 5§3 de la CSDH stipule en effet que

Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

Vous vous souvenez qu’en mars dernier, la CEDH avait déjà posé très clairement que le parquet ne pouvait pas être cet “autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires”, puisque pour elle le propre de ce magistrat devait être son indépendance. Or le parquet est hiérarchiquement soumis à l’exécutif, d’une part, et d’autre part et surtout, il est l’adversaire de la personne poursuivie. Tout comme on ne confie pas au voleur le soin de garder les banques, on ne va pas demander à celui qui souhaite envoyer Untel en prison si sa privation de liberté se justifie.

À la suite de cet arrêt on ne peut plus clair, et rendu à l’unanimité des 17 juges de la Grande Chambre, la France avait fait comme à son habitude : elle avait nié la réalité. Pas la moindre réforme législative en projet, rien. Quant au parquet, face à cela, son attitude a été un mélange de déni et de bouderie. Je n’exagère pas. À chaque fois que j’ai soulevé des conclusions de nullité fondées sur l’arrêt Medvedyev, l’argument qui m’a été opposé était : primo, le Code de procédure pénale dit que c’est moi qui contrôle, alors il a été respecté (déni de réalité : je soulevais précisément que le CPP était contraire à la CEDH sur ce point, et ce que celle-ci étant un traité international, c’est elle qui gagne, en vertu de l’article 55 de la Constitution), agrémenté d’une remarque outrée sur le fait qu’oser dire que LUI, le procureur d’audience, personnellement, n’était pas indépendant, était un peu fort de café, voire insultant. Ce qui était agaçant : ils opéraient un glissement sémantique entre l’indépendance organique, dont la CEDH a constaté l’absence, et l’indépendance d’esprit, dont personnellement je me contrefiche et qui n’est pas l’objet du débat. Mais finalement, comment les en blâmer, puisque le tribunal leur donnait systématiquement raison. Medvedyev ? Connais pas.

La CEDH a visiblement compris qu’elle avait affaire à des cancres, et a décidé de faire encore plus clair.

Dans sa décision, elle va d’abord citer in extenso les §117 à 125 de l’arrêt Medvedyev, avant tout simplement et sans un mot d’explication supplémentaire les appliquer à l’affaire Moulin. C’est donc une confirmation ferme et sans ambiguïté de ce premier arrêt.

Ici toutefois, nous avions des juges d’instruction qui étaient aux commandes de la procédure, et l’on sait que la CEDH considère que ces magistrats remplissent les conditions d’indépendance pour être le juge visé par l’article 5.

Mais la Cour constate que les juges d’instruction orléanais n’avaient pas de pouvoir sur la garde à vue se déroulant à Toulouse, étant hors du ressort de leur tribunal, et que leur collègue toulousain territorialement compétent a ordonné la prolongation sans entendre France Moulin pour lui permettre d’argumenter. En outre, les juges d’instruction orléanais, bien que présents physiquement dans le commissariat, n’ont jamais entendu France Moulin. De fait, le premier magistrat à avoir enfin accepté que France Moulin lui fasse des déclarations, c’est le procureur adjoint de Toulouse, au bout de 3 jours de privation de liberté.

Et ça ne s’arrête pas là. Ce procureur était-il un magistrat au sens de l’article 5 ? Non, répond la cour.

§56. La Cour constate tout d’abord que si l’ensemble des magistrats de l’ordre judiciaire représente l’autorité judiciaire citée à l’article 66 de la Constitution, il ressort du droit interne que les magistrats du siège sont soumis à un régime différent de celui prévu pour les membres du ministère public. Ces derniers dépendent tous d’un supérieur hiérarchique commun, le garde des sceaux, ministre de la Justice, qui est membre du gouvernement, et donc du pouvoir exécutif. Contrairement aux juges du siège, ils ne sont pas inamovibles en vertu de l’article 64 de la Constitution. Ils sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques au sein du Parquet, et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la Justice. En vertu de l’article 33 du code de procédure pénale, le ministère public est tenu de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions qui lui sont données dans les conditions prévues aux articles 36, 37 et 44 du même code, même s’il développe librement les observations orales qu’il croit convenables au bien de la justice.

(…)

§58. Par ailleurs, la Cour constate que la loi confie l’exercice de l’action publique au ministère public, ce qui ressort notamment des articles 1er et 31 du code de procédure pénale. Indivisible (paragraphe 26 ci-dessus), le parquet est représenté auprès de chaque juridiction répressive de première instance et d’appel en vertu des articles 32 et 34 du code précité. Or la Cour rappelle que les garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties excluent notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale (voir, en dernier lieu, Medvedyev et autres, précité, § 124 ; paragraphe 46 ci-dessus).

Donc, le procureur adjoint ne compte pas comme magistrat. Ce n’est que lorsque France Moulin arrivera dans le cabinet des juges orléanais, 5 jours après son interpellation, qu’elle sera enfin mise en présence d’un magistrat indépendant au sens de la CEDH.

Or 5 jours sans voir un magistrat indépendant, c’est trop long pour être considéré comme correspondant au aussitôt de l’article 5 de la Convention. La France est condamnée.

Quelle est la solution ? La création d’un habeas corpus. Ce n’est pas un gros mot, ce n’est même pas de l’anglais, c’est une procédure permettant dès le début de la garde à vue au gardé à vue de saisir un juge d’une demande de levée de cette mesure, juge qui devra l’entendre avant de statuer, et un passage obligé devant ce juge pour la prolongation à la 24e heure. Et rappelons qu’en vertu de l’arrêt Brusco, le gardé à vue doit pouvoir être assisté d’un avocat lors de ces procédures. Ce que déjà Medvedyev exigeait.

Alors, nihil novi sub sole ? me demanderons mes lecteurs latinistes. Ce n’est qu’une confirmation banale de l’arrêt Medvedyev ?

Pas sûr. Sur le statut du parquet, rien de neuf, en effet, ce qui rend la couverture médiatique de cet arrêt un peu disproportionnée. Le principe est connu depuis Medvedyev, et rien n’a changé.

Cependant, je me demande si l’apport de cet arrêt ne se situerait pas au §48 de l’arrêt.

§48. La Cour note que les juges d’instruction n’ont pas davantage procédé à une telle audition en se rendant à l’hôtel de police le 15 avril 2005 (paragraphe 10 ci-dessus), le procès-verbal semblant au contraire indiquer qu’ils ne se sont adressés qu’aux seuls policiers chargés de la garde à vue.

Quand la Cour prend la peine de noter, c’est toujours intéressant. Ici, il est facile d’en déduire que pour la Cour, si les juges avaient pris la peine de s’entretenir avec France Moulin, les exigences de l’article 5 de la CSDH eussent été satisfaites.

Mes amis, n’assistons-nous pas à la fin de l’instruction sous-traitée à la police, selon l’heureuse formule de mon confrère François Saint-Pierre, avocat au barreau de Lyon et auteur du Guide de la Défense Pénale, bientôt réédité chez Dalloz (annoncé le 12 janvier 2011) ?

En effet, l’article 105 du CPP dispose que

Les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves et concordants d’avoir participé aux faits dont le juge d’instruction est saisi ne peuvent être entendues comme témoins.

Ce principe remonte à la loi du 8 décembre 1897, qui a vu l’avocat entrer pour la première fois dans les cabinets des juges d’instruction. Depuis cette réforme, tout inculpé pouvait être assisté d’un avocat et ne pouvait être interrogée par le juge que si son avocat avait été préalablement convoqué et mis en mesure de consulter le dossier. L’esprit de la loi était d’interdire au juge d’instruction de feindre de croire que le suspect était un simple témoin pour l’interroger hors la présence d’un avocat.

Les juges d’instruction de l’époque, opposés à cette réforme, vont alors confier à la police le soin d’entendre les suspects (l’article 105 ne s’appliquant qu’au juge d’instruction). La loi ne prévoyait en effet l’assistance d’un avocat que devant le juge d’instruction (qui était à l’époque un passage obligé ; c’est encore le cas en droit monégasque). La police obtenait ses aveux, qui étaient découverts par l’avocat lors de l’inculpation. C’est la naissance de la garde à vue, qui va avoir un tel succès qu’elle a bien failli tuer ses inventeurs 120 ans plus tard.

François Saint-Pierre peste inlassablement et avec talent contre cette pratique très répandue, pour ne pas dire systématique, de l’audition du suspect avant la présentation au juge d’instruction. Elle est pour lui contraire à la lettre du texte, même si la jurisprudence de la cour de cassation, que l’on sait peu suspecte de complaisance à l’égard des libertés, l’a depuis longtemps validée.

Et avec cet arrêt, je me demande comment cette pratique va pouvoir perdurer. Quand le juge d’instruction est saisi des faits, il est l’autorité judiciaire indépendante de l’article 5, ce n’est contesté par personne. Or cet article 5 exige que le suspect lui soit aussitôt présenté. Aussitôt ne peut s’entendre comme “au bout de 48 heures de garde à vue” surtout si c’est ce magistrat qui a autorisé la prolongation. S’il a eu le temps de prolonger, il aurait eu le temps d’entendre. Et le juge ne peut entendre un suspect que dans les formes de l’article 116, c’est à dire en présence d’un avocat.

Je me demande donc si cet arrêt ne recèle pas une nouvelle bombe procédurale, passée inaperçue pour le moment, bien plus importante que la question de l’indépendance du parquet, que la Cour considère manifestement comme définitivement tranchée.

vendredi 16 avril 2010

Peut-on faire un procès à la justice ?

Dans les commentaires sous le billet précédent concernant cet automobiliste emprisonné et qui n’aurait pas dû l’être (automobiliste, puisqu’il n’avait pas le permis, emprisonné, puisque la loi ne le permettait pas), une question intéressante m’est posée : cet automobiliste peut-il être indemnisé de sa détention et comment ? C’est, au-delà de cette affaire anecdotique quand on n’est pas directement concerné, la question de la responsabilité de la justice qui est posée.

Premier point : la responsabilité personnelle des magistrats concernés (le procureur qui a requis la détention, le juge des libertés et de la détention -JLD- qui l’a accordée) ne peut pas être directement recherchée par la personne injustement détenue. Leur faute n’est pas, selon les termes juridiques en vigueur, détachable du service : ils ont agi comme magistrats, c’est incontestable. C’est donc l’État qui est responsable, comme nous allons le voir, en application de l’article L.141-3 du Code de l’organisation judiciaire, sachant qu’il peut ensuite se retourner contre le ou les magistrats responsables pour se faire rembourser les sommes qu’il a payées (action dite récursoire, qui n’a à ma connaissance jamais été exercée) :

L’Etat est civilement responsable des condamnations en dommages et intérêts qui sont prononcées à raison de ces faits contre les juges, sauf son recours contre ces derniers.

La responsabilité pénale permettrait de les citer directement en justice, car ils n’ont aucune protection contre cette responsabilité. Mais la détention arbitraire suppose la preuve qu’ils savaient au moment de requérir ou d’ordonner la détention que celle-ci était illégale. C’est l’élément moral de l’infraction. Et ici, personne ne pense sérieusement que les deux magistrats concernés se sont amusés à placer illégalement en détention l’intéressé en connaissance de cause.

J’entends des voix dans le fond qui s’exclament “Mais nul n’est censé ignorer la loi, a fortiori un magistrat censé la connaître !”. J’entends bien.

Mais “nul n’est censé ignorer la loi”, je le rappelle est une règle de procédure qui dispense le parquet d’apporter la preuve que le prévenu connaissait l’élément légal de l’infraction (le texte qui incrimine les faits). Elle ne fait pas échec la présomption d’innocence. En vertu de cet adage, il sera interdit aux magistrats prévenus de prétendre qu’ils ignoraient qu’il est interdit de détenir quelqu’un arbitrairement. De fait, il est certain qu’ils le savaient. Encore faudra-t-il prouver qu’ils savaient qu’ils faisaient détenir quelqu’un arbitrairement. Et ici cette preuve apparaît impossible à rapporter car je ne doute pas de la bonne foi de ces deux magistrats (et Dieu sait qu’en matière de détention provisoire, j’ai épuisé depuis des années mes réserves d’indulgence à l’égard des magistrats). Bref, pas de responsabilité civile personnelle ni pénale. On a juste une nouvelle illustration de l’importance du droit à un recours effectif et une explication de la revendication sans cesse réitérée des avocats à un vrai habeas corpus, pas un “à la française”, non, un vrai, qui marche, c’est à dire un recours général contre toute privation de liberté, aussi courte fût-elle, dès lors qu’elle dure assez longtemps pour que le juge ait le temps de statuer.

J’entends d’autres voix venir du fond pester contre l’irresponsabilité des magistrats. D’abord, ils ne sont pas irresponsables (seul l’est le Président de la République, et on lui a confié le feu nucléaire, d’ailleurs), mais leur statut les protège de la responsabilité civile de leurs actes de magistrat. C’est une garantie commune à tous les fonctionnaires et qui en l’espèce se justifie pour protéger leur indépendance. C’est cette immunité relative qui fait que j’entre confiant dans un prétoire même quand mon adversaire est aussi fortuné que procédurier. Il ne peut faire pression sur le juge en le menaçant d’un procès s’il lui donne tort.

Le principe est donc que c’est l’État qui est responsable pécuniairement.

Comment obtenir réparation ?

La première possibilité qui vient à l’esprit est le système d’indemnisation des détentions provisoires infondées mis en place par la loi du 15 juin 2000.

Le système est simple : toute personne détenue bénéficiant d’une relaxe, d’un acquittement ou d’un non lieu a un délai de six mois pour saisir par simple requête le premier président de la cour d’appel d’une demande d’indemnisation. La décision est rendue après une audience en principe publique, avec un recours possible devant une commission nationale de réparation des détention qui siège à la cour de cassation. Toutefois, l’indemnisation est exclue en cas de relaxe pour irresponsabilité mentale (démence, quoi), amnistie, prescription de l’action publique postérieure à la libération et détention pour autre cause. Code de procédure pénale, articles 149 et suivants.

D’après mon excellent quoique provincial confrère François Saint-Pierre, le montant moyen de l’indemnisation est de l’ordre de 57 euros par jour (oscillant en fait entre 37 et 107 €. Une exception notable est celle des acquittés d’Outreau, qui se sont vus proposer une indemnisation de 4000€ par jour, qu’ils ont refusée. Après versement d’une provision de 250.000 €, une négociation a eu lieu, avec une clause de confidentialité qui leur interdit de révéler les montants perçus. Source : Le Guide de la défense pénale, 5e éd., Éd. Dalloz, oct. 2007.

Mais pour notre spinalien réfractaire, cette voie est fermée, et le restera probablement. En effet, il n’a pas bénéficié d’une relaxe : le tribunal a annulé la procédure à compter du moment où la loi a été violée, soit l’incarcération. Toute la procédure antérieure (interpellation, garde à vue, auditions, consultation du fichier nationale des permis de conduire…) reste valable (enfin, sous réserve qu’il ait eu la possibilité de se faire assister par un avocat pendant ses interrogatoires en garde à vue, mais j’ai un léger doute), et le tribunal en a fait retour au ministère public, qui peut le citer à nouveau, mais libre cette fois.

Et il semble acquis que le prévenu a bel et bien conduit sans permis. Cette affaire devrait se terminer par une condamnation, qui exclut toute indemnisation.

La deuxième possibilité est à mon avis la bonne : la responsabilité de l’État pour dysfonctionnement du service public de la justice.

La procédure est prévue aux articles L.141-1 et suivants du Code de l’organisation judiciaire (COJ). C’est un cas rare de responsabilité de l’État devant les juridictions judiciaires, contraire au principe du Grand Divorce.

La procédure est simple : il suffit d’assigner l’Agent Judiciaire du Trésor (qu’on surnomme affectueusement “l’agité” - l’AJT) , qui représente l’État[1] devant, au choix, la juridiction de proximité (demandes jusqu’à 4000 euros), le tribunal d’instance (demandes de 4001 à 10000 euros) ou le tribunal de grande instance (demandes supérieures à 10001 euros), de Paris (tribunal du domicile de l’Agent Judiciaire du Trésor), le tribunal où s’est produit le dysfonctionnement ou celui du lieu où le dommage est survenu (Dans notre affaire, ces deux hypothèses renvoient à Épinal).

Ici, on a une exception à une règle fondamentale de la responsabilité civile : celle de l’égalité des fautes. La loi (art. L.141-1 du COJ) exige “une faute lourde ou un déni de justice”, le déni de justice étant le refus ou l’abstention par un juge de trancher un cas qui lui est soumis et qu’il est compétent pour trancher.

La définition de la faute lourde a été profondément modifiée par un arrêt d’assemblée plénière de la cour de cassation (c’est à dire tous les juges siégeant ensemble, vous imaginez l’autorité morale de ces décisions) du 23 février 2001 :

Constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.

Dans un arrêt du 14 juin 2005, la jurisprudence est même allée plus loin en instaurant un système de responsabilité pour faute simple pour les dommages résultants de l’usage d’une arme par les services judiciaires.

Toutefois, l’action suppose que le plaignant ait usé des voies de recours que la loi mettait à sa disposition pour mettre fin à ce dysfonctionnement (qu’il ait fait appel, en somme): civ. 1re, 11 janvier 2005. Ici, pas de problème, notre conducteur sans sauf conduit n’ayant aucune voie de recours (art. 396 du CPP).

Ce système ne s’applique qu’aux magistrats professionnels, pas aux conseillers prud’hommes et juges consulaires (des tribunaux de commerce), qui relèvent d’une autre procédure, dite de prise à partie.

En première analyse, sachant que je n’ai pas accès au dossier, c’est cette voie que devrait emprunter (à pied, bien sûr) notre infortuné automobiliste : prononcer une détention provisoire dans un cas non prévu par la loi caractérise à mon sens l’inaptitude du service public à remplir la mission dont il est investi : appliquer la loi, et non la violer, et protéger les libertés individuelles, non y porter atteinte.

Notes

[1] Agent Judiciaire du Trésor, Direction des Affaires Juridiques du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, 6 rue Louis-Weiss 75013 Paris.