Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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vendredi 3 juin 2011

La Cour de cassation enterre (enfin) les gardes à vue du passé

La Cour de cassation a rendu le 31 mai quatre arrêts (un, deux, trois, quatre) qui apportent la dernière pierre à l’édifice, difficile à mettre en place, de la réforme de la garde à vue. Non pas que l’édifice soit terminé, puisque dès aujourd’hui, date d’entrée en vigueur de la réforme de la garde à vue, les avocats, et votre serviteur ne sera pas le dernier, vont faire en sorte de le démolir tant il est rempli de malfaçons. Les premières Questions Prioritaires de Constitutionnalité sont déjà transmises.

Beaucoup de choses approximatives ayant été dites sur ces arrêts (je ne parle même pas de la désormais traditionnelle, pour ne pas dire pavlovienne, saillie de mes amis de Synergie Officers (la bise, Fab’, je sais que tu me lis), une explication s’impose.

Qu’a dit la Cour de cassation ?

L’évidence.

Oui, je développe.

Un rappel chronologique vous éclairera.

Rappel chronologique éclairant

L’adoption de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Europe a réalisé que les années précédentes, elle n’avait pas été tout à fait au point sur la question des droits de l’homme. Plus sérieusement, elle a réalisé une vérité que nous nous devons de ne pas oublier : il ne peut y avoir de pire tyran que l’État lui-même, qui a à sa disposition une puissante et docile administration qui exécutera toujours sans trop rechigner ses directives, même les plus révoltantes. Les proclamations à la “plus jamais ça” avaient été essayées au lendemain de la première guerre mondiale. C’est d’ailleurs l’invention officielle du #FAIL. L’ONU planchait sur une nouvelle déclaration sans réelle portée juridique, qui deviendra la Déclaration Universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948.

Une autre méthode a été choisie en Europe, et il convient de signaler qu’à cette époque, la France a été en pointe sur la question. Le 5 mai 1949, le Conseil de l’Europe est créé, dont le rôle est de protéger les droits de l’homme en Europe. Le Conseil de l’Europe est distinct de l’Union Européenne : il a 47 États membres, dont la Turquie (et oui), la Russie et l’Azerbaïdjan, et siège à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe est un cadre de négociation de traités et le premier véritable traité qui a été négocié dans ce cadre est la fameuse Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (rebaptisée en pratique Convention Européenne des Droits de l’Homme). C’est un traité qui est l’œuvre d’un juriste plus que d’un diplomate, même si son rédacteur, René Cassin, était les deux. Les juristes y retrouveront la division classique principe/exceptions. C’est un texte qui se veut concret, et qui a été conçu pour être applicable en droit interne (il peut être invoqué devant le juge interne qui peut s’y référer pour appliquer la loi française, puisqu’il a une valeur supérieure). Son originalité principale se trouve ailleurs : elle peut faire l’objet d’un recours judiciaire devant une juridiction internationale pouvant condamner les États qui manquerait aux obligations prévues par la Convention : c’est la création de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg. La Convention a été signée le 4 novembre 1950, est entrée en vigueur en 1953, mais n’a été ratifiée en France que le 3 mai 1974, car si en France nous aimons fort les droits de l’homme, nous sommes moins enthousiastes à l’idée de les appliquer. Nous sommes à ma connaissance le seul pays d’Europe qui a pris les mots “droits de l’homme” pour en faire une injure : droitdelhommiste. Et encore n’est-ce qu’en 1981 que le droit de saisir la CEDH a été accordé aux citoyens, car assurément nous n’étions pas prêts à être libres et avoir des droits.

Cette Cour est une cour en dernier ressort : il faut impérativement épuiser les recours internes avant de pouvoir la saisir. Concrètement, si j’estime que les droits reconnus par la Convention à mon client ont été bafoués, je dois demander au tribunal d’en tirer les conséquences, puis en cas de rejet de mes demandes, je dois faire appel, puis me pourvoir en cassation. Si la Cour de cassation rejette mon pourvoi en disant que la Convention Européenne des Droits de l’Homme a été parfaitement respectée, je peux alors me rendre sur les bords de l’Ill et demander que la France soit condamnée à indemniser mon client du fait de cette violation, ce qui en outre m’ouvre une possibilité de révision du procès.

C’est exactement ce qui s’est passé pour la garde à vue.

De Salduz à Brusco en passant par Dayanan

En 2008, la CEDH a condamné la Turquie pour violation de l’article 6§3 de la Convention$$Tout accusé a droit notamment à: être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui; disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense; se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent; interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge; se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience.$$, car sa procédure pénale ne permettait pas l’assistance d’un avocat au cours de la garde à vue. C’est l’arrêt Salduz c. Turquie, dont je vous avais entretenu il y a deux ans, me méprenant sur la portée réelle de cet arrêt, que je croyais limité aux seules procédures dérogatoires. Pour me détromper sans doute, le 13 octobre 2009, la CEDH a remis le couvert en rendant un nouvel arrêt, Dayanan c. Turquie où là, elle est on ne peut plus claire :

Comme le souligne les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (…). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer.

La messe était dite, et d’ailleurs la Turquie avait vu le boulet arriver, puisque dès 2005, sans attendre les condamnations inévitables de la CEDH, elle avait réformé son code de procédure pénale et ouvert les portes de ses commissariats aux avocats. Ce qui n’était toujours pas le cas en France. La France devait donc accepter sans délai que nous assistions les personnes placées en garde à vue, puisqu’elles sont privées de liberté. Et que croyez-vous qu’il arriva ?

Soudain, il ne se passa rien

Oui, rien. Le Gouvernement a choisi courageusement la politique du déni. Tous les juristes de France médusés ont entendu le garde des Sceaux et son inénarrable porte parole de l’époque expliquer doctement que ces arrêts ne concernaient que la Turquie et pas la France, dont la justice était à ce point excellente qu’elle pouvait se passer d’avocat. Comme si chaque minute gagnée sur les droits de l’homme était une victoire. Difficile de le blâmer, puisqu’à de rares exceptions près, les juridictions ont emboité le pas du Gouvernement et rendu des jugements affirmant que l’entretien de 30 mn gracieusement accordé au début de la garde à vue, sans aucun accès au dossier, était plus que suffisant pour satisfaire à laConvention Européenne des Droits de l’Homme et constituait une assistance effective en garde à vue. J’en ai une belle collection que je relis régulièrement en riant, pour ne pas avoir à en pleurer, mais ce fut une période pénible que de voir tous ces juges nier l’évidence avec un tel entêtement. La majorité de mes confrères ont d’ailleurs vite renoncé à soutenir ces nullités, et je les comprends.

D’ailleurs, cette période n’est pas tout à fait terminée. La CEDH a déjà expliqué très clairement en quoi le parquet n’est pas une autorité apte selon les normes de la Convention Européenne des Droits de l’Homme à veiller à la régularité et à la nécessité des gardes à vue, faute d’indépendance à l’égard de l’exécutif, et du fait qu’il est partie au procès). Et avec le même entêtement à nier l’évidence, les mêmes juridictions, qu’on aurait pu croire échaudées par l’affaire de la garde à vue, continuent à dire que si, tout va très bien, le parquet fait ça très bien et est conforme aux exigences de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Et pour comprendre qu’on n’est pas sorti de l’auberge, il suffit de lire les propos, très représentatifs, du procureur général près la cour d’appel de Saint Denis (de la réunion, pas du 9-3), qui réaffirme que le parquet est gardien des libertés individuelles, ce que je ne conteste pas plus que le fait qu’on confie le harem à l’eunuque, mais je conteste qu’il soit le seul à jouer ce rôle au niveau de la garde à vue, et surtout qu’il continue à prétendre jouer ce rôle à l’audience, où après s’être présenté comme gardien de la liberté de mon client, il demande au tribunal de l’envoyer au prison. La suite est déjà écrite, et vous vous souviendrez de ce billet quand un beau jour, la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel, je ne sais qui le dira en premier, reconnaîtra enfin cette évidence, que les politiques feindront la surprise et crieront au gouvernement des juges, tandis que Synergie grillera quelques fusibles. Puis on créera enfin un habeas corpus à la française, c’est à dire pas encore conforme, et les avocats obtiendront à coups de condamnations de la France une mise en conformité totale, et on se demandera ensuite comment on faisait avant.

Je n’ai rien contre les batailles gagnées d’avance, mais ce ne sont vraiment pas les plus belles.

Revenons-en aux gardes à vue.

Alors vint le 15 avril 2011

Après cette période de déni du Gouvernement, la vérité a fini par lui éclater à la figure. Le 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel constate l’inconstitutionnalité de la garde à vue et impose au législatif de se mettre en conformité avant le 1er juillet 2011. Fort bien, disent les avocats, mais la Convention Européenne des Droits de l’Homme, elle, est toujours en vigueur et ne prévoit pas de droits de l’homme à retardement. Nous continuons donc à contester les gardes à vue sur le fondement de l’article 6. J’ai donc pu constater que du jour au lendemain, les juridictions qui me donnaient tort sur la garde à vue me donnent raison mais, invoquant l’effet différé de la décision du Conseil constitutionnel, continuaient à rejeter mes conclusions. En somme, j’avais raison, mais peu importe, c’est toujours non.

Le 19 octobre 2010, la Cour de cassation, saisie de la question de la conformité à l’article 6§3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, a rendu trois arrêts stupéfiants, reconnaissant enfin que oui, la garde à vue n’est pas du tout conforme, mais peu importe, puisque grâce au Conseil constitutionnel, on va régler ça avant l’été. Donc on continue à appliquer des textes violant la Convention Européenne des Droits de l’Hommejusqu’au 1er juillet 2011. La Cour de cassation dit en somme que les droits de l’homme peuvent attendre, le calendrier du Parlement est plus important.

Seulement voilà. Cinq jours plus tôt, la CEDH avait condamné la France pour l’absence de droit à un avocat au cours de la garde à vue. Et cet arrêt Brusco c. France ne disait nulle part que la présence de l’avocat s’imposait le 1er juillet 2011, au contraire il condamnait la France pour une garde à vue sans avocat intervenue… le 8 juin 1999.

Le conflit entre les deux décisions était manifeste, et rien ne pouvait défendre la position de la Cour de cassation. Cela n’a pas échappé au Premier président de la Cour de cassation, qui a réuni la formation la plus solennelle de la Cour, l’assemblée plénière, composée de conseillers de toutes les chambres, notamment les chambres civiles, réputées plus favorables au respect du droit que de la défense de l’ordre public, et mettant de fait les pénalistes de la chambre criminelle en minorité. C’est cette assemblée plénière qui a rendu les fameux arrêts du 15 avril 2011 se rendant enfin à l’évidence :

Attendu que les États adhérents à cette Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation ; que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires ;…

Voilà pourquoi dès le 15 avril, nous avons pu, enfin, assister nos clients en garde à vue. Afin d’avoir un cadre juridique à ces interventions, les parquets, appliquant les consignes de la Chancellerie, ont décidé de se référer à la loi promulguée la veille sur la garde à vue, quand bien même elle n’entrait en vigueur que le 1er juin. Victoire des droits de l’homme ? Allons. On est en France. Dès l’après midi du 15 avril (car des signaux d’alarme avaient été émis du Quai de l’Horloge, où siège la Cour de cassation), des instructions ont été adressées aux services de police et de gendarmerie, visant à limiter au maximum les effets des arrêts du 15 avril et faire en sorte que les exigences de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ne soient toujours pas respectées. Je vous rappelle que ces instructions émanent de la même autorité qui se prétend apte à assurer seule le contrôle des mesures de garde à vue. Ainsi, à Paris, c’est par une note signée Jean-Claude Marin, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, que le parquet a décidé, sans aucune base légale et en contradiction flagrante avec les exigences de la CEDH exprimées dans l’arrêt Dayanan, que l’avocat devait, au cours des auditions et confrontations de garde à vue, demeurer taisant (c’est le langage juridique pour dire “fermer sa gueule”) et ne devait en aucun cas s’adresser au témoin ou au plaignant en cas de confrontation. Oui, mesdames et messieurs les juges, sachez-le, car je doute que ces instructions données à la police aient été portées à votre connaissance : le parquet cède sur la présence de l’avocat, mais à la condition de revenir à la procédure de 1897, avec des avocats cois.

Cela a donné lieu à des incidents, bien sûr, dont certains que j’ai vécus moi-même. Ainsi, on m’a une fois “notifié”, avec mention au procès verbal, la note du procureur Marin. Quand j’ai répliqué en substance que cette note, je m’en cognais comme de mon premier Code civil, car le parquet n’est pas source de droit, n’a aucune autorité sur moi, n’a aucun pouvoir pour limiter les droits de la défense, d’autant plus qu’il est mon adversaire à la procédure, j’ai été regardé comme un dangereux anarcho-autonome. Alors que je suis pire que ça : je suis un avocat.

Je suis donc intervenu dans des auditions quand je l’estimais nécessaire (essentiellement pour conseiller à mon client de ne pas répondre à une question, parfois pour reformuler une question que mon client ne comprenait pas quand je pensais voir où se situait la cause de l’incompréhension, ou apporter une précision juridique au rédacteur. La plupart du temps, ça se passe très bien, et mes interventions sont mentionnées au procès verbal, ce qui est normal et même indispensable pour la sincérité de celui-ci : je veux que le magistrat qui lira ce document sache si mon client se tait de sa propre initiative ou sur mon conseil, c’est important. Parfois, ça se passe mal. La scène peut juste être ridicule (ainsi, quand j’ai demandé à un plaignant s’il était droitier ou gaucher, l’agent de police judiciaire a suspendu l’audition et est allé demander à son capitaine s’il pouvait poser la question ; signalons qu’ainsi, il m’a laissé seul dans le bureau avec mon client et le plaignant pendant cinq bonnes minutes…), parfois très tendue (on m’a ainsi menacé sur un ton discourtois de demander la désignation d’un autre avocat si je disais un seul mot au cours de l’audition), et parfois très tendue et ridicule (ainsi cette confrontation avec dix policiers en arme autour de moi - j’entends par là que les plus proches étaient à 30cm de moi- alors que seuls deux d’entre eux étaient concernés par la confrontation, où on m’a indiqué que je n’avais même pas à adresser la parole auxdits policiers ; eh oui, mesdames et messieurs les magistrats, c’est ce que la police appelle une confrontation, où on ne peut pas parler aux témoins, au nom je le rappelle de… la recherche de la vérité).

Je dois cependant à l’honnêteté de rendre hommage au parquet, qui vient de donner de nouvelles instructions liées à l’entrée en vigueur de la loi sur la garde à vue, prévoyant la mise en place d’un planning des auditions et confrontations et prescrivant aux policiers d’attendre une heure l’arrivée de l’avocat avant de passer outre à son absence et commencer l’audition. Ces instructions ont été reçues par mes amis de Synergie Officiers et ses cousins Alliance Police Nationale chez les Gardiens de la Paix et SICP chez les commissaires avec leur enthousiasme habituel. Elles s’imposaient, car j’ai été confronté à des auditions inutiles organisées à 3h du matin dans un bureau avec un joli poster Alliance Police Nationale.

Retour vers le futur

La cause était donc entendue : la CEDH exigeait immédiatement la présence de l’avocat, pas question d’attendre le 1er juillet ni même le 1er juin, date d’entrée en vigueur de la loi sur la garde à vue, car le législateur a eu l’idée extraordinaire de prévoir une entrée en vigueur différée d’une loi mettant la France en conformité avec les droits de l’homme. Je vous le dis : chaque seconde de gagnée sur l’application des droits de l’homme est une victoire pour nos dirigeants bien aimés.

Mais se posait la question des auditions de garde à vue antérieures au 15 avril 2011. Les propos ont été recueillis sans présence de l’avocat, car c’était la procédure en vigueur. Demeuraient-elles valables ?

La réponse était évidemment non. Et pour qui a lu les arrêts du 15 avril, il ne pouvait en être autrement, puisque ces arrêts sanctionnaient des gardes à vue intervenues respectivement le 19 janvier 2010, le 22 janvier 2010, le 14 décembre 2009 et le 1er mars 2010. Il faut garder à l’esprit que la Cour de cassation est une juridiction, qu’elle ne fait pas la loi, ni ne décide de hâter son entrée en vigueur, mais juge des affaires. Par définition, elle ne pouvait statuer le 15 avril 2011 que sur des affaires antérieures au 15 avril 2011. Il n’y avait donc nulle raison de penser que sa jurisprudence ne s’appliquait qu’à compter du 15 avril 2011.

J’ai reçu beaucoup de questions sur l’annonce des arrêts du 31 mai 2011, me demandant comment cette jurisprudence pouvait être rétroactive. La réponse est simple : elle ne l’est pas. La Cour de cassation ne fait jamais qu’appliquer des textes en vigueur, les interpréter et résoudre des conflits de textes en vigueur. Ici, elle ouvre son arrêt en visant la Convention Européenne des Droits de l’Homme :

Vu l’article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ;

puis en livre son interprétation, qui est sans surprise au regard de ce qui a été rappelé :

Attendu qu’il se déduit de ce texte que toute personne, placée en retenue douanière ou en garde à vue, doit, dès le début de ces mesures, être informée de son droit de se taire et, sauf exceptions justifiées par des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’espèce, pouvoir bénéficier, en l’absence de renonciation non équivoque, de l’assistance d’un avocat ;

Et ainsi qu’on l’a vu, la Convention Européenne des Droits de l’Homme est en vigueur en France depuis 1974, et son contenu connu depuis le 4 novembre 1950. C’est ce texte là qu’elle a appliqué. Pas rétroactivement : elle a au contraire réalisé tardivement que ce texte n’était pas appliqué.

“Passant, va dire à Strasbourg que nous sommes mortes ici pour respecter ses lois”

Quelles sont les conséquences concrètes de ces arrêts ?

Elles sont limitées, à mon sens. Ces auditions sont des actes de procédure. Leur nullité doit être constatée selon des règles très rigoureuses, et est enfermé dans des délais très stricts, à peine de forclusion, c’est à dire de perte du droit de les contester. Ces délais sont, si un juge d’instruction est saisi, de six mois à compter de chaque interrogatoire (art. 173-1 du Code de procédure pénale) ou en cas d’avis de fin d’instruction, dans un délai d’un mois si un mis en examen est détenu et trois mois dans le cas contraire (art. 175 du CPP). L’ordonnance de règlement mettant fin à l’instruction purge les nullités qui ne peuvent plus être soulevées par la suite.

S’il n’y a pas eu d’instruction, il faut soulever ces nullités devant le tribunal avant l’examen du fond de l’affaire, à peine de forclusion là aussi (art. 385 du CPP). Si aucune nullité n’a été soulevée devant le tribunal, on ne peut le faire pour la première fois en appel.

Comme vous le voyez, le nombre d’affaires où il est encore possible de soulever cette nullité est limité. Ce qui n’empêche qu’il peut y avoir quelques cas où ce sera spectaculaire. Pour une fois, je suis d’accord avec la Chancellerie.

Mais ça ne se limite pas à cela. La loi du 14 avril, entrée en vigueur le 1er juin, pose un principe général dans l’article préliminaire du CPP qui interdit de fonder une condamnation sur des propos de la personne accusée recueillies sans qu’elle ait pu être assistée d’un avocat. Donc quand bien même ces auditions ne sont pas nulles, elle sont privées en grande partie de leur force probante. Et cet article s’applique à toutes les procédures encore en cours, quel que soit leur stade procédural…

Est-ce la fin du combat pour la garde à vue ?

Certainement pas. Ce n’est que le début. En effet, la loi du 14 avril n’est pas conforme à la CSDH, en interdisant à l’avocat l’accès à l’intégralité de la procédure (c’est le nouvel article 63-4-1 du CPP). Ce qui n’a aucune justification, si ce n’est entraver encore un peu l’exercice de la défense. Qu’on m’explique pourquoi je peux m’entretenir 30 mn avec mon client avant une confrontation sans qu’on me communique la teneur des déclarations des témoins auxquels il va être confronté, puis aussitôt après, dès le début de la confrontation, on m’en donne connaissance en les lisant à haute voix pour que mon client puisse y réagir, sans que je puisse désormais lui demander des explications, répondre à ses questions ou lui donner des conseils en toute confidentialité ? Il n’y a aucune justification, sauf une : on ne veut pas que je puisse préparer cet interrogatoire avec mon client, ce qui est précisément un des droits reconnus par l’arrêt Dayanan.

Cet attitude est honteuse et stupide, car loin de régler le problème, elle laisse perdurer une violation de la CSDH, qui inévitablement va entraîner de nouvelles nullités de procédure. Plutôt des procédures nulles que des droits de la défense respectés, tel est le credo du législateur. Affligeant. Encore plus quand on sait que bien sûr les avocats ne vont pas laisser passer ça, et que c’est voué à l’échec. Mais chaque seconde gagnée sur les droits de l’homme est une victoire, dans notre pays.

Alors mes conclusions sont prêtes, et elles s’ouvriront sur cette citation biblique :

The path of the righteous man is beset on all sides with the iniquities of the selfish and the tyranny of evil men. Blessed is he who in the name of charity and good will shepherds the weak through the valley of darkness, for he is truly his brother’s keeper and the finder of lost children. And I will strike down upon those with great vengeance and with furious anger those who attempt to poison and destroy my brothers. And you will know that my name is Maitre Eolas when I lay my vengeance upon thee.

Ezechiel selon Tarantino, 25:17.

vendredi 28 janvier 2011

De la constitutionnalité du mariage entre personnes du même sexe

— Comment Maître ? Je vous trouve ici ?

— C’est que, ma chère lectrice, c’est ici mon cabinet, j’ai donc quelques raisons d’y être quand je ne sème pas la terreur dans les prétoires, le désespoir dans le cœur des procureurs, et le droit dans les commissariats.

— Je vous croyais fort attaché aux libertés.

— Il n’y a qu’à vous, ma Dame, que je sois plus attaché.

— Dans ce cas vous devriez être sur les barricades, la baïonnette au canon !

— Chère amie, je ne rêve que de périr le cœur transpercé de la balle des tyrans ou de votre regard, mais je ne comprends pas de quoi vous parlez.

— Mais des droits des homosexuels, niés, bafoués et foulés du pied !

— Ah, vous êtes donc au courant pour la décision du Conseil constitutionnel de ce jour ?

— Vous aussi, vous l’avouez. D’où ma question : que diable n’êtes vous tout feu tout flamme à sonner l’hallali républicain ?

— C’est que, chère amie, je crains que vous ne vous emportâtes quelque peu, ce dont vous me voyez ravi tant le rouge vous va bien au teint. Souffrez donc que je vous entretienne de cette décision autour d’un Margaret’s Hope SFTGFOP1.

— Votre sérénité m’étonne mais me rassure quelque peu. La flaveur de cet excellent Darjeeling achève de me convaincre. Je vous ois, cher Maître.

— Tout d’abord, avant de voir ce qu’a dit le Conseil constitutionnel, voyons ce qu’il n’a pas dit.

— C’est certes un début.

— Il n’a pas dit que la Constitution prohibait le mariage homosexuel. Et ce serait commettre un grave contresens que de lui faire dire cela, même si l’indignation médiatique s’accommode bien de la simplification à outrance. La décision n’use d’ailleurs à aucun moment du vocable « homosexuel ».

— Qu’a-t-il donc dit ?

— Il a dit que le fait que le mariage entre personnes du même sexe soit de fait prohibé par les textes ne porte pas en soi atteinte à un quelconque principe constitutionnel. Et vous verrez qu’il ajoute qu’une solution contraire n’en heurterait pas un seul de plus.

— Ne décelé-je point là une odieuse hypocrisie ? On ne parle pas d’homosexuels mais de personnes de même sexe, façon de ne point nommer les choses ?

— Du tout. Nous faisons du droit. Et le droit est très rigoureux dans l’appréciation des faits et l’interprétation des textes. Aucun texte n’interdit le mariage aux homosexuels (ce qui serait pour le coup inconstitutionnel). Deux homosexuels peuvent parfaitement se marier en France, à condition bien sûr de respecter les conditions légales pour convoler.

— Vous vous moquez. Ce recours serait donc sans objet ?

— Nenni. Car ces conditions sont, outre y consentir : avoir 18 ans révolus ; ne point être déjà marié ; ne point être parent au 3e degré ; et être de sexe opposé. Deux homosexuels peuvent donc se marier, à condition d’être de sexe différent.

— Mais c’est bien une discrimination à leur égard !

— Pas du tout. Moi qui suis hétérosexuel pratiquant, je ne pourrais épouser, le voudrais-je, un hétérosexuel aussi adamantin que mon ami Koztoujours. Vous voyez que la prohibition ne repose pas sur nos mœurs. La loi française sur le mariage ne pose que des conditions objectives. Elle ne s’intéresse pas aux mœurs des époux. À tel point d’ailleurs que la loi française ne s’est jamais posé la question du sexe des époux tant la réponse lui apparaissait évidente. Revenons un peu en arrière, voulez-vous ?

— Je vous suis.

— En 2004, Noël Mamère, maire de Bègles, a décidé de marier deux hommes qui le lui avaient demandé.

— Je m’en souviens, vous en aviez parlé ici.

— Il soutenait que ce mariage était tout à fait légal car le Code civil ne mentionnait nullement cette condition de différence de sexe. Le mariage, célébré malgré une opposition du parquet, fut logiquement attaqué par le procureur de la République de Bordeaux. Le tribunal de grande instance de Bordeaux lui donna raison. D’appel en pourvoi, l’affaire finit devant la cour de cassation, qui mit un point final à l’affaire en approuvant une bonne fois pour toutes par un arrêt de sa Première chambre civile du 13 mars 2007 les juges d’appel qui avaient confirmé cette nullité. Nous avions en son temps parlé également de cet arrêt.

— Absolument. La cour d’appel, approuvée en cela par la Cour de cassation, avait décelé dans plusieurs articles du Code civil que la condition de disparité des sexes était nécessairement sous-entendue.

Notamment, l’article 75, qui prévoit que l’officier d’état civil « recevra de chaque partie, l’une après l’autre, la déclaration qu’elles veulent se prendre pour mari et femme », et le 144, qui disposait à l’époque que « L’homme avant dix-huit ans révolus, la femme avant quinze ans révolus, ne peuvent contracter mariage.». Depuis, une loi de 2006 a mis les deux époux à égalité : il faut avoir 18 ans révolus pour tous les deux. Depuis cette décision, il était acquis que le Code civil exigeait une différence de sexe. C’est cet état du droit qui était attaqué par le biais d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité.

— Qu’arguaient les requérants ?

— Les requérants, qui étaient des requérantes, soulevaient que cet état du droit portait atteinte à la liberté du mariage et le droit à une vie familiale normale.

— Pas de discrimination ?

— Pas expressément, non. Mais le Conseil a répondu de lui-même sur la question de l’égalité.

— Et que leur répond le Conseil, au juste ?

— Il leur donne d’abord raison sur le fait que la liberté de se marier est bien une liberté constitutionnellement garantie, de même que le droit à une vie familiale normale.

— C’est après que ça se gâte ?

— En effet. Le Conseil rappelle qu’il n’a pas à se substituer au législateur dans les choix de société, mais qu’il se contente de s’assurer que ce dernier, en faisant son œuvre, ne porte pas atteinte aux droits et libertés garanties par la Constitution.

— Son classique refus du gouvernement des juges.

— Exactement. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs les politiques contrariés par une de ses décision de lui envoyer le compliment à la figure. Ceci posé, il déclare que la liberté du mariage n’interdit pas l’intervention du législateur dans les conditions, même restrictives, qui l’entourent, dans le respect de la Constitution bien sûr.

— Et il va estimer que tel est le cas en l’état actuel du droit ?

— On ne peut rien vous cacher. Il va soumettre cet état du droit, qui exclut le mariage de deux personnes de même sexe au filtre de deux droits et liberté fondamentaux : celui de mener une vie familiale normale, c’est-à-dire sans que l’État ne vienne se mêler de ce qui ne le concerne pas, et l’égalité de traitement de tous.

— Sur le droit de mener une vie familiale normale, que va-t-il dire ?

— Le Conseil rappelle qu’il est loisible à des couples de même sexe de vivre dans le statut du concubinage (art. 515-8 du Code civil), ou du pacte civil de solidarité (art. 515-1 et s. du Code civil), et en déduit qu’il n’est pas porté atteinte au droit de mener une vie familiale normale (considérant n°8).

— Je vous sens ici peu convaincu.

— Vous lisez en moi comme dans un livre électronique sans DRM. J’avoue ici trouver le raisonnement du Conseil un peu court. Les couples de sexe différents ont le choix entre le concubinage, le PaCS et le mariage. Les couples de même sexe ont le choix entre seulement les deux premiers régimes. Or nul ne contestera que les trois sont fort différents dans leurs effets, le concubinage n’ayant que peu d’effets, le PaCS guère plus, le mariage étant quant à lui un cadre complet. Sans entrer dans un cours de droit, le concubinage occupe un article du Code, le PaCS, dix, dont l’essentiel concerne les formes de son enregistrement, le mariage devant bien s’en voir consacrer entre 200 et 300, en comptant les règles du contrat de mariage et du divorce, qui, en étant la dissolution, en font aussi partie. Les couples de même sexe n’ont pas droit au régime le plus protecteur (ces 200 articles ayant tous pour point commun de trouver à s’appliquer quand le temps tourne à la tempête), sans que cela pour le Conseil ne porte atteinte à leur droit à une vie familiale normale. J’eusse aimé avoir un ou deux mots d’explication là-dessus.

— Peut être dans le paragraphe sur l’égalité ?

Hélas non, car même s’il fut plus loquace là-dessus, la question reste évitée. Il dit en effet précisément ceci (Considérant n°9) : « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ». Cette règle ainsi rappelée, il l’applique à notre cas : « en maintenant le principe selon lequel le mariage est l’union d’un homme et d’une femme, le législateur a, dans l’exercice de la compétence que lui attribue l’article 34 de la Constitution, estimé que la différence de situation entre les couples de même sexe et les couples composés d’un homme et d’une femme peut justifier une différence de traitement quant aux règles du droit de la famille ». Ite Missa Est.

— Le Conseil se garde bien d’approuver ou de désapprouver cette différence de traitement.

— Non, en effet. Ce qui laisse clairement entendre qu’il ne trouverait rien à redire que la loi reconnût aux personnes de même sexe le droit de convoler. La légalisation du mariage de même sexe, qui, en effet, intéresse essentiellement les homosexuels n’est pas un impératif constitutionnel mais un choix de société. Ces choix sont naturellement le fruit d’un débat au parlement, et peuvent même avec profit être un thème de campagne électorale soumis au jugement des électeurs. Cela tombe bien, je crois savoir qu’une échéance électorale opportune est annoncée pour l’année prochaine.

— Mais cette Question Prioritaire de Constitutionnalité permettait de régler le problème aujourd’hui et sans attendre…

— J’entends bien. Sans attendre un débat. Il est toujours dommage d’éviter le débat de peur de le perdre. C’est comme ça qu’une société ne connaît plus à la longue que le rapport de force, qui s’auto-entretient avec la démonstration imparable du « il n’y a que cela qui marche ». La France a raté le train de la modernité en 1999 en votant un pis-aller qu’est le PaCS. Elle s’est faite dépasser par les Pays-Bas, la Belgique, et même l’Espagne. Elle peut se consoler en se disant qu’elle se mettra en règle avec l’Histoire avant le Vatican.

— Et la Cour européenne des droits de l’homme n’est-elle d’aucun secours ?

— Non. Elle a jugé le 24 juin 2010 dans un arrêt Schalk et Kopf c. Autriche, n°30141/04 que le refus du mariage entre personnes de même sexe ne portait pas atteinte au droit au mariage (art. 12) ni ne constituait une discrimination (art. 14). Le seul moyen de sortir de ce débat la tête haute sera par une belle loi votée solennellement. Pas par une irruption par surprise dans le prétoire. Haut les cœurs, amis de l’égalité : une belle victoire nécessite une belle bataille, et celle-ci ne fait que commencer.

mercredi 27 octobre 2010

Quand les juges en perruque donnent une leçon aux juges en robe

Dans les commentaires sous le billet Verbatims, un lecteur signant Morgan Kane a attiré mon attention sur une décision (pdf) rendue par la –toute jeune- Cour Suprême du Royaume Uni. Cette Cour suprême remplace depuis le 1er octobre 2009 la Chambre des Lords comme plus haute juridiction judiciaire pour l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Irlande du Nord et l’Ecosse. image

L’Ecosse qui a un droit largement autonome du droit anglais, et dont l’équivalent du Code de procédure pénale prévoyait qu’un suspect pouvait être interrogé pendant 6 heures avant d’être assisté d’un avocat.

Des avocats écossais ont soulevé devant la Cour Suprême l’incompatibilité de cette loi avec la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CSDH), en s’appuyant sur les désormais célèbres arrêts Dayanan c. Turquie et Salduz c. Turquie (personne outre-manche n’ayant eu l’audace de prétendre que ces décisions ne s’appliquaient qu’à la Turquie).

A l’unanimité, la Cour Suprême a décidé que la loi écossaise violait la CSDH, et que toutes les déclarations reçues en garde à vue devraient être annulées dans les procédures encore en cours.

La question de l’application immédiate de cette règle ne leur a pas échappé, d’autant que le nombre de dossiers affectés a été estimé à 76 000 par la Couronne.

Voici la réponse que les juges y apportent. Je la laisse d’abord en anglais, puis je vous en propose une modeste traduction.

There is no doubt that a ruling that the assumption [that there was anything wrong with this procedure] was erroneous will have profound consequences.  But there is no room, in the situation which confronts this court, for a decision  that favours the status quo simply on grounds of expediency. The issue is one  of law […].  It must be faced up to, whatever the consequences.

Ce qui se traduirait par :

Il ne fait aucun doute qu’une décision affirmant que la croyance que cette procédure était parfaitement conforme à la CSDH était erronée aura de lourdes conséquences. Mais il ne saurait être question, dans la situation à laquelle cette Cour est confrontée, de rendre une décision qui favoriserait le statu quo simplement sur des arguments d’opportunité. La question est de pur droit. Il faut y faire face, quelles qu’en soient les conséquences.

Ces mots devraient faire rougir de honte le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, et tous les juges qui aujourd’hui encore osent rejeter les conclusions de nullité soulevées devant eux sur Salduz, Dayanan et Brusco.

dimanche 17 octobre 2010

Le jour de gloire est arrivé

La nouvelle est tombée jeudi matin. Oh, elle n’a rien de surprenant, on l’attendait depuis longtemps, et je vous en parlais déjà il y a un an, mais ça y est. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France sur la question de la garde à vue.

Il s’agit de l’arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, n°1466/07.

Alors puisque le mensonge et le déni de réalité est la méthode politique habituelle de ce Gouvernement quand surgit un problème (rappelez-vous : le délit de solidarité n’existe pas, et d’ailleurs, on va le modifier), il est évident que le Garde des Sceaux va nous entonner la chansonnette de “Meuh non, tout va bien, la garde à vue française est conforme à la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentale (CSDH) et à la Constitution, d’ailleurs, on va changer la loi en urgence pour la mettre en conformité”.

Alors voyons ce que dit cet arrêt, démontons les mensonges à venir de la Chancellerie, et voyons ce que propose le projet de loi sur la garde à vue, qui a été révélé par la Chancellerie.

L’arrêt Brusco c. France

Dans cette affaire, le requérant fut condamné pour complicité de violences aggravées, pour avoir payé deux sbires pour “faire peur” au mari de sa maîtresse. Au cours de sa garde à vue dans cette affaire, il fût entendu sous serment comme témoin, et naturellement sans avocat. À cette occasion, il reconnut les faits.

Son avocat souleva devant le tribunal la nullité de ces aveux du fait du serment, mais le tribunal rejeta son argumentation (qu’en droit on appelle exception). Il en fit appel, et la cour confirma entièrement le jugement. Il se pourvut en cassation, mais son pourvoi fut rejeté, quand bien même entretemps, la loi avait été changée pour supprimer cette obligation de prêter serment. Ayant compris combien il était saugrenu d’invoquer les droits de l’homme devant les juges français, il se tourna vers Strasbourg et la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Bien lui en pris, et la Cour condamne la France pour violation de l’article 6, en l’espèce parce que cette prestation de serment violait le droit fondamental de ne pas s’auto-incriminer. En effet, estime la Cour, le fait de lui faire prêter serment de dire toute la vérité, et de le menacer de poursuites en cas de fausses déclaration sous serment (quand bien même ces poursuites eussent été impossibles, puisqu’il n’était pas témoin des faits mais auteur des faits) constituait une pression contraire à la Convention, qui exige que d’éventuels aveux ne puissent être faits qu’une fois l’intéressé parfaitement informé de leur portée et que rien ne l’oblige à les faire.

C’est là que j’attire votre attention, car il est évident que la contre-argumentation de la Chancellerie va jouer à fond sur ce point. Elle dira que M. Brusco ne se plaignait pas de l’absence d’avocat, mais d’une obligation de prêter serment qui a été supprimée par la loi Perben II du 9 mars 2004, et que la Cour ne fait que sanctionner une non conformité de la loi française réglée il y a 6 ans.

Voyons donc ce que dit réellement la Cour. C’est aux paragraphes 44 et 45 (je graisse).

44.  La Cour rappelle que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit de garder le silence sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable. Ils ont notamment pour finalité de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 de la Convention (voir, notamment, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 92, 10 mars 2009, et John Murray, précité, § 45). Le droit de ne pas s’incriminer soi-même concerne le respect de la détermination d’un accusé à garder le silence et présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou des pressions, au mépris de la volonté de l’accusé (voir, notamment, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, §§ 68-69, Recueil 1996-VI, Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 44, CEDH 2002-IX, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 94-117, CEDH 2006-IX, et O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC] nos 15809/02 et 25624/02, §§ 53-63, CEDH 2007-VIII).

45.  La Cour rappelle également que la personne placée en garde à vue a le droit d’être assistée d’un avocat dès le début de cette mesure ainsi que pendant les interrogatoires, et ce a fortiori lorsqu’elle n’a pas été informée par les autorités de son droit de se taire (voir les principes dégagés notamment dans les affaires Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 50-62, 27 novembre 2008, Dayanan c. Turquie, no 7377/03, §§ 30-34, 13 octobre 2009, Boz c. Turquie, no 2039/04, §§ 33-36, 9 février 2010, et Adamkiewicz c. Pologne, no 54729/00 §§ 82-92, 2 mars 2010).

Ho, bée ma bouche, tombez mes bras, quelle surprise est la mienne ! La Cour insinue que les principes posés par les arrêts Salduz et Dayanan, que mes lecteurs connaissent bien, s’appliqueraient aussi à la France ? Mais pourtant la Chancellerie nous a soutenu exactement le contraire, rappelant même avec morgue que la France n’avait jamais été condamnée pour violation de l’article 6 de la Convention. C’était comme affirmer que le Titanic en train de sombrer était insubmersible, la preuve : il n’avait encore jamais coulé. Sur papier à en-tête d’un ministère de la République.

Eh bien voilà, c’est fait, la France a été condamnée. Comme c’était prévisible, inévitable, inéluctable, tous les juristes le savaient.

Et donc, après avoir rappelé (ou enseigné, en ce qui concerne la Chancellerie, visiblement) ces principes, la Cour les applique au cas de M. Brusco. Et en profite pour enfoncer le clou dans le cercueil de la garde à vue sans avocat.

54.  La Cour constate également qu’il ne ressort ni du dossier ni des procès-verbaux des dépositions que le requérant ait été informé au début de son interrogatoire du droit de se taire, de ne pas répondre aux questions posées, ou encore de ne répondre qu’aux questions qu’il souhaitait. Elle relève en outre que le requérant n’a pu être assisté d’un avocat que vingt heures après le début de la garde à vue, délai prévu à l’article 63-4 du code de procédure pénale (paragraphe 28 ci-dessus). L’avocat n’a donc été en mesure ni de l’informer sur son droit à garder le silence et de ne pas s’auto-incriminer avant son premier interrogatoire ni de l’assister lors de cette déposition et lors de celles qui suivirent, comme l’exige l’article 6 de la Convention.

Là encore, la Chancellerie, gageons-le va nous jouer le couplet de : “il s’agit du régime de garde à vue en vigueur en 1999, c’est-à-dire avant que la loi du 15 juin 2000 ne prévoie l’intervention de l’avocat dès la première heure ; à présent, l’avocat est là dès le début, il peut notifier ce droit de garder le silence”.

À cela, plusieurs choses à dire. À vous mes confrères, d’abord. J’espère que vous avez ouï la Cour. À toutes vos interventions en garde à vue, vous devez dire au gardé à vue qu’il a le droit de garder le silence, et lui conseiller d’en user d’abondance, faute de pouvoir être assisté d’un avocat. Je ferai un billet entier sur le droit de garder le silence, tant il est une pierre angulaire de la démocratie, et étranger à notre procédure pénale, je vous laisse en tirer vos conclusions. Mais je suis certain que la plupart d’entre vous ne le disent pas. C’est une erreur, c’est même une faute.

À vous mes concitoyens ensuite. Si le ministère ose tenir cet argument, il vous faudra user à son encontre de lazzi et de quolibets. Car c’est l’actuelle majorité qui a fait en sorte, par la loi du 24 août 1993, de revenir sur l’intervention de l’avocat dès la première heure votée par la loi du 4 janvier 1993. Et c’est la même majorité qui, par la loi Perben I du 9 septembre 2002, est revenue sur la notification du droit de garder le silence faite au gardé à vue, en application de la loi du 15 juin 2000. Par deux fois, l’actuelle majorité a voté une loi qui a bafoué la Convention européenne des droits de l’homme. Qui a bafoué vos droits. Dire que rien n’empêche l’avocat de suppléer à sa forfaiture à présent qu’il peut venir dès le début de la garde à vue serait un monument de cynisme. Je parie sur son inauguration prochaine.

À vous mes lecteurs enfin. Lisez bien ce que dit la Cour dans ce §54.

L’avocat n’a donc été en mesure ni de l’informer sur son droit à garder le silence et de ne pas s’auto-incriminer avant son premier interrogatoire ni de l’assister lors de cette déposition et lors de celles qui suivirent, comme l’exige l’article 6 de la Convention.

L’article 6 de la Convention exige que l’avocat puisse assister le gardé à vue lors de toutes ses dépositions. Ite Missa Est. Il n’y a rien à ajouter. Tout est dit. Repose en enfer, garde à vue à la française.

Le projet de réforme, ou : continuons à violer la Convention, nous ne serons plus là quand la sanction tombera

Dans un pays respectueux du droit en général, ou professant une faiblesse pour les droits de l’homme, le pouvoir législatif se ferait un devoir de voter promptement une loi nous mettant en conformité avec ces principes. C’est par exemple ce qu’a fait la Turquie, et avant même d’être condamnée par les arrêts Salduz et Dayanan. Dès que les autorités turques ont compris, elles se sont mises en conformité en 2005 (les arrêts sont tombés fin 2008).

En France, on fera à la française. C’est à dire qu’on fera voter une loi qui tentera de contourner cette décision. Les droits de l’homme sont chez nous trop précieux pour fréquenter les commissariats sales et vétustes.

Voici ce que contient le projet de loi pondu (pour être poli ; il n’y a pas que les œufs qui sortent du cloaque) par la Chancellerie.

Le Gouvernement propose la création d’une audition libre, qui serait le principe, et la garde à vue, l’exception. Qu’est-ce qu’une audition libre ? Pas une garde à vue. Donc, aucun des droits attachés à la garde à vue ne s’appliquent à l’audition libre, à commencer par l’assistance d’un avocat, et naturellement le droit de garder le silence. Brillant, n’est-ce pas ? Et comme ce régime est destiné à devenir le droit commun, dans le baba, la Cour européenne des droits de l’homme !

Vous avez encore des doutes ? Vous ne pouvez croire à ce degré de cynisme ? Constatez vous même. Voici ce que dire le futur Code de procédure pénale (CPP). Je graisse.

Art. 62-2. - La personne à l’encontre de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, présumée innocente, demeure libre lors de son audition par les enquêteurs. Elle ne peut être placée en garde à vue que dans les cas et conditions prévus par les articles 62-3, 62-6 et 63.

«Art. 62-3. - La garde à vue est une mesure de contrainte prise au cours de l’enquête par laquelle une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs pour l’un des motifs prévus par l’article 62-6. 

La formule que j’ai graissée est exactement celle de l’actuel article 63 du CPP définissant le cas dans lequel la garde à vue est possible.

L’article 62-3 qui exige pour la garde à vue que l’infraction soit passible d’emprisonnement n’apporte absolument rien, contrairement à ce qu’affirme l’exposé des motifs, puisque c’est déjà le cas : article 67 en vigueur du CPP.

Voyons donc ce fameux article 62-6, qui expose les cas dans lesquels on pourra recourir à la garde à vue.

« Art. 62-6. - Une personne ne peut être placée en garde à vue que si la mesure garantissant le maintien de la personne à la disposition des enquêteurs est l’unique moyen de parvenir à l’un ou plusieurs des objectifs suivants :

« 1° Permettre l’exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne ; 

« 2° Garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République aux fins de mettre ce magistrat en mesure d’apprécier la suite à donner à l’enquête ;

« 3° Empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices matériels ;

« 4° Empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ;

« 5° Empêcher que la personne ne se concerte avec d’autres personnes susceptibles d’être ses coauteurs ou complices ; 

« 6° Garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser l’infraction. »

Vous noterez que le 2° permet de recourir à la garde à vue pour n’importe quelle affaire. Il suffit que le procureur de la République n’ait pas encore pris de décision sur les suites à donner, ce qui est systématiquement le cas, puisque c’est la prise de cette décision qui met fin à la garde à vue. Donc arbitraire total.

La notification des droits se trouve au futur article 63-1 :

« Art. 63-1. - I. - La personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, dans une langue qu’elle comprend, le cas échéant au moyen de formulaires écrits :

« 1° De son placement en garde à vue ainsi que de la durée de la mesure et de la ou des prolongations dont celle-ci peut faire l’objet ;

« 2° De la nature et de la date présumée de l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre ;

« 3° De ce qu’elle bénéficie des droits suivants :

« - droit de faire prévenir un proche et son employeur conformément aux dispositions de l’article 63-2 ;

« - droit d’être examinée par un médecin conformément aux dispositions de l’article 63‑3 ;

« - droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat conformément aux dispositions des articles 63-3-1 à 63-4-2.

Ainsi, en audition libre, non seulement on ne vous dit pas que vous avez le droit fondamental de vous taire, mais vous n’aurez pas droit à un avocat pour venir vous le dire, et vous n’aurez même pas le droit de savoir la nature des faits qu’on vous soupçonne d’avoir commis, alors même qu’il existe des des raisons plausibles de soupçonner que vous avez commis ou tenté de commettre une infraction, mais en plus, contrairement à la garde à vue, l’audition libre n’est pas limitée dans le temps.

Bref, la chancellerie a réussi cet incroyable exploit de sortir une proposition de loi à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité de la garde à vue et d’une condamnation de la France par la CEDH sur ce même régime de la garde à vue qui en fait revient à durcir le régime de la garde à vue. Faut-il haïr les droits de la défense…

Naturellement, ce nouveau régime n’est pas conforme à l’article 6 de la CSDH. Une nouvelle condamnation est inévitable si ce torchon acquerrait force de loi. Ce qui avec le Parlement servile que nous avons tient de la formalité. Qu’en dira le Conseil constitutionnel ? Je ne sais pas, mais sa non-décision sur la loi sur la Burqa a refroidi mes ardeurs à le voir comme garant des droits fondamentaux.

Alors si cette cochonnerie de projet de loi devait passer, retenez d’ores et déjà ce principe, et faites passer le mot : libre audition, piège à con. Si des policiers vous proposent une audition libre, acceptez, puis dites que vous décidez librement de ne faire aucune déclaration et de ne répondre à aucune question, et que vous allez partir librement, après leur avoir librement souhaité une bonne fin de journée. Si les policiers vous menacent alors de vous placer en garde à vue, vous saurez que cette proposition d’audition libre n’avait pour seul objet que de vous priver de vos droits. Vous voilà en mesure de les exercer. Vous les avez bien eus.

Pas un mot sans un avocat à vos côtés.

Et maintenant ?

Que faire dès aujourd’hui ?

L’attitude de la Chancellerie est claire. Il n’y a rien de bon à attendre de ce côté. Alors, baïonnette au canon, c’est dans le prétoire que la bataille doit avoir lieu.

Contrairement à la décision du Conseil constitutionnel de juillet dernier, cet arrêt est immédiatement invocable en droit interne. Vous devez déposer des conclusions dans tous les dossiers où votre client a été entendu en garde à vue, en demandant la nullité des PV où ses propos ont été recueillis, au visa de l’article 6 de la CSDH. En comparution immédiate, cela peut suffire à démolir le dossier. Au besoin, si votre client est d’accord, portez l’affaire devant la CEDH. Vous connaissez les conditions : épuisement des voies de recours interne, puis introduire la requête dans le délai de 6 mois.

Pour reprendre le mot du bâtonnier Marc Bonnant, du barreau de Genève (Mise à jour) de mon confrère Bertrand Périer, aujourd’hui, en France, le meilleur ami des libertés n’est ni le juge, ni la Chancellerie : c’est le TGV Est.

mercredi 13 octobre 2010

Cachez moi cette loi que je ne saurais voir

Le JO de ce jour est porteur de tristes nouvelles, sous la forme de la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dite loi anti-burqa, ce qui impose l’invocation du Tartuffe, qui sera ici comme un poisson dans l’eau, vous allez voir.

Car vous constaterez avec moi que, alors que le gouvernement a paradé devant les micros en annonçant qu’il allait étouffer l’hydre intégriste avec cette loi, que les débats parlementaires n’ont parlé que de la burqa, et que la presse ne parle de cette loi que comme une anti-burqa, cette loi ne dit pas un mot de la burqa, et que quand la religion y est mentionnée, c’est pour apporter une exception à l’interdiction de la dissimulation du visage.

Voyons un peu ce que dit cette loi. ce sera rapide. Avant de voir ce qu’en a dit le Conseil Constitutionnel. Ce ne sera pas plus long.

La loi

Elle se compose de sept articles, tous forts brefs. C’est le seul mérite que l’on peut trouver à cette loi.

L’article 1er pose sobrement :

Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage.

Rappelons ce que le dictionnaire entend par tenue : “(Ensemble de) vêtement(s) accompagné(s) de ses/leurs accessoires que porte une personne et qui varie(nt) selon les circonstances, selon son activité, sa profession.” Le juriste relèvera d’emblée que la tenue doit être destinée à dissimuler le visage. Si la tenue a pour effet de dissimuler le visage, mais n’est pas destiné à cela, l’interdiction ne s’applique pas. La tenue doit enfin dissimuler le visage, peu importe qu’elle ne dissimule que cela (sous réserve du délit d’exhibition sexuelle).  Lady Gaga, jaillissant hors de l'eau telle Aphrodite, avec un superbe masque-boule disco, dont le regard lance des éclairs semblant dire : "que celui qui m'a poussée se dénonce"

L’article 2 apporte une précision et une série d’exceptions.

La précision est la définition de l’espace public au sens de l’article 1er : l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

Les voies publiques sont tout simplement la rue et l’ensemble du réseau routier ouvert à la circulation. Les lieux ouverts au public incluent tous les lieux, publics ou privés (la loi ne distingue pas), ou quiconque peut entrer librement, en s’acquittant ou non d’un droit d’entrée payant salle de concert, bibliothèque, restaurant. Les lieux affectés à un service public incluent les tribunaux, mairies, gares et hôpitaux, entre autres. Vous le voyez, c’est large. En fait, si vous mettez un pied dehors, vous passez nécessairement par l’espace public.

La série d’exception est que cette interdiction ne s’applique pas “si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles”.

Le juriste tiquera sur cette loi qui prévoit qu’un vulgaire décret peut la mettre en échec avant de réaliser que la capitulation du Parlement est déjà chose acquise de longue date. En outre, la personne avançant masquée peut mettre en avant des raisons de santé (bandages sur le visage, masque anti-grippe A), des motifs professionnels (policier du GIGN,clown…), la pratique sportive (on pense notamment aux escrimeurs), de fête (Halloween et Carnaval sont sauvés), ou de manifestations artistiques (Daft Punk et Lady Gaga sont à l’abri) ou traditionnelles (là, je sèche).

L’article 3 pose les sanctions de cette interdiction.

La méconnaissance de l’interdiction édictée à l’article 1er est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe.
L’obligation d’accomplir le stage de citoyenneté mentionné au
8° de l’article 131-16 du code pénal peut être prononcée en même temps ou à la place de la peine d’amende.

Le pénaliste s’agacera de cette rédaction. “La peine complémentaire prévue au 8° de l’article 131-16 du Code pénal est applicable à la contravention prévue à l’alinéa précédent” aurait suffi et correspond à la rédaction habituelle, puisque l’article 131-18 du Code pénal pose déjà le principe général qu’une peine complémentaire peut être seule prononcée à la place d’une peine d’amende.

Le constitutionnaliste s’agacera aussi de cette rédaction, puisque la Constitution prévoit que la définition des contraventions relève non du pouvoir législatif mais du pouvoir réglementaire, c’est-à-dire du décret. Violation de la Constitution de peu de conséquence, puisqu’il existe une procédure permettant de saisir le Conseil constitutionnel pour voir constater que cette disposition est de nature réglementaire, ce qui permet de la modifier ou de l’abroger par un décret. Néanmoins, quand l’État veut donner des leçons de valeurs républicaines, je pense que le minimum qu’on puisse demander est de respecter la Constitution.

L’article 4 crée un nouveau délit de dissimulation forcée du visage, en insérant dans le Code pénal cet article :

Art. 225-4-10. - Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.
Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende.

La création d’un délit visant, sans le dire, l’homme qui, pour des motifs religieux, obligera une femme à porter la burqa, peut se comprendre. Cela peut même avoir une utilité, en ouvrant une action en justice à la femme qui voudrait échapper à cette emprise. La femme forcée à porter la burqa n’est pas du tout le même problème que la femme portant la burqa volontairement et librement. Et ceux qui affirment que les femmes la portant sont toutes forcées en seront pour leurs frais : la présomption d’innocence exige d’apporter cette preuve. Cet article appelle le moins de réserves de ma part, hormis le fait qu’il met sur le même plan menaces et violences d’un côté, et contrainte, abus de pouvoir ou d’autorité de l’autre. Les menaces et les violences sur conjoint ou par personne ayant autorité sont déjà des délits, pas l’abus d’autorité ou de pouvoir. Cela risque de créer un conflit de qualification.

L’article 5 reporte l’entrée en vigueur des articles 1 à 3 (interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public et ses modalités) à six mois après la promulgation, soit au 12 avril 2011 à 0 heure. En attendant, merci de ne pas appeler la police dès que vous voyez une burqa : ça reste légal.

L’article 6 précise que cette loi s’applique sur l’ensemble du Territoire de la République. Ne soyez pas si étonnés. L’organisation de la France est complexe, et il faut préciser celles des lois votées par le parlement qui s’applique aux territoires d’Outre Mer que sont Mayotte, la Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Polynésie française (mais pas l’île de la Réunion ni les Antilles françaises, qui sont des départements, et où toute la loi s’applique de plein droit. La loi risque de poser problème à Saint-Pierre-et-Miquelon, sauf à ce que la jurisprudence considère que le passe-montagne par jour de grand froid est justifié dans l’espace public pour raisons de santé.

L’article 7 prévoit une mesure sans intérêt destinée à aider l’industrie papetière.

La justice se voilera-t-elle la face  ?La décision du Conseil Constitutionnel

Le Conseil constitutionnel (CC) a été amené à statuer sur cette loi. Enfin, si on ose dire. Il a été saisi par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, qui ont ce droit individuel (les députés et sénateurs qui souhaitent saisir le CC doivent être 60 de la même chambre).

Le travail fourni par les présidents est admirablement synthétisé par le Conseil :

ils n’invoquent à l’encontre de ce texte aucun grief particulier.

Ah, qu’elle est bien défendue, la Constitution.

Le CC, saisi d’aucun argument, va se contenter d’un survol à haute altitude et ne va retoquer qu’un aspect oublié par le législateur, trop soucieux de jouer les Tartuffe : la liberté religieuse, dont le législateur, à force de ne penser qu’à elle, a totalement oublié de parler.

l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public.

Pas de bol. Les burqas restent légales dans les mosquées (et les églises, soit dit en passant). 

Pour le reste, le Conseil se contentera de constater que la loi ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté. Mon ami Jules s’en agace (mais moins que mon confrère Gilles Devers). Je les comprends. il aurait été éclairant que le Conseil nous expliquât en quoi, car c’est franchement loin d’être évident. Serge Slama est plutôt désabusé. Quant à mon ami Authueil, il soulève une question intéressante : et si le Conseil constitutionnel n’avait pas fait exprès de rester aussi vague pour faire échec à cette saisine opportuniste et permettre une vraie discussion via la procédure de Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) ? Mes lecteurs savent en effet qu’un particulier à qui on veut appliquer une loi peut en contester la constitutionnalité par la procédure de QPC, mais à la condition que la question n’ait pas déjà été tranchée par le Conseil lors de l’examen de la loi ou d’une précédente QPC. En ne répondant rien aux arguments inexistants, le Conseil laisse la porte ouverte aux QPC posées par les premières femmes verbalisées, et en cas de censure, n’aura pas à assumer seul cette responsabilité, tandis que le non-recours des présidents le laissait seul face à l’opinion publique, qui n’aurait pas forcément compris une censure de l’interdiction de la Burqa.(Mise à jour : Serge Slama, infiniment plus compétent que moi, émet de forts doutes sur la théorie d’Authueil. Strasbourg, nous voilà.).

L’avenir nous dira la suite. Ceux qui espéraient voir les burqas disparaître demain en seront pour leurs frais. Ils pourront méditer sur le sens exact de la liberté en République, qui nous impose de tolérer aussi ce qui nous dérange (quel mérite y a-t-il à tolérer ce qui nous convient ?), et sur l’humiliation que serait le fait de voir une femme en burqa nous donner une leçon de liberté. Attendons la suite des événements.

Après tout, le Tartuffe est une pièce en cinq actes.

Mise à jour : Admirons la logique législative. Le port de la burqa, qui mettrait en péril les fondements même de la République selon ses contempteurs (alors que ce sont les fondements de la République qui en permettaient le port, justement), est puni d’une contravention de 2e classe, soit 150 euros max. Au JO de ce jour, un décret a été pris qui sanctionne Free les fournisseurs d’accès qui refuseraient de transmettre un e-mail d’avertissement de la HADOPI de, tenez-vous bien… 1500 euros par e-mail non transmis.

Entre la laïcité et le respect de la femme d’un côté, et les royalties de Johnny Halliday de l’autre, l’État a choisi son camp.

dimanche 25 juillet 2010

Bon débarras

Le nettoyage du Code de procédure pénale au Kärcher® par le Conseil constitutionnel a commencé. En attendant le gros morceau de la garde à vue (délibéré le 30 juillet).

Par une décision n°2010-15/23 QPC du 23 juillet 2010 (Région Languedoc-Roussilon et autres), le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l’article 575 du Code de procédure pénale (CPP).

Cet article défunt (puisque cette décision vaut abrogation dès sa publication au JO) limitait la possibilité pour la partie civile, donc celui qui se prétend directement victime d’une infraction, de former un pourvoi en cassation contre un arrêt de la chambre de l’instruction sans qu’il fût besoin que le ministère public se pourvût lui-même préalablement, aux seuls cas qu’il prévoyait[1].

Le problème n’est pas évident, je le reconnais, parce qu’il apparaît en creux.

Le mis en examen, c’est à dire la personne fortement soupçonnée, et le ministère public peuvent se pourvoir en cassation, donc exercer la seule voie de recours possible, contre tous les arrêts de la chambre de l’instruction. Pas la partie civile, c’est à dire la victime (même si ce terme est prématuré, tant qu’un jugement ne dit pas les faits établis). Et ce sont les éléments absents de cette liste qui posaient problème, un tout particulièrement.

En effet, la partie civile ne pouvait former un pourvoi en cassation contre un arrêt de non lieu, qui pourtant met fin aux poursuites, pas plus qu’elle ne le pouvait en cas de violation de la loi par les arrêts de la chambre de l’instruction statuant sur la constitution d’une infraction, la qualification des faits poursuivis et la régularité de la procédure. Si le ministère public le faisait, elle pouvait se joindre à l’action et présenter ses arguments. Mais si le ministère public ne bougeait pas, la partie civile se trouvait Gros Jean comme devant. Cela mettait une partie dans une situation de dépendance à l’égard d’une autre sans que rien ne vînt le justifier, et portait une atteinte au principe d’égalité devant la justice.

Le Conseil constitutionnel y a mis bon ordre, puisque sa décision, publiée au JO d’hier, a abrogé cet article ce matin à zéro heure (je salue mes lecteurs avocats aux Conseils et ai comme eux biffé de rouge mon code le sourire aux lèvres).

C’est sans une des plus grandes avancées du droit des victimes de ces dix dernières années. Il est amusant de noter qu’elle ne provient nullement d’une initiative gouvernementale, mais du pouvoir judiciaire. Ça valait bien un billet un dimanche.

Notes

[1] Au nombre de sept : 1° Lorsque l’arrêt de la chambre de l’instruction a dit n’y avoir lieu à informer ; 2° Lorsque l’arrêt a déclaré l’irrecevabilité de l’action de la partie civile ; 3° Lorsque l’arrêt a admis une exception mettant fin à l’action publique ; 4° Lorsque l’arrêt a, d’office ou sur déclinatoire des parties, prononcé l’incompétence de la juridiction saisie ; 5° Lorsque l’arrêt a omis de statuer sur un chef de mise en examen ; 6° Lorsque l’arrêt ne satisfait pas, en la forme, aux conditions essentielles de son existence légale ; 7° En matière d’atteintes aux droits individuels telles que définies aux articles 224-1 à 224-5 (enlèvement et séquestration) et 432-4 à 432-6 (atteintes à la liberté individuelle par l’administration) du code pénal.

jeudi 13 mai 2010

Crêpage de chignon au sommet

La France a une particularité (Ah, si elle n’en avait qu’une seule…) : elle a trois cours suprêmes. Une en matière judiciaire, la Cour de cassation (Quai de l’Horloge, Paris), une en matière administrative, le Conseil d’État (place du palais-Royal, Paris), et une en matière constitutionnelle, le Conseil constitutionnel (rue de Montpensier, Paris), juste derrière la Comédie Française.

Jusqu’à présent, les compétences de chacun étaient bien réparties : la cour de cassation unifiait la jurisprudence judiciaire, le Conseil d’État faisait de même avec les juridictions administratives (pour un rappel des raisons de cette coexistence de deux ordres, voir ce billet). Le Conseil constitutionnel n’exerçait qu’un contrôle de constitutionnalité de la loi a priori, c’est à dire avant que la loi ne soit promulguée (pour un exemple théâtral de décision du Conseil constitutionnel, voir ce billet).

Tout a changé avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, entrée en vigueur le 1er mars 2010, qui a instauré la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC). Désormais, tout justiciable peut soulever devant n’importe quelle juridiction une argumentation tendant à faire établir qu’une loi qu’on veut lui appliquer serait contraire à la Constitution. Pour un article plus détaillé, voir ici mon exposé à mon stagiaire, et pour la procédure, là l’exposé à ma stagiaire.

Le système mis en place passe par la cour suprême de chaque ordre avant de finir dans le meilleur des cas devant la troisième cour, la constitutionnelle. Ce qui immanquablement crée des conflits de compétence, d’autant que la Cour de cassation et le Conseil d’État n’ont pas l’habitude d’avoir une juridiction au-dessus d’eux. Je dis au-dessus car seul le Conseil constitutionnel pouvant, en principe, répondre à la Question prioritaire de constitutionnalité, il se retrouve organiquement au-dessus des autres, mais aucune hiérarchie nouvelle ne s’est créée.

Si les choses se sont passé sans accroc à ce jour devant le Conseil d’État, la cour de cassation a rendu deux décisions qui montrent une approche fort différente de la procédure. Olivier Duhamel s’en est ému sur France Culture en des termes virulents qui lui ont attiré les foudres corporatistes et conservatrices de Gascogne. Il est vrai que le chroniqueur de France Culture a été excessif dans son attaque, puisque sur les 8 QPC actuellement pendantes devant le Conseil constitutionnel, 5 ont été transmises par le Conseil d’État et 3 par la Cour de cassation. On est loin du sabotage, mais il est vrai que la cour ne les a transmises que le 7 mai, ce qui pouvait laisser croire à une mauvaise volonté de sa part.

Dernier rebondissement en date d’hier, avec l’entrée en scène du Conseil constitutionnel qui a répondu vertement à la Cour de cassation.

Revenons sur cet inédit crêpage de chignon aux sommets de la hiérarchie judiciaire.

Premier acte : la cour de cassation rend le 12 avril sa première décision sur une QPC, et c’est un coup de théâtre. Amis mékéskidis, concentrez-vous, c’est du droit pur et dur.

Le demandeur, un étranger sans papier, avait été contrôlé dans la bande des 20 kilomètres qui suit nos frontières et qui permet des contrôles volants par la police (art. 78-2 al. 4 du CPP). Le demandeur soulevait que cette bande violait le droit européen sur la libre circulation, puisque la France, au lieu de supprimer ses frontières intérieures, les a diluées sur 20 km de large. Certes, le Conseil constitutionnel avait déjà jugé que cette bande était conforme à la Constitution (Décision n° 93-323 DC du 05 août 1993) mais le demandeur invoquait un changement de situation dû à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui a modifié l’article 67 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) pour le faire désormais stipuler que “Union « assure l’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures »”. Ce changement du droit européen était susceptible de rendre cette disposition contraire à la Constitution, puisque son article 88-1 exige que la loi respecte le droit européen.

Au-delà de la question des droits de ce sans-papier, qui j’en ai conscience n’intéresse pas tous mes lecteurs, hélas, cette question concerne tout le monde, tant cette bande de 20 km pose un vrai problème, car elle inclut des métropoles comme Lille (14km de la frontière), Strasbourg (5km de la frontière) ou Mulhouse (16km de la frontière). Pourquoi les habitants de ces villes seraient-ils soumis à des contrôles d’identité quasi-discrétionnaires tandis qu’à Paris, ce ne serait pas possible ?

La QPC est, comme son nom l’indique, prioritaire, c’est à dire qu’elle doit être traitée en premier et promptement. Mais pour la cour de cassation, cela pose problème. Quand se pose une question d’interprétation du droit européen, il y a déjà une juridiction compétente : la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), qui siège au Luxembourg. Elle unifie l’interprétation du droit européen pour les 27 pays de l’UE. Elle peut notamment être saisie, en cas de difficulté, par tout juge européen d’une question dite préjudicielle, du latin pre-judicare, avant juger. Le juge demande si telle règle qu’il se prépare à appliquer doit s’interpréter comme ceci ou comme cela.

Or la question prioritaire du sans-papier lillois repose en fait sur du droit européen : c’est l’article 67 du TFUE qu’on veut interpréter, et non la Constitution, qui ne fait qu’y renvoyer.

Et la Cour de cassation estime qu’on est là face à un problème insoluble.

La QPC est prioritaire, elle doit être traitée en premier, et dans un délai de trois mois qui fait obstacle à ce qu’une question préjudicielle soit traitée par la CJUE. Et les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours, c’est la Constitution qui le dit (art. 62). Donc si elle tranche une question d’interprétation du droit européen, il n’est plus possible de saisir la CJUE de cette interprétation. Ce qui est contraire au droit européen, dont le respect est un impératif constitutionnel.

Alors, par sa décision du 12 avril, la cour de cassation va refuser d’examiner tout de suite cette question, et poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union Européenne, non pas sur la compatibilité de la bande des 20 km avec le droit de l’Union, mais sur la compatibilité de la loi organique organisant la procédure de QPC avec le droit de l’Union, en ce qu’elle risque d’écarter la procédure de question préjudicielle.

La question préjudicielle étant qualifiée d’urgente par la cour de cassation, elle va être examinée rapidement (on parle d’une audience courant juin). Elle peut aboutir à remettre en cause - provisoirement- la procédure de QPC si la CJUE déclare la loi organique organisant les modalités de cette procédure contraire au droit européen, contraignant le parlement à en adopter une autre. À suivre.

Deuxième acte : le 7 mai dernier, la cour de cassation a rejeté une QPC posée par l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol contestant la constitutionnalité de la loi Gayssot du 13 juillet 1990 instaurant le délit de contestation de crimes contre l’humanité, qu’il estimait contraire à la liberté d’expression. Ce rejet reposait sur le caractère non sérieux de la demande, car, explique la Cour,

l’incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l’infraction de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par des membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, infraction dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion.

Mon ami Jules est chiffonné par cette décision et pour tout dire moi aussi. La Cour ne démontre pas dans cet attendu que la question posée n’était pas sérieuse, mais que la loi Gayssot est conforme à la Constitution, ce qui est répondre à la question. Et comme une QPC est irrecevable si la question a déjà été tranchée, la Cour de cassation vient de claquer la porte au nez du Conseil constitutionnel, qui ne se verra jamais transmettre cette question, sachant que la loi Gayssot n’avait à l’époque pas été déférée au Conseil constitutionnel. On peut le regretter, et je dirais même plus : on ne peut que le regretter. D’autant plus que le Conseil constitutionnel avait précisé, dans le commentaire de sa décision sur la loi organique sur la procédure de QPC publiée aux Cahiers du Conseil constitutionnel (pdf), que le manque de sérieux devait s’entendre comme une demande fantaisiste ou à but dilatoire uniquement. On peut ici douter que tel fût le cas.

Acte trois : le cave se rebiffe

Mais ils connaissent pas Raoul, à la Cour de cassation. Ce vent de rébellion soufflant des quais de Seine à travers les jardins du Louvre jusque dans la rue de Montpensier n’a pas échappé aux neuf sages et deux moins sages. L’affront ne pouvait pas rester impuni, et le Conseil a saisi l’occasion qui lui était fournie par l’examen de la loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne.

Parmi divers griefs, tous rejetés par le Conseil, les parlementaires contestaient le fait que le Gouvernement, à l’origine de cette loi, prétendait que le droit européen obligeait la France à cette libéralisation alors que selon les parlementaires, il n’en était rien. Les parlementaires invoquaient précisément l’arrêt de la cour de cassation du 12 avril, celui-là même qui posait la question préjudicielle à la CJUE, en l’ayant très mal compris (ou alors ils sont facétieux, ce qui n’est pas impossible), puisqu’ils en déduisaient une invitation de la cour de cassation faite au Conseil constitutionnel à vérifier la conformité de la loi au droit européen (alors que la cour de cassation exprimait plutôt une crainte que le Conseil constitutionnel ne le fasse).

Le Conseil va bondir sur l’occasion pour répondre à la question qu’on ne lui a pas posée.

Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010.

10. Considérant, d’une part, qu’aux termes de l’article 55 de la Constitution : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie » ; que, si ces dispositions confèrent aux traités, dans les conditions qu’elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n’impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution ;

11. Considérant, d’autre part, que, pour mettre en œuvre le droit reconnu par l’article 61-1 de la Constitution à tout justiciable de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit, le cinquième alinéa de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée et le deuxième alinéa de son article 23-5 précisent l’articulation entre le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires ; qu’ainsi, le moyen tiré du défaut de compatibilité d’une disposition législative aux engagements internationaux et européens de la France ne saurait être regardé comme un grief d’inconstitutionnalité ;

12. Considérant que l’examen d’un tel grief, fondé sur les traités ou le droit de l’Union européenne, relève de la compétence des juridictions administratives et judiciaires ;

Le Conseil répond à la cour de cassation : non, nous ne nous occuperons pas de la conformité de la loi au droit européen, ça, c’est votre travail, et celui de notre voisin de l’autre côté des colonnes de Buren. Et il détaille.

13. Considérant, en premier lieu, que l’autorité qui s’attache aux décisions du Conseil constitutionnel en vertu de l’article 62 de la Constitution ne limite pas la compétence des juridictions administratives et judiciaires pour faire prévaloir ces engagements sur une disposition législative incompatible avec eux, même lorsque cette dernière a été déclarée conforme à la Constitution ;

Ce considérant ne répond absolument pas au recours des parlementaires. On est loin de la loi sur les jeux en ligne. C’est bien à la cour de cassation que le Conseil constitutionnel s’adresse. Il répond à l’arrêt du 16 avril.

Et le Conseil enfonce le clou en livrant même un mode d’emploi détaillé de l’articulation QPC/question préjudicielle.

14. Considérant, en deuxième lieu, qu’il ressort des termes mêmes de l’article 23-3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée que le juge qui transmet une question prioritaire de constitutionnalité, dont la durée d’examen est strictement encadrée, peut, d’une part, statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu’il statue dans un délai déterminé ou en urgence et, d’autre part, prendre toutes les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires ; qu’il peut ainsi suspendre immédiatement tout éventuel effet de la loi incompatible avec le droit de l’Union, assurer la préservation des droits que les justiciables tiennent des engagements internationaux et européens de la France et garantir la pleine efficacité de la décision juridictionnelle à intervenir ; que l’article 61-1 de la Constitution pas plus que les articles 23 1 et suivants de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée ne font obstacle à ce que le juge saisi d’un litige dans lequel est invoquée l’incompatibilité d’une loi avec le droit de l’Union européenne fasse, à tout moment, ce qui est nécessaire pour empêcher que des dispositions législatives qui feraient obstacle à la pleine efficacité des normes de l’Union soient appliquées dans ce litige ;

15. Considérant, en dernier lieu, que l’article 61-1 de la Constitution et les articles 23-1 et suivants de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée ne privent pas davantage les juridictions administratives et judiciaires, y compris lorsqu’elles transmettent une question prioritaire de constitutionnalité, de la faculté ou, lorsque leurs décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, de l’obligation de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle en application de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;

En somme, transmettre une QPC n’interdit pas de poser également une question préjudicielle. Car les deux visent à vérifier la conformité de la loi à deux droits différents : la Constitution pour la première, le droit européen dans la deuxième. Pour que la loi survive à cette ordalie, il faut qu’elle soit conforme aux deux.

16. Considérant que, dans ces conditions, il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 61 ou de l’article 61-1 de la Constitution, d’examiner la compatibilité d’une loi avec les engagements internationaux et européens de la France ; qu’ainsi, nonobstant la mention dans la Constitution du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007, il ne lui revient pas de contrôler la compatibilité d’une loi avec les stipulations de ce traité ; que, par suite, la demande tendant à contrôler la compatibilité de la loi déférée avec les engagements internationaux et européens de la France, en particulier avec le droit de l’Union européenne, doit être écartée.

Le Conseil constitutionnel répond ainsi à la QPC qui ne lui a pas été transmise : la bande de 20 km sera jugée conforme à la Constitution, comme le Conseil l’a dit en 1993 ; quant au fait de savoir si elle est conforme au droit européen, c’est au juge français, en dernier lieu à la cour de cassation de le dire (le premier juge du droit européen est le juge national), au besoin en saisissant elle même la CJUE d’une question préjudicielle.

La mise en place de telles réformes ne va jamais sans peine. Il y a des conflits de compétence, qui se règlent avec le temps.

Mais à ma connaissance, c’est la première fois qu’on voit ainsi deux des hautes juridictions s’engueuler par décisions interposées. On peut s’en amuser. On peut aussi se désoler d’y voir le signe d’une République peu apaisée.