Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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vendredi 2 septembre 2016

Tout au bout de nos peines...

Billet écrit à quatre mains par Titetinotino, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, et votre serviteur. Des quatre mains, trois furent celles de Titetinotino, outre quatre bons doigts. Tout ce que ce billet contiendra de bon est la seule œuvre de Titetinotino, les maladresses, erreurs et approximations seront de mon seul fait.
Eolas


« Tout au bout de nos peines
Si le ciel est le même
Tout au bout de nos vies
Aurons nous tout écrit ?
De nos chagrins immenses
De nos simples violences
Qu’aurons nous fait de vivre ?
Qu’aurons nous fait de nous ?… »

Qu’aurons-nous fait de nous ?

C’est par cette chanson d’Isabelle Boulay, -ay, et non -et, que m’est venue l’idée de ce billet.

En effet, en cette période pré-électorale où il est de bon ton de parler de Justice et de sécurité, la question de la prison et des peines occupe régulièrement ceusses et celles qui s’interrogent sur leur efficacité (cherchent à récolter le maximum de voix – rayer la mention inutile).

Je suis conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). On nous appelle SPIP (« je veux voir ma SPIP » revient régulièrement en détention alors que le SPIP, c’est le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) , travailleurs sociaux, éducateurs (c’était le cas dans un autre temps, avant 1999), c’est selon. On nous appelle également les bisounours, les gôchistes qui ne pensent rien qu’à faire libérer les personnes placées sous main de justice (PPSMJ) incarcérées. On parle très peu de nous, sauf quand un fait divers vient faire la une de l’actualité et qu’il s’avère que le mis en cause était suivi par le SPIP. Le scandale absolu !

Quoi ?
Comment est-ce possible ?
Comment la justice laxiste (ce qui est un pléonasme dans l’esprit de nombre de gens) a-t-elle pu ne pas prévoir que cette personne allait passer à l’acte ?
Comment le CPIP, avec sa boule de cristal de dotation, n’a t-il pas pu prévoir cette récidive ?
Comment le CPIP responsable de son suivi n’a pu l’empêcher d’agir ?
Comment le Juge de l’application des peines, cet inconscient, a t-il pu décider de la libération anticipée de cette personne ?
Ces questions alimentent sans cesse les débats, par besoin de chercher des responsabilités là où on peut en trouver, ou simplement parce qu’aujourd’hui, la part d’humanité et d’imprévisibilité qui siège en chaque être humain est de moins en moins tolérée. On veut tout prévoir, tout contrôler, même si ce qui ne peut l’être, parce que ça rassure.

Mais au fait, l’aménagement des peines est-il vraiment un signe de laxisme ? J’en vois certains qui, de prime abord, répondront forcément oui. Aussi, j’espère pouvoir leur faire changer d’avis. Derrière ce questionnement, c’est le sens de la sanction et son utilité sociale qui sont interrogées. Punir ! Oui, punir, mais pourquoi ? A une époque, on parlait de châtiment. Ah qu’il était bon ce temps où sur la place publique, les bonnes gens assistaient aux exécutions publiques, aux châtiments corporels. La sanction devait avoir un impact sur la société, devait faire peur pour soit-disant dissuader ceux qui auraient été tentés par le crime ou les délits. L’impétrant devait également expier pour ses péchés, ce qui donnait un sens particulièrement judéo-chrétien à la peine infligée. Arf, arrêtez donc de vous délecter de cette époque pas si lointaine, nous sommes en pays civilisé (enfin, il paraît) ! Il a donc fallu que des droits de l’hommistes (encore eux) considèrent qu’il n’était pas admissible de faire subir des sévices au nom de la Justice pour que progressivement la sanction pénale prenne une autre dimension, notamment par l’emprisonnement. C’est donc la prison, aujourd’hui, qui représente le summum de la sanction, celle qui enferme et tient à l’écart de la société tous ceux qui à un moment de leur existence n’ont pas respecté le pacte social qui nous permet de vivre (ou survivre, merci Daniel Balavoine) entre nous, sans que cela ne tourne à l’archaïsme. Mais ? Et oui, parce qu’il y a un mais. On en revient toujours à la même interrogation.

A quoi doit servir cette peine ? Punir ? Eduquer ? Réparer ? Protéger la société ? Prévenir une éventuelle récidive ? Permettre la réinsertion (oh le vilain gros mot!) ?

Un peu tout ça à la fois, je dirais. Et c’est là que le bât blesse. Oublier l’un de ces objectifs, c’est simplifier cette équation fragile qui pourtant est si nécessaire au vivre ensemble. C’est dans ce cadre que se situe l’aménagement des peines, qui n’est pas la mesure phare du laxisme, mais plutôt un pari sur l’avenir qui tient compte de ces multiples objectifs, et contribue, à terme, à la sécurité publique, terme si cher à une fange d’un certain électorat. Non, ce n’est pas une connerie que de dire cela !

Ce qui va suivre est tiré de mon expérience de CPIP. Le prénom, ainsi que certains éléments ont été modifiés, afin de préserver l’anonymat, sans que cela ne nuise à la réalité de la situation.

Jean-Pierre est incarcéré depuis 14 ans. Il a été condamné suite à des faits graves, il ne le nie pas. Avant son incarcération, il menait une vie d’errance, faite de larcins, de beuveries, et d’aller-retours en prison. Jamais il n’a pu vraiment se stabiliser, et… arriva ce drame. Imbibé d’alcool, de stupéfiants, il n’a pas pu se contrôler ce soir-là. Une dispute, une énième, et la violence laissa la place à la parole. Il se demande encore aujourd’hui comment il a pu en arriver là, ce n’est pas ce qu’il voulait. C’était son ami. Il partageait avec lui tous ses moments d’infortune, et pourtant… Cette sensation de ne jamais pouvoir réparer le hante. Il purge sa peine, comme on dit. Avec le crédit de réduction de peine accordé dès le début de sa détention et les remises de peine, il sort dans 3 ans. 3 ans, c’est loin, mais en même temps si proche.

Une première parenthèse s’impose ici sur le droit de l’application des peines, cette belle matière qui provoque bien des nœuds au cerveau des pénalistes qui préfèrent la lumière des Cour d’Assises que la petite salle à côté du parloir avocat qui sert de salle d’audience, au sein de l’établissement pénitentiaire. Beaucoup de mékéskidis ne comprennent pas que celui qui a été condamné à 10 ans ne les fassent pas (mais certains semblent tout aussi choqués que celle qui a été condamnée à 10 ans puisse les faire). A quoi diable riment ces réductions de peine ? Le tribunal a prononcé X ans, de quel droit réduit-on cette peine ? Et qu’est-ce que ces réductions à crédit, et ces réductions supplémentaires ? Y a-t-il des soldes dans la répression ?

La première question trouve sa réponse dans ce billet. Il s’agit de la lutte contre la récidive. On va y revenir avec Jean-Pierre.

La deuxième question a une réponse aussi simple : du même droit que celui avec lequel on a prononcé la peine : le droit pénal et sa cousine germaine la procédure pénale. Cette discipline couvre de la découverte de l’infraction et de l’enquête pour en identifier l’auteur jusqu’à l’exécution de la sanction, en passant bien sûr par le jugement des faits, qui n’est en réalité qu’une étape intermédiaire du droit pénal et en aucun cas son aboutissement (sauf en cas de relaxe ou d’acquittement bien sûr, qui n’est pas l’hypothèse la plus fréquente).

Quant aux deux dernières, voici. Jusqu’en 2004, la loi prévoyait des réductions de peine et des réductions de peine supplémentaires. Les premières étaient de fait systématiquement accordées, quitte à être retirées par la suite en cas de comportement problématique en détention. Les juges d’application des peines souffrant de tendinites à force de signer des ordonnances à la pelle, une réforme de 2004 (j’insiste sur l’année : c’est une réforme de droite) a créé le crédit de réduction de peine (CRP), accordé automatiquement au début de la peine, sans intervention du juge de l’application des peines (le crédit est appliqué directement par le greffe de l’établissement). Ce crédit est de 3 mois la première année, 2 mois les années suivantes et pour les durées inférieures à un an, sept jours par mois dans la limite de huit semaines. En outre des remises supplémentaires de peine (RPS) de 3 mois par année de peine à purger peuvent être octroyés par le juge de l’application des peines sous réserve d’avoir justifié d’efforts dans le parcours d’exécution de peine en terme de travail, de formation, d’obtention de diplôme, d’indemnisation des parties civiles, de soins…). Fin de la première leçon de droit de l’application des peines.

— « Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’ai rien : ni logement, ni soutien familial, ni travail. Cela m’angoisse. Je n’y arriverai pas tout seul, je vais replonger si je n’ai pas d’aide. Cela fait si longtemps que je suis incarcéré. »

Il a été compliqué pour Jean-Pierre de s’adapter à la détention, au règlement. Il avait envie de tout casser. C’était plus fort que lui. Le temps lui a permis au fur et à mesure de se saisir de l’utilité d’un suivi addictologique, d’un suivi psychologique, de prendre conscience de son impulsivité, puis de penser à son avenir. Tout au bout de la peine, il y a forcément la sortie. Les personnes détenues, entre elles, aiment à dire « la prison, c’est dur, la sortie, c’est sûr » (quoique certains seraient enclins à ce que celle-ci n’intervienne jamais, au détriment de la philosophie de notre droit pénal qui consacre le fait que nul ne peut être condamné pour ce qu’il pourrait être susceptible de commettre ou de penser). Mais la sortie, dans quelles conditions ? Voilà l’alpha et l’omega de la dynamique sous-jacente à un aménagement de peine.

Progressivement, à l’aide de son CPIP référent, Jean-Pierre sollicite des permissions de sortir pour rencontrer des structures qui pourraient le prendre en charge, et ainsi l’aider dans sa reconstruction. Il y a bien longtemps que sa période de sûreté est terminée, et qu’il est dans les délais pour prétendre à ce type de mesure.

Ressortez vos cahiers à spirale.
La période de sûreté est une période de la peine durant laquelle le condamné ne peut prétendre à aucune permission de sortir, ni aménagement de peine, ni fractionnement ou suspension de peine pour raison médicale. Néanmoins, en cas de circonstances familiales graves (oui, le législateur a tout de même eu une once d’humanité), il est possible de solliciter une autorisation de sortie sous escorte qui permet d’aller éventuellement au chevet d’un proche mourant ou d’assister à des obsèques. C’est le refus d’une de ces mesures qui avait provoqué il y a un an des désordres et le blocage de l’autoroute A1 par des Gens du voyage ; étant précisé que cette dernière peut être accordée à tout moment de la peine pour une personne n’ayant jamais obtenu de permission de sortir, et dont il apparaît que cette modalité soit la plus adaptée. Le plus compliqué, c’est d’obtenir une escorte disponible, ce qui, ne nous le cachons pas, n’est pas toujours simple.

Cette période de sûreté est de droit et court jusqu’à la mi-peine (sauf décision motivée de la juridiction qui peut l’allonger jusqu’au deux tiers de la peine, pas la réduire) pour les condamnations à 10 ans et plus d’emprisonnement ou de réclusion criminelle, relatives aux infractions spécialement prévues par la loi (meurtre aggravé, viol, faits de terrorisme etc…). La mi-peine s’entend du fait d’avoir purgé une durée égale à celle restant à purger, néanmoins, sachez que les CRP et RSP ne s’imputent que sur la partie postérieure à la sûreté. Les mineurs condamnés ne font pas l’objet de période de sûreté. Cette période est de 18 ans pour les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité (RCP, à ne pas confondre avec les CRP, vive l’administration et ses sigles) qui sont primaires (c’est à dire condamnés pour la première fois ou du moins sans être en état de récidive légale), 22 ans pour les récidivistes, et dans certains cas, peut aller jusqu’à 30 ans. Il est toujours possible de solliciter un relèvement de celle-ci en déposant une requête, si la personne condamnée justifie d’efforts exceptionnels, et de gages sérieux de réinsertion et de réadaptation sociale. Le Tribunal de l’application des peines, composé de 3 JAP, un greffier, un représentant du ministère public, et un représentant de l’administration pénitentiaire examine la situation du requérant. A l’issue des débats, et du délibéré, les magistrats peuvent décider d’un rejet, d’un relèvement partiel ou total. Concernant les permissions de sortir, il en existe divers types : maintien des liens familiaux (MLF – art D.145 du code de procédure pénale), préparation à la réinsertion sociale (art D.145 du code de procédure pénale|https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006515556&cidTexte=LEGITEXT000006071154) ; participation à une activité sportive ou culturelle, présentation devant un employeur, présentation dans un centre de soins, comparution devant une juridiction (art D.143 du code de procédure pénale).

La loi fait le distinguo selon que le condamné est incarcéré en maison d’arrêt (prévenus et condamnés à des courtes peines, ou en attente de transfert en établissement pour peines), ou en établissement pour peines : centre de détention (condamnés à 2 ans et plus, jusqu’à la perpétuité, au profil considéré comme peu dangereux) ou en maison centrale (profils considérés comme « dangereux », avec de très lourdes peines, souvent la perpétuité).

A présent, bienvenu dans le fameux casse-tête des délais !
L’octroi de ce type de mesure n’est subordonné à aucune condition de délai pour les condamnés à une peine privative de liberté égale ou inférieure à un an.
En maison d’arrêt, comme en maison centrale, pour les autres, ils doivent avoir effectué la moitié de leur peine et avoir un reliquat de peine inférieur ou égal à 3 ans.
En centre de détention, les personnes détenues sont permissionnables (oui je sais, ce n’est pas beau) à partir du tiers de peine pour les permissions Maintien des Liens Familiaux et préparation à la réinsertion sociale, mi-peine pour celles d’une journée relevant de l’article D.143 du code de procédure pénale. Pour les permissions Maintien des Liens Familiaux, elles peuvent être de 1 à 5 jours, et une fois par an, de 10 jours.
Les condamnés en aménagement de peine sous bracelet électronique, semi-liberté ou placement extérieur peuvent aussi bénéficier de permissions de sortir. Concrètement, le placé sous surveillance est dispensé de ses horaires de présence à domicile, le semi-libre, de réintégrer le centre de semi liberté le soir, et le placé à l’extérieur, de toute obligation lié à sa surveillance.

Revenons-en à Jean-Pierre.

Après 14 ans d’incarcération, le retour vers l’extérieur n’est pas si simple, tant la vie en prison diffère de la vie à l’extérieur. En plus, la société a changé. C’est le juge de l’application des peines qui décidera de lui octroyer ou non la permission de sortie, en Commission d’application des peines après avis du représentant du ministère public, du SPIP, de la direction de l’établissement et du gradé de détention. Oui, c’est comme une audience, mais sans le condamné et son avocat. Ça va plus vite. Durant la Commission d’Application des Peines, la situation de Jean-Pierre sera examinée sous toutes les coutures :
Que fait-il en détention ? Travail, formation, cours scolaires, suivi médical ? Quelle réflexion sur les faits ? Effectue t-il des versements volontaires pour indemniser les parties civiles ? Et la sortie, qu’est-ce qu’il envisage ? Il a du soutien ? Respecte t-il le règlement ? Vous voyez, le magistrat ne prend pas sa décision au petit bonheur la chance. Il s’entoure d’éléments qui lui permettront de prendre sa décision, tout en sachant que cela ne saurait préjuger de ce qu’il pourrait éventuellement se passer. Non, personne ne peut prédire l’avenir ! Il y a forcément une part de prise de risque, parce que les personnes détenues sont des êtres humains, comme vous et moi, et pas des machines programmables ou programmées. Lors d’un débat contradictoire (c’est comme une Commission d’Application des Peines, mais en présence du condamné et de son avocat ; ça va moins vite du coup) qui statue sur l’octroi d’un aménagement de peine, ce sont les mêmes enjeux.

Sur le parking de l’établissement, Jean-Pierre se sent mal. La vue sur l’horizon, les arbres, l’espace lui donnent le vertige. Il est trop habitué à évoluer dans un espace confiné, derrière de hauts murs. Mais cela lui fait du bien. Enfin, un pied dehors. Il attend l’éducateur de l’association qui serait susceptible de le prendre en charge ultérieurement. Il appréhende car il souhaite réellement être aidé. Il sait que dans 3 ans, il pourrait très bien se retrouver sur ce même parking, seul, avec ses bagages, et sans endroit où aller (Bien que cela reste possible de travailler une prise en charge à l’issue d’une peine, mais c’est souvent plus délicat faute de place disponible, et de financement. Sans rentrer dans des détails complexes, il existe des conventions entre les SPIP et certaines structures d’accueil qui permettent d’obtenir des places pour les personnes placées sous main de justice dans le cadre d’un aménagement de peine).

Les entretiens se sont bien déroulés. Il a pu visiter les locaux, rencontrer l’équipe de travailleurs sociaux, l’équipe médicale, et certains autres résidents. Cela le rassure de savoir qu’il pourra être accompagné dans ses futures démarches. Il veut s’en sortir mais il a tellement de choses à faire : trouver un travail, un logement, ne plus retomber dans ses addictions. Il a conscience qu’il n’y arrivera pas seul, même s’il lui a fallu du temps pour l’admettre. La structure a donné son aval pour le prendre en charge sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans 3 mois, ce qui va lui laisser le temps de préparer l’audience devant le Tribunal de l’application des peines. Cela fait un an et demi qu’il a déposé sa requête en aménagement de peine. Entretemps, il est allé dans un des trois Centres Nationaux d’Évaluation (CNE) qui a procédé à une évaluation de sa dangerosité pendant 6 semaines. A l’issue, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) s’est réunie et a émis un avis, qui n’est que consultatif. Ne me demandez pas pourquoi, mais bien souvent, il est défavorable. Enfin, d’après mon expérience, ce qui n’est peut-être pas représentatif de la jurisprudence nationale.

Un peu d’explications.
A la mi-peine, tout condamné peut former une requête en aménagement de peine. Ceux qui relèvent du CNE et de la CPMS (condamnés à 10 ans et plus pour des infractions spécialement prévues, qui sont les mêmes que celles rentrant dans le champ d’application de la période de sûreté et plus largement de la rétention de sûreté) devront forcément satisfaire à une mesure probatoire de 1 à 3 ans : placement sous surveillance électronique (PSE), le fameux “bracelet électronique”; placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), qui suppose de se déplacer avec un boitier qui indique en permanence sa position  ; semi-liberté (SL) où le condamné dort dans un centre de semi liberté et sort dans la journée pour exercer un travail ou suivre une formation par exemple, placement extérieur (PE), avant de bénéficier d’une libération conditionnelle – allez, un dernier petit acronyme pour la route, on aime bien, LC. On parle alors de mesure probatoire à la libération conditionnelle, mesure probatoire, car il s’agit d’une période durant laquelle il doit faire ses preuves. Mais, une mesure probatoire peut être prononcée également pour n’importe quel autre, si le juge de l’application des peines estime qu’il est préférable qu’il fasse d’abord ses preuves en étant plus encadré. Dans ce cas, elle peut être de quelques mois.
Mais, une mesure probatoire à la libération conditionnelle peut aussi être sollicitée avant la moitié de la peine par ceux ne relevant pas du CNE et de la CPMS, et qui devront alors être sous le régime de celle-ci au moins jusqu’à qu’à la date fatidique.

Mais… Mais, non, il n’y a plus de mais.
Quoique…

A deux ans de la fin de peine (un an pour les récidivistes), il est possible de se voir octroyer un PSE, une SL, ou un PE (maintenant que les acronymes n’ont plus de secret pour vous) « sec », sans LC à l’issue.
Et, depuis la réforme Taubira de 2014, la situation de chaque détenu est examinée aux deux tiers de peine pour que, potentiellement, une libération sous contrainte (LSC) puisse leur être accordée (peine ou cumul de peines inférieur ou égal à 5 ans), ou une LC (peine ou cumul de peines supérieur à 5 ans). L’exécution de ces dernières mesures s’effectue selon les mêmes modalités que précédemment, sauf qu’il n’y a pas de mesure probatoire sur la LSC, qui ne nécessite, selon la loi, que d’un lieu d’hébergement stable, alors que pour le reste, il convient nécessairement d’avoir un projet de sortie (travail, formation, prise en charge par une structure).
Indigeste, vous avez dit indigeste, le droit de l’application des peines ?



Jean-Pierre n’a pas pu demander de permissions maintien des liens familiaux, ce que généralement, les autres, ceux qui sont soutenus par leur famille, font. C’est tellement compliqué avec ses proches qu’il a préféré oublier. Tant pis ! Même si dans l’absolu, cela fait aussi partie de la préparation à la sortie, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il ne s’agit que de vacances accordées aux personnes détenues. Reprendre sa place auprès des siens n’est pas chose aisée, les parloirs n’étant bien souvent pas l’endroit pour parler de la réalité parfois dure du quotidien. Cela demande du temps.

Devant le tribunal de l’application des peines, Jean-Pierre revient sur les faits qu’il a commis, son parcours de vie, son parcours de détention qui au départ était fluctuant, le sens qu’il donne à la peine qu’il purge, ses futurs projets de vie, ses difficultés passées et ce qu’il en fait aujourd’hui. L’administration pénitentiaire (SPIP + direction de l’établissement) est favorable à sa requête en aménagement de peine sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans la mesure où il justifie d’efforts sérieux dans sa détention, qu’il a pris conscience de ses fragilités, qu’il a mis en place des suivis médicaux et qu’il dispose d’un projet finalisé avec une prise en charge adaptée à sa situation qui lui permettra de se réinsérer dans la société de manière progressive ; le parquet est sans opposition pour les mêmes raisons même s’il relève que la réflexion sur les faits reste à approfondir (évidemment, cela lui ferait trop mal d’être favorable – bisous les parquetiers). Stressé, Jean-Pierre, qui était accompagné de son avocat commis d’office, quitte la salle d’audience (qui se trouve dans l’établissement), en attendant le délibéré qui sera rendu dans un mois.

Par jugement du tribunal d’application des peines de Trifouillis-les-Oies, Jean-Pierre est admis au bénéfice du placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle à compter du 1er avril 2016. La placement extérieur durera 1 an, période durant laquelle il sera écroué et compté dans l’effectif de la maison d’arrêt compétente où se trouve la structure où il sera placé. On appelle ça les personnes écrouées, non hébergées. Durant cette année, il bénéficiera d’une prise en charge complète et devra respecter le règlement intérieur de la structure sous peine que le juge de l’application des peines soit alerté. Il devra poursuivre ses soins, rechercher un travail ou une formation, indemniser les parties civiles, ne pas paraître sur le lieu des faits, et justifier de ses démarches auprès du Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation qui le suivra. Il pourra en profiter pour faire ses démarches de recherches de logement quand il sera stabilisé. Il aura également des horaires de sortie à respecter. A l’issue de cette année, si tout se passe bien et qu’il respecte ses obligations, il sera admis au régime de la libération conditionnelle, ce qui veut dire qu’il ne sera plus ce numéro d’écrou, le fameux matricule qui identifie toutes les personnes incarcérées de France et de Navarre. C’est symbolique mais cela sous-entend plein de choses, et n’est pas anodin dans le retour à la liberté. Encore une étape de franchie ! Le suivi du SPIP se poursuivra jusqu’à la date de fin de la peine. Il sera convoqué régulièrement pour faire le point. Le juge de l’application des peines se souciera du respect de ses obligations jusqu’à la même date. Si Jean-Pierre faillit, y fait défaut, il sera rappelé à ses obligations. Si cela lui arrive trop souvent, ou qu’il commet des infractions, il peut se voir retirer la mesure, ce qui implique une ré-incarcération pour qu’il finisse d’exécuter le restant de sa peine, et purger la nouvelle en cas de nouvelle condamnation. Comment ça ? L’aménagement de peine n’est donc pas qu’une mesure de faveur qui ne sert qu’à libérer les pôvres détenus avant la date prévue ? Tout n’est donc pas acquis ? Mince alors, ce n’est pas si laxiste que ça finalement. Mais sinon, qu’est-ce que cela apporte de plus à la société ?

Avant son incarcération, Jean-Pierre était isolé, et SDF. Il était parasité par ses addictions et son impulsivité. Il a profité de sa peine pour prendre en compte sa situation et mettre en place des choses en réponse à ses fragilités. Seulement, la prison n’est pas l’extérieur, et il y a tout un tas de difficultés auxquelles il va se retrouver confronté une fois sorti. Ainsi, ne vaut-il pas mieux qu’il bénéficie d’un encadrement et d’un accompagnement pour l’aider à faire face, tout en restant sous contrôle, que de sortir tout au bout de sa peine, qu’aurons nous fait de lui ?

Qu’aurons nous fait de lui, pour qu’il puisse réintégrer notre société dans de meilleures conditions ?
Qu’aurons nous fait de lui, pour éviter qu’il ne récidive ?
Qu’aurons nous fait de lui ?

Nota : Vous noterez que ce récit ne laissait pas la place à l’évocation des alternatives à l’incarcération qui, dans la pratique, ont la même essence philosophique que les mesures d’aménagement de peine, et qui renvoient, elles aussi, à l’utilité sociale de la sanction. Aujourd’hui, l’emprisonnement est la référence de notre système, mais il ne saurait être la réponse absolue, tant les conséquences qui en découlent ne permettent pas de dire qu’il est satisfaisant pour répondre à TOUS les objectifs dévolus à la sanction pénale. Il faut toujours conserver à l’esprit que toute personne incarcérée, en temps normal, à vocation à réintégrer notre société, toute la question étant de savoir dans quelles conditions. Seulement, dans notre société, sommes-nous prêts à accepter que la condamnation n’est pas destinée uniquement à « faire payer » le coupable pour le ou les faits qu’il a commis, comme une sorte de substitut de vengeance ? Tant que nous n’aurons pas dépassé cette idéologie… Autant dire que nous n’avons pas le cul sorti des ronces…

lundi 24 juin 2013

Bref commentaire sur l'affaire "Nicolas"

Mercredi dernier 19 juin, la 16e chambre du tribunal de grande instance de Paris a condamné en comparution immédiate un étudiant de 23 ans, Nicolas B., arrêté à la suite d’une manifestation contre la loi ouvrant le mariage entre personnes de même sexe.

Ce billet sera une forme de réponse collective à tous ceux qui m’ont demandé mon opinion sur cette condamnation, que ce soit avec une sincère curiosité ou dans l’espoir que je sonnerais le tocsin sur les libertés qu’on assassinerait. Autant vous dire que ceux-ci seront déçus, leur discours hyperbolique sur le despotisme du gouvernement actuel et le fait que nous aurions basculé dans une société totalitaire ayant plutôt tendance à agacer quiconque fait du droit d’asile et a l’occasion de voir des vraies dictatures à l’œuvre. On peut militer et revendiquer sans sombrer dans l’indécence.

Voici d’abord les faits.

Les faits d’avant les faits

Avant le 19 juin, il y eut le 28 mai.

Paragraphe édité : Nicolas B a été en fait interpellé non le 26 mai, comme je l’avais indiqué par erreur, mais la veille, le 25, lors d’une manifestation non déclarée sur les Champs Elysées, au cours de laquelle il a participé à un blocage de la circulation sur les Champs Elysées, ayant nécessité l’intervention des gendarmes. Vidéo ici, on m’indique que Nicolas B. serait le jeune homme en short rose (en face du Queen, est-ce bien raisonnable ?).

Il a été interpelé pour participation délictueuses à un attroupement, entrave à la circulation, et avoir donné une fausse identité afin de mettre en échec le casier judiciaire.

Qu’est ce que la participation délictueuse à un attroupement ?

Il consiste à participer à un rassemblement de personnes susceptible de troubler l’ordre public et ce malgré les trois sommations d’usage délivrées par une des autorités compétentes (le préfet, à Paris, le préfet de police, le maire sauf à Paris, ou tout officier de police judiciaire, revêtu des insignes de ses fonctions, généralement l’écharpe tricolore) et selon les formes prévues par le Code pénal. Dès lors que ces sommations ont été faites par une autorité compétente revêtue des insignes de ses fonctions, le fait de rester dans l’attroupement constitue un délit passible d’un an de prison et de 15000 € d’amende (3 ans et 45000€ si on est porteur d’une arme). Les poursuites pour ce délit étant rare, la question de savoir si la preuve que le prévenu a eu connaissance des sommations fait débat, le seul arrêt que j’ai trouvé est un arrêt de la cour d’appel de Grenoble qui a exigé que cette preuve soit rapportée, mais il date du 17 janvier 1907), arrêt non frappé de pourvoi.

Nicolas B. a eu droit à une citation en comparution immédiate, car outre la non dispersion, il lui était imputé une entrave à la circulation et la fourniture d’une identité imaginaire (il s’appelle Nicolas Nomdepapa, utilise à titre d’usage comme il en a le droit Nicolas Nomdepapa – Nomdemaman, et s’est présenté sous le nom de Nicolas Nomdemaman). Pour ces délits, il risquait jusqu’à 2 ans de prison et 15000 euros d’amende. Il a été condamné à… 200 euros d’amende avec sursis. Une peine tellement légère que le parquet a fait appel. Il a été relaxé pour la participation délictueuse à un attroupement, sans doute faute de preuve qu’il avait entendu les sommations. Le très gauchiste Figaro narre l’audience et établit déjà une attitude militante à la barre qui lui a valu un avertissement de la présidente. Conseil grat… grrrt… grutui… ah, je n’arrive pas à prononcer ce mot obscène. Conseil pro bono : JAMAIS de copains dans la salle quand vous êtes jugé.

Les faits eux-même

Le dimanche 16 juin au soir, le président de la République était l’invité d’une émission de M6, dont le siège est à Neuilly, avenue Charles de Gaulle (le prolongement des Champs Elysées). Une fois que la manifestation se disperse, un groupe de jeunes se dirige vers les Champs Élysées pour une manifestation impromptue. Parmi eux, Nicolas B. La police a manifestement reçu des instructions très strictes : pas de bordel sur les Champs. L’Élysée est à deux pas, et le préfet de police garde un mauvais souvenir de débordements de supporters. Les manifestants, pas très discrets, sont rapidement repérés et interpelés sans ménagement pour un contrôle d’identité (à ma connaissance, aucun n’a été placé en garde à vue hormis Nicolas). Voici des images de la manif et des interpellations.

Celle de Nicolas ne va pas aussi bien se passer. Poursuivi par 3 policiers, dont sauf si une homonymie me trompe une tapette géante un commissaire de police. Il va se réfugier dans une pizzéria des Champs-Élysées où de la casse va se produire : tables renversées, vaisselle brisée, etc.. Il va selon les policiers se débattre lors de son interpellation et sera interpelé pour dégradations volontaires (les dégâts dans le restaurant) et rébellion : le fait d’opposer une résistance violente à un dépositaire de l’autorité publique dans l’exercice de ses fonctions pour l’application des lois. Il est placé en garde à vue pour ces deux délits.

Or depuis la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003, première loi sécuritaire voulue par Nicolas Sarkozy, une foultitude de délits donne lieu à prélèvement ADN, dont les dégradations volontaires, alors qu’avant, ce n’était que les crimes les plus graves et les délits sexuels. La même loi a étendu l’obligation de prélèvement aux fin de conservation des seuls condamnés aux personnes simplement soupçonnées d’avoir commis un des nombreux délits désormais concernés. Hervé Mariton et Marc Le Fur, qui ont annoncé leur intention d’aller visiter Nicolas B. en prison, en profiteront pour lui expliquer pourquoi ils ont voté cette loi à l’époque.

Nicolas B. va refuser de se soumettre à ce prélèvement. Ce faisant, il commettra un délit que la même loi de 2003 a aggravé, en portant les peines de 6 mois à un an de prison et en excluant leur confusion. Merci qui ?

Et le plus beau est que finalement, le parquet renoncera aux poursuites pour dégradations, faute de preuve : il était impossible de faire la part entre ce que Nicolas avait détruit et ce que l’intervention des policiers a abimé. In dubio pro reo : Nicolas est blanchi de cette accusation. Et bien peu importe : depuis la loi de 2003, le simple fait d’avoir été un bref instant soupçonné le mettait dans l’obligation de se soumettre à ce prélèvement. Merci qui ?

Et cerise sur le gâteau, Nicolas va redonner Nomdemaman seul comme identité, ce qui n’est pas son vrai nom, qui légalement est Nomdepapa.

Avec par dessus le marché le fait que ce jeune homme était déjà passé en comparution immédiate pour des faits similaires trois semaines plus tôt, et voilà une comparution immédiate décidée.

La procédure

La comparution immédiate est le nom de l’ancienne procédure des délits flagrants. On passe directement du commissariat au prétoire en passant par la case dépôt. La particularité de la comparution immédiate est que le tribunal peut décerner mandat de dépôt quel que soit la peine ferme prononcée, même s’il n’y a pas de récidive. En droit commun, il faut soit qu’il y ait récidive, soit que la peine ferme atteigne au moins un an.

L’affaire ira devant la 16e chambre, et non l’une des deux 23e chambres, habituellement en charge des comparutions immédiates. Pourquoi ? La charge de l’audience n’est pas l’explication. Le rôle de la 23e/1 portait 9 affaires, ce qui n’est pas énorme. Elle pouvait en prendre une de plus. L’explication semble être que la 16e a du temps libre du fait que le procès de l’affaire Zahia a été renvoyé à la rentrée dans l’attente de l’examen d’une QPC. La 16e se réunissait pour une simple audience relai visant à prolonger la détention de prévenus soupçonnés de trafic de stupéfiants, le parquet leur a glissé en plus un dossier en comparution immédiate, puisque le prévenu et les parties civiles avaient un avocat choisi, cela ne perturbait pas la permanence et n’alourdissait pas le rôle des deux 23e.

Nicolas était cité pour trois délits : rébellion, refus de prélèvement, et fourniture d’identité imaginaire. Il n’était pas en état de récidive, car sa condamnation du 28 mai n’est pas définitive du fait de l’appel du parquet. Il risquait jusqu’à 1 an de prison et 15000 euros d’amende : l’abandon des poursuites pour dégradations excluait la règle de non confusion des peines.

Il a été reconnu coupable des trois délits, et en répression condamné à 4 mois de prison dont deux avec sursis simple, 1000 euros d’amende, et à payer 250 euros à chacun des trois policiers victimes de sa rébellion (qui est un délit de violences contre des policiers), outre 150 euros à leur avocat au titre de l’article 475-1 du CPP. Le tribunal a enfin et surtout décerné mandat de dépôt, ce qui équivaut à une exécution provisoire : Nicolas part en prison, l’appel n’est pas suspensif.

Discussion

Dans l’absolu, la peine est sévère, sans être d’une sévérité inouïe, et conforme à ce qui est prononcé en comparution immédiate. Le cliché complaisamment véhiculé par l’opposition d’une justice laxiste aboutit parfois à des mauvaises surprises. Et celui qui croit qu’en acceptant d’être jugé en comparution immédiate, on a une peine moins sévère confond comparution immédiate et m’avoir comme avocat.

L’élément fondamental est le mandat de dépôt. Pourquoi le tribunal l’a-t-il prononcé ? L’article 465 du code de procédure pénale n’est guère disert : “lorsque les éléments de l’espèce justifient une mesure particulière de sûreté”. Le tribunal doit cependant motiver cette décision, mais cette motivation ne me sera connue que dans plusieurs semaines. Je dois donc donner dans la spéculation.

Le premier élément qui a dû jouer est le bis repetita sur la fausse identité. On peut imaginer une certaine bonne foi la première fois, mais là, on lui avait expliqué 3 semaines plus tôt. Rien de tel pour faire naitre des craintes de réitération qui sont l’aller simple vers la maison d’arrêt. C’est une explication insatisfaisante, la fausse identité n’est punie que d’une amende.

Le comportement du prévenu à l’audience a dû jouer puisque son défenseur reconnaissait une certaine insolence du prévenu, qui a visiblement préféré assumer crânement que de ployer l’échine. Si le prévenu voulait ses palmes de martyr, le tribunal n’a peut-être pas eu le cœur de les lui refuser.

Enfin le calendrier a dû jouer. Nicolas est étudiant, à cette date, il peut purger une peine de prison sans remettre en cause sa scolarité, la peine s’exécutant pendant les vacances scolaires.

Cette peine, finissons avec elle. Deux mois ferme mandat de dépôt, c’est la peine terrible. La peine anti-appel. Nicolas va être face à un dilemme. Soit il fait appel, comme il en a annoncé l’intention par son avocat. Dans ce cas il est en détention provisoire. Pas de réduction de peine, mais il peut demander sa remise en liberté. La cour d’appel a pour statuer sur cette demande de mise en liberté un délai de… deux mois. C’est à dire que sa demande de mise en liberté peut parfaitement être examinée son dernier jour de détention (la cour saisie d’une demande de mise en liberté ne peut pas prolonger la détention au-delà de la peine prononcée en première instance). Soit il ne fait pas appel, et il bénéficie automatiquement de 14 jours de réduction de peine. Bref, il sort le 3 aout au lieu du 17. Les appels au calme de ses parents et leur exhortation à ne pas en faire un héros semble laisser penser qu’il songe à renoncer à ses palmes et à son appel. Ce qui me semble être la sagesse.

Voilà l’éclairage que je puis vous donner. Une sévérité certaine, aucune anomalie juridique. Libre aux tenants de la théorie du complot totalitaire de donner libre cours à leurs élucubrations sur un prétendu prisonnier politique, rien ne vaut la Résistance sans danger. Vous ne lasserez que plus vite vos concitoyens.

Au delà de cette sévérité que je regrette par principe (la justice ne s’abaisse jamais à mes yeux à être clémente, au contraire), cette affaire aura au moins une vertu : la découverte par les citoyens de l’abominable arsenal sécuritaire voté pendant dix ans (tous les dégâts de cette affaire sont dues à UNE loi ; il y en a eu 5 majeures et une dizaines de mineures). Les lois répressives répriment tout le monde sans distinction. La répression pour tous.

Tiens, et si on se réconciliait pour manifester tous ensemble contre cette abomination là ?

samedi 28 août 2010

Roms, uniques objets de mon ressentiment… (Acte I)

Le Gouvernement a donc décidé, pour des motifs d’opportunité politique assez évidents sur lesquels je ne m’étendrai pas, ayant assez de choses à dire par ailleurs, de mettre en œuvre une politique d’expulsion, au sens premier du terme : « pousser dehors », les Roms étrangers vivant en France.

Ils sont fous, ces Roms, hein ?

Avant d’aller plus loin, qu’est-ce qu’un Rom ? Rom vient du mot Rrom, en langue romani (l’orthographe a été amputé d’une lettre en français, la double consonne initiale n’existant pas dans cette langue), qui signifie « homme » au sens d’être humain (féminin : Roma ; pluriel : Romané). Il s’agit d’un peuple parti, semble-t-il (la transmission de la culture étant orale chez les Roms, il n’existe pas de source historique fiable, mais tant la langue romani parlée par les Roms que la génétique confirme l’origine géographique indienne), du Nord de l’Inde (Région du Sindh, dans l’actuel Pakistan, et du Penjab pakistanais et indien) aux alentours de l’an 1000 après Jésus-Christ, sans doute pour fuir la société brahmanique de l’Inde qui les rejetait comme intouchables (c’est donc une vieille tradition pour eux que d’être regardés de travers par leur voisin).

Ils sont arrivés en Europe via la Turquie au XIVe siècle, suivant les invasions des Tatars et de Tamerlan, et s’installèrent dans l’Empire byzantin (qui les appelle Ατσίγγανος , Atsinganos, « non touchés », du nom d’une secte pré-islamique disparue, dont les zélotes refusaient le contact physique ; quand les Roms arrivèrent, les byzantins, qu’on a connu plus rigoureux dans leur réflexion, les prirent pour des membres de cette secte), ce qui donnera tsigane, Zigeuner en allemand et Zingaro en italien. Ceci explique que leur foyer historique se situe dans les actuelles Turquie, Roumanie, Bulgarie, pays qui restent les trois principales populations de Roms, et dans les Balkans (ex-Yougoslavie).

Outre des professions liées au spectacle ambulant, les Roms se sont spécialisés dans des professions comme ferronniers et chaudronniers, Γύφτοs, Gyftos, ce qui donnera Gypsies en anglais, Gitano en espagnol, et Gitan et Égyptien en Français (dans Notre Dame de Paris, la Recluse appelle Esmeralda « Égyptienne » ; et Scapin appelle Zerbinette « crue d’Égypte »).

Le roi de Bohême (actuelle république Tchèque) leur accordera au XVe siècle un passeport facilitant leur circulation en Europe, d’où leur nom de Bohémiens. De même, le Pape leur accordera sa protection (Benoît XVI est donc une fois de plus un grand conservateur) Leur arrivée en France est attestée à Paris en 1427 par le Journal d’un Bourgeois de Paris (qui leur fit très bon accueil) — C’est d’ailleurs à cette époque que se situe l’action du roman d’Hugo Notre Dame de Paris.

Pour en finir avec les différents noms qu’on leur donne, Romanichel vient du romani Romani Çel, « groupe d’hommes », Manouche semble venir du sanskrit manusha, « homme », soit le mot Rrom en romani, et Sinti semble venir du mot Sind, la rivière qui a donné son nom à la province du Sindh dont sont originaires les Roms. Sinti et Manouche désignent la même population rom établie dans les pays germanophones et presque intégralement exterminés lors de la Seconde guerre mondiale C’est pourquoi le mot Tsigane, évoquant l’allemand Zigeuner, d’où le Z tatoué sur les prisonniers roms, est considéré comme blessant aujourd’hui .

Il convient ici de rappeler que les Roms ont été, aux côtés des Juifs, les cibles prioritaires de la politique d’extermination nazie. Le nombre de victimes du génocide, que les Roms appellent Samudaripen (« meurtre collectif total »), se situe aux alentours de 500 000, avec pour les Sinti allemands entre 90 et 95% de morts.

Ces mots peuvent être utilisés indifféremment pour désigner les Roms, encore que les siècles d’installation dans des pays différents ont fait apparaître des différences culturelles profondes. Même la langue romani n’est plus un dénominateur commun, puisque les Roms d’Espagne et du sud de la France, les Gitans, parlent le kalo, un sabir mâtiné d’espagnol, depuis qu’une loi espagnole punissait de la mutilation de la langue le fait de parler romani (les espagnols ont un atavisme profond avec les langues, mais c’est un autre sujet).

En 1971 s’est tenu à Londres le Congrès de l’Union Rom Internationale (IRU) qui a adopté le terme de « Rom » pour désigner toutes les populations du peuple rom, d’où l’usage de ce terme dans ce billet (ce que les gitans refusent, eux se disent kalé). Le mot rom ne vient donc absolument pas de Roumanie, ni de Rome, bien que ce peuple se soit installé en Roumanie et auparavant dans l’Empire romain d’Orient.

Je ne puis conclure ce paragraphe sans vous inviter à lire les commentaires de cet article, où je ne doute pas que des lecteurs plus érudits que moi apporteront de précieuses précisions ou, le cas échéant, rectifications.

Tous les chemins mènent aux Roms

Les Gens du voyage sont-ils des Roms ? En un mot, non. Le nomadisme n’est pas une tradition chez les Roms, mais une nécessité historique. Aujourd’hui , entre 2 et 4% des Roms sont du voyage, c’est-à-dire ont fait le choix d’une vie nomade. Et beaucoup de gens du voyage ne sont pas roms, comme les Yéniches, que l’on prend souvent pour des Roms. Les forains sont aussi nomades, mais du fait de leur profession, et pour la plupart ne sont pas Roms. Et si demain, il vous prenait la fantaisie de vivre une vie nomade, vous deviendriez aussitôt Gens du Voyage, sans pour autant devenir Rom (sauf aux yeux des lecteurs du Figaro). Un abus de langage est apparu du fait que la Constitution française interdit toute distinction sur une base ethnique. Le terme de Gens du Voyage, neutre de ce point de vue, est souvent employé aux lieu et place du mot Rom. Or ce ne sont pas des synonymes.

Ce qui d’emblée montre que le problème des occupations illégales de terrains, publics ou privés, par des Roms ne vient pas uniquement du fait que la loi Besson (pas Éric, non, celui qui est resté de gauche, Louis) du 5 juillet 2000, qui oblige les communes de plus de 5000 habitants à prévoir des aires d’accueil, est allègrement ignorée par la majorité des maires.

Quand un Rom viole la loi, c’est mal. Quand l’État viole la loi, c’est la France. Laissez tomber, c’est de l’identité nationale, vous ne pouvez pas comprendre.

La majorité des Roms en France sont Français, et leur famille l’est même depuis plusieurs siècles. Les Roms ont de tout temps adopté le style de vie des pays où ils se sont installés, jusqu’à la religion (ils sont catholiques en France, protestants en Allemagne, musulmans en Turquie et dans les Balkans), et il ne viendrait pas à l’idée d’un Rom de donner à ses enfants un prénom qui ne soit pas du pays où il nait (lire les prénoms des enfants d’une famille rom permet parfois de retracer leur pérégrination ; exemple : Dragan, Mikos, Giuseppe, Jean-Pierre). Cela ne les empêche pas de garder vivace la tradition rom, à commencer par la langue romani, et l’importance primordiale de la famille élargie (la solidarité n’est pas un vain mot chez les Roms). Il est d’ailleurs parfaitement possible qu’un de vos collègues de travail soit Rom et que vous ne l’ayez jamais soupçonné.

Naturellement, ces Roms ne sont pas personnellement menacés par la politique actuelle, même s’il est probable qu’ils la vivent assez mal.

Les Roms étrangers sont donc quant à eux des migrants qui veulent une maison qui ne bouge pas, et habitent des habitations de fortune, triste résurgence des bidonvilles. Ils viennent de pays qui ont toujours refusé l’intégration des Roms, en faisant des parias dans leur propre pays. Même si l’intégration à l’UE de ces pays a conduit à un changement total de politique, les états d’esprit, eux n’ont pas changé, et le rejet répond hélas souvent au rejet. Certains Roms se sont sédentarisés et tant bien que mal intégrés, comme les Kalderashs (du roumain Căldăraşi, chaudronniers, habiles travailleurs du métal, en particulier du cuivre) ; d’autres, comme les nomades, forment une société fermée et hostile aux gadjé — aux non-Roms. La plupart des Roms de Roumanie qui viennent en France sont des kalderashs, et non des nomades, fuyant la misère et le rejet dont ils font l’objet dans leur pays. Donc, pas des gens du voyage.

Les roms des Balkans (ils sont nombreux en Serbie et au Kosovo) fuient eux aussi la misère, même si certains demandent l’asile (très peu l’obtiennent) prétendant faire l’objet de persécutions. Il faut reconnaître que lors de la guerre du Kosovo en 1999, des Roms ont été recrutés par les troupes serbes pour se livrer à des opérations militaires de nature à intéresser le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), et se sont acquittés de cette tâche avec un zèle qui n’a pas laissé de très bons souvenirs auprès des populations kosovares (j’entends par là : albanais du Kosovo).

Des Roms, des stats et de la bière nom de Dieu

Une question se pose, et je ne tiens pas à l’éluder : celle des Roms et de la délinquance. Le lien est certain, les chiffres ne mentent pas. Partout en Europe, les Roms sont bien plus victimes de la délinquance que les autres populations. Destructions de biens, agressions racistes, sur lesquelles les autorités ferment bien volontiers les yeux, d’autant plus que les Roms, on se demande pourquoi, ont développé à leur encontre une certaine méfiance, quand ce ne sont pas des pogroms. Sans compter les crimes contre l’humanité subis par ce peuple, que ce soit le génocide nazi ou la réduction en esclavage en Valachie et en Moldavie —oui, des esclaves en Europe— jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce n’est pas une boutade, c’est une réalité : la délinquance, les Roms en sont d’abord victimes. On a déjà vu que même en France, État de droit imparfait mais État de droit, l’État ne respecte pas la loi Besson. Vous verrez dans la suite de ce billet qu’au moment où je vous parle, il fait encore pire à leur encontre puisque la politique d’expulsion mise en œuvre est illégale. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les juges administratifs. L’Union européenne l’a remarqué. Le Conseil de l’Europe l’a remarqué. L’ONU l’a remarqué. Le Pape l’a remarqué. L’UMP n’a rien remarqué.

Mais n’esquivons pas la question de la délinquance de Roms. De Roms, pas DES Roms. Elle existe, c’est indéniable, ne serait-ce du fait qu’aucun groupe humain n’est épargné. Est-elle plus élevée que dans les autres groupes sociaux ? C’est probable.

Évacuons rapidement une question sur laquelle je reviendrai dans le prochain billet : l’occupation sans droit ni titres de terrains publics ou privés. Il ne s’agit pas de délinquance, puisqu’au pire (occupation d’un terrain public), ces faits sont punis d’une contravention de grande voirie.

Les causes premières de la délinquance, au-delà du mécanisme intime et personnel du passage à l’acte, qui fonde la personnalisation de la peine, sont la pauvreté (liée au chômage ou à la précarité de l’emploi ; un CDD est aussi rare dans une audience correctionnelle que la vérité dans la bouche d’Éric Besson), l’exclusion (qu’entraîne mécaniquement le fait d’être sans-papier, notamment), le faible niveau d’instruction (qui empêche d’accéder aux professions rémunératrices), outre le fait que la délinquance concerne surtout des populations jeunes (le premier enfant a un effet remarquable sur la récidive).

Vous avez remarqué ? Je ne viens pas de vous dresser un portrait du jeune versaillais. Plutôt celui du jeune Rom des terrains vagues. Ou du jeune des cités, soit dit en passant pour la prochaine fois ou on tapera sur eux. À vous de voir avec votre conscience si vous voulez y ajouter une composante génétique.

Parce qu’aucune statistique n’existe sur la délinquance des Roms. Aucune. Tout simplement parce que ce serait interdit : Rom est une origine ethnique, or la loi prohibe la constitution de fichier sur des bases ethniques ou raciales — suite à un précédent quelque peu fâcheux.

Donc quand le ministre de l’intérieur Brice Hortefeux, que l’on a connu plus méticuleux en matière d’arithmétique ethnique, prétend présenter des statistiques de la délinquance des Roms pour justifier la politique du Gouvernement, il ment. Je sais, ça devient une tradition de ce Gouvernement, mais que voulez-vous, je n’arrive pas à m’y faire. Quelqu’un, je ne sais plus qui, m’a mis dans la tête l’idée saugrenue de République exemplaire, du coup, je fais un blocage.

Le ministre de l’intérieur a cru devoir présenter publiquement (sur RTL) le 25 août des statistiques fondées sur « une étude des services de police », non sur l’origine ethnique, interdite, mais sur la nationalité du délinquant, roumaine en l’occurrence.

Mes lecteurs ayant suivi jusqu’ici ont déjà compris l’inanité de l’affirmation. Rom ne veut pas dire Roumain, et le ministre joue ici sur la ressemblance des termes, et l’inculture de son auditoire. Mes lecteurs sachant faire la différence entre un mot sanskrit et un mot latin, je ne m’attarderai pas sur ce stratagème grossier, qui ne trompera que qui veut être trompé.

De plus, les services de police, même si on leur fait perdre un temps précieux depuis des années à collectionner des statistiques inutiles hormis à la communication gouvernementale, ne sont pas un service de statistique. La méthode de récolement des données n’a rien de scientifique et n’a jamais eu la prétention de l’être. Elle repose sur les délits constatés ou dénoncés, ayant donné lieu à élucidation. Donc préalablement à enquête. Or la distribution des effectifs et des moyens (limités, et de plus en plus du fait de ce même Gouvernement) dépend pour l’essentiel des directives données par ce même Gouvernement.

Je m’explique. Le Gouvernement estime que l’opinion publique, qu’il confond hélas trop volontiers avec le peuple souverain, est particulièrement remontée contre les vols à la tire (les pickpockets) ou à l’arraché (qui en est une variante un peu plus bourrin) dans les transports en commun. Le ministre de l’intérieur va demander aux forces de police de mettre la pression contre cette délinquance. Le commissaire de police va recevoir cette instruction et va redistribuer ses effectifs, qui préalablement luttaient contre les violences faites aux personnes, sur les voleurs du métro. Mécaniquement, le nombre d’interpellation pour des faits de violence va baisser. Les policiers interviendront toujours lors d’une bagarre, mais n’arrêteront personne pour des faits de violences légères, puisque leur mission est de surveiller les voleurs à la tire. Un délit constaté de moins = baisse de la statistique correspondante, sans que la réalité n’ait changé en quoi que ce soit. En revanche, plus de voleurs à la tire seront arrêtés (car la police reste malgré tout plutôt efficace dans son boulot). Augmentation de la statistique, sans lien avec l’évolution de la réalité. Voilà la méthodologie qui préside à la confection de ces statistiques.

C’est pourquoi le ministre peut proclamer des chiffres aussi aberrants, et sans hélas faire tiquer qui que ce soit, qu’une augmentation de 138% en un an de la délinquance roumaine. Personne ne fait le lien avec une autre donnée, qui indique que 13,65% des auteurs de ces vols seraient Roumains (sous-entendu : Roms). C’est-à-dire que 13,65% des délinquants sont responsables d’une augmentation de 138% des délits. Qui a dit que les Roms étaient des feignants ?

D’autant plus que pour fréquenter un peu les prétoires parisiens, je suis assez bien placé pour savoir qu’il existe aussi une délinquance roumaine non-rom, assez active ces derniers mois, dite de l’escroquerie aux « Yes-card ». Une Yes-card est une fausse carte de crédit qui, quel que soit le code que vous tapez, renvoie toujours une réponse positive au lecteur, faisant croire que la banque a accepté la transaction. Des Roumains achètent ainsi des vêtements de marque et des parfums, et vont les revendre à Bucarest. C’est une atteinte aux biens, commise par des Roumains, mais pas par des Roms. Sauf dans les statistiques de M. Hortefeux.

Brisons là, ce billet mérite je pense d’être soumis à vos commentaires. Le deuxième volet sera centré sur le droit des étrangers et portera sur les mesures actuelles d’expulsion, pour lesquelles le Gouvernement use selon les cas de deux méthodes : soit violer la loi, soit se payer votre tête.

Et fort cher, si ça peut vous consoler.

mercredi 18 août 2010

L'affaire StanJames.com (TGI Paris, 6 août 2010)

Le tribunal de grande instance de Paris a rendu un jugement le 6 août dernier qui a fait couler beaucoup de pixels sur l’internet, avec je le crains quelques approximations et incompréhension.

Il faut dire qu’il a de quoi provoquer une certaine émotion : ce jugement impose à tous les Fournisseurs d’Accès Internet (ou presque, en tout cas les principaux) d’empêcher par tout moyen l’accès à un site internet. Revoici le spectre de la censure avec la Justice comme son bras armé.

Voyons donc ensemble ce que dit ce jugement, à vous de voir ensuite s’il y a de quoi sonner le tocsin.

Tout d’abord, la distribution des rôles

Dans tout procès, il y a un demandeur, et un défendeur.

Le demandeur, ici, est le président de l’Autorité de Régulation des Jeux En Ligne (ARJEL), une autorité administrative indépendante (une de plus…) créée par la loi n°2010-476 du 12 mai 2010 sur les jeux en ligne, loi dont la présente décision est, comme vous le verrez, une application pure et simple. C’est le président de cette autorité qui est le demandeur, puisque l’ARJEL n’a pas la personnalité morale, comme c’est fréquemment le cas pour les autorités administratives indépendantes. Son président la représente donc, comme un tuteur représente son pupille, ce qui déjà en dit long sur l’indépendance de cette autorité.

Le défendeur est en fait une brochette de défendeurs. Il y a une société de droit anglais, NEUSTAR, présentée comme hébergeur de sites, les sociétés françaises Numéricable, Orange France, SFR, Free, Bouygues Telecom, Darty Telecom, Auchan Telecom, auquel vient s’ajouter France Telecom comme intervenant volontaire (c’est-à-dire que bien que non assignée comme défendeur, cette société s’estime concernée par le débat et demande à y participer). Et comme plus on est de fou, plus on rit, le parquet de Paris va lui aussi s’inviter aux débats, comme il en a la faculté pour toutes les affaires jugées devant le tribunal. On dit qu’il est partie jointe, et joue dans ce cas un rôle très proche du rapporteur public devant la juridiction administrative, l’indépendance en moins. En l’occurrence, comme il s’agit de la première application d’une loi nouvelle mettant en cause la liberté de communication, on comprend qu’il ait voulu avoir son mot à dire.

Ce qui peut paraître curieux de prime abord, c’est que le principal intéressé par ce procès, la société de droit anglais Stan Gibraltar Limited (l’équivalent d’une SARL), n’est pas partie au procès, alors que vous allez voir qu’il ne sera pour ainsi dire question que d’elle. C’est que le législateur a eu l’idée d’une bien étrange procédure.

Ensuite, la forme de la procédure

C’est là la source d’une confusion que quasiment tout le monde a fait dans les commentaires que j’ai pu lire, et pour votre défense, sachez que nombre d’élèves avocats la font encore, et que même ce jugement l’a fait, en s’intitulant “ordonnance”. Il ne s’agit pas d’une ordonnance de référé, mais bien d’un jugement, qui a été rendu « en la forme des référés ». C’est peut-être un détail pour vous, mais pour un juriste ça veut dire beaucoup.

Une ordonnance de référé est rendue à juge unique après une audience unique dont la date est fixée dès l’assignation, et vise à ordonner des mesures par nature provisoires, essentiellement justifiées par l’urgence et l’évidence. Mettre fin à un trouble illicite, désigner un expert, accorder une provision sur une somme d’argent en attente d’être fixée, etc.

Une ordonnance de référé n’est pas couverte par l’autorité de la chose jugée qui interdit de remettre en cause un jugement définitif, c’est à dire qui n’est plus susceptible de recours. Une ordonnance de référé peut toujours être remise en cause, en cas de fait nouveau ou de modification des circonstances : il suffit d’assigner son adversaire devant le même juge des référés (pas la même personne, juge s’entend de la fonction) et demander que l’ordonnance initiale soit modifiée ou annulée (on dit rapportée).

Un jugement rendu en la forme des référés comme celui qui nous occupe est bien un jugement au fond. Le juge ayant statué ne peut revenir sur sa décision. Celle-ci a vocation à acquérir l’autorité de la chose jugée, sauf si elle est réformée en appel. Simplement, la procédure qui lui est applicable est celles des référés : juge unique, pas de représentation obligatoire par avocat, une audience unique (en principe) dont la date est fixée dès le stade de l’assignation. La procédure ordinaire, elle, suppose que chaque partie ait un avocat (on dit constituer avocat), et n’a pas de date fixée à l’avance. L’assignation informe simplement le défendeur qu’un procès lui est intenté devant le tribunal de telle ville, à charge pour elle de constituer avocat. La date de jugement ne sera fixée qu’au terme d’une procédure préalable de mise en état, comprendre mise de l’affaire en état d’être jugée, où un juge (le juge de la mise en état) va s’assurer que toutes les diligences sont accomplies et va régler seul les questions de pure procédure, de sorte que l’affaire viendra devant la juridiction collégiale prête à être jugée, sans qu’aucune mauvaise surprise ne puisse en principe s’y opposer.

Prévoir qu’une affaire est jugée en la forme des référés est une possibilité offerte au législateur pour les affaires les plus simples, où l’office du juge se borne à vérifier que les conditions d’application de la loi sont remplies, ses effets étant parfaitement prévisibles et bornés par la loi. C’est le domaine des actions en exequatur, qui consistent à donner force exécutoire à un jugement étranger. Une convention bilatérale entre la France et le pays concerné peut prévoir que cet exequatur se donne en la forme des référés, quand la Convention prévoit que le juge se borne à vérifier que les parties ont bien été convoquées, que le juge étranger était compétent, et que le jugement a bien été notifié aux parties, et bien sûr que ce jugement ne viole pas l’ordre public français (pas d’exequatur d’une répudiation, par exemple).

Et c’est précisément ce cadeau qu’a fait le législateur à l’ARJEL en lui permettant d’agir en la forme des référés pour faire empêcher l’accès à un site de jeu en ligne non agréé.

L’article 61 de la loi du 12 mai 2010

Avant de nous attarder à cet article 61, qui est le cœur de cette décision, rappelons brièvement que la loi du 12 mai 2010 réglemente le secteur des jeux en ligne, en réservant cette activité aux seules sociétés préalablement agréées par l’ARJEL. Cet agrément vise moins à protéger le consommateur que l’État, en lui assurant que les revenus générés par cette activité n’échapperont pas au fisc. La protection des joueurs se résumera à une phrase écrite en caractères illisibles sur les publicités invitant les joueurs irresponsables à se prendre en main, et dont on peut attendre la même efficacité que les phrases préventives contre l’alcoolisme, le tabagisme et le surpoids. Mais c’est une façon de se payer une bonne conscience à peu de frais, ce qui est une des activités préférées du législateur.

Afin de faire respecter ce monopole, la loi a donné à l’ARJEL un pouvoir assez particulier, qui se situe à l’article 61 de la loi. C’est ce pouvoir qui est utilisé pour la première fois dans cette affaire, et c’est ce qui lui donne tout son intérêt.

L’article 61 donne en effet pouvoir à l’ARJEL — enfin, son président— de demander en justice toute mesure permettant de faire obstacle à l’accès effectif à un site de jeu en ligne non agréé par elle.

Cette procédure suppose un préalable : l’ARJEL doit mettre en demeure l’opérateur du site non agréé de cesser d’offrir ses activités vers la France en lui expliquant comment se mettre en conformité, et ce sous huit jours, délai pendant lequel il peut présenter ses observations. Je précise que la loi n’impose nullement l’usage d’une autre langue que le Français pour cette notification, qui par définition s’adresse à des sociétés étrangères. Ça leur apprendra à parler étranger, à ces étrangers (et en plus pas tous le même étranger !).

Si au bout de 8 jours, le service n’a pas cessé, le président de l’ARJEL peut saisir le président du tribunal de grande instance de Paris, qui a seul compétence, pour voir ordonner « l’arrêt de l’accès à ces services », sans autre précision, aux personnes mentionnées au 2 du I et, le cas échéant, au 1 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Vous reconnaîtrez là le goût du législateur pour la simplicité et la lisibilité de ses lois, qui sont incompréhensibles sans un accès à l’intégralité de son œuvre.

Les “personnes mentionnées au 2 du I et, le cas échéant, au 1 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique” sont, en français courant, respectivement, les hébergeurs et les FAI.

Vous voyez donc toute la bizarrerie de la procédure : l’opérateur étranger est en faute, donc on fait un procès aux hébergeurs et FAI, que la LCEN précitée rendait précisément irresponsables du contenu des sites auxquels ils donnaient accès. Procès auquel l’opérateur étranger n’est pas partie. La logique est simple et efficace : on prend ceux qu’on a sous la main.

Mais cette situation ne devant pas nuire à des tiers qui n’ont commis aucune faute (les FAI), le même article 61 prévoit dans son dernier alinéa que ceux-ci seraient indemnisés du coût engendrés pour eux par ces blocages, selon des modalités prévues par un décret.

Décret qui, vous l’avez deviné, n’a pas été pris. Et qui, vous allez le voir, risque fort de ne jamais l’être, après cette décision.

Bon, si vous avez suivi jusqu’ici, vous connaissez la procédure, vous connaissez le droit applicable, bref, la suite va vous apparaître d’une clarté diaphane.

Moteur, action !

Tout commence avec une société anglaise située à Gibraltar, Stan Gibraltar Ltd, qui exploite le site de jeux en ligne Stanjames.com. Ce site est accessible depuis la France, existe en version française, et il n’a pas l’agrément de l’ARJEL.

Le 24 juin 2010, un huissier mandaté par l’ARJEL se connecte à Stanjames.com et place un pari (le jugement ne dit pas si c’était sur Slovaquie - Italie ou Paraguay – Nouvelle-Zélande). Cela caractérise l’infraction à la loi du 12 mai 2010.

Le 25 juin 2010, l’ARJEL va adresser à la société Stan Gibraltar une lettre via courrier électronique via la page de contact en français du site plus par télécopie plus par courrier FedEx acheminé le 25 et livré le 30 juin (5 jours pour un Paris-Gibraltar en FedEx ??), la mettant en demeure de cesser de proposer ses services vers la France, faute pour elle d’être en conformité avec la loi française.

Face à ce spam, Stan Gibraltar ne va rien faire, puisque le 5 juillet, le même huissier va placer un nouveau pari accepté sur le site Stanjames.com (le jugement ne dit pas si l’huissier a gagné ou non).

Le 7 juillet, le président de l’ARJEL fait donc assigner les FAI précités ainsi que la société Neustar en tant qu’hébergeur du site Stanjames pour voir condamner tout ce petit monde à empêcher par tout moyen l’accès au site Stanjames.com depuis la France. Il demande en outre que la société Neustar soit condamnée aux frais de l’instance, évalués à 5000 euros. J’avoue que les raisons de cette condamnation m’échappent, l’hébergeur n’étant pas responsable du contenu illicite d’un site.

Hélas, cette question n’aura pas de réponse, puisque la société Neustar n’a pas comparu, et l’ARJEL n’a pu prouver que son assignation l’avait effectivement atteinte (cette question a fait l’objet d’un renvoi à une audience du 2 septembre prochain), et en tout état de cause ne devrait pas recevoir de réponse puisqu’il semblerait, à en croire le site Numerama, que la société Neustar ne soit que le registrar du nom de domaine Stanjames.com, et non l’hébergeur, le site étant hébergé sur un serveur propriété de la société Stan Gibraltar Ltd. L’erreur, si elle était avérée, serait du fait de l’ARJEL, et aboutirait nécessairement à la mise hors de cause de Neustar, l’article 61 de la loi du 12 mai 2010 ne permettant pas (encore) la mise en cause des bureauxw d’enregistrement de nomùs de domaine (registrar)

Restent donc face à face le président de l’ARJEL d’un côté, le front des FAI de l’autre.

Voyons les arguments soulevés.

En joue ! Feu !

La société Darty va d’abord essayer de se carapater en arguant être fournisseur d’accès à des « services » et non à des réseaux dont elle n’est pas propriétaire et ne pas être concernée. Le président va rapidement écarter l’argument : cette distinction fournisseur d’accès à des services / des réseaux n’existe pas juridiquement. On est fournisseur d’accès à internet, point.

Les FAI vont ensuite soulever une série d’arguments plutôt intéressants.

► Le premier argument était que le dispositif de l’article 61 n’était pas entré en vigueur faute pour le décret prévu par le 3e alinéa, prévoyant les modalités de l’indemnisation des FAI, d’avoir été pris.

L’argument était pertinent. Le législateur a fait peser sur des tiers la charge du blocage de l’accès aux sites non agréés, quand bien même ils ne sont ni fautifs ni même responsables, à charge pour lui de les indemniser du coût de cette nouvelle obligation qui relève du fait du Prince. On pouvait arguer comme l’ont fait les FAI que ce système forme un tout, et qu’il ne peut fonctionner sans le volet d’indemnisation, donc que son entrée en vigueur dépendait de la promulgation de ce décret.

Le juge ne va pas suivre cet argument. Il va estimer que les deux premiers alinéas se suffisent à eux même, le volet « indemnisation » étant un simple plus pour les FAI, qui sont d’ores et déjà tenus à leurs obligations légales nouvelles. Sans contrepartie.

Vous comprenez donc pourquoi ce décret risque de traîner, traîner, traîner, voire ne jamais être pris, puisque l’État jouit de cette obligation gratuitement pour le moment.

Rien que pour cela, les FAI ont tout intérêt à faire appel, pour espérer obtenir une autre interprétation de la Cour d’appel. Car si elle décidait qu’au contraire, les FAI n’étaient tenus à rien tant que le décret d’indemnisation n’était pas pris, on verrait l’État se réveiller et prendre ce décret avec une célérité rare, semblable à celle qui l’a pris quand il a fallu prendre les décrets d’applications indispensables à l’entrée en vigueur de cette loi avant la coupe du monde de football (loi promulguée le 12 mai, les trois premiers décrets d’application ont été signés le même jour, et en tout pas moins de neuf décrets d’application ont été signés dans la semaine qui a suivi la promulgation, cinq autres moins urgents ayant suivi par la suite). Dans cette frénésie de décrets, celui fixant l’indemnisation des FAI a mystérieusement été oublié… Pas de bol, hein ?

Deuxième argument soulevé de conserve par les FAI : cette curieuse procédure de l’article 61, qui vise tout le monde sauf le principal intéressé, est contraire à l’article 6 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CSDH) qui prévoit le droit à un procès équitable. En effet, la procédure vise à frapper la société Stan Gibraltar Ltd qui n’a pas été mise en cause (au sens juridique : mis dans la cause, c’est à dire rendue partie au procès) puisqu’elle n’a même pas été assignée et n’est pas au courant de ce qui se trame pour rendre inaccessible son site depuis la France. La moindre des choses serait de lui permettre de se défendre.

Bon, ne soyons pas dupes. Les FAI, en défendant les droits fondamentaux de Stan Gibraltar Ltd, n’ont pas les droits de l’homme comme préoccupation. Mais si Stan Gibraltar Ltd était partie au procès, il suffirait de la condamner à rendre son site inaccessible depuis la France, sans que les FAI aient à faire quoi que ce soit, et surtout se prennent un procès chaque fois que l’ARJEL voudra empêcher l’accès à un site non agréé alors qu’ils n’y sont pour rien.

Le juge va aussi écarter cet argument en estimant que la société Stan Gibraltar, en tant que société d’un État membre de l’UE, peut solliciter de l’ARJEL l’agrément prévu par la loi du 12 mai 2010, et qu’un éventuel refus peut être contesté devant le juge administratif, ce qui préserve le droit de cette société à un procès équitable. Il en déduit que la procédure de l’article 61 de la loi, qui ne la met pas en cause, est conforme à l’article 6 de la CSDH.

C’est peut-être un peu court. Car il demeure qu’hormis l’invitation à présenter ses observations sous huit jours faite lors de la mise en demeure par l’ARJEL, dans une langue qui n’est pas celle de l’intéressé, pour justifier en quoi son activité, au demeurant légale dans le pays où elle est installée, est conforme à une loi française que cet opérateur n’est pas censé connaître puisque ne résidant pas en France, la société Stan Gibraltar n’est pas mise en mesure de présenter sa défense dans le procès qui va conduire à rendre son site inaccessible depuis la France, avec comme conséquence d’engager sa responsabilité civile à l’égard de ses clients ayant placé des paris sur son site avant cette mise à l’Index. Relisez cette phrase à voix haute, je sais qu’elle est longue.

Je ne suis pas sûr que la Cour Européenne des Droits de l’Homme verra cette procédure avec les yeux de Chimène qu’a eus le président du tribunal de grande instance de Paris.

Ces deux arguments visant à faire échec à l’application de la loi ayant été écartés, il ne reste au juge qu’à fixer les obligations des FAI. Et il va faire le choix du a maxima.

Tout d’abord, il va estimer que le fait que l’hébergeur supposé, la société Neustar, n’ait pas valablement été cité à comparaître est indifférent. Simplement, le juge ne prononcera aucune condamnation à son égard, repoussant cela à une nouvelle audience le 2 septembre pour permettre à l’ARJEL de prouver que cette société anglaise a reçu sa citation en justice.

Pour les FAI, c’est simple. Ils ont une obligation de résultat, donc doivent mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires, telles que « blocage du nom de domaine, de l’adresse IP connue, de l’URL, ou par analyse du contenu des messages, au besoin cumulativement ». Le tout à leurs frais, faute de décret d’indemnisation, et ce dans un délai de deux mois, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard au-delà, avec exécution provisoire, c’est-à-dire qu’un éventuel appel ne sera pas suspensif.

Tout au plus le président rejette-t-il la demande de publication du jugement demandée par le président de l’ARJEL (mais je le fais gracieusement au pied de ce billet, qu’il ne me remercie pas), puisque cette mesure n’est pas prévue par l’article 61 et ne s’impose nullement.

Conclusion provisoire

Nous avons donc bel et bien un jugement au fond, j’insiste là dessus qui condamne les principaux FAI à empêcher l’accès à un site, par tout moyen, sur le mode du « demmerdez-vous, c’est à vos frais ».

C’est regrettable en soi, et le fait qu’une telle mesure n’est, à ce jour, susceptible de concerner que des sites de jeu en ligne n’est pas à mon sens de nature à rendre la chose insignifiante sous prétexte que je ne joue pas aux jeux d’argent.

Car cela révèle que l’État, pour parvenir à ses fins (ici protéger un marché réglementé, et on ose appeler ça la libéralisation du secteur des jeux en ligne !) est prêt à inventer des procédures abracadabrantesques, où l’on fait un procès à tout le monde sauf au principal intéressé parce que ce serait trop compliqué à faire exécuter, que les juges appliquent sans tiquer malgré des objections très sérieuses (celle de l’indemnisation n’étant pas la moindre, car aujourd’hui, il n’y a guère que l’argent qui arrête l’État).

Comment l’en blâmer, puisque ça marche. Au-delà des intérêts de Stanjames.com, dont je n’ai que faire, n’étant pas son avocat, il y a là pour la première fois la tentative de créer un internet franco-français, d’établir une frontière numérique autour de la France, en s’attaquant au goulot d’étranglement : les fournisseurs d’accès internet, passages obligés et en nombre limités.

La possibilité d’abus est considérable, et je ne suis pas sûr que les contre-pouvoirs existent pour les prévenir.

jeudi 20 mai 2010

Allez, viens boire un p'tit coup sur Facebook

Je n’arrive toujours pas à m’expliquer comment un épiphénomène qui ne mériterait même pas d’être anecdotique peut prendre une importance médiatique disproportionnée. La machine médiatique s’emballe-telle toute seule, ou joue-t-elle les idiots utiles en offrant sur un plateau une diversion bienvenue qui permet à un gouvernement qui vient de perdre la souveraineté budgétaire en pleine crise économique majeure (ce qui devrait avec la réforme des retraites suffire à occuper toutes nos conversations de citoyens actifs et responsables) de jouer les fiers-à-bras sur le thème de l’ordre et de la sécurité, avec dans le rôle de l’épouvantail, quand les intégristes islamistes sont occupés ailleurs, le grand méchant internet ? (Oui, ma phrase trop longue est en fait une question, relisez depuis le début, et de mon côté, promis, je ne recommence plus). En tout cas, la mission de hiérarchisation de l’info n’est à mon sens pas remplie dans cette affaire. Mais ce n’est pas typiquement français, la télévision belge ayant parfois des soucis du même type.

Cette fois-ci, on sonne le tocsin à cause des apéros géants qui ont lieu dans plusieurs villes, autour d’un rendez-vous donné via internet, principalement sur le site social Facebook. D’où leur sobriquet médiatique : les apéros Facebook. Rappelons que Facebook est un site qui propose gratuitement à chacun de s’inscrire sous son vrai nom ou sous un pseudonyme, et de se constituer un réseau de relations, baptisés uniformément “amis”, que ce soit un véritable ami, votre époux ou votre patron, cette relation étant établie par la demande de l’un acceptée par l’autre. Vous pouvez dès lors publier vos états d’âmes (votre “statut”, écrire sur le “mur” de quelqu’un, sorte de panneau d’affichage où vos amis et vous pouvez discuter facilement, créer ou rejoindre un groupe dont vous soutenez l’objectif (par exemple pour la généralisation du mandat d’amener en matière de diffamation) ou créer l’annonce d’un événement (par exemple la République des blogs du 26 mai prochain) destiné, au choix du créateur, à ses seuls amis (pour un restau entre collègues) ou à toute personne connectée (pour une exposition que l’on souhaite promouvoir).

Le principe de ces apéros est simple : un événement est créé sur Facebook invitant qui le veut à se réunir tel jour en tel lieu déterminé pour un apéro convivial, histoire de se rencontrer et de discuter même si on ne se connaît pas.

« Peste », diront des gens peu au fait des usages numériques. « Des gens qui ne se connaissent pas et qui souhaitent pourtant bavarder ensemble, comme c’est étrange ». « Ah bon ? » leur répondront un peu surpris les habitués des commentaires de ce blog ou d’autres, qui savent que le fait de discuter entre gens qui ne se connaissent pas est la pierre angulaire du web.

Le phénomène prend de l’ampleur, et se double désormais d’un esprit de clocher bien gaulois, chacun de ces apéros espérant attirer plus de monde que celui de son voisin. Et ce sont ainsi des rassemblements de plusieurs milliers de personnes, dont forcément une part boit plus que de raison, qui ont lieu un peu partout. Et un virage médiatique a été pris depuis qu’en marge d’un tel événement le 13 mai dernier à Nantes, un jeune homme de 21 ans a trouvé la mort accidentellement, en chutant d’une passerelle, en état d’imprégnation alcoolique avancée. Les pouvoirs publics montent au créneau et entendent décourager ces événements, tant le fait de se réunir par milliers dans la rue pour boire sans soif est inconnu de notre culture (je salue d’ailleurs les Nîmois qui me lisent et qui préparent la sobre féria de Pentecôte, et les Bayonnais dont les fêtes fin juillet sont réputés pour leur importante consommation d’eau ferrugineuse).

Cependant, il faut leur concéder un argument de droit : en l’état, ces apéros géants ne peuvent être regardés comme légaux.

En effet, qu’est qu’un apéro Facebook pour un juriste ? Un appel à se réunir sur la voie publique, dans un cadre non commercial ni sportif (qui relèvent de lois particulières). C’est donc l’exercice de la liberté de réunion, qui est une liberté fondamentale.

Rappelons que les libertés publiques (ou fondamentales, les termes sont équivalents) peuvent être soumises à trois régimes juridiques, le quatrième, l’interdiction pure et simple, étant interdit, s’agissant précisément d’une liberté fondamentale : le régime répressif, le régime de déclaration préalable, et le régime d’autorisation préalable, le plus libéral de tous étant le répressif et le moins libéral étant celui d’autorisation préalable.

Le régime répressif consiste à laisser chacun user de cette liberté à sa guise, seuls les abus de cet usage pouvant le cas échéant faire l’objet a posteriori de sanctions. La liberté d’expression relève de ce régime, par l’effet de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi » (art. 11).

Le régime de déclaration préalable soumet l’exercice de cette liberté à l’obligation de signaler préalablement aux autorités que l’on se dispose à faire usage de cette liberté. Le cas échéant, l’autorité publique peut s’opposer à cet exercice, conflit qui se résout devant le juge administratif. La liberté d’association relève de ce régime, une association n’ayant d’existence légale qu’une fois déclarée en préfecture (ce qui ne veut pas dire qu’une association informelle soit illégale, mais elle n’a pas la personnalité juridique (pas de compte en banque notamment).

Le régime de l’autorisation préalable est le plus restrictif : il faut demander l’autorisation à l’autorité publique, qui peut la refuser ou la soumettre à conditions. Un tel refus peut là aussi être porté devant le juge. La liberté de construire relève de ce régime, réglementé par le droit de l’urbanisme et de la construction.

Ici, nous avons affaire à la liberté de s’assembler, liberté fondamentale parmi les libertés fondamentales pour une démocratie.

La loi va toutefois opérer un distinguo, selon que le rassemblement a lieu sur la voie publique ou non. Dans ce deuxième cas, on parle de réunion publique. Dans le premier, on parle de manifestation. Une réunion ou une manifestation doivent avoir un objet, un objectif, un thème. À défaut, c’est un simple attroupement que la loi permet, en cas de risque de troubles à l’ordre public, de disperser par la force après des sommations légales[1]. Une réunion publique ou une manifestation deviennent des attroupements une fois l’ordre de dissolution donné par les autorités.

La réunion publique est réglementée par une des grandes lois libérales de la IIIe république, en un temps où le mot liberté n’avait pas été supplanté dans le cœur du législateur par celui de sécurité, la loi du 30 juin 1881.

Le principe est clair : les réunions publiques (c’est à dire ouvertes à tous) sont libres (art. 1er). Les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique (art. 6). Enfin, une réunion doit se doter d’un bureau de trois personnes élues par l’assemblée qui exercent la police de la réunion et peuvent le cas échéant demander à la force publique de dissoudre la réunion qui dégénérerait. Le préfet du département peut déléguer un fonctionnaire pour assister à la réunion, où il choisit sa place. Art. 8. Les infractions à la loi de 1881 sont punis des amendes de 5e classe. En outre, être porteur d’une arme quelle qu’elle soit (même hors d’état de marche) dans une réunion publique est un délit : art. 431-10 du Code pénal. La liberté de réunion est pénalement protégée : l’article 431-1 du code pénal punit d’un an de prison et 15 000 euros d’amende le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté de réunion (la peine étant aggravée au cas d’entrave concertée « et à l’aide de coups, de violences, voies de fait, destructions… » et passe à 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende). Notons que cela s’applique aux étudiants qui lors des « blocages » des facs s’opposaient à ce que les étudiants opposés à ces blocages se réunissent pour se concerter.

Vous l’aurez compris, c’est ici le régime répressif qui s’applique. Le préfet peut prendre un arrêté interdisant la tenue d’une réunion publique autre qu’électorale (celles-ci ne peuvent être interdites) susceptible de troubler l’ordre public. Mais c’est au préfet de se débrouiller pour apprendre la tenue d’une telle réunion.

Les manifestations sur la voie publiques relèvent d’un autre texte, le décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public. Ce texte a été pris après les terribles manifestations de février 1934 (le 6 février 1934, lors de la présentation du gouvernement Daladier, les Croix de feu organisent une manifestation antiparlementaire place de la Concorde, qui dégénère et fait 17 morts dont un policier ; trois jours plus tard, les partis de gauche appellent à une manifestation antifasciste qui dégénère à son tour et fait 9 morts).

Après avoir rappelé que les réunions publiques sur la voie publique sont interdites, l’article 1er précise que “sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique.” Cette déclaration doit être faite par les organisateurs au moins 15 jours à l’avance à la préfecture du département (ou en mairie dans les zones de gendarmerie). Notons qu’à Paris, la préfecture exige une déclaration faite un mois à l’avance, voire trois mois ou six mois si la manifestation est de grande ampleur. J’émets les plus grands doutes sur la légalité de cette exigence, même si je reconnais son caractère raisonnable. De même, quand Brice Hortefeux exige que les apéros Facebook soient déclarés au moins trois jours l’avance, il viole la loi en dérogeant au délai de 15 jours. En tout cas, pour déclarer une manif à Paris, ça se passe ici.

L’objet de cette déclaration est de permettre au préfet de prendre les mesures nécessaires pour assurer l’ordre public, notamment la sécurité des personnes et des biens, aussi bien s’agissant des participants que des riverains (fermeture de certaines voies à la circulation, escorte, pose de barrières, déploiement de forces de l’ordre…), et le cas échéant d’interdire cette manifestation si le risque de trouble est trop important. C’est ainsi que la distribution de soupe de cochon par une association d’extrême droite a été interdite par arrêté du préfet, interdiction validée par le juge administratif malgré mes réserves sur ce point. La préfecture peut même fournir du matériel aux organisateurs (à paris, une vedette fluviale vous sera facturée 762,25 euros hors carburant, une barrière grise de 2m, 2,29 euros pour 48 heures).

Outre le fait qu’organiser une manifestation non déclarée est un délit puni de 6 mois d’emprisonnement et 7500 euros d’amende (art. 431-9 du Code pénal), et que participer à une manifestation en étant porteur d’une arme est puni des mêmes peines que pour une réunion publique, le point essentiel est que dans le cas d’une manifestation régulièrement déclarée, c’est l’État qui est responsable des dégâts causés si la manifestation dégénère en attroupement. Si elle n’est pas déclarée, ce sont les organisateurs (en fait, l’État paye, et présente la facture aux organisateurs).

Revenons-en à nos apéros Facebook et appliquons leur la loi. La première tâche du juriste est de qualifier, c’est-à-dire prendre un fait et lui donner une qualification juridique, qui déterminera le régime légal qui lui est applicable.

L’invitation étant à se réunir sur la voie publique, cela exclut la qualification de réunion publique. De fait, ces apéros relèvent de du régime des manifestations. L’article 1er du décret loi de 1935 est clair :

Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable, tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique.

Il ne fait pas de doute qu’un apéro géant est un rassemblement de personnes sur la voie publique.

Mais le problème qui se pose ici est celui de l’existence d’organisateurs, sur qui pèse l’obligation de déclaration.

Qui est l’organisateur d’une telle manifestation ? La réponse qui vient naturellement à l’esprit est : la personne qui crée l’événement sur Facebook, puisqu’elle choisit le thème, le lieu et l’heure.

Admettons, sur le plan administratif du moins, ne serait-ce que par défaut : on ne voit pas qui d’autre pourrait être qualifié d’organisateur. Encore que celui qui va relayer la proposition à ses 500 amis qui habitent le coin va plus être organisateur que celui qui s’est contenté de proposer de se retrouver à tel endroit.

Mais le problème est que la personne qui crée l’événement n’a probablement pas conscience d’être organisatrice d’une manifestation. Dans son esprit, cela revient à proposer à ses amis de se retrouver à tel endroit, sauf qu’avec Facebook, on a des centaines d’amis. Voire des milliers. Et elle peut même oublier avoir créé cet événement et n’être même pas présente sur les lieux du rassemblement. Bref, voilà une base bien légère pour fonder des poursuites pénales (l’article 431-9 punit le fait d’avoir organisé une manifestation non déclarée, or organiser suppose un peu plus d’implication de décider d’une date et d’un lieu), outre les difficultés à identifier l’organisateur qui pourra très facilement s’assurer un anonymat absolu (créer un compte éphémère avec un e mail jetable en se connectant en maquillant son adresse IP ; ne croyez pas que ce soit si compliqué que ça). En tout état de cause, l’obligation de déclaration 15 jours à l’avance risque de ne pas être remplie et les autorités d’être prises de court. Ce qui devrait toutefois nous rassurer sur l’état de la police politique en France. Les ex-RG semblaient avoir pour mission d’espionner la France. Voyez qu’un simple apéro Facebook les laisse désarmés. Amis paranos, dormez en paix.

La technologie permet aujourd’hui de lancer très simplement un appel à une manifestation (quelques secondes suffisent) qui va vivre sa propre vie même si celui qui l’a lancé s’en désintéresse, ce qui était autrefois impossible (organiser une manifestation exige en principe une dépense d’énergie considérable pour réussir à mobiliser un nombre substantiel de participants, demandez aux délégués syndicaux…). La nouveauté est là. L’internet en général, et Facebook en particulier vu le grand nombre de connectés actifs et la mode qui l’entoure ont créé un gigantesque porte-voix accessible à tous. Il faudra que les autorités publiques en prennent leur parti, car cet état de fait va durer. Et attention à l’effet déformant de la nouveauté : que le support soit nouveau ne signifie pas que le phénomène le soit, et les manifestations illicites ne sont pas nées avec le HTTP. De même que les jeunes de 20 ans n’ont pas attendu l’invention des liens hyptertextes pour se mettre inutilement en danger, quitte parfois à perdre la vie, et les vieux (qui ne sont jamais que des jeunes qui ont survécu à leur jeunesse) en ressentent toujours une rage impuissante. On a tous un copain de jeunesse qui est mort bêtement. Le mien s’appelait Éric.

Un dernier point : Facebook est-il responsable de ces apéros, et s’ils dégénèrent, peut-on le frapper au portefeuille ?

La réponse est à mon sens négative. La société Facebook UK Ltd (société de droit anglais qui gère le site pour l’Europe) n’a pris aucune part active à cette organisation et n’exerce aucun contrôle de son contenu. Il est hébergeur de l’événement au sens de la Loi sur la Confiance dans l’Économie Numérique (LCEN), qui est la transposition d’une directive européenne, donc il est certain que le droit anglais ne dit pas autre chose.

Je note avec satisfaction que le gouvernement semble ces derniers jours avoir renoncé à tenter d’interdire ces manifestations en surfant sur le décès de Nantes, ce qui aurait été matériellement impossible et au contraire leur aurait assuré un succès durable en leur donnait un cachet de rebellitude [2]. On finira par croire que la République a peut être des ennemis plus dangereux que les burqas et les apéros. L’ancien premier président de la Cour de cassation Pierre Truche est l’inventeur d’un concept que j’aime beaucoup et qu’il présentait comme un des ciments de la paix sociale : celui de l’illégal tolérable. Ou en somme, faute de pouvoir interdire ces événements, feignons de les tolérer.

A la vôtre.

Notes

[1] qui doivent être faites via haut parleur (ou à défaut après tir d’une fusée rouge) par une personne revêtue des insignes visibles de ses fonctions : écharpe tricolore pour les autorités civiles dont le préfet, brassard tricolore pour les autorités militaires. Sommations : 1 : « Obéissance à la loi. Dispersez-vous ». 2 : « Première sommation : on va faire usage de la force » 3 : « Dernière sommation : on va faire usage de la force ». Cette dernière sommation doit être doublée s’il va être fait usage des armes, bangkok style. Art. R. 431-1 et s. du Code pénal.

[2] PPlénitude de la rébellion.

mardi 29 décembre 2009

Pour l'honneur d'Alain Boniface

Au cours de cette trêve des confiseurs, j’ai le plaisir de lire l’excellent recueil publié par Le Monde, sous la direction de Pascale Robert-Diard, qui a eu la gentillesse de m’en offrir un exemplaire, Les Grands Procès 1945-2010 (sic.), aux éditions Les Arènes-Europe 1, qui ne sortira en librairies que le 5 janvier prochain.

Il s’agit d’une compilation de chroniques judiciaires sur les grands procès ayant défrayé la chronique, en commençant par celui du Maréchal Pétain (qui, je l’ignorais, a été jugé dans la salle même où j’ai prêté serment, la première chambre de la cour d’appel de Paris, ainsi que Pierre Laval et Joseph Darnand, d’ailleurs) jusqu’à l’affaire Clearstream (qui a eu lieu en 2009 si je ne m’abuse).

C’est une lecture passionnante, notamment parce que des photos des procès illustrent nombre d’affaires antérieures à 1954, date à laquelle les appareils photos ont été interdits dans les prétoires. Et voir Pierre Laval (un confrère…) haranguer la Cour les deux poings levés, Marcel Petiot brandir un doigt menaçant vers la cour d’assises, ou le grand Maurice Garçon plaider les bras levés comme le Christ est impressionnant.

Je voudrais juste m’attarder sur un de ces articles, qui n’est pas vraiment une chronique judiciaire.

Le 2 février 1978, une jeune journaliste du Monde, Josyane Savigneau, assiste à une audience correctionnelle à Pontoise. On y jugeait une jeune femme qui, âgée de 21 ans, a accouché seule et abandonné son enfant, qui avait heureusement été retrouvé deux heures plus tard.

Alors que le parquet avait requis “une peine de principe assortie du sursis”, le tribunal était allé au-delà et bien au delà en prononçant une peine d’un an ferme avec mandat de dépôt.

Le jugement avait à ce point choqué la journaliste qu’elle s’est présentée au domicile du président, Alain Boniface, pour lui demander les raisons de cette sévérité.

L’article fait une description balzacienne de ce vieux magistrat, maigre, malade et triste en raison d’un deuil récent, vivant dans un pavillon semblant à l’abandon à Conflans Sainte Honorine. Jardin en friche, volets perpétuellement fermés au point que la rouille les avait scellé, le magistrat sort sans manteau mais avec une toque noire sur la tête.

La réponse du magistrat sera brève, au point que le bref commentaire qui ouvre l’article estime que “les quelques mots du magistrat en disent plus sur une certaine justice de classe que tous les pamphlets”.

Le président se contentera de répondre à la journaliste indignée :

« Voyez-vous, mademoiselle, je vais vous confier ce que M. de Harlay — premier président du Parlement de Paris en 1689[1]— disait à Louis XIV : “un juge ne donne son opinion qu’une fois, lorsqu’il est assis sur les fleurs de lys”. ». Ainsi étaient ornés, à l’époque, les fauteuils des magistrats.

Je comprends la frustration de la journaliste, et que trente ans plus tard, on voit une justice de classe dans un juge qui invoque les mânes de Harlay face à une jeune mère désespérée.

Néanmoins, je pense qu’Alain Boniface mérite qu’une voix s’élève pour le défendre. Et comme me l’explique régulièrement le président de mon bureau de vote, de voix je n’en ai qu’une, ce sera donc la mienne.

La frustration de Josyane Savigneau, c’est celle de tous les avocats. Le principe est qu’un juge rend un jugement motivé. Cela ne veut pas dire que c’est un jugement qui écoute du Zebda, mais qu’il explique les raison qui amènent le tribunal à statuer ainsi qu’il va le faire. Cette partie du jugement, en principe la plus longue, s’appelle “les motifs”. Traditionnellement, chaque phase du raisonnement commence par “Attendu que…”, mais cette habitude est en train de se perdre, sauf à la Cour de cassation.

C’est la seule fois que le juge donnera son opinion, Alain Boniface et Achille de Harlay avaient raison. Cette opinion peut être attaquée par une voie de recours (appel ou pourvoi en cassation), mais le juge n’a jamais à revenir sur sa décision et encore moins à la commenter.

C’est d’ailleurs le sens du serment que prêtent aujourd’hui encore les magistrats : ils jurent entre autres, et au mépris de la laïcité, de garder “religieusement” le secret des délibérations.

Autant dire que quand un avocat reçoit un jugement, il se jette d’abord sur le dispositif, qui à la fin résume ce que le tribunal décide, puis lit avidement les motifs, pour savoir s’il va faire appel ou, s’il a gagné, si son adversaire va faire appel et sur quels points. C’est un élément essentiel à la décision de faire appel, d’où la revendication récurrente de plusieurs avocats d’obliger les cours d’assises à motiver leurs arrêts (ce qui me paraît souhaitable mais en pratique difficilement faisable, ce qui ne veut pas dire qu’il faut y renoncer).

Malheureusement, au pénal, ces principes, qui au civil sont d’airain, sont largement battus en brèche. Quand l’État fixe les règles qui s’appliquent à lui-même, il est plutôt indulgent.

Ainsi, le délai d’appel est de dix jours (contre un mois au civil). Le délai court à compter du prononcé du jugement, quand au civil il court de la signification par huissier (juridiquement, signification par huissier est un pléonasme, mais c’est pour les mékéskidis que je me le permets) d’un exemplaire écrit. Si le prévenu était absent, le délai ne coura qu’à compter de la signification, ce qui est un curieux encouragement à l’absentéisme. Pour des raisons de temps limité du fait du volume de dossiers à traiter, le prononcé du jugement se résume à “Le tribunal, par jugement contradictoire, vous déclare coupable de l’ensemble des faits qui vous sont reprochés et en répression vous condamne à la peine de …”. Parfois, le président prend la peine de dire quelques mots sur les éléments qui l’ont poussé à prendre telle décision, et les avocats bénissent silencieusement les présidents qui le font. Car sinon, c’est un appel à l’aveugle.

En effet, le jugement sera en pratique rédigé après que le délai d’appel est écoulé. S’il n’y a pas eu d’appel, le tribunal se contentera de dire “Attendu qu’il ressort du dossier et des déclarations du prévenu à l’audience qu’il y a lieu d’entrer en voie de condamnation”. Ce n’est que s’il y a appel que le jugement sera motivé.

C’est une pratique illégale, l’article 486 du Code de procédure pénale exigeant que la minute du jugement soit déposée au greffe au plus tard dans les trois jours du prononcé. Mais si certaines chambre s’y tiennent scrupuleusement (la 17e a toujours un “exemplaire de travail” contenant l’intégralité des motifs le jour même), et si les affaires extraordinaires comme Clearstream, AZF ou l’Angolagate respectent cette obligation car le président a pu s’y consacrer le temps nécessaire, c’est rigoureusement impossible à tenir pour une chambre comme la 23e qui fait des comparutions immédiates 6 jours sur 7. Illustration des conséquences du manque de moyens : la justice ne peut plus faire face à ses obligations légales, et ce sont les droits de la défense qui en payent le prix. Concrètement, à Paris, il faut deux mois pour obtenir la copie du jugement (et la situation s’est améliorée, on en était à quatre mois il y a cinq ans). Je précise que je ne sais pas ce qu’il en est dans les petites juridictions, je ne connais que la situation des juridictions d’Ile de France.

En conséquence, le président Boniface a eu raison de refuser de s’expliquer face à cette journaliste, qui n’avait qu’à demander au greffe une copie du jugement. Qu’il le fasse par une citation montre qu’en outre, c’était une personne cultivée.

Notes

[1] Le mot Parlement désignait sous l’ancien Régime la cour d’appel ; les magistrats des parlements prirent l’habitude de refuser d’enregistrer les lois du rois et de lui faire des remontrances, l’invitant à amender (c’est à dire améliorer) son texte sur tel et tel point avant d’accepter de l’enregistrer. Cette faculté de blocage des textes conduisit à la réunion des États généraux en 1789 puis à la Révolution. Les révolutionnaires veillèrent à dépouiller les juges de tout rôle législatif, notamment en s’attribuant le vocabulaire ; parlement, amendement, etc. Le président Achille III de Harlay (rien à voir avec les motos), troisième d’une lignée de magistrats, avait un hôtel particulier place Dauphine qui est aujourd’hui la maison du Barreau de Paris. C’est dans ce qui fut son cellier qu’aujourd’hui, nous nous réunissons pour comploter contre la garde à vue.

lundi 14 décembre 2009

Cessation de paiement

Un flash spécial de Radio-Taupe m’apprend que la Chancellerie vient de demander à ses services administratifs régionaux (SAR), qui sont notamment en charge du calcul du traitement dû aux fonctionnaires du ministère de la chancellerie, primes et indemnités d’astreinte inclus, de ne pas payer les indemnités de permanences du mois d’octobre, versées en décembre (il y a un décalage de deux mois) et de transférer les fonds correspondant à la Chancellerie.

Toutes les permanences des juges des libertés et de la détention, des juges d’instructions, des procureurs, et surtout de leurs greffiers passent ainsi à la trappe. Comme ça, hop.

Sachant que l’instruction étant tombée quelque peu in extremis, il a fallu refaire toutes les fiches de paie, ce qui entraîne un surcoût, mais bon, il n’y a pas de bonne économie qui ne soit coûteuse. Il me semble que les heures supplémentaires des surveillants de l’administration pénitentiaire soient aussi passées à l’as, d’où des blocages de prison demain. Si quelqu’un de la Maison Close peut me confirmer…

Je n’ai aucune idée de la somme ainsi économisée (en droit pénal, on dit plutôt détournée, mais la comptabilité publique a son propre vocabulaire), une permanence étant indemnisée à hauteur de 30 euros pour une nuit ou un dimanche ce me semble (je pense que des précisions me seront données en commentaires).

Je pense que cette décision démontre deux choses : d’une part, le mépris profond de la Chancellerie pour le corps judiciaire qui ne mérite même pas d’être payé pour les sujétions de son travail (rappelons que M. Guaino touche, en tant que Conseiller spécial du président de la République, 431 euros par jour d’indemnité de sujétion), et d’autre part, le bonheur qu’il y a à diriger une administration n’ayant pas le droit de grève.

mercredi 8 juillet 2009

Les cinq erreurs d'Authueil

Mon ami Authueil reproche souvent aux juristes leur côté pinailleur. Je m'en voudrais de lui donner tort et vais relever cinq erreurs dans son dernier billet, dans lequel il exprime son approbation de la décision d'un proviseur ayant soumis la réinscription d'un lycéen en terminale dans son établissement à l'engagement de sa part de ne pas se livrer à nouveau à un blocage comme il l'avait fait plus tôt dans l'année scolaire pour des motifs politiques.

À titre de prolégomènes, je tiens à signaler que, au-delà de la cause politique qui les a motivé, je n'ai aucune sympathie pour les bloqueurs, que ce soit de fac, de lycée ou de maternelle. C'est une méthode illégale, violente, et une voie de fait d'une minorité qui impose par la force ses décisions à une majorité. C'est à mes yeux inadmissible. Et ne venez pas me parler de démocratie. J'ai assisté à des “ AG ” en amphi : outre le fait qu'un amphi ne contient qu'une patite portion des étudiants, la démocratie y est aussi spontanée qu'en Corée du Nord.

Donc je désapprouve ce qu'a fait ce lycéen.

Néanmoins je suis en désaccord avec Authueil sur 5 points.

Ce lycéen a 17 ans, il n'a plus d'obligation scolaire, s'il veut intégrer un établissement scolaire, il doit en accepter les règles.

Je note sur un coin de papier son âge. Nous avons affaire à un mineur. Un grand mineur, mais un mineur quand même. Je m'en servirai plus tard. Mais le fait qu'il ait dépassé l'âge de l'obligation scolaire est sans la moindre pertinence. Il n'a plus l'obligation de se scolariser, mais il en conserve la liberté, que le Code de l'éducation élève au rang de droit :

Le droit à l'éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d'élever son niveau de formation initiale et continue, de s'insérer dans la vie sociale et professionnelle, d'exercer sa citoyenneté.

Article L.111-1, qui, mes lecteurs l'auront deviné, est le premier article du code (quand je parlerai "du code" dans ce billet, ce sera le Code de l'éducation).

15 ou 17 ans, l'élève a autant de légitimité à vouloir suivre des études, et l'État doit lui en fournir les moyens.

De même, l'obligation scolaire (art. L.131-1 du Code de l'Éducation), de six à seize ans, ne dispense pas d'accepter les règles d'un établissement scolaire sous prétexte que l'élève n'a pas le choix d'être là. Tout établissement a un règlement intérieur qui s'impose aux élèves et aux enseignants. Et ce quel que soit leur âge (là, je pense surtout aux élèves) et leur capacité de compréhension des règles (là, je pense plus aux ados qu'aux maternelles).

Bref, l'argument de l'âge est inopérant dans le sens de la démonstration d'Authueil. Vous allez voir, il va même plutôt dans le sens contraire.

Vu qu'il a allègrement violé le règlement intérieur, et l'a clairement montré en devenant un représentant du mouvement, on peut comprendre les craintes du proviseur sur les risques de récidive. Qui trouverait à y redire s'il s'agissait d'un élève violent et isolé qui perturbe la vie du lycée par son indiscipline ? Pourquoi, parce que ces faits se seraient déroulés dans le cadre d'une action politique, il devrait être absout ? Une perturbation reste une perturbation et on peut très bien manifester et avoir une activité politique sans bloquer un établissement.

Sur ce dernier point, je suis d'accord (bon pour pinailler jusqu'au bout, je dirai qu'on ne le peut pas, mais qu'on le doit). Mais ça s'arrête là. Le proviseur a des craintes ? Je lui recommande la verveine. Il y a des voies de droit pour sanctionner un élève. Et le chantage à la réinscription ne fait pas partie de cet arsenal (article R.511-13 du Code). Car le proviseur n'a pas le pouvoir de sanction : il appartient au conseil de discipline (art. R.511-20 et s. du Code) qu'il saisit et préside (ce qui au passage n'est pas conforme à la convention européenne des droits de l'homme qui exige la séparation des autorités de poursuite et de jugement). En exerçant ce chantage à la réinscription, le proviseur usurpe les prérogatives du Conseil de discipline, dont la composition vise précisément… à limiter le pouvoir coercitif du proviseur.

Bref, pour sanctionner une violation de la loi par l'élève, le proviseur viole la loi. Les enseignants sont censés donner l'exemple, pas le suivre, non ?

On est au lycée pour suivre des cours et si on est pas content de son lycée, on peut en changer, voire le quitter si on a l'âge requis. Rien à voir donc avec le monde du travail.

Premier point : on est au lycée pour suivre des cours. Non. Pour draguer des filles (ou se faire draguer si on est une fille) et rigoler avec les potes/copines.

Ensuite, je pourrais dire qu'on est dans une entreprise pour travailler, et si on n'est pas content de sa boîte, on peut en changer voire prendre sa retraite si on a l'âge requis. Bref, sur ces éléments de comparaison, ça ressemble un peu au monde du travail, le lycée.

En fait, la différence essentielle, car elle existe, ce que les “ syndicats ” d'élèves ne comprennent pas, est ailleurs. Étudier n'est pas un métier, sauf pour Bruno Julliard, et l'élève n'a pas de contrepartie directe à son travail. Il en tire une instruction qui lui permettra plus tard d'accéder à des métiers pointus et donc mieux rémunérés. Le contrat de travail est un contrat d'échange direct : travail contre salaire. Cette relation existe d'ailleurs entre l'enseignant et l'Éducation Nationale, même si le statut est différent (l'enseignant est souvent un fonctionnaire). L'élève est l'usager d'un service public. Il jouit d'une prestation de service : l'enseignement et la mise à disposition des locaux. La seule chose qu'il doit est son assiduité et un comportement conforme au règlement intérieur. C'est là qu'on voit qu'en effet, le lycée et le monde du travail, ça n'a rien à voir.

Quand les salariés manifestent pour des raisons de politique générale, ils ne bloquent pas pour autant leurs entreprises. Ils prennent une journée (de RTT, de congé, de grève...) et vont se joindre à la manif, sans empêcher leurs collègues non grévistes d'aller au travail si ça leur chante.

En théorie. Les piquets de grève ne sont pas une légende. Oh, c'est illégal, bien sûr, comme séquestrer les patrons. Ou bloquer les lycées. Invoquer la différence des comportements est ici erroné puisque les deux comportements sont similaires. ce qui n'est pas un hasard : les lycéens et étudiants singent les moyens de lutte des ouvriers d'usines menacées de fermeture (quand bien même les études qu'ils suivent visent à s'assurer qu'ils n'entreront pas dans la même carrière que leurs glorieux aînés prolétaires).

Il doit y avoir des limites. Ce proviseur a eu le courage d'en poser, qui m'apparaissent très raisonnables, puisque rien n'empêchera le lycéen d'avoir des activités politiques dans l'enceinte de l'établissement. On lui demande juste de ne pas perturber la scolarité de ses petits camarades, ce qui est la moindre des choses.

Non, ce proviseur a au contraire manqué de courage. Il y a des limites, prévues par la loi. À lui de l'appliquer. Il aurait dû lancer une procédure disciplinaire contre tous les élèves bloqueurs, et ce dès le début du blocage. Pour leur permettre de présenter leur défense, de se faire assister de la personne de leur choix, y compris un avocat (art. D.511-32 du Code), et de comprendre que persévérer dans leur attitude les exposerait à un renvoi temporaire ou définitif et à une plainte au pénal, bienvenue dans la vraie vie. Car là aussi, rien n'est plus propice au passage à l'acte que la certitude de l'impunité que donne le nombre d'une part et la couardise des autorités d'autre part.

Au lieu de cela, après avoir plié l'échine sur le moment, signant un aveu de faiblesse[1], il emploie un moyen déloyal et illégal. Il attend que l'élève en question soit isolé, et le prend à la gorge administrativement en détournant ses pouvoirs (le proviseur ne tire d'aucun texte le droit de juger l'opportunité des réinscriptions). Sachant que l'élève en question est mineur, donc censé être plus protégé par la loi, on peut s'interroger sur la véritable vertu pédagogique. En outre, son engagement de bien se tenir (qui est de nature civile) est nul car obtenu par la violence (art. 1111 du Code civil —c.civ— : c'est signe ou tu n'auras pas d'établissement l'année prochaine), est lésionnaire pour le mineur (art. 1315 c.civ : il ne peut que lui nuire) et n'a aucune base légale dans le code de l'éducation.

Enfin, il y a une certaine absurdité de demander à un élève ayant violé le règlement intérieur de s'engager à le respecter sous peine de sanction… sanction qui n'a pas été prise quand le règlement intérieur a été violé.

Bref, une mesure illégale, inefficace et qui déshonore celui qui la prend. Vous l'aurez compris, je ne partage pas l'enthousiasme d'Authueil face à cette mesure. Le pinaillage des juristes, pour qui la fin ne justifie jamais les moyens, que ce soit un blocage de lycée ou de réinscription, en fait de bien sinistres personnages.


PS : Je ne l'avais pas vu, mais Jules le dit mieux que moi.

Notes

[1] Si cette politique du roseau lui a été imposée par la voie hiérarchique, l'administration refusant toute confrontation, ma critique reste la même, mais se transmet par la voie hiérarchique au ministre.

lundi 5 janvier 2009

Autoréduction, ou extorsion ?

Cet article est écrit à la demande de Rue89, et est repris sur leur site.


Rue89 fait état d'une nouvelle forme d'action révolutionnaire baptisée "l'autoréduction" qui se manifeste dans des lieux, disons inattendus, puisque c'est aux heures d'ouverture du Monoprix qu'a désormais lieu le Grand Soir. L'article est ici, et sa lecture est recommandée pour la suite des débats.

La rédaction de Rue89 m'a contacté pour me demander l'avis du juriste sur ces opérations. Le bon sens voudrait qu'elles fussent illégales, mais la police, qui a assisté à ces faits, n'est pas intervenue. Et la rhétorique des personnes concernées utilise des termes comme "réduction", "réquisition", affublés toutefois du préfixe auto-, qui veulent exclure toute illégalité.

Voici une excellente occasion de faire du droit sous a forme la plus pure : l'essence du travail de juriste consiste à qualifier, c'est à dire prendre un fait, une situation, et l'analyser sous l'angle juridique pour trouver la qualification adéquate. Ensuite, il ne reste plus qu'à y appliquer les règles de droit en vigueur. N'oubliez pas : le vide juridique n'existe pas. Le droit est partout. Vous êtes cerné. Toute résistance est inutile.

Ce travail est essentiellement celui du juge, qui dit le droit, mais, en droit pénal, celui qui va retenir notre attention, c'est aussi celui du parquet que de proposer une qualification, et de l'avocat de la réfuter pour en proposer une plus conforme sinon au droit du moins aux intérêts de son client. Au juge de trancher.

Voyons tout d'abord les faits. L'ironie n'est pas nécessaire à l'analyse, c'est juste une coquetterie de l'auteur.

¡ Hasta los delicatesssen, siempre !

Ainsi donc, nos révolutionnaires des supermarchés ont le mode opératoire suivant : ils se rendent en nombre dans un magasin, remplissent des chariots de produits de première nécessité comme du saumon fumé et du foie gras (il y a certes aussi de l'huile et des pâtes), et, une fois aux caisses, ils refusent de payer, invoquant cet argument définitif (les italiques sont de moi) :

"C'est une autoréquisition qui est juste en ces temps de crise et qui permet aux précaires de fêter aussi le Nouvel An dignement."

Je retiens de prime abord que les Che Guevara de l'épicerie fine reconnaissent implicitement qu'en dehors des temps de crise, leur action est injuste, et constate avec effroi que vu mon menu de Réveillon, je n'ai pas fêté le Nouvel An dignement selon leurs critères.

L'attroupement crée du désordre, bloque les caisses, ce qui entraîne un manque à gagner immédiat (les clients préférant renoncer à leurs courses et aller voir ailleurs si la révolution y est) jusqu'à ce que la direction du magasin cède et les autorise à partir avec ces produits. Comme le disent eux-même les Picaros des pique-assiettes, cités par Rue89 (je graisse) :

"Treize chariots pleins sont sortis du magasin après des négociations tendues avec une direction qui a logiquement choisi de ne pas prolonger le blocage des caisses (perte de chiffre d’affaires) ou prendre le risque d’une intervention policière dans les rayons."

Cette phrase, issue d'un communiqué rédigée par les auteurs de cette action, nous sera précieuse le moment venu.

Chaussons à présent les lunettes du juriste et tentons de qualifier les faits.

Les violences physiques ayant été évitées (même si, et ça aura son importance, des témoins rapportent que des bousculades ont eu lieu : il y a eu instauration à tout le moins d'un rapport de force), et n'étant en tout état de cause pas l'objet premier de cette opération, si délit il y a eu, c'est donc donc une atteinte aux biens. Mais quelle atteinte ?

Certaines hypothèses sont à écarter.

« L'autoréduction » n'est pas un vol.

Selon l'article 311-1 du Code pénal, le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui. Soustraction : le voleur appréhende la chose d'autrui et se comporte de manière univoque comme le propriétaire, c'est à dire commet un acte que seul le propriétaire pourrait légitimement accomplir. Frauduleuse : le voleur sait que la chose qu'il appréhende n'est pas à lui (peu importe qu'il ne sache pas à qui elle est, du moment qu'il sait qu'elle n'est pas à lui).

Or à l'apparition des grandes surfaces, un défi a été porté aux juristes. Tout au long du XIXe siècle, c'est le modèle traditionnel de la vente qui prévalait. L'acheteur désignait le bien qui l'intéressait, le vendeur la lui remettait contre un paiement du prix. Comme sur les marchés de quartier aujourd'hui encore. Mais selon les règles du Code civil, encore en vigueur à ce jour, et venant directement du droit romain, le transfert de propriété se fait en principe et sauf dérogation contractuellement prévue dès qu'il y a accord sur la chose et sur le prix (article 1583 du Code civil), indépendamment de la remise de la chose.

Avec les grandes surfaces, l'acheteur se saisit lui même de la chose qu'il souhaite acheter, exposée à portée de sa main, et sur laquelle le prix est affiché. Il y a accord sur la chose et sur le prix : il est théoriquement propriétaire de ce qu'il y a dans son chariot. Dès lors, en suivant ce raisonnement juridiquement orthodoxe, s'il franchit les portes sans payer, il ne commet pas de vol car il est propriétaire de ce qu'il emporte ; mais il a simplement une dette envers le magasin. C'est l'argument qui était soulevé par mes confrères de l'époque.

Si cela était arrivé aujourd'hui, les propriétaires de ces magasins auraient crié « vide juridique ! » et obtenu que le parlement vote en catastrophe un texte spécial. Mais nous étions à une autre époque, et le législateur a fait ce qu'il avait de mieux à faire : rien.

Car les juges ont trouvé tout seul la solution, en répondant au droit par le droit.

Ils ont observé comment se déroulait cette nouvelle méthode de vente, à la recherche des indices permettant de comprendre l'opération juridique. Exactement ce que nous sommes en train de faire avec les autoréducteurs.

Ils ont constaté que d'une part, le client pouvait, jusqu'à son passage en caisse, reposer l'objet à sa place (ou, comme c'est à présent la mode, partout sauf à sa place) sans que nul n'y trouve à redire. C'était un premier indice révélant que le transfert de propriété avait été repoussé à plus tard.

D'autre part, l'usage mis en place voulait que lorsqu'un produit fût brisé accidentellement par un client, le magasin ramassât les débris, nettoyât, et sans rien demander au client, le laissât aller chercher un produit identique mais intact. Or si le client était devenu propriétaire, il aurait dû payer le prix de la chose brisée, car le transfert de propriété entraîne transfert du risque de perte de la chose, même par cas fortuit (article 1138 du code civil).

Conclusion juridique du juge observateur (c'est un raisonnement en induction - déduction, pour les étudiants en droit) : tant que le client est dans les rayons du magasin, le transfert de propriété n'a pas encore eu lieu : la détention par lui des produits est précaire. Il peut revenir sur sa volonté d'achat, discrétionnairement et ne supporte pas les risques. Il n'est donc pas encore propriétaire.

À partir de quand se comporte-t-il de manière univoque comme le propriétaire ? La réponse est d'une clarté diaphane : lors du passage en caisse. Ce n'est donc qu'à ce moment qu'a lieu le transfert de propriété, par cette manifestation irrévocable d'acquérir la chose.

Et ce n'est donc qu'à partir de ce moment que le comportement du voleur devient lui aussi univoque et constitue l'appropriation frauduleuse : quand il franchit les caisses en dissimulant des biens pour ne pas les payer, ou qu'il franchit les portes du magasin sans passer par les caisses en étant porteur de choses vendues. Il montre ainsi sa volonté de ne pas acquérir ces choses, et se comporte pourtant comme le propriétaire puisque seul le propriétaire peut les emporter hors du magasin.

C'est pourquoi vous ne pouvez être condamné pour vol pour avoir glissé des articles dans vos poches tant que vous êtes dans les rayons. Il est licite de porter ses emplettes dans ses poches. Même si vous êtes repéré, vous ne serez intercepté qu'une fois franchie la ligne de caisse, car il est désormais certain que vous n'avez nullement l'intention de payer.

Pour en revenir à nos bolchéviques du code barre, ils s'arrêtent aux caisses et manifestent bruyamment leur volonté de ne pas payer. MAIS ils ne franchissent pas la ligne de caisse. Comme le relève leur communiqué, c'est après négociation avec la direction et avec son accord qu'ils sont sortis. Il n'y a donc pas eu appréhension mais remise de la chose par la direction du magasin. Or la remise exclut le vol.

« L'autoréduction » est peut-être un néologisme, mais ce n'est pas un vol.

« L'autoréduction » n'est ni une escroquerie ni un abus de confiance.

L'escroquerie et l'abus de confiance font partie des infractions d'atteinte aux biens avec remise de la chose par son propriétaire. On se rapproche donc de la solution. Mais sans l'avoir trouvée, comme nous allons voir.

L'escroquerie consiste à provoquer la remise de la chose en trompant son propriétaire par une manœuvre frauduleuse qui doit être un minimum élaborée[1] . La victime remet la chose par erreur, mais une erreur provoquée. Elle ne s'est pas trompée, elle a été trompée.

Ici, nulle manœuvre frauduleuse : les autoréducteurs ont clairement affiché leurs intentions : ils ne veulent ni payer ni rendre, et ne partiront que par la force des baïonnettes ou avec leurs paniers garnis. On dira ce qu'on veut sur le procédé, mais au moins il est franc, ce qui exclut l'escroquerie.

L'abus de confiance consiste, pour celui qui s'est vu remettre une chose en vertu d'un contrat sans en devenir propriétaire, à dissiper la chose, c'est à dire de se mettre dans l'incapacité de la rendre quand le contrat l'exige. C'est celui qui loue une voiture et ne la rend pas, c'est le propriétaire qui dépense le dépôt de garantie de son locataire de sorte qu'il ne peut le lui rendre à la fin de la location, c'est celui qui se paye des courses avec la carte bleue de la boîte dont il est le salarié, c'est le banquier qui détourne l'argent des déposants.

Mais dans un supermarché, il y a transfert de propriété, ce qui exclut l'abus de confiance. Entre le rayon et la caisse, le client est détenteur précaire, et pas dépositaire en vertu d'un contrat, et il n'est pas tenu de représenter la chose (en fait, on l'incite même à ne pas la rendre mais à l'acheter), mais d'en payer le prix. Faute de cette obligation de rendre, l'abus de confiance n'est pas applicable.

Est-ce à dire que nos adeptes de l'autopromotion sont couverts de la plus parfaite légalité ?

Nenni.

L'autoréduction est très probablement une extorsion.

L'article 312-1 du code pénal définit l'extorsion comme

le fait d'obtenir par violence, menace de violences ou contrainte soit une signature, un engagement ou une renonciation, soit la révélation d'un secret, soit la remise de fonds, de valeurs ou d'un bien quelconque.

Il y a là aussi remise volontaire de la chose, mais à la suite d'une forme de violence, physique ou morale. Le racket est de l'extorsion.

Allons, me diront mes lecteurs libertaires : ces sympathiques Robin des bois du rayon frais, de vulgaires racketteurs ?

D'abord, Robin de Locksley, lui, n'a jamais nié qu'il volait aux riches pour donner aux pauvres. Il n'a pas prétendu faire de l'autoredistribution. Voleur, pas faux cul.

Et puis sympathiques, sympathiques, c'est vite dit pour qui sait lire.

Reprenons leur autocommuniqué de presse, que je citais au début (je graisse) :

Treize chariots pleins sont sortis du magasin après des négociations tendues avec une direction qui a logiquement choisi de ne pas prolonger le blocage des caisses (perte de chiffre d’affaires) ou prendre le risque d’une intervention policière dans les rayons.

Les auteurs des faits n'ont guère laissé le choix au directeur du magasin : soit il donnait les denrées, soit son magasin était bloqué indéfiniment avec une perte économique (on était à quelques heures du Réveillon) soit il fallait l'intervention des forces de l'ordre, ce qui entraînait un « risque » pour les « rayons ». On comprend que dans ces conditions, qualifier les « négociations » de « tendues » est un doux euphémisme.

En fait, vous l'aurez compris, de négociations il n'y eut point, c'était : « laisse-nous partir ou on bloque ton magasin, ou appelle la police et on casse tout. » Résumé comme ça, je pense que c'est plus clair. Il me paraît difficile de nier que le directeur n'a remis les biens que sous la contrainte, pour éviter un mal plus grand (une perte financière supérieure à la valeur des biens — 5000 euros d'après les informations de Rue89— ou des dégâts importants dans le magasin : 50 personnes lâchées dans les rayons à jouer à chat perché avec la police). Ce qui constitue l'extorsion.

Et l'état de nécessité ?

Selon le Code pénal :

N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace (article 122-7 du code pénal).

L'état de nécessité consiste donc à commettre un acte illicite pour prévenir un mal plus grand et imminent, que ce soit une autre infraction ou un danger quelconque.

Rappelons l'argumentation des autojusticiers :

"C'est une autoréquisition qui est juste en ces temps de crise et qui permet aux précaires de fêter aussi le Nouvel An dignement."

La jurisprudence est muette sur la question, mais pour fréquenter quelque peu les juges pénaux, je ne pense pas que le danger imminent de passer un Nouvel An de manière non conforme à la tradition gastronomique, ce qui serait une atteinte à la dignité, soit un danger suffisant pour justifier l'extorsion de 13 caddies de victuailles.

J'ajouterai qu'il n'y a jamais d'état de nécessité à s'emparer par la force de produits de luxe comme le saumon fumé ou le foie gras, et ce même un 31 décembre.

L'article relève qu'il y avait aussi des produits de première nécessité (pommes de terre, huile, pâtes). Dont acte. Mais l'état de nécessité suppose que la personne n'ait pu agir autrement que comme elle l'a fait, ou du moins a choisi la solution la moins dommageable pour autrui ou l'ordre public.

Les précaires en question risquaient-ils vraiment de mourir de faim, de manière imminente ? Et nos cinquante autorévolutionnaires n'avaient-ils vraiment pas les moyens, en se cotisant, d'acheter de quoi remplir treize caddies, ou seulement douze, de pâtes, d'huile et de pomme de terre ? Ils étaient 50. Ça fait 100 euros par tête de pipe, et bien moins au Franprix en face (il y a vraiment un Franprix en face du Monoprix en question). Je rappelle à toutes fins que la banque alimentaire collecte chaque année auprès des clients des supermarchés de toute la France, et c'est plus que treize caddies, qu'ils emportent, c'est 11.300 tonnes de nourriture. Et légalement.

Dire qu'aller ainsi se servir dans les magasins est la seule façon de venir en aide à des précaires en danger imminent me paraît quelque peu audacieux

Il me paraît fortement douteux que les personnes réalisant ces actions n'aient absolument pas d'autre moyen de porter secours à des précaires en danger imminent, ce qui seul constituerait l'état de nécessité.

Et la dignité des précaires ?

Franchement, elle a bon dos, en l'espèce. Car à commettre une extorsion pour les nourrir, on les rend coupables de recel. Avec des amis pareils, qui a besoin d'ennemis ?

L'addition, s'il vous plaît.

L'extorsion simple est punie de prison pouvant aller jusqu'à 7 ans et de 100.000 euros d'amende au maximum. Chaque personne ayant participé à l'opération en bloquant les caisses ou en participant à la pression mise sur le directeurs se rend coauteur de l'infraction et est punissable.

J'ajoute, car je lis dans l'article de Rue89, que des actions similaires ont eu lieu partout en France, et que le mode opératoire est à chaque fois le même et réglé comme du papier à musique, que constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou de plusieurs infractions (art. 132-71 du code pénal). Et que l'extorsion en bande organisée, c'est 20 ans et 1.500.000 euros d'amende, avec régime spécial : 96 heures de garde à vue, pas d'avocat avant la 48e heure et la 72e heure.

Je doute que le parquet retienne la qualification criminelle, ne serait-ce que pour éviter les assises, mais juridiquement, elle tient.

Qui a dit que la révolution, même à coup de chariots de supermarché, était sans danger ?


Je profite d'une prépublication de ce billet sur Rue89 pour répondre à certains arguments soulevés par les lecteurs.

► Sophie35 : « Beaucoup d’actions collectives sont à la limite de la légalité, mais c’est parfois le seul moyen de faire progresser les droits sociaux. » Et de citer le droit de grève, et la liberté syndicale.

D'une part, je ne vois pas en quoi piller des supermarchés relève de l'avancée des droits sociaux. D'autre part, les exemples sont mal choisis : le droit de grève est une exception : une grève n'est légale que dans les limites tracées par la loi (mouvement collectif : illicéité de la grève individuelle ; cessation totale du travail : illicéité de la grève perlée ; revendications professionnelles : illicéité de la grève politique), et en dehors de ce cadre peut justifier un licenciement voire une action pénale (le piquet de grève par exemple est une atteinte à la liberté du travail). Les «grèves » des étudiants sont illicites et justifieraient des sanctions disciplinaires ou scolaires pour absentéisme ou perturbation de l'enseignement pour les fameux blocages. L'autoréduction ne s'inscrit dans aucun cadre légal. Quant à la liberté syndicale, qui est une liberté et non un droit, il y a certes eu des actions illégales pour obtenir la reconnaissance de cette liberté, mais ces actions, menées sous des régimes pour la plupart non démocratiques (il n'y a eu que quatre ans de démocratie avant leur légalisation sous le Second Empire), consistaient… à créer des syndicats, pas à aller piller l'épicier du coin.

► Johanjohan : Si on appliquait la qualification d’extorsion que je préconise, avec les peines que je rappelle, on mettrait sur le même plan ces 13 joyeux(sic) chariots de bouffe et des malfaiteurs qui extorquent en menaçant de mort ou de photos compromettantes. Mon approche juridique passerait à côté du sens de l’action (et des moyens : personne n’est menacé dans son intégrité physique). Ce serait un peu comme confondre terrorisme et vandalisme.

En droit pénal, les mobiles sont en principe indifférents (il y a des exceptions : ainsi les violences au mobile raciste sont aggravées de ce fait). Voler aux riches pour donner aux pauvres, ou voler aux pauvres pour garder le butin, ça reste un vol. Ici, une extorsion reste une extorsion. Fut-elle perpétrée dans la joie, ce qui en l'espèce se discute déjà. Le mode opératoire et les mobiles sont pris en compte seulement une fois la culpabilité établie pour fixer la peine. Ainsi, celui qui a mené les négociations tendues sera-t-il plus sévèrement sanctionné que celui qui s'est contenté de bloquer une caisse en criant des slogans, car on distingue le meneur des suiveurs : le premier fait passer à l'acte le second, le second ne passe pas à l'acte sans le premier. C'est là que nos auto-réducteurs seront moins sévèrement traités que les vilains malfaiteurs qu'invoque Johanjohan : les peines les frappant seront plus légères que celles prononcées à l'encontre des mafieux. Notamment, la prison ferme devrait pouvoir être évitée la première fois, tandis que les percepteurs de l'impôt révolutionnaire sont lourdement condamnés dès leur première visite d'un prétoire.

Et j'ajoute que menacer de révéler des photos compromettantes pour se faire remettre une somme ou des biens, ce n'est pas de l'extorsion, c'est du chantage et c'est “seulement” 5 ans de prison (art. 312-10 du code pénal). Vous voyez bien que je ne confonds pas des délits distincts.

Notes

[1] Un simple mensonge ne suffit pas : la loi cite comme exemple l'usage d'un faux nom, d'une fausse qualité, ou l'abus d'une qualité vraie : art. 313-1 du code pénal.

lundi 14 juillet 2008

Les avocats, les magistrats et leur Révolution

Par Fantômette


Comme il n'aura échappé à personne, aujourd'hui, c'est le 14 juillet, jour de fête nationale et commémoration de la prise de la Bastille de la Fête de la Fédération. Si cette commération est avant tout devenue l'occasion d'une revue des armées qui, à l'instant où je vous écris [1], mobilise toutes les chaînes de télévision, l'histoire du 14 juillet 1789 n'imposait pas qu'il en soit ainsi.

La révolution française a bien des sources, que je n'ai ni la compétence, ni le désir, d'énumérer ici. Les économistes en distinguent les prémisses dans l'évolution d'une économie qui fait apparaître une classe bourgeoise, marchande et financière, éduquée et ambitieuse. Les philosophes se régalent d'en attribuer tout le mérite à la philosophie des Lumières, une philosophie qui a indubitablement bénéficié également des progrès techniques de l'imprimerie qui en ont permis une large diffusion.

Mais les juristes n'étaient naturellement pas en reste, à une époque où avocats et magistrats marchaient souvent de conserve, et ce pour le plus grand embarras du pouvoir souverain.

A l'époque, l'ancêtre de l'institution judiciaire, c'est le Parlement. Une vénérable institution, exerçant au nom du souverain, une justice déléguée. En théorie.

Car depuis longtemps, les magistrats ont de la ressource. Le Parlement, en-dehors de ses fonctions juridictionnelles, est également le gardien des sceaux royaux. Il lui appartient par conséquent d'enregistrer édits et ordonnances rendus par le pouvoir souverain. Mais que se passerait-il, se sont un beau jour demandé certains esprits libres malins si nous refusions d'apposer les sceaux sur des textes dont la teneur ne nous sied guère ?

Sitôt dit, sitôt fait : ce fut l'apparition de la pratique dite du "droit de remontrances". Le Parlement, chagriné de voir son souverain régulièrement se fourvoyer dans des décisions mal venues, s'est mis, de temps à autre, à refuser d'enregistrer les ordonnances royales, voire à les amender.

Ce droit de rémontrances est d'abord utilisé avec parcimonie, et notamment, bizarrement, lorsque le régime est affaibli. Louis XIV, par exemple, ne s'est jamais vu infliger une quelconque remontrance [2]. Ce droit fut rétabli maladroitement par le Duc d'Orléans qui souhaitait s'attirer les bonnes grâces du Parlement et s'emparer de la régence à la mort de Louis XIV, et qui va rapidement s'en mordre les doigts.

Le pouvoir, dont les caisses sont vides, veut faire passer des édits pour assainir les finances et lever des taxes ? Remontrances. Le Régent tente de rattraper le coup et de réglementer le droit de remontrances ? Remontrances. Deux magistrats sont arrêtés. Les avocats se mettent en grève. Le duc d'Orléans doit céder.

Les finances, avec tout cela, sont toujours dans un état catastrophique. L'Etat cède à prix d'or à la Compagnie des Indes le monopole du commerce avec l'Asie. Remontrances. Les magistrats sont sanctionnés[3], et dans la foulée, nouvelle grève des avocats, dont le mot d'ordre claque comme un slogan du SAF : "L'avocat libre ne peut plaider que devant un Parlement libre".

La grande épreuve de force entre le Parlement et Louis XV laissera toutefois l'avantage à ce dernier. Le Parlement ancienne version est renversé, par une grande réforme des institutions, mise en place par le chancelier Maupéou, qui jette les bases de l'organisation judiciaire moderne [4] par des édits des 20 novembre et 1er décembre 1770, 23 janvier et 13 avril 1771. Le droit de remontrances est maintenu, mais le dernier mot appartiendra au roi, qui pourra imposer l'enregistrement de ses édits lors des lits de justice. Création de charges pour les avocats, dont l'avantage majeur sera qu'elles pourront lui être retirées s'il se met en grève. Interdiction d'arrêter le service de la justice. Nomination des magistrats par l'Etat, ces derniers se voient retirer leurs charges vénales, mais non leurs offices acquis.

Le Parlement s'insurge logiquement, et refuse d'enregistrer ces édits. Un lit de justice est organisé. Le roi ne cède pas. Furieux, les magistrats se retirent et cessent le travail. Louis XV n'est ni Louis XIV, brutal, ni Louis XVI, indécis. Il suit logiquement l'esprit de sa réforme, confisque les offices des magistrats concernés et charge son chancelier d'en désigner les remplaçants.

Mais où sont passés les avocats, si prompts à défendre des magistrats qui, rappelons-le, le plus souvent, sortent de leurs rangs ?

Maupéou, habile, a compris qu'il fallait, pour faire plier le Parlement, briser la solidarité qui existait entre magistrats et avocats. Sollicités par Maupéou, qui leur présente une réforme que peu contestent sur le fond[5], ces derniers retirent leur soutien à l'ancien Parlement et rallient le Parlement Maupéou, non sans créer au passage une profonde division entre avocats, qui laissera des traces jusqu'après la Révolution. En novembre 1771, la plupart des avocats prêtent serment devant le nouveau Parlement[6].

Avocats divisés, petits pois éparpillés, était-ce la fin des haricots[7] ?

Que nenni, c'était sans compter sur ce grand benêt naïf de Louis XVI. Qui, le 12 novembre 1774, dans le but louable de réconcilier tout le monde et de s'attirer l'amabilité de ceux qu'il souhaitait obliger, rétablit l'ancien Parlement dans l'ensemble de ses prérogatives, sous cette réserve que le droit d'enregistrement sera réservé à la Grand Chambre du Roy, et que le droit de grève restera interdit. Puis, il rappelle les anciens magistrats limogés. Ces derniers ne vont pas lui démontrer pour autant toute la reconnaissance à laquelle il aurait pu s'attendre.

Le 30 novembre 1774, 18 jours après que ces magistrats se soient vus réintégrés, le Parlement refuse d'enregistrer... l'ordonnance du 12 novembre 1774. Oui, celle-là même qui vient de le rétablir. L'ambiance n'est pas fameuse. Le Parlement exerce son droit de remontrances, et proclame que nulle loi ne peut être enregistrée sans avoir préalablement reçue l'accord du Parlement, et ce - pour faire bonne mesure - en toute matière.

Le pouvoir ne réagit pas.

Entre 1775 et 1789, l'opposition systématique du Parlement et du Roi va bloquer totalement la marge de manoeuvre du souverain. L'immobilisme de ce dernier provoque l'escalade des prises de position du Parlement[8] Toute décision du Parlement, si elle est critiquée par le roi, provoque les manifestations des magistrats. S'ils sont sanctionnés[9], le barreau se met aussitôt en grève, et l'Etat est paralysé.

Dans un dernier effort pour revenir en arrière, le Roi convoque un lit de justice à Versailles, et indique vouloir créer une chambre d'enregistrement au sein du Parlement. Dans la crainte de provoquer de nouveaux troubles, il met le Parlement en vacances, mais en vain. Les magistrats sont furieux et inondent le pays de libelles, qui contribuent à échauffer les esprits. Les avocats se mettent à leur tour en grève, et bloquent une nouvelle fois tout l'appareil institutionnel.

Le roi cède, encore.

Dépassé peut-être, dans l'impasse la plus complète certainement[10], le Roi convoque alors les Etats Généraux, le 23 septembre 1788.

Cette décision, qui le place déjà sur un chemin qui s'avèrera bien sombre en ce qui le concerne, a cependant un effet un peu inattendu et va précipiter un nouveau divorce entre avocats et magistrats. Les magistrats, en effet, veulent convoquer des Etats Généraux classiques, dans lesquels noblesse de robe et clergé sont sur-représentés par rapport au Tiers Etat. Les magistrats font partie de la noblesse de robe, ce qui n'est pas le cas des avocats.

Ces derniers rompent avec les magistrats, et décident de défendre leurs propres droits, ceux de la bourgeoisie. L'avocat entre en politique. Il se trouve une nouvelle solidarité auprès des justiciables. Il couvre à son tour le pays de libelles vengeurs, pourfendeurs des privilèges et de toutes les noblesses. Il est le porte-parole des citoyens mécontents, rédige les cahiers de doléance, et commence par dominer le Tiers Etat avant, rapidement, de se trouver lui-même submergé, emporté par un mouvement dont l'ampleur n'avait peut-être jamais été prévisible.

Le 17 juin 1789, il s'agit là d'un petit coup d'état, des députés se réunissent et fondent l'Assemblée Nationale Constituante, au sein de laquelle siègent de nombreux avocats.

Le 14 juillet 1789, le peuple prend la Bastille, où la petite histoire raconte qu'il ne restait que quatre détenus.

C'est presque la fin du Parlement, qui se réunit une dernière fois en septembre 1790, date à laquelle il enregistre sans résistance les lois des 17 et 24 août 1790, instituant une organisation judiciaire dans la lignée de la réforme Maupéou.[11] La procédure pénale est également profondément remaniée - elle aura hélas du mal à s'exercer pleinement dans les années qui suivront. L'infâme ordonnance de Villers-Coterets - qui datait d'août 1539 [12] est abrogée, qui avait mis en place une procédure inquisitoriale, secrète et prévoyant l'obtention des aveux par la torture. L'inculpé n'avait alors aucun droit à un avocat, ni à l'instruction, ni à l'audience.

L'avocat est désormais présent aux côtés des accusés.

Viendra rapidement pour lui le temps où nombre d'entre eux auront grand besoin de son éloquence et de son soutien. A partir de 1790, mes confrères se lanceront avec peine, mais avec courage, dans la défense pénale qui vient de leur être ouverte. A leurs risques et périls. Je laisse cette histoire là en suspend... Peut-être pour un autre 14 juillet ?


PS : Je suis avocate, non historienne, et je ne me suis donc lancée dans la rédaction de ce billet que soutenue moralement et matériellement par deux ouvrages : l'Histoire des avocats en France de Bernard Sur, et mon fidèle Dictionnaire de la Culture Juridique - deux ouvrages indispensables quoique clairement non eligibles à la catégorie lecture en tongs. Merci de me signaler d'éventuelles erreurs, qui resteraient naturellement de mon fait.

Notes

[1] mais pas à l'instant où vous me lisez, le décalage temporel étant provoqué par ma stupéfiante capacité à relire quinze mille fois un texte en trouvant toujours un léger quelque chose à modifier.

[2] Par personne qui aurait eu l'occasion de s'en vanter par la suite, en tout cas.

[3] par le biais d'un exil - le mot n'est pas trop fort - à Pontoise.

[4] Sont notamment mises en place des juridictions de première instance et des juridictions d'appel, les Conseils Supérieurs, qui remplacent les anciens parlements de province. Ce sont les ancêtres de nos Cours d'Appel.

[5] notamment pour ce qui concerne la réorganisation judiciaire, la question du droit de remontrance concernant bien plus les magistrats que les avocats

[6] Parmi lesquels Tronchet, oui, celui-là même du code civil.

[7] Désolée, je n'ai pas pu résister.

[8] Ainsi, le 7 août 1787, pour la première fois, me semble t-il, dans l'histoire judiciaire française, le Parlement va déclarer illégale la transcription d'office par le roi ! Il ne s'agit plus là d'un refus d'enregistrement, mais bien d'un contrôle de légalité des actes du roi par le parlement. Le pouvoir n'y réagira pas davantage.

[9] Toujours généralement par le biais d'un exil, à Pontoise, voire à Troyes !

[10] Je vous rappelle que les caisses sont vides. La guerre d'indépendance américaine coûte chère, et les blocages systématiques empêchent la levée de nouvelles taxes

[11] Créations des Justices de Paix, des Tribunaux de première instance, et d'un double degré de juridiction. Apparaissent également les tribunaux de commerce, et un tribunal de cassation.

[12] Oui, à l'époque, les réformes de la procédure pénale ne se succèdaient pas au rythme effrené que nous connaissons désormais

jeudi 6 mars 2008

6 choses

Bon. Je hais les chain mails, j'exècre les billets sur le mode du "machin m'a tagué, je repasse à bidule", mais là, je suis fait. Ceteris Paribus m'a tagué en premier, Versac remet ça. Comme dit Jules, une fois, la pudeur dicte de retenir sa plume. Deux fois, cela devient du snobisme.

Je ne puis décevoir un futur premier ministre et un futur président de la République sans compromettre mon futur poste de Garde des Sceaux.

Donc pour la SEULE ET UNIQUE fois de l'histoire de ce blog, voici donc un billet de commande : 6 choses sans intérêt sur moi.

1- Je n'aime pas le chocolat. Pas du tout. Ce n'est pas une allergie, je déteste ça, et je détecte la moindre molécule dans ce que je mange (même un vermicelle en chocolat dans de la chantilly). Je dois faire un blocage à la théobromine (ce qui expliquerait la constance de mon humeur de chien en commentaires).

2- J'ai déjà fait du vélo dans le palais de justice de Paris.

3- J'ai passé ma maîtrise de droit en même temps que j'ai fait mon service militaire. J'ai fini le second aviateur 1e classe et la première avec mention.

4- Je ne supporte pas l'inaction forcée. Je panique à l'idée de prendre le train ou l'avion sans avoir rien à lire ou ne pas pouvoir écrire. Pendant mes classes, j'avais toujours le Code de procédure pénale dans la poche de mon treillis. Je l'ai même potassé dans un abri anti-atomique, en tenue NBC[1], masque à gaz sur la tête.

5- J'ai horreur de faire la queue. Il n'y qu'une chose dont j'ai encore plus horreur : ceux qui doublent dans les queues. Généralement, une file d'attente suffit à me faire rebrousser chemin. Illustration : je voulais m'inscrire en histoire à la fac (pour faire du journalisme). Mais il y avait une file d'attente démesurée. Alors qu'il n'y avait pas la queue pour s'inscrire en droit.

6- Je sais tirer la Guinness dans les règles de l'art, y compris dessiner un trèfle dans la mousse.

Et je refile le tag, comme on dit en français à Dadouche, Gascogne, Fantômette, Lulu, Parquetier, Ed, Lincoln, X. le conseiller de TA s'il me lit encore, Zythom, Augustissime, et Clems, ci-dessous en commentaire, et à tous ceux qui le veulent tiens, pour faire connaissance. Un peu de frivolité n'a jamais fait de mal (N'oubliez pas : des choses qu'on ne connaît pas de vous et qui n'ont aucun intérêt).

Et que ce soit clair : ce n'est plus jamais la peine de me refiler ce genre de chaînes. Je n'y répondrai plus jamais.

Notes

[1] Nucléaire-Bactériologique-Chimique

lundi 15 octobre 2007

La libération conditionnelle de Bertrand Cantat

Laissons de côté la si décevante actualité sportive (la France n'a gagné QUE 6 à 0 aux Féroé...) et tournons nous vers l'actualité juridique et judiciaire qui est riche ces temps-ci. Je vais aborder trois thèmes cette semaine, si mon agenda m'en laisse le temps : les peines plancher, la réforme de la carte judiciaire notamment.

Mais tout d'abord, collons le plus à l'actualité, la libération conditionnelle, sous les feux de la rampe aujourd'hui par la libération annoncée de Bertrand Cantat.

Soyons d'emblée très clairs. L'objet de ce billet n'est absolument pas d'étaler soit des déclarations scandalisées sur cette décision soit une approbation bruyante en fustigeant ceux qui s'y opposaient. De tels commentaires seront impitoyablement supprimés, je vous rappelle que je suis de mauvaise humeur depuis samedi soir. Pas de pollution médiatique ici, vous avez le courrier des lecteurs de la presse pour ça (je vous recommande les commentaires sous l'article de Libération, d'un niveau de caniveau très satisfaisant).

Je voudrais simplement expliquer ce qui conduit à de telles décisions de libération à mi-peine, et pourquoi celle-ci en particulier n'a absolument rien de scandaleux, même s'il est permis d'être à titre personnel, moral et pourquoi pas philosophique (domaines dans lesquels ce billet s'abstiendra de pénétrer) en désaccord avec elle.

La peine vise à punir, c'est une évidence, mais elle ne vise pas qu'à cela. C'est là l'écrasante responsabilité des juges - vous comprendrez bientôt le pluriel - que de rechercher l'équilibre entre toutes les finalités de la peine.

C'est l'article 132-24 du Code pénal qui a inscrit dans la loi les principes posés depuis longtemps par la jurisprudence, notamment du Conseil constitutionnel.

alinéa 2 :

La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions.

La protection de la société, c'est la neutralisation de l'individu dangereux. La prison est le plus efficace, mais d'autres peines y suffisent parfois amplement (la suspension du permis du chauffard, par exemple).

La sanction du condamné, c'est la rétribution : il a eu un comportement interdit, il doit être sanctionné sauf à faire de l'interdit social une farce. Le but est que quel que soit l'intérêt tiré du comportement, il ne vaille pas la peine qui y est attaché. Rouler à 200 fait arriver plus vite, mais si on vous confisque votre voiture et annule votre permis, le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Les intérêts de la victime. Ca, c'est un ajout de la loi Clément sur la récidive du 12 décembre 2005. L'irruption de la victime à tous les stades du procès pénal est une tendance parfois irritante de notre époque tant on détourne le procès pénal de sa finalité et de ce qu'il est vraiment : un individu face à la société dont il a transgressé les règles. Mais la prise en compte de ses intérêts au niveau de la peine est parfaitement naturelle, et les juges n'ont pas attendu le législateur pour en faire un paramètre de la peine. C'est d'ailleurs un très bon argument pour la défense : il faudra réparer, or la prison, privant de travail, empêche la réparation, ou la retarde d'autant. Comme quoi, les intérêts de la victime sont parfois opposés à ceux de la société, qui a plus à gagner à une neutralisation durable.

La nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné : il y a toujours un après la peine depuis le 9 octobre 1981. Il faut préparer cet après, car le retour à la liberté après une longue incarcération (et quatre ans, c'est long) est difficile. On passe d'un univers très encadré (vous n'ouvrez aucune porte vous même et n'allez nulle part sans permission) à être livré à soi même, et souvent à la solitude. Il ne faut donc pas insulter l'avenir par la peine. D'où une nécessaire phase de transition, de retour progressif à la liberté sous certaines contraintes. Là se situe le coeur de la libération conditionnelle.

Prévenir la commission de nouvelles infractions. Redondance avec la protection de la société, mais le législateur de 2005 était obsédé par la récidive. Cette prévention, outre la menace de la sévérité en cas de récidive (dont l'efficacité me paraît très douteuse, j'y reviendrai quand je parlerai des peines plancher), il y a aussi le traitement médical ou psychologique, le sevrage alcoolique, qui nécessite aussi une certaine forme de contrainte, qui ne peut être exercée que pendant l'exécution de la peine. La libération conditionnelle sert aussi à cela.

Ces principes s'imposent d'abord à la juridiction de jugement. Dans le cas Cantat, la juridiction était lituanienne, mais ces principes ne sont pas non plus inconnus sur les rives de la Baltique. Une bonne plaidoirie doit à mon sens donner l'opinion de l'avocat sur ces quatre points. C'est en tout cas plus pertinent que l'invocation de l'enfance malheureuse (il y a des présidents de correctionnelle qui viennent de la DDASS, l'excuse passera très mal) ou que "la prison ne sert à rien puisque le prévenu a toujours récidivé", que j'ai entendu récemment dans un prétoire avant que le tribunal ne prononce une peine largement supérieure aux réquisitions du parquet.

Mais une peine s'étalant dans le temps, il ne serait pas bon de la traiter comme une parole sacrée et intangible. Un condamné peut changer, et la longue période d'observation continue qu'est un emprisonnement permet de le constater. C'est là qu'intervient le juge d'application des peines (JAP). Il a de par la loi des pouvoirs étendus mais pas illimités pour modifier la peine en cours d'exécution. Il peut la suspendre, la fractionner (un étudiant condamné à 6 mois de prison ferme fera deux fois trois mois pendant ses vacances scolaires ce qui n'interrompra pas ses études), la réduire pour bonne conduite, donner des autorisations de sorties (une journée à quelques jours, pas plus) et enfin octroyer la libération conditionnelle.

La libération conditionnelle suppose que le condamné ait exécuté une durée d'emprisonnement égale à celle lui restant à accomplir. Ce qu'on appelle la mi-peine, qui n'est pas égale à la moitié de la peine, ce serait trop facile, les réductions de peine devant être décomptées. C'est la première condition, mais pas la seule. Ajoutons que le droit étant la science des exceptions, un condamné ayant un enfant de moins de dix ans avec qui il vit habituellement est dispensé de cette condition de mi peine. La société considère que l'intérêt de l'enfant doit pouvoir justifier une grande clémence.

Une fois que la mi-peine est franchie, le JAP peut, soit d'office (le JAP doit examiner chaque année la situation des condamnés admissibles à cette mesure), soit à la demande du condamné, envisager une libération conditionnelle. Les critères pris en compte sont l'exercice d'un travail à la sortie, les efforts faits en vue d'indemniser les victimes, l'assiduité à un enseignement ou une formation en cours de détention, le suivi d'un traitement médical contre les causes du passages à l'acte, et les conditions qui attendent le condamné à la sortie. Le dossier pénitentiaire est pris en compte, puisque l'avis de l'administration pénitentiraire est sollicité, et un condamné multipliant les incidents et les punitions aura peu de chance de bénéficier d'une telle libération. Un SDF aura bien plus de mal à obtenir une libération conditionnelle qu'une personne attendue par sa famille qui lui a trouvé un emploi. C'est ainsi.

L'intérêt de la libération conditionnelle est que la peine est toujours en cours d'exécution : le libéré reste sous l'autorité de la justice. La libération est conditionnelle. Le droit est aussi la science des épithètes, auquel le public ne prête jamais assez d'attention. Le JAP impose des obligations au libéré (ne pas changer de domicile sans autorisation, répondre aux convocations ou recevoir le travailleur social chargé de son dossier) qui, s'il ne les respecte pas, encourt un retour en prison, qui peut être très rapide, le JAP pouvant révoquer la mesure et décerner mandat d'arrêt sans avertir le condamné. Il y a donc un suivi, et une menace. On est loin du retour à la liberté de fin de peine, ou plus aucun suivi n'est par définition possible (sauf pour les délinquants et criminels sexuels condamnés à un suivi socio judiciaire, car le droit est la science des exceptions).

Ainsi, Bertrand Cantat bénéficiera-t-il d'une telle libération parce qu'il a accompli la moitié de sa peine depuis l'été dernier ; il a intégralement indemnisé les parties civiles qui avaient demandé des dommages-intérêts lors du procès (les enfants de la victime, ses parents s'y étant refusé) ; les risques de récidive paraissent inexistants ; il a de très bonnes conditions d'accueil à l'extérieur et peut espérer aisément retrouver un travail, que ce soit son ancienne activité de chanteur ou tout autre travail. Il est probable qu'il a pu fournir des promesses d'embauche satisfaisantes. Il a un dossier pénitentiaire exemplaire, n'ayant jamais été puni disciplinairement.

Tiens, en rédigeant ce billet, je découvre que Le Figaro publie le jugement du JAP de Toulouse.

Voilà un document précieux.

On apprend donc que la demande a été sollicitée le 22 juillet 2007. On ne peut pas dire que le JAP agisse dans la précipitation. Il a bien un contrat de travail avec Universal Music (oui, un chanteur très marqué à gauche qui travaille pour une multinationale, je ne vois pas où est le problème ?) renouvelé en 2005, des revenus issus de ses droits d'auteur et interprète, qu'il a deux enfants dont il souhaite pouvoir s'occuper - sa fille a 4 ans, son fils 10. La famille de la victime a été consultée qui a exprimé son désaccord, estimant que Bertrand Cantat aurait bénéficié de conditions privilégiées durant sa détention et invoquant l'exemplarité de l'affaire en matière de violences conjugales. L'administration pénitentiaire a donné un avis favorable. Le ministère public ne s'oppose pas (il a un mal fou à être d'accord, c'est un blocage), à condition que la période de suivi ne soit jamais réduite, et que le condamné poursuive à l'extérieur sa prise en charge thérapeutique et s'abstienne de toute intervention publique ou diffusion d'oeuvre relative aux faits (pas de livre, pas d'interview), ce à quoi le condamné a dit qu'il était d'accord.

Le juge explique ensuite sa décision : il constate sa compétence pour statuer seul (peine de moins de dix ans), que le condamné est à mi peine, et répond aux parties.

Sa réponse à la famille de la victime mérite d'être reprise ici, pour les Monsieur Prud'homme qui se scandalisent sans savoir.

Monsieur Cantat et son conseil ont rappelé les conditions de vie carcérale ayant entouré les quatorze mois d'emprisonnement subis à Vilnius, avec notamment un placement en isolement dans une cellule de 6m² située en sous sol, seulement éclairée par un soupirail et une ampoule allumée nuit et jour, une surveillance permanente à travers un miroir sans tain en raison du risque d'un passage à l'acte suicidaire, ou encore l'impossibilité, pour des raisons linguistiques, de bénéficier du soutien psychologique qui lui était à l'époque particulièrement indispensable ;

S’agissant ensuite de l’incarcération subie à MURET, il convient de relever que M.CANTAT, contrairement à certaines allégations ayant pu circuler dans la presse, n’a en aucune manière bénéficié d’un "traitement de faveur" caractérisé par une plus grande liberté de circulation à l’intérieur de l’établissement, de plus larges horaires d’ouverture des cellules , et la prise de repas en commun, l’organisation de sa vie quotidienne ne lui est évidemment pas spécifique, mais réservée à la centaine de détenus affectée au bâtiment dit "de confiance", car ne présentant ni problème de réadaptabilité, ni dangerosité de nature sociale ou psychiatrique.

Loin de lui valoir, comme e pu le penser la partie civile sur le base d’informations erronées, un statut privilégié et des conditions de détention "que bien des prisonniers lui envieraient", la notoriété de M. Cantat l’a au contraire placé dans un contexte singulièrement éprouvant.

Ainsi, et clans la suite de l’incendie [1] survenu au cours de sa détention en Lituanie, et dont le caractère criminel est depuis avéré, M. CANTAT a reçu plusieurs lettres le menaçant de mort, notamment dans les débuts de son incarcération au Centre de Détention faisant actuellement l’objet d’enquêtes auprès du Parquet de TOULOUSE, d’autres sont parvenues à l’approche du débat contradictoire, et même en cours de délibéré. A l’intérieur de l’établissement, un climat de représailles avait également entouré son arrivée et nécessité pour sa sécurité un transfert rapide vers un autre bâtiment, certains détenus ayant utilisé sa faiblesse psychologique pour “s’autoproclamer protecteur” en lui faisant croire qu’il était la cible d’un “contrat” à l’extérieur.

Par ailleurs, toujours en lien direct avec l’extrême médiatisation entourant cette affaire, M. CANTAT a dû affronter de graves atteintes à la vie privée, parmi lesquelles le détournement et la publication dans l’hebdomadaire "VOICI"[2] (édition du 21 février 2005) de sa fiche d’inscription à l’université de Toulouse Le Mirail - ce qui l’a conduit à abandonner les études de philosophie qu’il souhaiter mener par correspondance auprès de cet établissement- , et surtout la parution d’une quinzaine de clichés photographiques pris à son insu en plusieurs moments et lieux du son quotidien carcéral (“VSD” édition du 21 au 27 février 2007, condamnation de la 17e Chambre Civile du TGI de Paris en date du 1er octobre 2007),

Au regard de la durée effective et de la pénibilité de l'emprisonnement subi, la mesure de libération sollicitée par M. CANTAT ne saurait donc être considérée comme prématurée, étant enfin observé que sa sortie définitive eu situe à moins de deux ans, comme étant fixée au 29juillet 2009[3].

Voilà pour ceux qui trouvent que Bertrand Cantat s'en sort trop bien et a passé de joyeuses vacances.

Enfin, rappelons que le fait d'être une personne publique, un "pipole" comme on dit en français moderne, que l'on soit auteur ou victime, n'implique pas la mise à disposition du public de sa vie privée et l'invitation à proférer des jugements aussi définitifs que fondé sur du néant. Laissons ces personnes vivre en paix. A ce titre, je réitère mon avertissement. Les commentaires donnant un avis dont nul, à commencer par moi, n'a que faire sur les divers protagonistes de cette affaire,seront supprimés.

Notes

[1] de sa maison personnelle, NdEolas

[2] Dont je salue au passage la rédaction qui, je le sais, me fait l'amitié de me lire et celle plus grande encore de ne pas s'intéresser à moi

[3] Par le jeu des réductions de peine et décrets de grâce.

vendredi 13 juillet 2007

Le grand divorce de 1790 : la séparation des autorités administratives et judiciaires

Premier volet d'un billet en deux parties sur la justice administrative, dont je parle trop peu, et les politiques, pas du tout, alors qu'elle le mérite amplement.

Tout d'abord, voici un aperçu historique de cette dichotomie absolument fondamentale en droit français, et qui est assez unique au monde.

Mais avant de revenir aux origines, définissons un peu : qu'est ce que cette séparation, que signifie-t-elle ?

Il s'agit d'une interdiction faite aux magistrats judiciaires (aussi bien les procureurs que les juges) de connaître des affaires de l'administration. Cette interdiction est absolue, et comme tout ce qui est absolu en France, connaît des exceptions.

Ainsi, un tribunal judiciaire ne peut juger un litige vous opposant à l'Etat, une collectivité locale (région, département ou commune), une administration (le Trésor Public) ou un établissement public (l'Institut Géographique National, ou les haras nationaux). Il est incompétent, et doit refuser de juger. Sous l'ancien code pénal, s'immiscer dans les affaire de l'administration était pour un juge le crime de forfaiture.

Pourquoi cette séparation ?

C'est là que l'Histoire nous éclaire. Cette séparation remonte à la Révolution française. Rappelons que c'est la réunion des Etats Généraux par Louis XVI qui en est le point de départ, quand ceux-ci vont devenir assemblée nationale constituante le 20 juin 1789 (date qui devrait être la véritable fête nationale, plutôt que cet incident sans intérêt que fut la prise de la Bastille).

Mais qu'est ce qui a provoqué la réunion des Etats Généraux ?

Une guerre que livraient les juges au roi. Les cours d'appel (on les appelait les parlements) avaient pour mission de retranscrire dans leurs registres les lois décidées par le roi. Cette formalité administrative, condition de l'applicabilité de la loi, a été dévoyée par les magistrats qui se permirent de commenter le texte, et, avant de l'enregistrer, d'adresser des remontrances au roi, lui demandant de modifier tel et tel point. Si le roi refusait et renvoyait le même texte, ou insuffisamment amendé, ils faisaient des itératives remontrances puis des réitératives remontrances. Réitérer suppose en effet de répéter trois fois : on fait, on itère et on réitère.

La seule possibilité qu'avait le roi d'imposer sa volonté était de se déplacer en personne pour, au cours d'une cérémonie appelée lit de justice (car le roi prenait place sur un divan à la romaine et était allongé), ordonner lui même la transcription de la loi au greffier, qui ne pouvait que s'exécuter.

Louis XV nomma le Chancelier Maupeou qui opéra une réforme à la hussarde (avec arrestation et exil de magistrats) pour mettre fin au pouvoir des parlements. Louis XVI le renvoya, et rétablit les anciens usages, croyant ainsi calmer la fronde des magistrats. Maupeou dit à cette occasion : « J'avais fait gagner au roi un procès qui dure depuis trois cents ans. Il veut le reperdre, il en est le maître. »

Et en effet, quand le roi voulut instituer de nouveaux impôts pour faire face aux finances désastreuses de l'Etat (une tradition qui a survécu elle aussi), les magistrats refusèrent, disant que le consentement à l'impôt rendait nécessaire que les Etats Généraux se réunissent pour les approuver, comme c'était le cas lors de la Guerre de Cent Ans. Face à ce blocage, le roi n'eût d'autre choix que de réunir les Etats Généraux.

Je simplifie un peu, la réunion des Etats de 1789 eût d'autres causes, mais nous devons rester dans le sujet.

Les révolutionnaires arrivés au pouvoir n'ont pas oublié que les juges avaient paralysé le pouvoir royal et contraint à la réunion des Etats. Loin de leur en savoir gré, ils ont compris que leurs belles lois seraient également lettres mortes si les parlements se permettaient de les discuter, de leur faire des remontrances, ou d'annuler leurs décisions. C'était pour eux hors de question. Invoquant la séparation des pouvoirs, principe qui n'a jamais été compris en France, et n'a JAMAIS bénéficié au pouvoir judiciaire [1], les révolutionnaires vont à jamais retirer aux juges le pouvoir de s'intéresser à l'action de l'administration.

C'est donc une loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

Cette loi est toujours en vigueur, vous pouvez la trouver sur Légifrance.

Pour faire bonne mesure, les révolutionnaires vont reprendre en main la magistrature. Après une brève expérience d'élection des juges, sur l'exemple américain, les juges seront des agents publics, rémunérés par l'Etat. La vénalité des offices de juge est abolie[2]

Pour le pouvoir judiciaire, l'histoire s'arrête là. Il va docilement appliquer la loi de 1790, qui a été érigée depuis en principe à valeur constitutionnelle.

Le problème est que la réalité est têtue, et que supprimer les juges ne supprime pas les conflits. L'activité de l'Etat peut générer des dommages, peut prendre des formes illégales, et il est normal de pouvoir se défendre.

Dès 1791, des fonctionnaires sont chargés de juger ces litiges. Mais ils ne sont ni impartiaux ni forcément compétents, et les décisions de l'Etat ne sont pas susceptibles d'examen juridictionnel.

L'acte de naissance du droit administratif est la création du Conseil d'Etat, le 13 décembre 1799. Cette institution de jurisconsultes, conseillers du Premier consul, va également avoir un rôle juridictionnel, cette double facette n'ayant jamais disparu jusqu'à aujourd'hui. Et ainsi, parallèlement aux juridictions judiciaires traditionnelles, va apparaître un ordre de juridiction autonome, l'ordre administratif. Dans un premier temps, son rôle se limitera au contrôle de la légalité des actes de l'administration, en annulant les actes contraires à la loi.

Cette coexistence pose un problème de répartition des compétences pour certaines affaires un peu compliquées (la réalité a une imagination sans limite, les juristes le savent bien), ou quand l'Etat se comporte comme une personne ordinaire (en recrutant une personne par un contrat de travail, par exemple). En 1848, la IIe république va donc créer le Tribunal des Conflits, juridiction dont le seul rôle est de désigner l'ordre compétent, sans résoudre le litige au fond. C'est la seule juridiction à cheval sur les deux ordres, composée en nombre égal de conseillers d'Etat et de conseillers à la cour de cassation, présidée par le Garde des Sceaux, qui ne vote que pour départager. C'est également le seul tribunal qui rend des arrêts, le vocabulaire habituel voulant que les tribunaux rendent des jugements, et les cours, des arrêts. Le tribunal des Conflits est saisi dans deux types de cas, qu'on nomme conflit. Soit un conflit négatif, quand aucun tribunal ne se reconnaît compétent, soit un conflit positif, et que celui qui pensera qu'il s'agit de l'hypothèse où les deux tribunaux se déclarent compétents sorte sous les quolibets. Pourquoi voudriez-vous qu'un justiciable qui a un tribunal qui accepte de se prononcer aille demander à l'autre si lui aussi ne voudrait pas statuer ? Le conflit positif est quand le préfet du département prend un arrêté contestant la compétence du juge judiciaire au profit du juge administratif (uniquement dans ce sens, judiciaire vers administratif). Le tribunal des conflits tranche et renvoie l'affaire sans la juger devant le tribunal qu'il a déclaré compétent.

Le Tribunal des Conflits existe encore, puisqu'il a été saisi dans l'affaire du CNE par le gouvernement qui déniait au juge judiciaire (le Conseil de prud'hommes de Longjumeau et la cour d'appel de Paris) la compétence pour juger de la conformité d'une ordonnance, acte du gouvernement, à une convention internationale.

Et c'est le Tribunal des Conflits qui va faire parvenir le droit administratif à l'âge adulte, au lendemain de la chute du Second Empire, à la suite d'un banal accident sur la voie publique.

Le 3 novembre 1871, une fillette insouciante du haut de ses cinq ans et demi, et totalement ignorante que le destin du droit l'a marquée de son sceau, marche dans les rues de Bordeaux. Mais le malheur va frapper la petite Agnès Blanco, sous forme d'un wagon de la manufacture des tabacs de Bordeaux, poussé sans prudence par Henri Bertrand, Pierre Monet et Jean Vignerie, employés de cette manufacture. Le wagon va renverser Agnès et lui passer sur la cuisse, qui devra être amputée. Le père d'Agnès va assigner en justice devant le tribunal judiciaire les trois employés et l'Etat, en la personne du préfet de la Gironde, Adolphe Jean. Le tribunal se déclare compétent, et le préfet de la Gironde, partie au procès et qui avait soulevé cette incompétence, prend un arrêté de conflit, que diable, on n'est jamais mieux servi que par soi même.

Le 8 février 1873, le tribunal des conflits, avec la voix de départage du Garde des Sceaux Jules Dufaure pour rompre l'égalité, va donner compétence au juge administratif, par cette formule célèbre chez les étudiants de deuxième année de droit :

Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ; Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ; Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ; (...)

C'est l'arrêt Blanco.

Le droit administratif est né, il est majeur, et indépendant du droit privé, son père naturel. Désormais, il ne s'agit plus seulement de juger de la légalité des actes de l'administration, mais aussi de condamner l'Etat pour les dommages que cause son action. L'Etat devient responsable.

Aujourd'hui encore, le droit administratif fait partie de la branche du droit public, séparée du droit privé. Les juristes se divisent eux même, en imitation, entre publicistes et privatistes.

Les publicistes étudient et enseignent la Constitution, le droit international public (droit des relations entre Etats), mais plus prosaïquement aussi les contrats administratifs, les marchés publics, l'urbanisme, le droit fiscal, le droit de l'environnement, entre autres. Bref tous les droits où une des parties au moins est l'Etat au sens le plus large. Les privatistes quant à eux se consacrent aux droits où l'Etat n'est pas en cause : droit des contrats, droit du travail, droit de la famille, droit des successions, droit commercial...

Ce sont vraiment deux droits différents. Ce ne sont pas les mêmes textes qui s'appliquent, jusqu'à la procédure. Le droit administratif sera d'ailleurs un droit essentiellement prétorien, ce qui fait penser au droit anglo-saxon. Bien des principes résultent non pas d'une loi mais d'une jurisprudence du Conseil d'Etat, et il n'est pas de matière où l'on consacre plus de temps aux recherches et études de décisions antérieures. A tel point que si la bible des privatistes est le Code civil, celle des publicistes est le GAJA (prononcer gaja), le recueil des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative ; et un publiciste qui croit savoir que le Conseil d'Etat va rendre un Grand Arrêt est encore plus excité qu'une jeune fille qui va au bal.

Le droit administratif a donc sa poésie, avec des noms d'arrêts parfois exotiques (Arrêt Société Commerciale de l'Ouest Africain, dit arrêt du Bac d'Eloka, Tribunal des Conflits, 22 janvier 1921), historiques (Arrêt Prince Napoléon, Conseil d'Etat 19 février 1875), géologiques (Arrêt société des Granits porphyroïdes des Vosges, Conseil d'Etat 31 juillet 1912), politiques (Arrêt Cohn-Bendit, Conseil d'Etat, 22 décembre 1978), ou pas (Arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers, Conseil d'Etat 30 mai 1930). Le Conseil d'Etat propose une sélection de ces grands arrêts sur son site.

Las, la réalité, encore elle, fait toujours voler en éclat les plus belles constructions intellectuelles. Cette belle séparation ne peut pas être absolue et il est des nombreux domaines juridiques qui empiètent des deux côtés de la frontière.

Le droit pénal, par exemple, concerne bien l'Etat et l'individu, puisque le premier se propose de priver le second de sa liberté ou d'une partie de ses biens (autrefois, de sa vie même) pour ne pas avoir respecté les règles qu'il a posées. Mais le droit pénal est pourtant du droit privé, car il relève par essence du pouvoir judiciaire. Ce qui n'empêche que le juge pénal doit pouvoir apprécier de la légalité des actes administratifs qui fondent les poursuites, par exemple de la légalité du refus de titre de séjour à un étranger poursuivi pour séjour irrégulier. C'est cette exception qu'a posé un arrêt du tribunal des conflits du 5 juillet 1951, Sieurs Avranches et Desmarets, et qui a été consacré par l'article 111-5 du code pénal. J'aime la lueur de panique qui apparaît dans le regard du juge correctionnel (expert du droit privé) quand je soulève une exception d'illégalité d'un arrêté préfectoral en invoquant de la jurisprudence du conseil d'Etat et des articles du code de l'entrée et du séjour des étrangers dont le magistrat en face de moi ne soupçonnait même pas l'existence ce matin en se levant....

Le droit fiscal est le postérieur entre deux chaises, la plupart des impositions relevant du droit public, mais celles frappant le patrimoine, concept de droit privé, relevant de ce dernier droit. Ainsi, si le Conseil d'Etat est le juge suprême en matière de TVA ou d'impôt sur le revenu, c'est devant la cour de cassation que vous irez chipoter vos droits de succession ou votre impôt de Solidarité sur la fortune.

Dernier exemple de droit à cheval entre les deux mondes, le droit des étrangers, que votre serviteur pratique assidûment, la délivrance des titres de séjour relevant exclusivement de l'autorité administrative, de même que les mesures de reconduite à la frontière, tandis que la répression du séjour irrégulier et la privation de liberté qu'entraîne une mesure d'éloignement par la force nécessite le contrôle du juge judiciaire.

Mais là, je me dois de respecter la séparation de l'ordre des billets, et je risque d'empiéter sur le domaine du second. Je me dois donc d'arrêter avant le conflit[3].

La suite, lundi.

Notes

[1] Dans la constitution de la Ve république, ce pouvoir est ravalé au rang d'autorité, et le garant de son indépendance est le président de la République, cherchez l'erreur.

[2] Sous l'ancien régime, les juges achetaient leur charge et pouvaient la revendre à leur successeur, comme c'est encore le cas pour les notaires et les huissiers de justice et les commissaires priseur.

[3] Seul les juristes apprécieront le jeu de mot contenu dans cette phrase.

lundi 4 décembre 2006

Soyez le juge... des enfants

Lecteurs laxistes et démissionnaires, ce billet est pour vous. Aujourd'hui, je vous propose une petite immersion dans les cabinets aux portes closes [1] où sont jugés les mineurs délinquants, et protégés les mineurs en danger, qui parfois sont les mêmes.

Le droit des mineurs est assez compliqué, évolutif lui aussi, surtout ces derniers temps, et j'ai donc dû aller au plus simple en sacrifiant beaucoup d'aspects de la fonction. Ainsi, le dossier que je vais vous présenter aujourd'hui sera le seul que vous aurez à juger, ce qui est une première entorse à la réalité, où votre cabinet regorgerait de dossiers. Il ne porte que sur un problème de délinquance de mineurs, car c'est un thème d'actualité, un thème que je connais un peu, et traiter de dossiers de protection de l'enfance vous collerait une dépression. Mais c'est un thème que j'aborderai sous forme d'un billet, ça en vaut le coup.

Merci à Dadouche, juge des enfants, d'avoir bien voulu relire et corriger mon billet, qui s'inspire d'une affaire réelle mais ancienne, que j'avais suivi comme élève avocat et dont les détails ne me sont pas tous revenus : mon imagination a compensé ma mémoire défaillante, au risque d'incohérences qu'elle a impitoyablement relevées pendant que je rougissais de confusion.

Vous êtes donc juge des enfants. Vous siégez dans votre cabinet, qui est un bureau que vous partagez avec votre greffier (il a aussi un bureau dans une pièce partagée par tous les greffiers, ce qui lui permet de travailler pendant certaines audiences que vous tenez en son absence. C'est illégal, mais c'est une pratique devenue courante sous peine d'asphyxie du service. Les parties ont été convoquées. Il s'agit des deux mineurs concernés, de leurs avocats et des parents, qui sont civilement responsables, c'est à dire tenus à réparer les dommages commis par leurs bambins. Les chaises sont déployées en éventail devant votre bureau, votre greffier est prêt, le dossier est sous vos yeux. C'est parti.

Notes

[1] La loi prévoit que les audiences concernant les mineurs ont lieu hors la présence du public, à huis clos, huis étant un mot vieilli qui désigne les portes des maisons, le mot porte ne s'appliquant qu'aux entrées des villes.

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mercredi 5 avril 2006

Les pieds nickelés sont dans la place

Où l'auteur tourne enfin la page du CPE et retourne dans le prétoire pour y tomber nez à nez avec ses nouveaux ennemis.

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lundi 27 mars 2006

Sifflons la fin de la récré

Pour la deuxième fois de la courte historie de ce blog, je ferme les commentaires sous un billet, hormis ceux de plus de 42 jours qui le sont pour des raisons de spam.

La première était ma notice sur Jean-Marc Varaut, dont le crime d'être un nationaliste et de ne jamais avoir eu peur de défendre des personnes d'extrême droite ne pouvait être lavé par la mort aux yeux de certains sycophantes du dogme.

Le deuxième est mon billet sur le CPE.

Jamais je ne me suis pris en si peu de temps autant de commentaires injurieux, uniquement parce que j'explique ce qu'est le CPE, constate que ce n'est pas la légalisation de l'esclavage des jeunes, et critique les grèves et les blocages de faculté.

Ajoutons à cela un très grand nombre de commentaires, de gens écrivant ici pour la première fois, ayant un rapport plus ou moins pertinent avec le billet, dont la lecture me fait perdre du temps. Aucun débat ou presque ne s'installe, le seul intéressant étant hors sujet, sur le statut des thésards.

Bref, la récré est finie.

Merci à ceux qui, perdus dans le brouhaha, ont dit avoir apprécié mes explications, et à ceux qui ont pris la peine de me l'écrire par e mail. Quant à ceux qui disent me lire depuis longtemps et commentent pour la première fois pour dire que je les déçois, navré de leur avoir fait perdre leur temps deux fois : pour lire mon billet et pour écrire leur commentaire.

Je ne pense pas écrire de billet d'ici jeudi (pour la décision du Conseil constitutionnel) le temps que la foule se disperse.

Mais bon, changer d'avis n'est pas le privilège de l'actuel président de la république.

samedi 25 mars 2006

Faisons le point sur le CPE

Où l'auteur règle ses comptes suite à un traumatisme de jeunesse.

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