Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 22 février 2021

J’avais un confrère et un ami

Jean-Yves Moyart, alias Maitre Mô, nous a quitté le 20 février 2021. Depuis l’annonce de sa disparition, les hommages se sont multipliés, et à raison. De la presse (ou encore ici ou ), du ministre de la Justice, qui fut son confrère, et de la profession judiciaire dans son ensemble : policiers, gendarmes, greffiers, juges, procureurs, avocats.

Ce n’est pas faire dans l’emphase de dire que c’est un avocat d’exception qui est parti, que la perte pour le barreau est immense, et que le trou béant qu’il laisse dans le cœur de ceux qui l’ont connu et aimé (ce sont forcément les mêmes), incommensurable. C'est la pure vérité.

Jean-Yves avait la défense dans le sang, dans les tripes, dans chaque fibre de son être. Il a raconté de manière désopilante son grand oral du barreau, qui s’est joué de justesse car il avait quasiment fait l’impasse sur toutes les matières qui n’étaient pas du pénal, et il est tombé sur les sûretés, qui ne sont pas du pénal. Heureusement, le jury a vu l’avocat qui poignait sous l’étudiant dégingandé qui se liquéfiait devant eux. Il faisait partie de ces confrères qui ont toujours su exactement ce qu’ils voulaient faire, et il ne s’était pas trompé.

Un des dangers qui nous guettent dans un dossier par trop mal engagé, c’est l’abattement. La résignation. Se dire que cela ne vaut pas le coup de trop s’investir dans ce dossier, car le client s’arc-boute sur une stratégie de défense que nous lui déconseillons, qu’il a des antécédents accablants, que la juridiction devant laquelle il va comparaître est réputée impitoyable, que le procureur requerra beaucoup, et obtiendra plus. C’est un combat quotidien de chasser ce fatalisme pour se battre jusqu’au bout. Jean-Yves était immunisé contre cela. Il était incapable d’envisager de ne pas tout donner dans chacun de ces dossiers, quitte à en sortir lessivé, avant d’enchaîner sur le suivant, tout aussi prenant. Parce que Jean-Yves avait une capacité d’empathie qui n’a jamais trouvé ses limites, au point que nous en avons conclu qu’elles n’existaient pas.

Il n’y a pas un réprouvé (il aimait bien ce terme), un paumé, un cabossé, chez qui il ne savait déceler la flamme de l’humanité, et dans la nuit qu’avait jeté autour de lui celui qu’il défendait, amener juges, jurés, et parfois les parties civiles elle-mêmes, à tourner leurs regards vers cette lumière. Non pour le pardon, il a défendu des gens qui avaient commis des actes pour lesquels tout pardon était impossible, mais pour que malgré tout, on se souvienne que c’est un humain, un des nôtres, notre frère, que nous jugeons. C’est l’honneur de notre société de juger sans haine et dans la mesure du possible sans colère, de sanctionner sans humilier, de toujours penser à l’avenir et de s’interroger sur ce que cela prendra pour que celui qui sera un temps mis au ban reprenne un jour sa place dans la fraternité humaine. Cette nécessité était pour lui une évidence, et il avait chevillé au corps l’humanisme qu’il fallait pour cette tâche titanesque.

Il n’en sortait pas indemne, mais se plaindre après avoir défendu des gens dont la vie rend le mot misère insuffisant lui était impensable. Il se rebâtissait en s’entourant des gens qui l’aimaient et qu’il aimait tant en retour, sans réserve, par des bains de joie, et par une consommation de champagne qui n’est par pour rien dans la prospérité de la filière. Parfois, au cours des agapes dionysiaques qu’il organisait, ou rendait telles par sa simple présence, on pouvait apercevoir un bref moment un voile tomber sur son regard, la noirceur qu’il avait combattue hier ou celle qui l’attendait demain s’échapper un instant. Mais très vite, il se rendait compte qu’on le regardait, son regard croisait le nôtre, ses yeux souriants avant même que sa bouche ait eu le temps de prendre la suite, et il dissipait ces ténèbres d’un bon mot ou, plus souvent, d’une remarque scabreuse.

La fidélité en amitié n’était pas un vain mot chez lui, il en avait une conception enfantine, quand les serments se font naturellement sans la moindre arrière-pensée et pour toute la vie, qui à cet âge est synonyme d’éternité. C’est pour cela que j’ai sans hésiter fait appel à lui pour me défendre lorsque des gens dont je n’ai pas envie de parler ici m’ont cherché querelle. Car je savais qu’il accepterait avec joie, outre que le corpus delicti le plongerait dans des abîmes d’hilarité. La confraternité non plus n’était pas un vain mot ; je l’ai rarement entendu prononcer le mot, il préférait pratiquer. Il était irréprochable, et incapable de comprendre qu’on ne le fût pas soi-même. Confronté comme il le fut à des confrères médiocres qui compensaient leur absence de talent par des basses ruses de prétoire, il ne se fâchait pas et ne tenait pas rancœur, mais le coupable était jeté au Tartare de son indifférence, dont on ne revenait pas, non qu’il fût rancunier mais parce que la condamnation était toujours méritée.

Il était de ces confrères qui nous donnent chaque jour, par leur exemple, envie de donner le meilleur de nous-mêmes, de ces humains qui ont compris que la seule chose qui vaille dans cette vallée de larmes, c’est de s’embrasser et de se dire qu’on s’aime autant qu’on peut, et de se retrouver, souvent, pour rire de tout, à commencer par soi-même. Il aurait détesté de tous nous voir pleurer autant que nous avons pleuré ces derniers jours à cause de lui. Qu’importe, je ne puis regretter cette trahison, et il nous a trop donné pour qu’être brutalement privé de lui à jamais ne nous fasse pas mal.

lundi 2 mars 2020

Du bon usage des exceptions (et du mot incident)

Ce billet a été inspiré par une série de tweets de mon confrère au barreau de Twitter, Maître McLane (le fil entier est là). Il faisait état de petits accrochages avec le parquet à l'occasion des journées de défense massive organisées par le barreau de Paris dans le cadre du mouvement de grève contre la réforme des retraites, dont je vous ai déjà parlé. Lors de ces journées de défense massive, au lieu d'avoir un avocat affecté à plusieurs dossiers, c'est le contraire : plusieurs avocats sont affectés à un seul dossier, chaque équipe étant en principe animée par un pénaliste chevronné, et le dossier est disséqué minutieusement et tout ce qui peut être critiqué l'est. Dans ce cas, nous prenons, dans l'urgence que supposent nécessairement les comparutions immédiates, des conclusions écrites (rappelons que le terme conclusions indique en droit une argumentation écrite exposant au juge une demande en expliquant son bien-fondé en fait et en droit, et qui le saisissent c'est à dire l'obligent à y répondre, que ce soit pour les rejeter ou y faire droit, dans les deux cas en expliquant pourquoi).

Permettez-moi, comme à l'accoutumée, de vous emmener faire un petit détour avant que je ne vous amène là où je veux en venir.

Quand j’ai le plaisir et l’honneur de participer à la formation de jeunes confrères et consœurs, un des conseils que je leur donne est, dans leur plaidoirie, de ne pas répondre aux réquisitions du procureur. C’est contre-intuitif mais c’est important. Pourquoi ?

Parce que c’est un travers de civiliste. Dans les procédures civiles (ce sont les litiges privés qui opposent des particuliers ou des sociétés ou associations entre eux et entre elles), procédure parfaitement accusatoire, le demandeur expose ses demandes, et le défendeur y réplique point par point. Puis le juge tranche dans sa décision, et à la fin accorde un article 700 ridiculement insuffisant à la partie qui gagne.

Il est normal de répondre point par point dans ces cas car chacune de ces demandes saisit le juge, c’est à dire l’oblige à y répondre. Ne pas répliquer, c’est risquer d’entendre le juge dire que cette demande n’est pas contestée et donc qu'il y fait droit.

La logique du procès pénal, inquisitoire, est toute autre : le juge est saisi des faits par l’acte de citation, et à compter de ce moment, a une très vaste liberté de décision et avant cela, pour mener son audience. Il doit rechercher lui-même la vérité, notamment en interrogeant le prévenu et le plaignant. (Curieusement, il fait montre d’un enthousiasme très modéré face à l’audition de témoins, malgré les injonctions de la CEDH, mais lire un PV c’est tellement plus rapide).

Cette procédure inquisitoire fait que le juge ne donne la parole aux avocats et au procureur pour poser des questions que quand lui-même a fini son interrogatoire. Autant dire que souvent, on n’a plus beaucoup de questions à poser. C’est la différence majeure avec un procès anglais où le juge ne pose éventuellement de questions que quand les parties ont fini leur interrogatoire qui est pour le moins vigoureux.

Les réquisitions du parquet ne constituent pas des demandes proprement dites, comme au civil : le juge n’a pas à y répondre de manière précise. Ce sont des suggestions, un « je serais vous, je prononcerais telle peine » (par ex les galères si vous êtes @Proc_Epique ).

Dès lors, les commenter, les décortiquer, est une perte de temps (la question n'est pas "est-ce que le procureur a raison ?", mais "que doit-on décider pour le prévenu, et le cas échéant le plaignant ?") et de fait revient à les répéter encore et encore, et à les graver dans l’esprit du juge lors du délibéré. En plus, certains confrères ou consœurs se font plaisir et en profitent pour critiquer le procureur lui-même à travers ses réquisitions, puisqu’il n’est pas censé répondre. Il peut demander à répliquer, mais ça impose au tribunal de rendre la parole à la défense qui doit s’exprimer en dernier. Ça agace le juge et ne sert à rien puisque le parquet peut se prendre une deuxième fournée de « le procureur est vraiment méchant ».

Par pitié, chers confrères, ne faites pas ça. C’est moche, c’est même un peu lâche, et pire que tout : c’est inutile. Ça n'aide pas le juge à prendre sa décision, et il sait déjà que le procureur est méchant : ils étaient ensemble à l'ENM.

Mais le droit est la science des exceptions. Il y a deux cas où ma prohibition de principe de répondre au parquet est levée.

Premier cas : si vous êtes d’accord avec lui. Il arrive que le parquet prenne des réquisitions modérées qui sont conformes à ce que vous vouliez obtenir (voire qu’il requière la relaxe). Dans ce cas, bien sûr que vous les répétez, pour les approuver. Il faut qu'elles soient gravées dans l'esprit du juge pour le délibéré, et ajoutez-y vos propres arguments : n'oubliez jamais que les réquisitions n'étant pas des demandes, il n'y a pas d'ultra petita, et le juge peut très bien aller au-delà des réquisitions.

Deuxième cas, plus rare : les réquisitions sont illégales. La peine requise est illégale, que ce soit la principale ou la complémentaire (j’ai vu une peine requise dépassant le maximum légal ou une interdiction du territoire demandée alors que la loi ne la prévoyait pas).

Là, il faut le signaler au tribunal, sans enfoncer le procureur qui sera déjà assez mortifié de son erreur, n’oubliez pas les principes essentiels de délicatesse et de courtoisie. L’élégance sert le discours. Et les procureurs ont de la mémoire.

C’est là que j’en reviens à ces histoires d’exceptions prises par conclusions écrites. Une exception en droit est un argument juridique soulevé en défense (on utilise le verbe exciper) qui vise à faire échec à tout ou partie des prétentions adverses. On le distingue de l'incident, qui est une demande qui modifie le cours de l'instance et sur laquelle il faut statuer avant d'examiner le reste de l'affaire. Si je soulève que l'action publique contre mon client est prescrite, je soulève une exception de prescription. Si je demande une expertise psychiatrique pour voir s'il n'est pas atteint d'un trouble mental, ou la disjonction du cas de mon client d'avec le reste du dossier, je forme un incident. Si je demande que telle ou telle pièce de la procédure soit déclarée nulle, c'est une exception de nullité.

C'est pourquoi je vous en supplie, amis magistrats, cessez de dire que, lorsqu'un avocat excipe de la nullité de tout ou partie de la procédure, l'incident est joint au fond. Ce n'est pas un incident. Vous demandez ou décidez, selon le cas, qu'en réalité l'exception soit jointe au fond.

Ces exceptions sont, en procédure pénale, et s'agissant du tribunal correctionnel, régies par l'article 385 du code de procédure pénale :

Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu'il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction.

(suivent deux alinéas réglant le cas où il y a eu une instruction préparatoire, puisque les nullités de procédures sont régies par les dispositions propres à l'instruction : compétence de la chambre de l'instruction, délai de six mois pour agir, purge des nullités à la fin de l'instruction).(NdEolas)

Lorsque la procédure dont il est saisi n'est pas renvoyée devant lui par la juridiction d'instruction, le tribunal statue sur les exceptions tirées de la nullité de la procédure antérieure.

La nullité de la citation ne peut être prononcée que dans les conditions prévues par l'article 565.

Dans tous les cas, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.

Notez bien que le code parle d'exceptions, pas d'incidents.

Cela signifie que si j'entends contester la régularité de la garde à vue, je ne peux le faire que devant le tribunal, et encore dois-je le faire avant toute défense au fond. La jurisprudence, appliquant scrupuleusement la règle du jeu de dupes qui veut que toute règle doit s'interpréter de façon la plus restrictive et en lui donnant le moins d'efficacité possible quand elle s'applique à la défense, a décidé "qu'avant toute défense au fond" s'entendait comme dès le début des débats, avant que l'interrogatoire du prévenu ait commencé, car répondre aux questions du président est déjà une défense au fond. Donc ces débats ont lieu aussitôt l'identité du prévenu constaté et les faits reprochés rappelés. Autre supplique : chers confrères, cessez de dire in limine litis dans vos conclusions pénales : c'est de la procédure civile. Ce n'est pas sale, mais il y a des chambres spécifiques pour faire ça.

Là où l'interprétation de cette règle par la jurisprudence devient manifestement dépourvue de sens, c'est quand on lit l'article 459 du code de procédure pénale, cœur des récriminations de McLane :

Le prévenu, les autres parties et leurs avocats peuvent déposer des conclusions.

Ces conclusions sont visées par le président et le greffier ; ce dernier mentionne ce dépôt aux notes d'audience.

Le tribunal qui est tenu de répondre aux conclusions ainsi régulièrement déposées doit joindre au fond les incidents et exceptions dont il est saisi, et y statuer par un seul et même jugement en se prononçant en premier lieu sur l'exception et ensuite sur le fond.

Il ne peut en être autrement qu'au cas d'impossibilité absolue, ou encore lorsqu'une décision immédiate sur l'incident ou sur l'exception est commandée par une disposition qui touche à l'ordre public.

Voici le résultat de la combinaison de ces articles : si j'estime que la garde à vue au cours de laquelle mon client a avoué les faits était illégale, je dois tout de suite le soulever, dès le début de l'audience. J'explique en quoi le tribunal doit à mon sens annuler cette garde à vue, et donc les aveux qu'il y a fait, puisqu'ils n'ont pas été recueillis dans des conditions légales. Le juge n'est pas censé, sauf exception exceptionnelle (impossibilité absolue, ou décision immédiate commandée par une disposition touchant l'ordre public, rien que ça), me répondre immédiatement, mais il joint l'exception au fond, c'est à dire qu'il me répondra par un seul jugement sur toute la procédure (et appelle ça "joindre l'incident au fond" pour me faire trépigner de rage). Puis le fond est abordé, et le président peut tout à loisir lire le procès verbal dont je viens de soutenir qu'il est illégal. À ce stade, il figure toujours au dossier, puisqu'il n'a pas encore été annulé. Ensuite, le juge se retire pour délibérer sur le tout, et revient en disant que oui, cette garde à vue était parfaitement illégale, et il annule ces aveux ainsi illégalement obtenus, reconnaissant ainsi que les débats au fond n'auraient jamais dû se faire avec cette pièce à la procédure. Et ensuite, il peut condamner le prévenu, estimant que malgré ses dénégations à l'audience, son intime conviction de juge est faite : il est bien coupable. Quelle mystérieuse intuition, n'est-ce pas ? Le jeu de dupes, dans toute sa splendeur.

Comme si cela ne suffisait pas, des juges et des procureurs ont cru devoir inventer une règle supplémentaire : pour que nos exceptions de nullité soient valables, il FAUDRAIT qu'elles fussent écrites. Dans une procédure orale. Mais l'oxymore ne semble pas les gêner. Pourtant, le texte est clair : la défense, comme toute partie PEUT déposer des conclusions. Elle n'y est pas tenue. Quand le législateur veut imposer des conditions de forme, il sait très bien le faire et le fait en des termes dépourvus de toute ambiguïté. Nous avons donc pris l'habitude, quand cette règle nous est sortie d'un mortier, de nous élever en bloc contre cette affirmation. Le code étant, pour une fois, avec nous, les présidents sont bien obligés de céder. Devant le caractère répétitif de ces incidents, nous avons même pris soin d'appeler la jurisprudence à la rescousse, puisque la cour de cassation nous a donné raison dans un arrêt du 26 avril 2017, n°16-82742, publié au bulletin, quand face à un (feu) juge de proximité qui avait refusé de répondre à des exceptions de nullité au motif qu'elles n'avaient pas été déposées par écrit, répond :

c'est à tort que la juridiction de proximité s'est estimée non valablement saisie de ces exceptions, les articles 385 et 522, alinéa 4, du code de procédure pénale n'exigeant pas que les exceptions de nullité soient soutenues par écrit.

C'est, peut-on croire, suffisamment clair. Eh bien non, pas assez, puisqu'à l'audience dont fait état mon confrère, et où j'étais, le procureur avait reproché à la défense de n'avoir pas pu préparer des conclusions écrites et, quand on lui a montré cet arrêt, a répliqué, avec une pointe de mauvaise foi, que ce n'était pas ce qu'il lisait du sens de cet arrêt.

L'info a quand même visiblement circulé un peu car le lendemain, c'est un tout autre argument qui nous a été sorti sur le fondement de cet arrêt : puisque la cour de cassation, dans sa décision, dit que c'est à tort que le juge de proximité s'est estimé non valablement saisi alors qu'il l'était par le moyen soulevé oralement avant toute défense au fond, l'absence de ces conclusions écrite empêchait toutefois la Cour d'être en mesure d'exercer son contrôle sur les réponses apportées par la juridiction. Et à l'audience, un procureur en a déduit que la jurisprudence précité permettait au tribunal de se dispenser de répondre aux moyens ainsi soulevés. D'où une légitime colère que je partage, même si je salue la franchise de ce parquetier, car c'est rare que le jeu de dupes soit ainsi aussi clairement et publiquement assumé.

Un autre argument que j'ai entendu soulevé était tiré du contradictoire. Là encore, les bras m'en tombent. La comparution immédiate est une procédure rapide, pour ne pas dire sommaire, décidée unilatéralement par le parquet, qui veille jalousement à sa prérogative et ne manque jamais de rappeler que son choix est souverain et qu'il n'a pas à en justifier. Et c'est vrai, il a raison. Mais il ne peut choisir souverainement une telle procédure et en pleurer la conséquence logique : le contradictoire est réduit à l'identique que les droits de la défense, prise à la gorge par le peu de temps qui lui est laissé. Nous ferons des conclusions chaque fois que nous le pourrons, et si vous en voulez des belles bien imprimées sur du velin avec la jurisprudence citée en annexe, faites plutôt une convocation par procès verbal, et jugez le prévenu dans quelques semaines. Vous verrez, la qualité des débats en est améliorée. Ou alors, c'est simple : donnez-nous accès à la procédure dès la garde à vue. Comme ça, nous préparerons les conclusions chez nous et vous les aurez en même temps que vous lirez la procédure de police avant d'orienter le dossier. Quand je vous dis que c'est gagnant-gagnant, les droits de la défense.

Donc, car il faut bien conclure (jeu de mot) : dans la mesure du possible, chers confrères, il faut prendre des conclusions écrites. Pour se protéger, en obligeant le tribunal à y répondre et en permettant aux juridictions supérieures d'exercer un contrôle sur les réponses apportées. Mais ce n'est pas obligatoire, seules les QPC prenant obligatoirement une forme écrite. Il faut alors veiller à annoncer dès les premières secondes que l'on soutiendra une exception de nullité. Et tenez tête au tribunal qui râlerait : qu'il se plaigne au législateur, qui a fixé les règles, et au parquet, qui a fixé la chronologie.

Et chers amis magistrats, nous faisons de notre mieux, mais en comparution immédiate, procédure choisie par le parquet où nous avons connaissance de la procédure, épaisse parfois de centaines de pages, au mieux trois heures avant le début de l'audience, vous ne pouvez sérieusement (et en tout cas pas légalement) exiger des avocats qu'ils vous fournissent des conclusions écrites. On essaie, croyez-nous, car c'est aussi dans notre intérêt, la procédure pénale ne nous pardonne rien quand elle pardonne tout au parquet. Mais par pitié, n'inventez pas des règles pour entraver encore plus la défense. Le CPP est là pour ça.

mercredi 25 septembre 2019

La condamnation de Sandra Muller dans l'affaire #BalanceTonPorc

— Ah, cher maître, comme je suis bien aise de vous retrouver en ces lieux.

— Ma chère lectrice ! Je ne puis en croire mes yeux tellement est grande ma joie de vous revoir. J'ai craint que votre serviteur ayant laissé les lieux en jachère, vous ne l'ayez abandonné à votre tour, jetant à jamais sur ce blog d'un voile d'obscurité qui l'eût enlaidi.

— Cher maître, rassurez-vous, je suis fort bien en ces lieux, et ce n'est pas parce que vous fûtes resté un temps coincé dans les toilettes que l'envie de partir me fût venue.

— J'implore votre pardon pour ce retard. Je n'arrivais pas à ouvrir la porte : un institut bloquait le passage.

— Mais on ne peut faire entrer un institut dans des toilettes, maître !

— Je le sais mais il m'a fallu aller jusqu'en cassation pour le faire admettre. Mais n'anticipons pas. Je vous retrouve comme je vous ai laissée : l'œil brillant de colère et la poitrine soulevée d'indignation. Dites-moi tout : d'où vient votre courroux ?

— De chez vous, comme toujours, enfin de la justice, dont vous êtes l'auxiliaire. Elle a ce jour rendu un jugement condamnant lourdement Sandra Muller, pour diffamation, à cause d'un tweet.

— Je sais ce que ça fait, je compatis. Et quel tweet !

— LE tweet, maître, celui qui a lancé en France le hashtag équivalent à l'anglophone #MeToo, à savoir #BalanceTonPorc. Sur Twitter, les réactions à la nouvelle ont été, qu'elles soient approbatives ou désapprobatrices, plutôt modérées et équilibrées. Je plaisante, bien sûr.

— Je suis ravi de voir que votre ire ne vous fait point départir de votre humour.

— Bien que je doute que vos explications parviendront à faire passer cette décision pour acceptable à mes yeux, j'aimerais néanmoins les avoir, pour être certaine de mon opinion, ou le cas échéant en changer.

— Vous fîtes bien. Celles et ceux que les faits intéressent et aiment en prendre connaissance pour se faire leur opinion avant de prendre position publiquement trouveront toujours un havre ici. Voyons ensemble ce que dit réellement cette décision.

— Je vous ois. Vous connaissant, j'ai pris la liberté de vous préparer du thé.

— Un gyokuro Hiki, en hommage au Japon qui accueille la coupe du monde de rugby : vous êtes parfaite. Première précision importante pour notre affaire, il s'agit d'un jugement de la 17e chambre civile. C'est donc un jugement civil, et non pénal. La 17e chambre, spécialisée dans les affaires de presse, a en effet deux sections, une correctionnelle, qui juge les poursuites pénales pour injure et diffamation, et une chambre civile, qui ne juge que des poursuites civiles selon les règles du code de procédure civile.

— Et comment une affaire va-t-elle devant l'une plutôt que l'autre ?

— C'est le choix du plaignant. Ce choix est fait au moment où il lance la procédure, et est en principe irrévocable. Ici, Éric B., visé par le propos en cause, a choisi d'assigner au civil plutôt que de citer au pénal. Les raisons de l'un ou l'autre choix sont subtiles, et relèvent aussi bien de considérations de pur droit que d'opportunité stratégique. Je serais incapables de les donner avec certitude. Je pense que ce qui a pu être un des critères déterminants est la discrétion de la procédure : la procédure civile de droit commun s'appliquant, la représentation par avocat est obligatoire et la procédure est écrite. Cela évitait une audience pénale publique, où les parties et la presse sont présentes, et qui bénéficie d'une large publicité, ce qui peut être désastreux en cas d'échec, demandez à Denis Baupin.

— J'aime autant éviter. Quelle est la conséquence pour Sandra Muller que cette procédure soit civile ?

— Deux avantages : d'une part, elle n'est pas condamnée pénalement et ne peut plus l'être. Quoi qu'il arrive, elle n'aura pas de casier judiciaire. D'autre part, la procédure civile respecte, elle, l'égalité des armes : la défense peut demander au même titre que le demandeur que son adversaire soit condamné à prendre en charge tout ou partie de ses frais d'avocat ; au pénal, c'est impossible.

— Le jeu de dupe dont vous parlez sans cesse ?

— Disons que je constate qu'au pénal, on ne me parle d'égalité des armes que pour donner au procureur le droit d'appel en matière criminelle, ou pour revendiquer pour la victime le droit de faire appel de l'action publique. Quand je demande que le prévenu ou l'accusé bénéficie d'un droit ouvert aux autres parties au procès, on me répond "équilibre de la procédure."

— Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos porcs. Quelle était l'argumentation du demandeur ?

— Eric B. poursuivait en réalité deux personnes : Sandra Muller d'une part, et la société ABSM, éditrice de la Lettre Audio, puisque c'est sur le compte Twitter de cette société que le propos funeste a été publié. Il estimait que Sandra Muller a agi en tant que représentante de la société ABSM.

— Et quel était le propos litigieux ?

— Deux tweets enchaînés le 13 octobre 2017, en réaction à l'affaire Weinstein qui venait d'éclater à la suite de la publication d'un article du New York Times. Le premier disait :

#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends

Quatre heures plus tard, elle publiait ce second tweet (les noms propres ont été supprimés par mes soins, eu égard à la décision rendue) :

“Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.” Eric B. ex patron de E. #balancetonporc

C'est ce deuxième tweet, mais lu à la lumière du premier, qui était poursuivi comme diffamatoire. Éric B. a estimé que ce tweet lui imputait la commission du délit de harcèlement sexuel au travail, délit distinct du harcèlement sexuel de droit commun. Or imputer un délit est une diffamation, ce point ne fait plus discussion depuis longtemps.

— Et la défenderesse ?

— Les défenderesses, chère lectrice, puisqu'il y en avait deux : la journaliste et sa société. Elles ont déployé tout l'éventail classique des moyens de défense en la matière, sauf un, qui sera peut-être leur salut en appel. Mes lecteurs habitués connaissent un peu le droit de la diffamation, et se souviendront que le premier moyen de défense est l'exception de vérité : si la personne poursuivie pour diffamation prouve la vérité du fait, elle est immune et impune.

— Mais diffamer n'est donc pas imputer un fait mensonger ?

— Pas du tout, et les personnes qui poursuivent en diffamation, ou surtout font savoir à sors et à cris qu'elles vont poursuivre en diffamation quitte à ce qu'il y ait trop loin de la coupe aux lèvres, le savent et en jouent. Non, la diffamation n'est pas la calomnie. On peut diffamer en disant la vérité, car diffamer est imputer un fait contraire à l'honneur et à la considération. Peu importe qu'il fût vrai. Ainsi, si je dis que Raoul Vilain a tué Jaurès, je le diffame : je le traite de meurtrier. Et pourtant c'est vrai, nonobstant son acquittement par les assises, puisqu'il revendiquait ce geste.

— Et l'exception de vérité ?

— Il fallait tout de même protéger la presse. Ainsi, si la presse publie un article imputant des faits diffamatoires, comme par exemple la révélation qu'un maire de la région parisienne frauderait le fisc (je sais, l'hypothèse est absurde), il ne faudrait point que ledit maire pût obtenir une condamnation pour diffamation. Mais la preuve de la vérité est enserré dans des conditions de forme rigoureuses : la principale étant qu'elle doit être produite dans les dix jours de l'assignation.

— Pourquoi un délai si bref ?

— L'idée de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était qu'un journal qui publie l'imputation de tels faits se doit d'avoir les preuves sous le coude. S'il doit faire une enquête a posteriori pour réunir les preuves de ce qu'il a publié, c'est qu'il a été téméraire dans ses accusations, et c'est ce que l'on souhaitait sanctionner. De plus, l'idée du législateur était que le procès se tînt promptement pour que le jugement sanctionne la publication alors qu'elle est encore fraîche dans la tête du lecteur. Cet objectif a été oublié depuis longtemps en tout cas à Paris, la 17e chambre étant totalement engorgée (mais à Créteil ou Fontainebleau, on obtient des jugements dans des délais beaucoup plus conformes à l'esprit de la loi).

— Et qu'arguait-elle au titre de la preuve de la vérité des faits ?

— Que les propos en question ont bien été tenus, parce qu'Éric B. a reconnu les avoir tenus et a présenté ses excuses ; que Sandra Muller en parlant de harcèlement ne faisait pas allusion au délit de harcèlement sexuel au travail, faute de lien de subordination entre elle et Éric B., et que le mot harcèlement était utilisé dans son acception courante et non juridique.

— Et que répliquait le demandeur ?

— Que la preuve des propos qu'il avait tenus n'était pas rapportée, et qu'aucun délit de harcèlement n'était prouvé que ce fût le délit spécial de harcèlement sexuel au travail, ou le délit de droit commun de harcèlement sexuel, qui suppose la répétition du comportement, or le propos qui lui est imputé n'avait été ténu qu'une seule fois.

— Et qu'en dit le tribunal ?

— A titre liminaire, je n'ose dire préliminaire, il rappelle le contexte : le 5 octobre 2017, le New York Times publie son enquête sur l'affaire Weinstein. Le 12, le Parisien publie le premier article sur cette affaire. Le 13, Sandra Muller publie les deux tweets ci-dessus. Puis le tribunal donne son interprétation du tweet.

Au vu de ces éléments et dans ce contexte très particulier, le premier tweet de Sandra MULLER fait référence à Harvey WEINSTEIN et à l’affaire en cours en employant le mot “porc” et en commençant par “toi aussi”. Il invite d’autres femmes que celles qui ont déjà témoigné à ce sujet à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au travail. Le second tweet, en reprenant le #balancetonporc, renvoie nécessairement au premier, publié de surcroît quelques heures auparavant.

Dans le contexte spécifique de l’affaire WEINSTEIN, et compte tenu de l’emploi des mots “toi aussi” et des termes très forts de “porc” et de “balance”, qui appellent à une dénonciation, ainsi que des faits criminels et délictuels reprochés au magnat du cinéma, le tweet de Sandra MULLER ne peut être compris, contrairement à ce que soutient la défense, comme évoquant un harcèlement au sens commun et non juridique.

Dans la mesure où Sandra MULLER n’écrit pas qu’Eric B. était son supérieur hiérarchique, que le terme “au boulot”, dans une société où le travail indépendant est devenu très développé, n’implique pas nécessairement d’être salarié et où il est notoire que Sandra MULLER est une journaliste indépendante, l’imputation pour ce tweet n’est pas celle d’un harcèlement sexuel au travail au sens de l’article L. 1153-1 du code du travail.

Le tweet litigieux impute à Eric B. d’avoir harcelé sexuellement Sandra MULLER. Il s’agit d’un fait précis, susceptible d’un débat contradictoire sur la preuve de sa vérité, et réprimé par l’article 222-33 du code pénal, qui, dans sa version en vigueur au moment du tweet, réprime :

- le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante,

- le fait, même non répété, assimilé au harcèlement sexuel, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers.

Ensuite, le tribunal rappelle les conditions d'efficacité de la preuve de vérité :

Pour produire l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits diffamatoires doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire.

L’offre de preuve ne comporte aucun jugement pénal définitif condamnant Eric B. pour harcèlement sexuel envers Sandra MULLER. Par conséquent, elle n’est pas parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire et la demanderesse échoue dans son offre de preuve.

— En somme, le tribunal n'eût accepté l'offre de preuve que si Éric B. avait été condamné pour harcèlement sexuel antérieurement au tweet litigieux. En somme, le message est "poursuivez ou taisez-vous" ?

— L'interprétation stricte du terme "harcèlement" par le tribunal entraine une interprétation stricte de l'exception de vérité. À suivre le tribunal, les femmes qui voudraient dénoncer un comportement inapproprié d'un homme à leur encontre devront veiller à ne pas utiliser de terme pouvant avoir une connotation juridique.

— Je sens que Sandra Muller aura déjà bien des choses à dire en appel. Soulevait-elle un autre moyen de défense ?

— Bien sûr. Le deuxième moyen classique : la bonne foi. Qui en matière de presse, n'est jamais présumée, même au pénal.

— Qu'est-ce que la bonne foi, en la matière ?

— Sans débat sur la véracité ou non des faits, la personne poursuivie est immune si elle établit quatre éléments cumulatifs : qu'elle a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’elle s’est conformée à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête, ainsi que de prudence dans l’expression, étant précisé que la bonne foi ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion des propos. Le tribunal ajoute un paragraphe supplémentaire :

Ces critères s'apprécient également à la lumière des notions "d'intérêt général" s'attachant au sujet de l'information, susceptible de légitimer les propos au regard de la proportionnalité et de la nécessité que doit revêtir toute restriction à la liberté d'expression en application de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de "base factuelle" suffisante à établir la bonne foi de leur auteur, supposant que l'auteur des propos incriminés détienne au moment de les proférer des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations et pour engager l'honneur ou la réputation d'autrui et que les propos n’aient pas dégénéré en des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression, la prudence dans l'expression étant estimée à l'aune de la consistance de cette base factuelle et de l'intensité de l'intérêt général.

— Houla, c'est un peu obscur.

— Oui, j'ai connu la 17e plus claire. D'autant que cette irruption de l'article 10 de la CEDH dans la bonne foi, alors qu’elle constitue un moyen totalement distinct dans ses conditions me surprend quelque peu. Pour résumer, le tribunal indique qu'il va examiner si Sandra Muller pouvait croire en la vérité des propos au vu des éléments dont elle disposait et que ses propos n'ont pas dégénéré en attaque personnelle.

— Mais le demandeur avait reconnu les faits !

— Il avait reconnu avoir tenu des propos déplacés, on y reviendra : mais le tribunal a estimé que le tweet n'imputait pas à Éric B. d'avoir tenu les propos en cause mais lui imputait de s'être rendu coupable d'un délit de harcèlement, et surtout les excuses d'Éric B. sont postérieures à la publication, alors que la bonne foi s'apprécie au moment de la publication et non sur des éléments postérieurs à icelle.

— Mais cela change tout pour la défenderesse !

— C'est peu de le dire. Voici ce que dit le tribunal :

S’agissant du premier critère de la bonne foi, en pleine affaire Weinstein, médiatisée internationalement et ayant permis la libération de la parole de femmes victimes, et dans une société française où les femmes ont eu le droit de vote en 1944, les maris ont cessé d’être appelés “chefs de famille” dans le code civil en 1970, l’égalité salariale entre hommes et femmes n’est pas atteinte, le viol conjugal a été reconnu par la jurisprudence à partir de 1990 et plusieurs plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes ont été adoptés, la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue à l’évidence un sujet d’intérêt général.

— Ça commence bien, même si on se demande ce que vient faire ce rappel historique abrégé du retard de la France en matière d'égalité homme/femme.

— Ça continue plutôt bien.

S’agissant du critère de l’animosité personnelle, si le demandeur verse des éléments ayant trait à la déception voire à la colère de Sandra MULLER en raison du refus d’Eric B. de s’abonner à sa lettre entre 2004 et 2008, puis en 2012, ces pièces ne démontrent pas une animosité personnelle au sens du droit de la presse, qui s’entend d'un mobile dissimulé ou de considérations extérieures au sujet traité, ces attestations évoquant des faits anciens et sans commune mesure avec l’imputation diffamatoire.

— Pas d'animosité personnelle donc. Où le bât va-t-il blesser ?

— Sur le sérieux de l'enquête, ou ici le sérieux de la base factuelle, et la prudence dans les propos.

S’agissant des critères de base factuelle et de prudence dans les propos, alors même que, vivement interpellée par tweet, Sandra MULLER répondait avoir la preuve irréfutable de ce qu’elle affirmait, force est de relever que :

- le message du 12 juillet 2016 dans lequel elle indique les propos que lui aurait tenus Eric B. (”j’adore les femmes a gros seins viens avec moi Je vais te faire jouir toute la nuit”) ne comprend pas les mêmes propos que ceux qu’elle lui prête dans le tweet litigieux,

— Le tribunal chipote, là, non ?

— Il n'a pas fini de chipoter :

- si elle écrit dans un message du même jour à Eric B. “Qui est allé trop loin en me harcelant tellement en me manquant tellement de respect que j’ai du appeler le dir com de Orange pour Faire Bouclier ?”, Eric B. répond à ce message “ C’est marrant. Tu ne changes pas. Toujours aussi énervée et rancunière. Au fond, tu ne m’a jamais pardonné de ne pas m’être abonné et tu es prête à écrire n’importe quoi !”, contestant ainsi le harcèlement allégué,

— Le tribunal voit dans cette réponse une contestation des faits ?

— Oui. Ça ne m'est pas aussi manifeste qu'au tribunal.

— Mais la reconnaissance des faits par Éric B. ?

— Nous y arrivons.

- Eric B., dans une tribune au Monde, a reconnu avoir, lors d’un cocktail dans une soirée, tenu des propos à Sandra Muller qu’il a qualifiés de “déplacés” et a affirmé regretter (pièce 24 en défense),

- il a précisé lors d’une interview sur Europe 1 (pièce 25 en défense) avoir dit à la journaliste “lors d’une soirée arrosée” : “t’as de gros seins, tu es mon type de femme” une fois, avoir “été lourd”, avoir “mal agi” puis après que Sandra Muller lui aurait dit “stop”, avoir ajouté “sur un ton ironique : “Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit” et avoir présenté des excuses le lendemain,

- aucune des attestations produites en défense n’évoque la tenue par Eric B. des propos rapportés par Sandra Muller ou de propos proches de ceux-ci ni d’un quelconque harcèlement à son encontre.

Le tribunal en déduit que :

Alors même que l’emploi du terme harcèlement évoque une répétition ou une pression grave, les pièces produites en défense n’établissent aucune répétition des propos qu’Eric B. lui aurait tenus - ni même d’ailleurs qu’il lui ait précisément tenus les propos allégués - ou d’une quelconque attitude susceptible d’être qualifiée de harcèlement envers Sandra Muller, au sens de l’article 222-33 du Code pénal.

Aussi, quel qu’ait pu être le ressenti subjectif de Sandra Muller à la suite de paroles d’Eric B., qui ont pu entrer en résonance avec une agression subie par la journaliste, la base factuelle dont elle disposait était insuffisante pour tenir les propos litigieux accusant publiquement le demandeur d’un fait aussi grave que celui du délit de harcèlement sexuel et elle a manqué de prudence dans son tweet, notamment en employant des termes virulents tels que “porc” pour qualifier le demandeur, l’assimilant dans ce contexte à Harvey Weinstein, et “balance”, indiquant qu’il doit être dénoncé et en le nommant, précisant même ses anciennes fonctions, l’exposant ainsi à la réprobation sociale ; elle a dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle.

Le sort de Sandra Muller est dès lors scellé, il ne reste plus qu'à chiffrer ses condamnations.

Compte tenu de l’ensemble des éléments de la cause, du retentissement exceptionnel mondial qu’ont eu ces deux tweets, Eric B. étant devenu connu comme le “premier porc” du mouvement international “balance ton porc”, des justificatifs relatifs à l’état psychologique d’Eric B., en “état dépressif majeur” depuis avril 2018, sous antidépresseurs, anxiolytiques et bénéficiant d’un suivi régulier et à l’isolement social subi à la suite de ces faits, ainsi que du préjudice de réputation établi notamment par la pièce 19, il convient de condamner in solidum - dans la mesure où il s’agit d’une instance civile et où la solidarité ne se présume pas- les défenderesses à lui verser la somme de 15.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, incluant le préjudice de réputation.

En outre s'y ajoutent deux réparations dites en nature : l'obligation de supprimer ledit tweet, et de publier sur le compte Twitter de la lettre Audio ainsi que dans deux journaux le communiqué suivant : Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de grande instance de PARIS (chambre civile de la presse) a condamné Sandra MULLER pour avoir diffamé publiquement Eric BRION, en diffusant sur ce site le 13 octobre 2017 un tweet sous le #balancetonporc, le mettant en cause. (Je laisse le nom puisqu'il figure en toutes lettres dans le communiqué édicté par le tribunal, par respect pour la décision).

Pour le plaisir, je ne résiste pas à reproduire ci-dessous les exigences précises du tribunal, ce qui fera sourire les utilisateurs de Twitter et suffira à lui seul à justifier l'appel annoncé de ce jugement :

Dit que ce communiqué, placé sous le titre “PUBLICATION JUDICIAIRE”, devra figurer en dehors de toute publicité, être rédigé en caractères gras de taille 12, en police “Times New Roman”, être accessible dans le délai de quinze jours à partir de la date à laquelle le présent jugement sera devenu définitif, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, et de manière continue pendant une durée de deux semaines, soit directement en intégralité sur le premier écran de la page d’accueil du compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio, soit par l’intermédiaire, depuis ce premier écran, d’un lien hypertexte portant la mention “PUBLICATION JUDICIAIRE” en caractères gras, noirs et d’un centimètre, sur fond blanc,"

Si quelqu'un sait comment faire apparaître sur la page d'accueil d'un compte Twitter une mention en Times New Roman grasse de taille de police 12, ou d'un lien hypertexte mesurant 1 cm de hauteur même sur les écrans de smartphone, je suis preneur.

S'y ajoutent 5000 euros de frais de procédure divers, dont le coût du constat d'huissier, et naturellement les honoraires de l'avocat, qui ne sont à mon avis que partiellement couverts.

— Je suffoque de rage. Sandra Muller a dénoncé quelqu'un qui a reconnu avoir eu un comportement inapproprié, et même franchement grossier à son égard, et elle doit lui payer 20.000 euros ! Ne me dites pas que vous approuvez ce jugement ?

— Chère lectrice, ce jugement est critiquable, et il sera critiqué, par la seule voie que permet la loi : l'appel. Comme je vous l'ai dit, la défense aura du grain à moudre devant la cour, mais je me garderai de prédire sa victoire. Si cela vous rassure, elle a un avocat qui, quelle que soit la discourtoisie dont il a cru devoir faire preuve à l'égard de votre serviteur, demeure incontestablement un excellent avocat, et même un des meilleurs de France. Le tribunal a eu la sagesse de ne pas assortir sa décision de l'exécution provisoire, donc l'appel en suspendra tous les effets. Néanmoins, le tribunal soulève dans sa décision des points non dénués de toute pertinence. Sandra Muller a été victime de quelque chose que je connais bien et que je me garderai de lui reprocher : la précipitation sur Twitter. De celle qui vous fait écrire "institut" au lieu de "pacte", ou employer des mots maladroits, comme le verbe "balancer" et le mot "porc" (ou le mot caca, soit dit en passant). À titre personnel, je comprends l'argument disant que l'important n'est ni le verbe ni le nom mais le comportement dénoncé. Pour tout dire, j'y adhère, pour ce que ça vaut. Le problème avec l'emploi de mots violents pour dénoncer un comportement violent tellement entré dans les mœurs qu'on ne le remarque plus quand on n'est pas celle qui le reçoit, c'est qu'il offre un boulevard aux personnes se demandant si elle n'ont pas un jour été elles-mêmes un porc balançable pour détourner le sujet en surjouant l'indignation sur le vocabulaire employé pour dénoncer le comportement. Et on y a eu droit dans les mois qui ont suivi, à l'indignation vertueuse des exégètes du mot balancer, avec points Godwin à la clé.

Il demeure, est j'espère ne pas subir votre ire de ce chef, que dans ce genre de circonstances, il peut aisément se produire un phénomène de bouc émissaire, où, dès qu'une personne sera pointée du doigt, elle se prendra une avalanche d'opprobre et d'attaques qui en sont pas sans rappeler par leur disproportion les Animaux malades de la peste de La Fontaine. Éric B., cela semble acquis, s'est comporté avec Sandra Muller comme un gougnafier fini lors d'une soirée professionnelle où l'on se doute qu'il n'a pas carburé qu'à l'eau de Vittel. Sandra Muller ne prétend jamais, à aucun moment qu'il serait allé au-delà des paroles, jusqu'à un acte physique transgressant la loi pénale (ce en quoi je diffère avec l'analyse du tribunal qui voit dans les propos l'imputation du délit de harcèlement sexuel). Or Éric B. semble avoir subi en répercussion une mise au ban comme s'il avait commis des faits similaires à ceux imputés à Harvey Weinstein, par un déshonneur par association, alors que les faits sont sans commune mesure, on doit cette vérité aux victimes du producteur américain. Cela semble avoir préoccupé le tribunal, qui a choisi la voie de la sévérité pour dissuader les dérives.

— Je ne suis pas convaincue mais je comprends votre position. Au fait vous disiez qu'un moyen n'avait semble-t-il pas été soulevé qui pourrait changer bien des choses en appel ?

— En effet. Il ressort du jugement, qui est le seul document dont je dispose, que si l'exception de vérité et la bonne foi ont bien été soulevés, un moyen autonome tiré de l'article 10 de la CEDH, lui, ne l'a pas été.

— Et que dit cet article ?

— C'est l'article de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) qui protège la liberté d'expression. Or la cour européenne a une vision très libérale (rappel : ce n'est pas un gros mot) de cette liberté, qui devient quasi absolue dès lors que l'on touche à un débat d'intérêt général. La cour exige que plus l'intérêt du propos est général, plus la liberté d'expression soit large, frôlant l'absolu en matière politique. C'est un moyen autonome dans le sens où il n'a pas à se conformer aux conditions restrictives du droit interne liées à l'exception de vérité ou de bonne foi. Si le débat est d'intérêt général, le propos doit être protégé, peu importe qu'il soit excessif dans son expression. Spoiler alert : je dois beaucoup à cet article.

Or ici, le tribunal ne semble pas avoir été saisi expressément d'un argument disant : vu l'intérêt général de la dénonciation du comportement inapproprié que les femmes subissent au quotidien dans leur milieu professionnel, la liberté d'expression protège le propos. Le tribunal enferme l'article 10 dans les conditions de la bonne foi. Je pense qu'un argument d'appel invoquant l'article 10 de la CEDH de manière autonome aura de bonnes chances de triompher. Cela dit avec toutes les réserves du commentateur qui n'a que la décision et pas le détail des écritures des parties.

— Maître, merci de ces lumières. J'attendrai donc le résultat de l'appel.

— Par pitié, n'attendez pas si longtemps pour revenir.

— Promis, maître, à une condition : que vous n'attendiez pas si longtemps pour publier un nouveau billet.

— Le coup est rude, chère lectrice, mais régulier. Vous avez ma promesse en retour.

lundi 26 août 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

lundi 14 janvier 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 1. Le Compteur Fantôme.

L’affaire judiciaire m’ayant opposé à l’association ” Institut pour la Justice “, les guillemets sont importants car cette association n’est ni un institut ni pour la justice, cette affaire donc a donc connu un dénouement heureux après sept ans de procédure. Je suis au fil de ces sept années resté aussi coi qu’un de mes clients en garde à vue, laissant mes adversaires s’exprimer sur le sujet. À présent, pour citer le grand philosophe Jules Winnfield : « Allow me to retort. »

Ce récit des faits se veut, comme à l’accoutumée ici, factuel. Je citerai les décisions de justice qui ont été rendues, sinon in extenso du moins l’intégralité des passages pertinents. J’y ajouterai mon commentaire, car je suis ici chez moi, vous en ferez ce que vous voudrez (si vous manquez d’idées, vous trouverez au fil de ces billets quelques suggestions sur quoi en faire), l’essentiel étant qu’à la fin, vous saurez tout.


Cette saga aura lieu en cinq chapitres, qui couvriront l’affaire en ordre chronologique. Le premier, que vous tenez sur vos écrans en ce moment, rappellera le corpus delicti : pourquoi ai-je attiré l’ire de l’IPJ ? Ce rappel des faits est utile, vous verrez, car l’évolution de notre société en sept ans leur donne un aspect parfois prophétique. Le deuxième parlera de la phase à l’époque secrète : la plainte, l’enquête, l’instruction, et le premier faux départ avec une première audience avortée. Le troisième portera sur le jugement de Nanterre de 2015. Le quatrième, sur l’arrêt d’appel en 2017, et enfin le cinquième vous ramènera en douceur aujourd’hui avec les pourvois en cassation (car il y en a eu trois, vous verrez), et les conclusions qu’à titre personnel je tire de cette affaire. Ah ! vous vous plaigniez que mon blog végétait ? Vous allez avoir de la lecture, à satiété.

J’espère d’ailleurs que ce sera l’occasion de relancer l’activité régulière de ce blog, les réseaux sociaux commençant à me fatiguer. Je sais, je le dis depuis longtemps, mais la motivation et l’inspiration sont là, mes enfants ont grandi et leur Switch me laisse à présent du temps libre, en somme, les étoiles sont alignées favorablement hormis un petit problème d’hébergement que je vais résoudre promptement. Et si je devais faillir, n’hésitez pas à venir me chercher par la peau des fesses sur Twitter.

A propos de fesses, il est temps de commencer ce récit. Installez-vous confortablement, faites-vous une bonne tasse de thé (un Darjeeling First Flush sera parfait), et remontons le temps de conserve. En selles !

The year is 2011

Les plus perspicaces d’entre vous se souviendront que 2011 était l’année précédant 2012. Année d’élection présidentielle, le président en place, Nicolas Sarkozy, étant candidat à sa succession, et alors qu’il avait été élu sur une plate-forme politique modérée voire centriste (discours ouvert sur l’immigration, rappelant qu’il était Français de sang-mêlé, apaisé sur la laïcité, il avait même recruté quelques personnalités de gauche dans son premier gouvernement, sans compter un goût certain dans le choix de ses convives à déjeuner), il avait opéré un virage sécuritaire pour compenser des résultats économiques décevants. C’est d’ailleurs assez fascinant de voir comment à chaque fois que la droite prend un tel virage elle se prend une déculottée électorale et comment, malgré tout, elle commet régulièrement cette erreur avec la régularité d’un coucou suisse. Je pose ça là.

Bref, Nicolas Sarkozy était vulnérable, et cette position l’a poussé à une fuite en avant, sur les conseils peu avisés, pardon du pléonasme, de Patrick Buisson. C’est dans ce cadre que l’IPJ, association que je connaissais déjà bien avant, et qui sous un fard pesudo-scientifique promeut des thèses sécuritaires réactionnaires que rien, jamais, n’a étayé, a lancé une offensive médiatique à l’adresse des candidats, en les invitant à adhérer à leur “pacte 2012 pour la justice”, en faisant miroiter que le ou les candidats qui s’engageraient à l’intégrer dans leur programme auraient leur soutien.

Quand on est une association sans aucune reconnaissance scientifique dans le milieu universitaire, comment attirer l’attention ? Là, il faut reconnaître à l’IPJ d’avoir été en avance sur son temps : en diffusant sur Facebook un message appelant à l’émotion et à l’indignation, ne fournissant aucun fait mais se contentant d’une interprétation créative de la réalité, et se concluant par un appel à signer la pétition en faveur de leur pacte, à faire circuler ce message, et à faire un don (mais curieusement pas à en vérifier la véracité, mais bon on l’a dit : ce ne sont pas des universitaires).
Et comme de nombreuses personnes de bonne foi ont été touchées par ce message, qui reconnaissons-le était émouvant, mais malgré tout ressentaient à la fin comme un malaise face à cette absence d’explications concrètes, ces personnes se sont tournées vers votre serviteur, sachant que chez moi, on trouvait des réponses claires et étayées sur des faits, fût-ce au prix d’interminables billets et de phrases trop longues.

Le Pacte et la torche

C’est ainsi que fin octobre 2011, j’ai reçu de nombreuses demandes me demandant ce que je pensais de cette pétition. Dans un premier temps, dès que j’ai vu qui en était à l’origine, je me contentais d’une réponse lapidaire (ça me jouera des tours, comme vous allez le voir ; après ça on me reprochera de faire des phrases trop longues…) sur le peu de crédit à y accorder. Mais au fil des jours, les demandes devenaient de plus en plus nombreuses, et émanaient de gens vraiment désemparés qui voyaient leurs proches et amis relayer ce message sur un ton révolté, et se sentaient fort dépourvus pour pouvoir leur répondre en quoi cet appel était factuellement erroné. Ça vous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit : ce dossier, pour ancien qu’il soit, est furieusement moderne.
Et donc, à mon corps défendant, je suis allé voir de quoi il retournait exactement.
La pétition en faveur du Pacte 2012 pour la Justice reposait sur un témoignage, celui de Joël Censier. Il reposait sur une affaire dont je n’avais pas entendu parler, mais, ai-je découvert par la suite, était un fait divers d’une grande importance dans le sud-ouest, autour du Gers, où les faits avaient eu lieu. Joël Censier, policier à la retraite, était le père de Jérémy Censier, 19 ans, tué d’un coup de couteau lors d’une rixe nocturne où il était intervenu pour séparer les belligérants. Le père était inconsolable, et je le comprends, et avait découvert que parmi les belligérants, il y avait des gens du Voyage qu’il avait eu l’occasion d’interpeller par le passé. Pour lui, sa conviction était faite : ce n’était pas un accident mais une vengeance. Voilà pourquoi cette affaire avait intéressé la presse locale.

En août 2011, S. est mis en accusation devant les assises pour meurtre, les autres intervenants étant renvoyés pour des violences volontaires, la thèse de la vengeance ayant fait long feu au fil de l’instruction. Et en septembre 2011 un incident procédural se produisit : les aveux du du principal suspect, S., mineur au moment des faits, ont été annulés du fait de l’absence d’avocats en garde à vue, et l’intéressé, détenu depuis deux ans, a été remis en liberté par la Cour de cassation à la suite d’une nullité de procédure. Pour être exhaustif : l’avocat de S. avait demandé au président de la chambre de l’instruction de faire examiner l’affaire par la chambre de l’instruction conformément à l’article 221-3 du code de procédure pénale : le président de la chambre de l’instruction avait décidé de faire droit à cette demande, mais l’affaire n’avait pas été audiencée dans le délai légal de trois mois devant la chambre de l’instruction, entrainant une remise en liberté de droit. Il est à noter que l’arrêt est intervenu plus de deux ans après l’incarcération, et que de ce fait, le mineur a fait plus de deux ans de détention provisoire ce que théoriquement la loi interdit. Il aurait dû être libéré quoi qu’il arrive, mais du fait de cette nullité de procédure viciant sa détention, il a fait plus de détention qu’il n’aurait dû. Les mystères du droit.


Mais tout cela n’avait que peu d’importance pour Joël Censier, qui ne voyait qu’une chose, celui qui avait tué son fils était libre et ses aveux étant annulés, il pouvait craindre qu’il s’en tirât. Notons que par la suite, S. s’est présenté librement aux assises pour y être jugé, et a été condamné en février 2013 a 15 ans de réclusion criminelle (la cour a écarté l’excuse de minorité), deux autres des belligérants ont été condamnés pour violences (l’un a quatre ans, l’autre à trois ans dont un avec sursis), les trois autres mis en cause étant acquittés conformément aux réquisitions du parquet. Comme quoi la justice ne semble pas si dysfonctionner que cela, mais l’IPJ a moins fait de publicité sur cet aspect du dossier.

Toujours est-il que l’IPJ en a fait son porte-étendard, et avec quel succès. Car qui, franchement, oserait objecter quoi que ce soit à la douleur d’un père ayant perdu son enfant ? Eh bien devinez qui…
J’ai donc rédigé un long billet, intitulé Attention manip : le “pacte 2012” de “l’Institut pour la Justice”, où je démontais point par point le procédé sur la forme, et le message sur le fond (car même si toutes les mesures du Pacte avaient été en vigueur, cela n’aurait rien changé au déroulement de l’affaire Censier, figurez-vous). Je n’y reviendrai pas, il n’est que de lire le billet de 2011.
Comme d’habitude, un mensonge aura fait deux fois le tour du monde quand la vérité aura à peine mis son pantalon : je ne vais pas prétendre que mon billet a eu un succès similaire au Pacte. Mais il a quand même eu son petit effet, et l’IPJ a commencé à recevoir beaucoup de messages demandant à ce que la signature de leur auteur soit retirée de cette pétition, ayant le sentiment d’avoir été bernés. Ce nombre exact restera à jamais un mystère, l’IPJ laissant au fil de ses argumentaires entendre qu’il y en eût très peu pour dire que je n’étais rien ni personne, et en même temps qu’il y en eût beaucoup pour justifier leur demande de dommages-intérêts qui vous le verrez n’avait rien de symbolique. Bref, des signataires de Schrödinger.

Et cet aspect éthéré des signataires était au cœur du problème : ce qui démontrait le succès de ce pacte, et était sans cesse mis en avant par l’IPJ, était le nombre de signataires, qui a atteint le million en quelques jours. Si je ne doute pas, pour les raisons que je vous ai données plus haut, de la réalité de ce succès, sa quantification m’a posé un problème de méthodologie : ce compteur de signatures était, à l’instar de la pétition, hébergé sur un site dédié appartenant à l’IPJ, et non sur une plate-forme participative comme beaucoup sont apparues depuis. Bref, l’IPJ affichait sur son site un compteur comme garantie de leur succès, compteur dont seul eux avaient la maitrise. Le conflit d’intérêt était patent.
Je veux croire que mon billet eut malgré tout son petit effet car l’IPJ a vu rouge, ce qui est une couleur plutôt rare chez ses partisans. Problème : il ne pouvait rien reprocher à mon billet, qui était factuellement exact, et pour le reste, n’était qu’un jugement de valeur qui ne peut tomber sous le coup de la loi.
Le débat continuant dans les mois qui ont suivi, sur mon blog, sur divers médias et sur Twitter, l’IPJ s’est mis en embuscade et a soudain porté à mes écrits plus d’attention qu’il n’en a jamais porté au code de procédure pénale, ce qui (spoiler alert) lui jouera des tours par la suite.

Mais ceci est une autre histoire, qui fera l’objet du deuxième chapitre de notre saga.

samedi 5 mai 2018

« Aujourd’hui, j’ai découvert que le droit à la sûreté n’était pas garanti en France en 2018 »

Aujourd’hui, j’accueille sur mon blog un confrère, BetterCallBen, qui a voulu exprimer par écrit son désarroi après avoir assisté en garde à vue un mineur interpellé lors de la manifestation du 1er mai dernier. Voici son récit, que je commenterai ensuite dans une postface. Bonne lecture.%%Eolas

Je suis avocat. D’aucuns diraient un jeune avocat puisque je n’exerce que depuis un peu plus de 3 ans. Je pratique essentiellement le droit des étrangers et le droit pénal, que j’enseigne par ailleurs à l’Université depuis plusieurs années. Au travers de ces enseignements, je distille modestement à mes étudiants un certain nombre de principes, dont certains me semblaient jusque-là immuables et inscrits dans le marbre de l’évidence : le principe de légalité, impliquant que nul ne peut être poursuivi ni condamné sans texte ; le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, qui veut que celle-ci soit claire et intelligible pour que personne ne puisse être poursuivi ou condamné pour un comportement qui ne serait pas strictement prescrit ; ou encore le droit à la sûreté, entendu comme la garantie de ne pas être poursuivi, condamné ou détenu arbitrairement. En somme, le sceau de la confiance des citoyens en une réaction de l’État justifiée, nécessaire et proportionnée. Erigés au rang de droits de l’Homme en 1789, héritage de la pensée précurseure de Cesare Beccaria, je n’avais naïvement que peu de doute dans leur parfaite effectivité, tant ils relèvent aujourd’hui de l’évidence.

Or, sans doute tout aussi naïvement, j’ai pu récemment faire le constat de mon erreur en croisant le chemin de celui que l’on appellera Paul, un mineur de 15 ans, privé pendant plus de 50 heures de sa liberté pour avoir simplement décidé, un mardi 1er mai 2018, de se rendre à sa première manifestation.

Paul a 15 ans donc. Il vit dans un milieu social en apparence confortable, en banlieue parisienne. Précoce à la curiosité débordante et doté d’une maturité certaine pour son âge, Paul se passionne pour nombre de sujets qui croisent son quotidien, un jour la mécanique, un autre la photo, et ce jour ce fût les mouvements sociaux se cristallisant en cette grande messe annuelle qu’est le 1er mai. « Je veux y aller pour défendre tes droits » dira-t-il à sa mère. Il veut surtout y aller par goût de la curiosité, de la découverte du monde des adultes, l’envie de jouer les reporters en culotte courte et sans doute aussi par le caractère transgressif de la contestation sociale, fût-elle légalement orchestrée. Derrière son côté tête brûlée, Paul reste raisonnable et se renseigne sur Internet sur ce qu’implique la participation à une telle manifestation, sa première ! Il découvre les risques d’échauffourées, les groupuscules extrémistes sources de violences et de dégradations, et la réaction étatique au goût âcre et asphyxiant des lacrymos. Prudent, il décide donc de se munir d’un masque de ski et d’un masque de chantier pouvant filtrer l’air ambiant, celui que l’on trouve à la quincaillerie du coin de la rue, rudimentaire mais qui fait le job.

Et le voilà parti pour Paris, accompagné de son Sancho Pança, à la conquête de l’assouvissement de sa curiosité juvénile. Il se mêle à la foule, sous les banderoles de la CGT. Il filme la foule, en immersion avec sa Go Pro, se sentant l’âme d’un journaliste d’investigation. Quand soudain, son périple le conduit dans une masse plus sombre, plus enragée, plus vindicative. Et tout s’accélère. Il voit la masse se mettre à courir, s’en prendre au mobilier urbain, envahir et mettre à sac un fast-food, piller une concession automobile, tout ça au vu et au su de tous. Mais où est passé l’État ? Notre Bernard de la Villardière en herbe constate les stigmates de ces invasions barbares au moment où les CRS interviennent enfin, exhortant les badauds présents à se réunir à distance des assaillants, entre deux rangées de l’unité d’intervention.

Ai-je croisé le chemin de Paul à l’occasion de cette manifestation, dans ce groupe de rescapés ? Non, je n’y étais pas. J’avoue que cela ne m’intéresse guère et pour en avoir vu le déroulement, je loue mon désintérêt. Puis, je ne l’aurais sans doute jamais remarqué. Ou bien si, et je l’aurais sans doute jugé du haut de son mètre soixante et à son air de poupon. Jugé sa présence à un tel évènement, sur fond d’une morale sans origine ni fondement, dictant qu’il serait trop jeune, qu’il n’aurait rien à faire, « mais que font ses parents ?! » Bref, une morale qui n’a finalement que peu lieu d’être, la sagesse n’attendant pas le nombre des années et, en tout état de cause, la loi n’interdisant pas une telle présence à un tel évènement. Non. J’ai croisé le chemin de Paul en garde à vue après avoir reçu un appel me désignant pour l’assister dans le cadre de cette procédure.

Car la prétendue oasis de protection formée par les unités d’intervention se mua progressivement, sans crier gare, sans violence ni d’un côté ni de l’autre, sans heurts, sans cris, en une nasse d’interpellation, arbitraire, indifférenciée, impartiale, conduisant tout ce beau monde en fourgons vers le SAIP (service d’accueil et d’investigation de proximité) compétent. Ils partirent 34.500 ; mais par un prompt renfort, ils se virent 102 à payer le prix fort. 102 placés en garde à vue. Taclé de toute part pour sa carence dans la gestion des violences et dégradations, l’exécutif a fait le coq en s’enorgueillissant de ce chiffre brandi comme une panacée. 102 parmi lesquels Paul, 15 ans. Première manifestation, première garde à vue, grosse journée pour notre assoiffé de curiosité.

Motifs de la garde à vue ? Participation à un groupement en vue de commettre des violences et/ou dégradations, d’une part, alors qu’il n’était qu’un marcheur passif, qu’un témoin malgré lui ? et port d’arme catégorisée d’autre part. Comment ? une arme ? Ah oui, ce qui sera considéré comme un masque à gaz, soit ce qui s’analyse en une arme défensive (Catégorie A-2) suivant le procès d’intention aux termes duquel la détention d’un tel objet est la preuve d’une volonté de participer à un groupement dont les agissements sont de nature à entrainer la projection de gaz et donc susceptible de commettre des violences et/ou dégradations. CQFD, la boucle est bouclée, au trou le présumé forcené.

Et c’est donc là que j’interviens enfin, « dès le début de la garde à vue », suivant les prescriptions de l’article 63-3-1 du Code de procédure pénale ? Si seulement.

Car voyez-vous, le scénario n’est pas nouveau et se déroule de façon similaire à l’issue de chaque mouvement social, de chaque manifestation. Arrestations en masse, engorgement du commissariat compétent, nécessité d’un « dispatching » des gardés à vue dans d’autres commissariats de la capitale aux geôles vacantes et donc transport subséquent des susnommés pour qu’enfin l’effectivité des droits de la défense puisse pleinement s’exprimer. Si on n’est pas au milieu de la nuit et si on n’a pas d’autres chats à fouetter.

Bilan : un mineur de 15 ans (il n’est pas vain de le rappeler), placé en garde à vue vers 18h, dont l’avocat est prévenu vers 19h, et qui cherche en vain à joindre un service compétent et rencontrer son client, mineur, de 15 ans, jusqu’à ce qu’il apprenne la localisation de ce dernier 10h plus tard, soit à 4h du matin, tandis que l’audition matérialisant la substance même de la garde à vue ne se fera que 10 nouvelles heures plus tard, soit à 14h, donc 20h après le début de la garde à vue, par des services débordés et exsangues, également victimes de ces décisions d’arrestation massive et irréfléchie et contraint de multiplier la paperasse pour des dossiers vides de tout fondement infractionnel.

Et Paul subit cette mesure, dans l’incompréhension la plus totale, ses parents ayant été prévenus de façon sibylline quelques heures après le début de la mesure, les laissant dans la même ignorance et incompréhension, quand d’autres ne furent informés que par un message furtif laissé sur un répondeur sur les coups de 4h du matin, soit plus de 10h après le début de la mesure, 10h à ignorer où leurs progénitures étaient passées et se morfondre en conséquence.

Je découvre alors un garçon fluet, un esprit mature dans un corps d’enfant, un ado à la nature hyperactive qui, enfermé entre 4 murs depuis près de 20h, cherche des réponses à des questions qu’il ne connait pas et qu’il se doit d’inventer, se dessine des griefs pour donner un sens à une mesure qui n’en a pas, intellectualise l’inique pour ne pas perdre la raison. Et, alors que son audition touche à sa fin et que le glas des 24h tinte déjà au loin, l’évidence d’une libération s’impose tant cette garde à vue paulienne n’a de sens. Une querelle de clochers intra/extramuros se fait alors jour au sein du ministère public : à un ordre parisien de prolongation répond un ordre ultrapériphériquien de classement 21 (infraction insuffisamment caractérisée ; en d’autres termes, il n’y a pas d’infractions, pas de motifs, nada, peanut), battu en brèche du quasi tac au tac par un contrordre capital imposant la prolongation. Vous n’y comprenez rien ? Moi non plus. Du jamais vu. D’autant plus que la prolongation dans une garde à vue de mineur est un fait relativement rare, qui se doit d’être justifié par l’impérieuse nécessité de réaliser des actes d’enquêtes cruciaux pour la révélation de la vérité, souvent en réaction à la gravité ou la complexité des faits reprochés. Ici, le fait d’avoir manifesté et d’avoir pris les précautions nécessaires pour le faire. Crime de lèse-majesté.

Si le doute eut pu être permis jusque-là, il n’en est plus rien. L’opportunisme supplante la raison, le coup de filet se mue en coup de com’ numérique. Ils partirent 102, mais par un prompt renfort, ils se virent 43 à en subir le sort. 43 prolongations, quasi exclusivement des mineurs dans le commissariat dans lequel j’interviens tandis que la plupart des majeurs sortent. Mais 43 prolongations sur lesquelles on ne manquera pas de communiquer, de gloser, de pavaner comme une fierté du devoir étatique accompli.

En définitive, la garde à vue de Paul est levée au bout de 46 heures d’enfermement et de privation de liberté, après qu’une exploitation de ses appareils d’enregistrement ait révélé des photos de lui avec son chat, un cliché d’une blessure soignée par 5 points de suture après une chute à vélo qu’il conserve comme un trophée, et quelques photos et vidéos de la mobilisation en journaliste d’investigation du dimanche qu’il était, maigre butin qui le conduira à poser régulièrement la question « c’est grave d’avoir pris ces photos ? Je vais avoir des ennuis ? » se voyant déjà devant un juge, puis envoyé en foyer. Il psychote, il délire, on le rassure, on le tempère face à l’hérésie de ces hypothèses incongrues.

Pourtant, l’épilogue de ces 46 heures sonne comme un coup de théâtre. Du classement 21 envisagé avant la prolongation, on passe à un déferrement pour rappel à la loi qui se muera en réparation pénale, soit un stage de citoyenneté de 2 jours, mesure bénigne en apparence mais empreinte d’une symbolique nauséabonde, celle d’un ministère public s’arrogeant le monopole de la morale au-delà du droit, au-delà de la vacuité des faits reprochés. Rappel à la loi, mais quelle loi ? Réparation pénale, mais réparation de quoi ?

Si la pédagogie doit rester le leitmotiv de toute intervention de la justice répressive, cette pédagogie ne peut être effective sans que la sanction soit comprise et que donc que la procédure engagée à l’encontre d’un individu et les raisons sous-jacentes à celle-ci soient entendues et assimilée par ce dernier, qu’il y ait donc une cohérence et une proportionnalité entre les faits et la réponse. Comme j’ai pu le lire « il aura compris la leçon comme ça ». Oui mais quelle leçon ? Quel est le contenu de cette leçon ? Ne participe pas à des manifestations publiques et légalement organisées ? Ne te retrouve pas au mauvais endroit au mauvais moment ? Cette leçon m’échappe tout autant qu’elle échappe au droit.

Si la mésaventure de Paul peut sembler anodine et si elle sera peut-être un jour le point de départ du récit quasi héroïque d’un militantisme naissant, ou restera une simple anecdote de vie, elle est le reflet, espérons ponctuel et isolé, mais non moins alarmant, d’une justice instrumentalisée à des fins de communication politique que l’on fait peser sur les épaules d’un gamin de 15 ans, un axiome de la démonstration d’un exécutif omnipotent et répressif, et conduit à remettre en cause la confiance que chacun se devrait d’avoir dans la justesse de la réaction étatique, ce droit à la sûreté proclamé il y a près de 230 ans qui, force est de constater, ne relève toujours pas de l’évidence.


Merci à BetterCallBen pour ce témoignage. Quelques commentaires de ma part, pour anticiper d’éventuelles questions et remarques de mes lecteurs, on se connait bien depuis le temps.

Rappelons d’abord pour les mékéskidis que la garde à vue est l’état d’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit passible de prison. Sur le principe, nul ne conteste que la police judiciaire, chargée de rechercher les infractions, d’en réunir les preuves et d’identifier leurs auteurs, doit avoir les moyens légaux de s’assurer de la personne d’un suspect pendant un laps de temps nécessaire à sa mission. Le problème est ailleurs. Il est dans l’arbitraire dans lequel baigne cette mesure. J’y reviendrai.

La place de Paul était-elle à cette manif ? En tant que parent, j’opinerais que la place d’un mineur n’est en principe pas dans des endroits potentiellement dangereux, ce qu’est toujours une foule en colère. En tant que juriste, j’opinerai qu’aucun texte ne l’interdit, et que la manifestation publique au soutien d’une cause est une façon légale et légitime d’exprimer et soutenir cette cause, et qu’il serait absurde de vouloir qu’un mineur se mue en citoyen actif et éclairé le jour de ses 18 ans mais ne soit pas autorisé à exprimer une quelconque opinion avant cette date. Ainsi, le droit est du côté de Paul.

Le masque à gaz est-il une arme ? Oui, de catégorie A2, 17°, armes et matériel de guerre. Sa détention est punie de 5 ans de prison, autant qu’un fusil d’assaut. Mais il est douteux qu’un masque de peinture, dont le port est obligatoire sur les chantiers, soit qualifiable de matériel spécialement conçu pour l’usage militaire de protection contre les agents chimiques, sauf à faire des magasins de bricolage des dépôts d’arme. Mais lors pourquoi cette garde à vue ? Excellente question. J’y reviendrai.

Pourquoi la querelle de clocher entre deux parquets ? J’ai déjà connu une situation similaire en 2013, lors de la manif pour tous du mois de mai qui a dégénéré esplanade des Invalides. Beaucoup de manifestants interpellés (plus de 200), au point de saturer les commissariats parisiens, et du coup certains ont été envoyés en banlieue, donc dans des ressorts périphériques (Bobigny, Nanterre ou Créteil). Du coup leur parquet devenait compétent pour surveiller la mesure. Sauf que les déferrements (pour des rappels à la loi, seule fois de ma vie que j’ai vu cela) ont bien eu lieu à Paris. J’aime autant vous dire qu’une telle procédure devant un tribunal aurait eu une espérance de vie inférieure à celle d’un débat serein sur Twitter.

Ce que ce récit montre, une fois de plus dirai-je, est le problème fondamental de la garde à vue. Elle a une tare congénitale : elle a été conçue pour violer les droits de la défense. Elle est née d’une pratique apparue avec la loi de 1897 qui a fait entrer l’avocat dans le cabinet des juges d’instructions, qui à l’époque du code d’instruction criminelle instruisait quasiment toutes les affaires pénales, hormis les contraventions. C’était le juge de la mise en état du pénal, l’instruction pouvant se résumer à une audition, avec ordonnance de renvoi rendue dans la foulée. En 1897, après un siècle de tranquillité, les avocats arrivent dans les cabinets d’instruction. Fureur des juges d’instruction, qui perçoivent cette mesure comme dirigée contre eux, et y voient la fin de la répression et l’aube de l’ère du crime impuni (oui, la même ritournelle qu’en 2011 lors de l’arrivée de l’avocat en garde à vue, on a l’habitude d’être mal accueillis). Et pour contourner la loi, ils vont avoir une idée géniale. Le code d’instruction criminelle, comme le code de procédure qui lui a succédé désormais, prévoit que le mis en examen (l’inculpé, à l’époque) ne peut être interrogé que par le juge d’instruction, la police se contentant de recueillir les témoignages. Or le suspect, avant d’être coupable de son crime, en est forcément le témoin. Il peut donc être entendu comme témoin avant d’être inculpé et qu’un vilain avocat ne vienne déranger une si belle machine à punir. Voilà la naissance de la garde à vue. Qui, par retour de karma, va devenir la norme avec la généralisation de l’enquête préliminaire, et a fait que le juge d’instruction ne s’occupe plus que de 5% des procédures, et a rendu possible d’envisager sa suppression en 2008.

Cette tare congénitale a encore des effets sensibles aujourd’hui. La garde à vue est conçue comme le règne de l’arbitraire, pudiquement dissimulé sous des paillettes et des fanfreluches juridiques pour faire semblant que c’est rigoureusement encadré. Par exemple, en empilant des droits inutiles, qui alourdissent inutilement la tâche des enquêteurs (et du coup rallongent la garde à vue), comme l’obligation de recueillir les observations du gardé à vue sur une éventuelle prolongation. Vu qu’il est contraint de rester là, on se doute qu’il n’est pas d’accord, et qu’il le dise ne changera rien. À Paris, on lui notifie même les droits liés à une arrestation en haute mer. Oui, à Paris. (C’est sur le PV de notif, entre le droit de faire des observations et la remise du document prévu par l’article 803-6 qu’en fait on ne lui a pas remis mais on lui fait signer un papier qui dit que si). La jurisprudence veille à protéger cet arbitraire, même si la CEDH tente d’y mettre bon ordre, et y parviendra, quitte à ce que ça mette le temps. Ainsi, la cour de cassation fait de la décision de placement en garde à vue une décision souveraine, ce sont ses mots, de l’officier de police judiciaire. Pas de contrôle de nécessité ou de proportionnalité.

La garde à vue a lieu sous le contrôle du procureur de la République, sauf quand elle a lieu dans le cadre d’une instruction. Oui, le juge d’instruction, qui seul peut interroger les mis en examen, chapeaute leur audition par les services de police tant qu’ils ne sont pas mis en examen. La loi a consacré leur rébellion de 1897 et a fait de cette tartufferie la loi.

Ce contrôle suppose l’information immédiate du procureur. Qui à Paris se fait par… l’envoi d’un fax. Qui entre 19 heures et 9 heures arrivera dans un bureau vide. Mais la cour de cassation juge que cette information est suffisante. Le procureur a ensuite des compte-rendus téléphoniques avec l’OPJ. Il ne lit aucun PV (et certainement pas les observations de l’avocat). Ça ne lui est pas interdit, il n’a pas le temps. Il ne sait du dossier que ce que l’OPJ lui en dit. C’est là le seul contrôle que prévoit la loi. Il n’existe aucune action permettant de contester devant un juge une privation de liberté en cours pouvant aller jusqu’à 48 heures, et même dépasser cette durée, mais cette fois avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, devant qui le gardé à vue comparaît. Tout va bien alors ? Ahah. Devinez qui n’est pas invité ? L’avocat. Oui, le JLD rend une décision sur un maintien de privation de liberté sans que l’avocat ne soit entendu, ce même si le gardé à vue en a choisi un dès le début.

L’avocat, enfin, qui peut assister son client lors des auditions et confrontations, mais depuis 2011 seulement, les lecteurs de ce blog auront suivi ce combat en direct. Sa présence a été imposée par la CEDH. Mais le législateur a veillé à entraver au maximum sa tâche, en lui interdisant l’accès au dossier. Pourquoi ? La réponse figure aux débats parlementaires de l’époque, et se trouve dans la bouche du garde des Sceaux de l’époque : mais parce que le dossier n’existe pas en flagrance. D’où mon combat pour un usage plus répandu du droit de garder le silence : l’OPJ aura accès à mon client quand j’aurai accès à son dossier. Donnant donnant.

Enfin, cerise sur le gâteau : vous ne pouvez contester la légalité d’une garde à vue que devant la juridiction de jugement. Ce qui implique nécessairement une chose et en suppose une autre. Cela implique que la garde à vue est nécessairement terminée, donc aussi illégale fut-elle, elle sera allée à son terme sans que vous n’ayez rien pu y faire ; et cela suppose qu’un tribunal soit effectivement saisi, faute de quoi, vous n’avez aucun recours (mais hey vous dira-t-on, de quoi vous plaignez-vous, vous n’êtes pas poursuivi ?). C’est précisément le cas de Paul, qui au terme de sa garde à vue a semble-t-il accepté une alternative aux poursuites, c’est à dire accepté une sanction, donc reconnu sa faute, donc admis que sa garde à vue était justifiée, en échange de quoi cette mesure alternative, qui n’est pas une peine, n’est pas inscrite à son casier judiciaire. Aucun juge ne connaitra jamais de cette procédure.

Ceci est le mode normal de fonctionnement de la garde à vue, et, hormis les avocats, personne ne trouve à y redire, tant le “on a toujours fait comme ça” est un argument puissant dans le monde judiciaire. La loi prévoit que votre liberté peut être suspendue discrétionnairement, arbitrairement, sans recours, pendant 48 heures, sans que vous n’ayez aucun moyen de le contester.

Ceci, BetterCallBen a raison, viole le droit à la sûreté proclamé par les Révolutionnaires. Nous sommes indignes de leur héritage.


Retrouvez BetterCallBen sur Twitter : @BetterCallBen

dimanche 27 novembre 2016

Au commencement était l'émotion

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vendredi 2 septembre 2016

Tout au bout de nos peines...

Billet écrit à quatre mains par Titetinotino, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, et votre serviteur. Des quatre mains, trois furent celles de Titetinotino, outre quatre bons doigts. Tout ce que ce billet contiendra de bon est la seule œuvre de Titetinotino, les maladresses, erreurs et approximations seront de mon seul fait.
Eolas


« Tout au bout de nos peines
Si le ciel est le même
Tout au bout de nos vies
Aurons nous tout écrit ?
De nos chagrins immenses
De nos simples violences
Qu’aurons nous fait de vivre ?
Qu’aurons nous fait de nous ?… »

Qu’aurons-nous fait de nous ?

C’est par cette chanson d’Isabelle Boulay, -ay, et non -et, que m’est venue l’idée de ce billet.

En effet, en cette période pré-électorale où il est de bon ton de parler de Justice et de sécurité, la question de la prison et des peines occupe régulièrement ceusses et celles qui s’interrogent sur leur efficacité (cherchent à récolter le maximum de voix – rayer la mention inutile).

Je suis conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). On nous appelle SPIP (« je veux voir ma SPIP » revient régulièrement en détention alors que le SPIP, c’est le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) , travailleurs sociaux, éducateurs (c’était le cas dans un autre temps, avant 1999), c’est selon. On nous appelle également les bisounours, les gôchistes qui ne pensent rien qu’à faire libérer les personnes placées sous main de justice (PPSMJ) incarcérées. On parle très peu de nous, sauf quand un fait divers vient faire la une de l’actualité et qu’il s’avère que le mis en cause était suivi par le SPIP. Le scandale absolu !

Quoi ?
Comment est-ce possible ?
Comment la justice laxiste (ce qui est un pléonasme dans l’esprit de nombre de gens) a-t-elle pu ne pas prévoir que cette personne allait passer à l’acte ?
Comment le CPIP, avec sa boule de cristal de dotation, n’a t-il pas pu prévoir cette récidive ?
Comment le CPIP responsable de son suivi n’a pu l’empêcher d’agir ?
Comment le Juge de l’application des peines, cet inconscient, a t-il pu décider de la libération anticipée de cette personne ?
Ces questions alimentent sans cesse les débats, par besoin de chercher des responsabilités là où on peut en trouver, ou simplement parce qu’aujourd’hui, la part d’humanité et d’imprévisibilité qui siège en chaque être humain est de moins en moins tolérée. On veut tout prévoir, tout contrôler, même si ce qui ne peut l’être, parce que ça rassure.

Mais au fait, l’aménagement des peines est-il vraiment un signe de laxisme ? J’en vois certains qui, de prime abord, répondront forcément oui. Aussi, j’espère pouvoir leur faire changer d’avis. Derrière ce questionnement, c’est le sens de la sanction et son utilité sociale qui sont interrogées. Punir ! Oui, punir, mais pourquoi ? A une époque, on parlait de châtiment. Ah qu’il était bon ce temps où sur la place publique, les bonnes gens assistaient aux exécutions publiques, aux châtiments corporels. La sanction devait avoir un impact sur la société, devait faire peur pour soit-disant dissuader ceux qui auraient été tentés par le crime ou les délits. L’impétrant devait également expier pour ses péchés, ce qui donnait un sens particulièrement judéo-chrétien à la peine infligée. Arf, arrêtez donc de vous délecter de cette époque pas si lointaine, nous sommes en pays civilisé (enfin, il paraît) ! Il a donc fallu que des droits de l’hommistes (encore eux) considèrent qu’il n’était pas admissible de faire subir des sévices au nom de la Justice pour que progressivement la sanction pénale prenne une autre dimension, notamment par l’emprisonnement. C’est donc la prison, aujourd’hui, qui représente le summum de la sanction, celle qui enferme et tient à l’écart de la société tous ceux qui à un moment de leur existence n’ont pas respecté le pacte social qui nous permet de vivre (ou survivre, merci Daniel Balavoine) entre nous, sans que cela ne tourne à l’archaïsme. Mais ? Et oui, parce qu’il y a un mais. On en revient toujours à la même interrogation.

A quoi doit servir cette peine ? Punir ? Eduquer ? Réparer ? Protéger la société ? Prévenir une éventuelle récidive ? Permettre la réinsertion (oh le vilain gros mot!) ?

Un peu tout ça à la fois, je dirais. Et c’est là que le bât blesse. Oublier l’un de ces objectifs, c’est simplifier cette équation fragile qui pourtant est si nécessaire au vivre ensemble. C’est dans ce cadre que se situe l’aménagement des peines, qui n’est pas la mesure phare du laxisme, mais plutôt un pari sur l’avenir qui tient compte de ces multiples objectifs, et contribue, à terme, à la sécurité publique, terme si cher à une fange d’un certain électorat. Non, ce n’est pas une connerie que de dire cela !

Ce qui va suivre est tiré de mon expérience de CPIP. Le prénom, ainsi que certains éléments ont été modifiés, afin de préserver l’anonymat, sans que cela ne nuise à la réalité de la situation.

Jean-Pierre est incarcéré depuis 14 ans. Il a été condamné suite à des faits graves, il ne le nie pas. Avant son incarcération, il menait une vie d’errance, faite de larcins, de beuveries, et d’aller-retours en prison. Jamais il n’a pu vraiment se stabiliser, et… arriva ce drame. Imbibé d’alcool, de stupéfiants, il n’a pas pu se contrôler ce soir-là. Une dispute, une énième, et la violence laissa la place à la parole. Il se demande encore aujourd’hui comment il a pu en arriver là, ce n’est pas ce qu’il voulait. C’était son ami. Il partageait avec lui tous ses moments d’infortune, et pourtant… Cette sensation de ne jamais pouvoir réparer le hante. Il purge sa peine, comme on dit. Avec le crédit de réduction de peine accordé dès le début de sa détention et les remises de peine, il sort dans 3 ans. 3 ans, c’est loin, mais en même temps si proche.

Une première parenthèse s’impose ici sur le droit de l’application des peines, cette belle matière qui provoque bien des nœuds au cerveau des pénalistes qui préfèrent la lumière des Cour d’Assises que la petite salle à côté du parloir avocat qui sert de salle d’audience, au sein de l’établissement pénitentiaire. Beaucoup de mékéskidis ne comprennent pas que celui qui a été condamné à 10 ans ne les fassent pas (mais certains semblent tout aussi choqués que celle qui a été condamnée à 10 ans puisse les faire). A quoi diable riment ces réductions de peine ? Le tribunal a prononcé X ans, de quel droit réduit-on cette peine ? Et qu’est-ce que ces réductions à crédit, et ces réductions supplémentaires ? Y a-t-il des soldes dans la répression ?

La première question trouve sa réponse dans ce billet. Il s’agit de la lutte contre la récidive. On va y revenir avec Jean-Pierre.

La deuxième question a une réponse aussi simple : du même droit que celui avec lequel on a prononcé la peine : le droit pénal et sa cousine germaine la procédure pénale. Cette discipline couvre de la découverte de l’infraction et de l’enquête pour en identifier l’auteur jusqu’à l’exécution de la sanction, en passant bien sûr par le jugement des faits, qui n’est en réalité qu’une étape intermédiaire du droit pénal et en aucun cas son aboutissement (sauf en cas de relaxe ou d’acquittement bien sûr, qui n’est pas l’hypothèse la plus fréquente).

Quant aux deux dernières, voici. Jusqu’en 2004, la loi prévoyait des réductions de peine et des réductions de peine supplémentaires. Les premières étaient de fait systématiquement accordées, quitte à être retirées par la suite en cas de comportement problématique en détention. Les juges d’application des peines souffrant de tendinites à force de signer des ordonnances à la pelle, une réforme de 2004 (j’insiste sur l’année : c’est une réforme de droite) a créé le crédit de réduction de peine (CRP), accordé automatiquement au début de la peine, sans intervention du juge de l’application des peines (le crédit est appliqué directement par le greffe de l’établissement). Ce crédit est de 3 mois la première année, 2 mois les années suivantes et pour les durées inférieures à un an, sept jours par mois dans la limite de huit semaines. En outre des remises supplémentaires de peine (RPS) de 3 mois par année de peine à purger peuvent être octroyés par le juge de l’application des peines sous réserve d’avoir justifié d’efforts dans le parcours d’exécution de peine en terme de travail, de formation, d’obtention de diplôme, d’indemnisation des parties civiles, de soins…). Fin de la première leçon de droit de l’application des peines.

— « Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’ai rien : ni logement, ni soutien familial, ni travail. Cela m’angoisse. Je n’y arriverai pas tout seul, je vais replonger si je n’ai pas d’aide. Cela fait si longtemps que je suis incarcéré. »

Il a été compliqué pour Jean-Pierre de s’adapter à la détention, au règlement. Il avait envie de tout casser. C’était plus fort que lui. Le temps lui a permis au fur et à mesure de se saisir de l’utilité d’un suivi addictologique, d’un suivi psychologique, de prendre conscience de son impulsivité, puis de penser à son avenir. Tout au bout de la peine, il y a forcément la sortie. Les personnes détenues, entre elles, aiment à dire « la prison, c’est dur, la sortie, c’est sûr » (quoique certains seraient enclins à ce que celle-ci n’intervienne jamais, au détriment de la philosophie de notre droit pénal qui consacre le fait que nul ne peut être condamné pour ce qu’il pourrait être susceptible de commettre ou de penser). Mais la sortie, dans quelles conditions ? Voilà l’alpha et l’omega de la dynamique sous-jacente à un aménagement de peine.

Progressivement, à l’aide de son CPIP référent, Jean-Pierre sollicite des permissions de sortir pour rencontrer des structures qui pourraient le prendre en charge, et ainsi l’aider dans sa reconstruction. Il y a bien longtemps que sa période de sûreté est terminée, et qu’il est dans les délais pour prétendre à ce type de mesure.

Ressortez vos cahiers à spirale.
La période de sûreté est une période de la peine durant laquelle le condamné ne peut prétendre à aucune permission de sortir, ni aménagement de peine, ni fractionnement ou suspension de peine pour raison médicale. Néanmoins, en cas de circonstances familiales graves (oui, le législateur a tout de même eu une once d’humanité), il est possible de solliciter une autorisation de sortie sous escorte qui permet d’aller éventuellement au chevet d’un proche mourant ou d’assister à des obsèques. C’est le refus d’une de ces mesures qui avait provoqué il y a un an des désordres et le blocage de l’autoroute A1 par des Gens du voyage ; étant précisé que cette dernière peut être accordée à tout moment de la peine pour une personne n’ayant jamais obtenu de permission de sortir, et dont il apparaît que cette modalité soit la plus adaptée. Le plus compliqué, c’est d’obtenir une escorte disponible, ce qui, ne nous le cachons pas, n’est pas toujours simple.

Cette période de sûreté est de droit et court jusqu’à la mi-peine (sauf décision motivée de la juridiction qui peut l’allonger jusqu’au deux tiers de la peine, pas la réduire) pour les condamnations à 10 ans et plus d’emprisonnement ou de réclusion criminelle, relatives aux infractions spécialement prévues par la loi (meurtre aggravé, viol, faits de terrorisme etc…). La mi-peine s’entend du fait d’avoir purgé une durée égale à celle restant à purger, néanmoins, sachez que les CRP et RSP ne s’imputent que sur la partie postérieure à la sûreté. Les mineurs condamnés ne font pas l’objet de période de sûreté. Cette période est de 18 ans pour les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité (RCP, à ne pas confondre avec les CRP, vive l’administration et ses sigles) qui sont primaires (c’est à dire condamnés pour la première fois ou du moins sans être en état de récidive légale), 22 ans pour les récidivistes, et dans certains cas, peut aller jusqu’à 30 ans. Il est toujours possible de solliciter un relèvement de celle-ci en déposant une requête, si la personne condamnée justifie d’efforts exceptionnels, et de gages sérieux de réinsertion et de réadaptation sociale. Le Tribunal de l’application des peines, composé de 3 JAP, un greffier, un représentant du ministère public, et un représentant de l’administration pénitentiaire examine la situation du requérant. A l’issue des débats, et du délibéré, les magistrats peuvent décider d’un rejet, d’un relèvement partiel ou total. Concernant les permissions de sortir, il en existe divers types : maintien des liens familiaux (MLF – art D.145 du code de procédure pénale), préparation à la réinsertion sociale (art D.145 du code de procédure pénale|https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006515556&cidTexte=LEGITEXT000006071154) ; participation à une activité sportive ou culturelle, présentation devant un employeur, présentation dans un centre de soins, comparution devant une juridiction (art D.143 du code de procédure pénale).

La loi fait le distinguo selon que le condamné est incarcéré en maison d’arrêt (prévenus et condamnés à des courtes peines, ou en attente de transfert en établissement pour peines), ou en établissement pour peines : centre de détention (condamnés à 2 ans et plus, jusqu’à la perpétuité, au profil considéré comme peu dangereux) ou en maison centrale (profils considérés comme « dangereux », avec de très lourdes peines, souvent la perpétuité).

A présent, bienvenu dans le fameux casse-tête des délais !
L’octroi de ce type de mesure n’est subordonné à aucune condition de délai pour les condamnés à une peine privative de liberté égale ou inférieure à un an.
En maison d’arrêt, comme en maison centrale, pour les autres, ils doivent avoir effectué la moitié de leur peine et avoir un reliquat de peine inférieur ou égal à 3 ans.
En centre de détention, les personnes détenues sont permissionnables (oui je sais, ce n’est pas beau) à partir du tiers de peine pour les permissions Maintien des Liens Familiaux et préparation à la réinsertion sociale, mi-peine pour celles d’une journée relevant de l’article D.143 du code de procédure pénale. Pour les permissions Maintien des Liens Familiaux, elles peuvent être de 1 à 5 jours, et une fois par an, de 10 jours.
Les condamnés en aménagement de peine sous bracelet électronique, semi-liberté ou placement extérieur peuvent aussi bénéficier de permissions de sortir. Concrètement, le placé sous surveillance est dispensé de ses horaires de présence à domicile, le semi-libre, de réintégrer le centre de semi liberté le soir, et le placé à l’extérieur, de toute obligation lié à sa surveillance.

Revenons-en à Jean-Pierre.

Après 14 ans d’incarcération, le retour vers l’extérieur n’est pas si simple, tant la vie en prison diffère de la vie à l’extérieur. En plus, la société a changé. C’est le juge de l’application des peines qui décidera de lui octroyer ou non la permission de sortie, en Commission d’application des peines après avis du représentant du ministère public, du SPIP, de la direction de l’établissement et du gradé de détention. Oui, c’est comme une audience, mais sans le condamné et son avocat. Ça va plus vite. Durant la Commission d’Application des Peines, la situation de Jean-Pierre sera examinée sous toutes les coutures :
Que fait-il en détention ? Travail, formation, cours scolaires, suivi médical ? Quelle réflexion sur les faits ? Effectue t-il des versements volontaires pour indemniser les parties civiles ? Et la sortie, qu’est-ce qu’il envisage ? Il a du soutien ? Respecte t-il le règlement ? Vous voyez, le magistrat ne prend pas sa décision au petit bonheur la chance. Il s’entoure d’éléments qui lui permettront de prendre sa décision, tout en sachant que cela ne saurait préjuger de ce qu’il pourrait éventuellement se passer. Non, personne ne peut prédire l’avenir ! Il y a forcément une part de prise de risque, parce que les personnes détenues sont des êtres humains, comme vous et moi, et pas des machines programmables ou programmées. Lors d’un débat contradictoire (c’est comme une Commission d’Application des Peines, mais en présence du condamné et de son avocat ; ça va moins vite du coup) qui statue sur l’octroi d’un aménagement de peine, ce sont les mêmes enjeux.

Sur le parking de l’établissement, Jean-Pierre se sent mal. La vue sur l’horizon, les arbres, l’espace lui donnent le vertige. Il est trop habitué à évoluer dans un espace confiné, derrière de hauts murs. Mais cela lui fait du bien. Enfin, un pied dehors. Il attend l’éducateur de l’association qui serait susceptible de le prendre en charge ultérieurement. Il appréhende car il souhaite réellement être aidé. Il sait que dans 3 ans, il pourrait très bien se retrouver sur ce même parking, seul, avec ses bagages, et sans endroit où aller (Bien que cela reste possible de travailler une prise en charge à l’issue d’une peine, mais c’est souvent plus délicat faute de place disponible, et de financement. Sans rentrer dans des détails complexes, il existe des conventions entre les SPIP et certaines structures d’accueil qui permettent d’obtenir des places pour les personnes placées sous main de justice dans le cadre d’un aménagement de peine).

Les entretiens se sont bien déroulés. Il a pu visiter les locaux, rencontrer l’équipe de travailleurs sociaux, l’équipe médicale, et certains autres résidents. Cela le rassure de savoir qu’il pourra être accompagné dans ses futures démarches. Il veut s’en sortir mais il a tellement de choses à faire : trouver un travail, un logement, ne plus retomber dans ses addictions. Il a conscience qu’il n’y arrivera pas seul, même s’il lui a fallu du temps pour l’admettre. La structure a donné son aval pour le prendre en charge sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans 3 mois, ce qui va lui laisser le temps de préparer l’audience devant le Tribunal de l’application des peines. Cela fait un an et demi qu’il a déposé sa requête en aménagement de peine. Entretemps, il est allé dans un des trois Centres Nationaux d’Évaluation (CNE) qui a procédé à une évaluation de sa dangerosité pendant 6 semaines. A l’issue, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) s’est réunie et a émis un avis, qui n’est que consultatif. Ne me demandez pas pourquoi, mais bien souvent, il est défavorable. Enfin, d’après mon expérience, ce qui n’est peut-être pas représentatif de la jurisprudence nationale.

Un peu d’explications.
A la mi-peine, tout condamné peut former une requête en aménagement de peine. Ceux qui relèvent du CNE et de la CPMS (condamnés à 10 ans et plus pour des infractions spécialement prévues, qui sont les mêmes que celles rentrant dans le champ d’application de la période de sûreté et plus largement de la rétention de sûreté) devront forcément satisfaire à une mesure probatoire de 1 à 3 ans : placement sous surveillance électronique (PSE), le fameux “bracelet électronique”; placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), qui suppose de se déplacer avec un boitier qui indique en permanence sa position  ; semi-liberté (SL) où le condamné dort dans un centre de semi liberté et sort dans la journée pour exercer un travail ou suivre une formation par exemple, placement extérieur (PE), avant de bénéficier d’une libération conditionnelle – allez, un dernier petit acronyme pour la route, on aime bien, LC. On parle alors de mesure probatoire à la libération conditionnelle, mesure probatoire, car il s’agit d’une période durant laquelle il doit faire ses preuves. Mais, une mesure probatoire peut être prononcée également pour n’importe quel autre, si le juge de l’application des peines estime qu’il est préférable qu’il fasse d’abord ses preuves en étant plus encadré. Dans ce cas, elle peut être de quelques mois.
Mais, une mesure probatoire à la libération conditionnelle peut aussi être sollicitée avant la moitié de la peine par ceux ne relevant pas du CNE et de la CPMS, et qui devront alors être sous le régime de celle-ci au moins jusqu’à qu’à la date fatidique.

Mais… Mais, non, il n’y a plus de mais.
Quoique…

A deux ans de la fin de peine (un an pour les récidivistes), il est possible de se voir octroyer un PSE, une SL, ou un PE (maintenant que les acronymes n’ont plus de secret pour vous) « sec », sans LC à l’issue.
Et, depuis la réforme Taubira de 2014, la situation de chaque détenu est examinée aux deux tiers de peine pour que, potentiellement, une libération sous contrainte (LSC) puisse leur être accordée (peine ou cumul de peines inférieur ou égal à 5 ans), ou une LC (peine ou cumul de peines supérieur à 5 ans). L’exécution de ces dernières mesures s’effectue selon les mêmes modalités que précédemment, sauf qu’il n’y a pas de mesure probatoire sur la LSC, qui ne nécessite, selon la loi, que d’un lieu d’hébergement stable, alors que pour le reste, il convient nécessairement d’avoir un projet de sortie (travail, formation, prise en charge par une structure).
Indigeste, vous avez dit indigeste, le droit de l’application des peines ?



Jean-Pierre n’a pas pu demander de permissions maintien des liens familiaux, ce que généralement, les autres, ceux qui sont soutenus par leur famille, font. C’est tellement compliqué avec ses proches qu’il a préféré oublier. Tant pis ! Même si dans l’absolu, cela fait aussi partie de la préparation à la sortie, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il ne s’agit que de vacances accordées aux personnes détenues. Reprendre sa place auprès des siens n’est pas chose aisée, les parloirs n’étant bien souvent pas l’endroit pour parler de la réalité parfois dure du quotidien. Cela demande du temps.

Devant le tribunal de l’application des peines, Jean-Pierre revient sur les faits qu’il a commis, son parcours de vie, son parcours de détention qui au départ était fluctuant, le sens qu’il donne à la peine qu’il purge, ses futurs projets de vie, ses difficultés passées et ce qu’il en fait aujourd’hui. L’administration pénitentiaire (SPIP + direction de l’établissement) est favorable à sa requête en aménagement de peine sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans la mesure où il justifie d’efforts sérieux dans sa détention, qu’il a pris conscience de ses fragilités, qu’il a mis en place des suivis médicaux et qu’il dispose d’un projet finalisé avec une prise en charge adaptée à sa situation qui lui permettra de se réinsérer dans la société de manière progressive ; le parquet est sans opposition pour les mêmes raisons même s’il relève que la réflexion sur les faits reste à approfondir (évidemment, cela lui ferait trop mal d’être favorable – bisous les parquetiers). Stressé, Jean-Pierre, qui était accompagné de son avocat commis d’office, quitte la salle d’audience (qui se trouve dans l’établissement), en attendant le délibéré qui sera rendu dans un mois.

Par jugement du tribunal d’application des peines de Trifouillis-les-Oies, Jean-Pierre est admis au bénéfice du placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle à compter du 1er avril 2016. La placement extérieur durera 1 an, période durant laquelle il sera écroué et compté dans l’effectif de la maison d’arrêt compétente où se trouve la structure où il sera placé. On appelle ça les personnes écrouées, non hébergées. Durant cette année, il bénéficiera d’une prise en charge complète et devra respecter le règlement intérieur de la structure sous peine que le juge de l’application des peines soit alerté. Il devra poursuivre ses soins, rechercher un travail ou une formation, indemniser les parties civiles, ne pas paraître sur le lieu des faits, et justifier de ses démarches auprès du Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation qui le suivra. Il pourra en profiter pour faire ses démarches de recherches de logement quand il sera stabilisé. Il aura également des horaires de sortie à respecter. A l’issue de cette année, si tout se passe bien et qu’il respecte ses obligations, il sera admis au régime de la libération conditionnelle, ce qui veut dire qu’il ne sera plus ce numéro d’écrou, le fameux matricule qui identifie toutes les personnes incarcérées de France et de Navarre. C’est symbolique mais cela sous-entend plein de choses, et n’est pas anodin dans le retour à la liberté. Encore une étape de franchie ! Le suivi du SPIP se poursuivra jusqu’à la date de fin de la peine. Il sera convoqué régulièrement pour faire le point. Le juge de l’application des peines se souciera du respect de ses obligations jusqu’à la même date. Si Jean-Pierre faillit, y fait défaut, il sera rappelé à ses obligations. Si cela lui arrive trop souvent, ou qu’il commet des infractions, il peut se voir retirer la mesure, ce qui implique une ré-incarcération pour qu’il finisse d’exécuter le restant de sa peine, et purger la nouvelle en cas de nouvelle condamnation. Comment ça ? L’aménagement de peine n’est donc pas qu’une mesure de faveur qui ne sert qu’à libérer les pôvres détenus avant la date prévue ? Tout n’est donc pas acquis ? Mince alors, ce n’est pas si laxiste que ça finalement. Mais sinon, qu’est-ce que cela apporte de plus à la société ?

Avant son incarcération, Jean-Pierre était isolé, et SDF. Il était parasité par ses addictions et son impulsivité. Il a profité de sa peine pour prendre en compte sa situation et mettre en place des choses en réponse à ses fragilités. Seulement, la prison n’est pas l’extérieur, et il y a tout un tas de difficultés auxquelles il va se retrouver confronté une fois sorti. Ainsi, ne vaut-il pas mieux qu’il bénéficie d’un encadrement et d’un accompagnement pour l’aider à faire face, tout en restant sous contrôle, que de sortir tout au bout de sa peine, qu’aurons nous fait de lui ?

Qu’aurons nous fait de lui, pour qu’il puisse réintégrer notre société dans de meilleures conditions ?
Qu’aurons nous fait de lui, pour éviter qu’il ne récidive ?
Qu’aurons nous fait de lui ?

Nota : Vous noterez que ce récit ne laissait pas la place à l’évocation des alternatives à l’incarcération qui, dans la pratique, ont la même essence philosophique que les mesures d’aménagement de peine, et qui renvoient, elles aussi, à l’utilité sociale de la sanction. Aujourd’hui, l’emprisonnement est la référence de notre système, mais il ne saurait être la réponse absolue, tant les conséquences qui en découlent ne permettent pas de dire qu’il est satisfaisant pour répondre à TOUS les objectifs dévolus à la sanction pénale. Il faut toujours conserver à l’esprit que toute personne incarcérée, en temps normal, à vocation à réintégrer notre société, toute la question étant de savoir dans quelles conditions. Seulement, dans notre société, sommes-nous prêts à accepter que la condamnation n’est pas destinée uniquement à « faire payer » le coupable pour le ou les faits qu’il a commis, comme une sorte de substitut de vengeance ? Tant que nous n’aurons pas dépassé cette idéologie… Autant dire que nous n’avons pas le cul sorti des ronces…

vendredi 3 juin 2016

Le décalogue des avocats

Le hasard de mes lectures m’a fait découvrir un fort beau texte écrit par Eduardo Juan Couture Etcheverry (1906-1956), juriste uruguayen et doyen de l’Udelar, l’Université de Montevideo, qui est le décalogue de la profession d’avocat. Ses conseils sont aussi juste qu’ils l’étaient il y a 60 ans et le seront encore dans mille ans et sont pour la plupart aussi valables pour ceux qui embrassent la profession de magistrat. La traduction est de votre serviteur. Il se compose de 10 verbes à l’impératif. Le tutoiement est d’origine et est naturel en espagnol.

Aime ta profession. Tâche d’exercer le barreau de telle façon que le jour où ton enfant te demandera conseil pour choisir sa future profession, tu considères comme un honneur de lui proposer de devenir avocat.

Étudie. Le Droit se transforme constamment. Si tu ne suis pas son pas, tu seras chaque jour un peu moins avocat.

Combats. Tu dois lutter pour le Droit, mais le jour où il sera en conflit avec la Justice, choisis toujours le camp de la Justice.

Oublie. Le barreau est une lutte de passions. Si à chaque bataille tu chargeais ton âme de rancœur, un jour viendrait où la vie te sera devenue impossible. Une fois le combat achevé, oublie aussi vite ta victoire que ta défaite.

Pense. Le Droit s’apprend en étudiant, mais il se pratique en pensant.

Sois loyal. Loyal avec ton client, que tu ne dois pas abandonner sauf si tu réalises qu’il est indigne de toi. Loyal avec ton adversaire, même s’il est déloyal avec toi. Loyal avec le juge, qui ignore les faits et doit pouvoir se fier à ce que tu lui dis, et qui s’agissant du droit, doit pouvoir se fier à ce que tu invoques. Tâche d’être loyal avec tout le monde et tout le monde tâchera d’être loyal avec toi.

Aie la foi. La foi dans le Droit comme le meilleur instrument pour la cohabitation des humains, dans la Justice, comme destination naturelle du Droit, dans la Paix, comme soutien bienveillant de la Justice ; et surtout aie foi en la liberté, sans laquelle il n’est ni Droit, ni Justice, ni Paix.

Aie patience. Le temps se venge des choses qui se font sans sa collaboration.

Tolère. Tolère la vérité des autres dans la même mesure que celle dont tu souhaites que la tienne soit tolérée.

Travaille. Le barreau est une dure tâche car il est au service de la Justice.

jeudi 4 février 2016

De grâce…

L’affaire de la condamnation de Jacqueline Sauvage en décembre dernier, et de la grâce partielle dont elle vient de faire l’objet provoque beaucoup de commentaires, laudatifs ou non, et surtout beaucoup d’interrogations sur cette affaire, qui est présentée hélas avec beaucoup de complaisance sur certains médias. Quand une affaire devient le symbole d’une cause, ce n’est jamais bon signe pour la personne jugée, qui passe trop souvent au second plan. Faisons donc un point sur cette affaire et sur la situation de cette dame, qui n’est pas simple.

Les faits remontent au 10 septembre 2012, quand Jacqueline Sauvage abat son mari Norbert Marot de trois balles de fusil de chasse, tirées dans son dos. Elle expliquera avoir agi ainsi pour mettre fin à l’enfer que lui faisait vivre son mari, et ce depuis 47 ans, s’en prenant régulièrement à elle mais aussi aux trois filles qu’ils ont eu ensemble. Ces trois filles d’ailleurs soutiendront sans faille leur mère et confirmeront le caractère violent de la victime, que personne n’a jamais contesté au demeurant. Incarcérée dans un premier temps, elle est remise en liberté et comparaît libre devant la cour d’assises d’Orléans en octobre 2014. Elle est déclarée coupable de meurtre aggravé (car sur la personne du conjoint) et condamnée à 10 ans de prison et aussitôt incarcérée, la condamnation à de la prison ferme par la cour d’assises valant de plein droit mandat de dépôt. Elle a fait appel de cette décision, et le 4 décembre 2015, la cour d’assises d’appel de Blois confirme tant la condamnation que la peine.

Pourquoi diable deux cours d’assises ont-elles condamné Jacqueline Sauvage à cette peine, ce qui suppose, pour être précis, que sur les 15 jurés populaires et 6 juges professionnels ayant délibéré, en appliquant les règles de majorité qualifiée, au moins 14 aient voté la culpabilité, et 12 la peine de 10 ans d’emprisonnement[1] ? Comment expliquer une peine aussi lourde pour une femme expliquant être la victime d’un tyran domestique violent et ayant même agressé sexuellement leurs filles ?

Parce que l’examen des faits provoque quelques accrocs à ce récit émouvant. Sans refaire l’ensemble du procès, le récit des faits présenté par l’accusée lors de son interpellation a été battu en brèche par l’enquête (aucune trace des violences qu’elle prétendait avoir subi juste avant, hormis une trace à la lèvre, aucune trace dans son sang du somnifère qu’elle prétendait avoir pris, l’heure des faits ne correspond pas aux témoignages recueillis). De même, s’il est établi que Norbert Marot était colérique et prompt à insulter, les violences physiques qu’il aurait commises n’ont pas été établies avec certitude. Si l’accusée et ses trois filles ont affirmé leur réalité, en dehors de ce cercle familial, aucun voisin n’a jamais vu de coups ni de traces de coups, et les petits-enfants de l’accusée ont déclaré n’avoir jamais vu leur grand-père être physiquement violent avec leur grand-mère. Aucune plainte n’a jamais été déposée, que ce soit pour violences ou pour viol. Une des filles du couple expliquera avoir fugué à 17 ans pour aller porter plainte, mais avoir finalement dérobé le procès verbal et l’avoir brûlé dans les toilettes de la gendarmerie. Mais aucun compte-rendu d’incident n’a été retrouvé. De même, le portrait de Jacqueline Sauvage, femme sous emprise et trop effrayée pour porter plainte et appeler à l’aide ne correspond pas au comportement de l’accusée, qui a par exemple poursuivi en voiture une maitresse de son mari qui a dû se réfugier à la gendarmerie, qui a été décrite comme autoritaire et réfractaire à l’autorité des autres par l’administration pénitentiaire durant son incarcération. Une voisine a même déclaré à la barre avoir vu Jacqueline Sauvage gifler son mari. Dernier argument invoqué par les soutiens de l’accusé : le suicide du fils du couple, la veille des faits, qui aurait pu faire basculer Jacqueline Sauvage, mais il est établi qu’elle ne l’a appris qu’après avoir abattu son mari. Ajoutons que le fusil en question était celui de Jacqueline Sauvage, qui pratiquait la chasse.

Tous ces éléments et d’autres encore débattus lors des deux procès expliquent largement la relative sévérité des juges. Ajoutons à cela qu’en appel, la défense de Jacqueline Sauvage a fait un choix audacieux et dangereux : celui de plaider l’acquittement sur le fondement de la légitime défense, à l’exclusion de toute autre chose. Or il est incontestable que les conditions juridiques de la légitime défense n’étaient pas réunies, faute de simultanéité entre l’agression (dont la réalité était discutable) et la riposte, et la proportionnalité de celle-ci (trois balles dans le dos, contre un coup au visage). Pour pallier cette difficulté, la défense invoquait le syndrome des femmes battues, traumatisme psychologique empêchant la prise de décisions rationnelles, mais sans avoir cité le moindre expert psychiatre à l’appui de cette thèse. Cette stratégie n’a pas payé, puisque l’avocat général a été suivi dans ses réquisitions. Et c’est là que le bat blesse.

Dans ses réquisitions, à l’appui de la peine qu’il demandait, l’avocat général a usé d’un argument puissant sur l’esprit des jurés : il leur a indiqué la date probable de sortie de l’accusée en annonçant qu’elle se situerait, en suivant ses réquisitions et avec le jeu des réductions de peine et de la libération conditionnelle, environ un an après le procès (il a donné la date de janvier 2017). Les jurés sont sensibles à ce critère, qui est dans leur esprit l’effet réel de leur décision, le passé ne comptant guère pour eux dans une affaire qu’ils découvrent à l’audience. Fatalitas, cette information était erronée, et fatalitas fatalitatum, la défense, les yeux fixés sur l’acquittement, n’a pas rectifié cette erreur.

Le droit de l’application des peines est un droit technique, complexe, et méprisé par l’opinion publique et les politiques, la première n’y voyant qu’une expression du laxisme et les seconds, un moyen de gérer le stock des détenus sans avoir à financer de nouveaux établissements. Alors que son fondement, et son utilité, réelle, est de réinsérer et de prévenir la récidive, bref, de protéger la société. On ne manque jamais de fustiger ses échecs, mais le taux de récidive des détenus ayant pu bénéficier de l’adaptation de leur peine aux circonstances postérieures à leur condamnation est bien plus bas que ceux n’ayant pu en bénéficier. Ce n’est pas l’empilement des lois sécuritaires inutiles qui lutte vraiment contre la récidive. Ce sont les juges des applications des peines, et leurs petites mains, les conseillers d’insertion et de probation.

Peu d’avocats s’y connaissent en la matière, tant il est vrai que les détenus n’ont pas le réflexe de faire appel à un avocat pour gérer l’après condamnation. Et c’est un tort, car l’application des peines peut permettre de sauver une affaire où on s’est pris une mauvaise décision. Et même chez les magistrats, ceux qui n’ont pas été juges de l’application des peines ou procureur à l’exécution des peines n’ont de ce droit que des notions et n’ont pas les réflexes que seule donne la pratique quotidienne de cette matière.

Démonstration ici.

Quand une peine de prison ferme est amenée à exécution, on lui applique un crédit de réduction de peine (CRP). Depuis 2004, ces réductions de peine n’ont plus à être prononcées par le juge de l’application des peines (JAP), mais il peut les retirer en cas de comportement problématique du détenu. Cela a soulagé leur charge de travail, ils ne passent plus des heures à signer des ordonnances de réduction de peine, mais n’interviennent qu’en cas de retrait. Ce crédit, prévu par l’article 721 du code de procédure pénale, est de trois mois pour la première année, de deux mois pour les années suivantes, et pour les fractions inférieures à un an, de 7 jours par mois, dans la limite de deux mois. Si le détenu manifeste des efforts sérieux de réadaptation sociale (notamment par des études ou des formations qualifiantes en détention), le juge de l’application des peines peut lui accorder des réductions de peine supplémentaires (RPS) dans la limite de 3 mois par an et de 7 jours par mois pour les fractions inférieures. Et quand le détenu arrive à mi-peine, il peut demander à bénéficier d’une libération conditionnelle, c’est à dire de finir de purger sa peine en liberté, en étant suivi régulièrement par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et en étant contraint de se soumettre à des obligations (comme le port d’un bracelet électronique) et interdictions (comme de quitter son domicile en dehors de certaines plages horaires) dont la violation peut entraîner (et de fait entraîne très facilement) son retour en détention.

Jacqueline Sauvage avait effectué au jour du verdict d’appel 32 mois de détention (j’arrondis). Or je ne vois pas comment l’avocat général pouvait arriver à janvier 2017. Le calcul est le suivant : condamnée à 10 ans le 4 décembre 2015, fin de peine le 4 décembre 2025. Application des crédits de réduction de peine : 3 mois + 9 fois deux mois soit 21 mois, fin de peine le 4 mars 2024. Puis on impute les 32 mois de détention provisoire, fin de peine le 4 juillet 2021. Ça fait une mi-peine mi septembre 2018. Certes, elle peut bénéficier jusqu’à 30 mois de réduction de peine supplémentaire, mais c’est un peu audacieux de supposer qu’elle les aura, rapidement qui plus est, et de calculer ses réquisitions sur cette hypothèse.

D’autant qu’un deuxième obstacle surgit.

Nous sommes dans une affaire de meurtre aggravé. Or pour ce crime, la période de sûreté de l’article 132-23 du code pénal, qui interdit toute mesure de remise en liberté, y compris la moindre permission de sortie, avant un délai égal à la moitié de la peine prononcée, hors réduction de peine, s’applique automatiquement… dès que le quantum de la peine atteint 10 ans. Si la cour avait prononcé une peine de 9 ans, 11 mois et 29 jours, le calcul de l’avocat général, pour hypothétique qu’il fût, se défendait. Mais à 10 ans, il ne tient plus. Il y a 5 ans de période de sûreté, donc il reste 28 mois d’emprisonnement sec inévitables (5 ans font 60 mois, moins 32 mois déjà effectués). Puis ce délai d’épreuve expiré, seulement alors la libération conditionnelle peut s’envisager, avec généralement des phases préparatoires de permissions de sortie suivies de retour en détention. En tout état de cause, la libération conditionnelle ne pouvait intervenir avant avril 2018. Enfin, ne pouvait : en droit, l’impossible est rare (demandez à mes clients…). On peut demander à être relevé de la période de sûreté par le tribunal de l’application des peines (la cour peut aussi décider de la lever, l’abréger ou au contraire la prolonger mais la question ne semble pas avoir été posée), et d’ailleurs Jacqueline Sauvage avait d’ores et déjà saisi ce tribunal, mais obtenir un tel relevé quelques mois après la décision d’appel, confirmative qui plus est, était une gageure.

C’est en cet état que la grâce présidentielle entre en scène.

La grâce est un pouvoir que la Constitution donne au président de la République (article 17) soumis au contreseing du premier ministre et du ministre de la Justice (art. 19). Son effet est précisé aux articles 133-7 et 133-8 du code pénal : elle est une dispense d’exécuter la peine mais laisse subsister la condamnation, qui figure telle quelle sur le casier, peut constituer le premier terme de la récidive, et ne fait en rien obstacle aux droits des victimes d’être indemnisées. Il est rarement utilisé depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui a mis fin aux grâces collectives traditionnellement prises le 14 juillet. Il ne reste que des grâces individuelles.

Le droit de grâce jouait un rôle considérable à l’époque où la peine de mort était en vigueur, grâce qui pour le coup était une dispense d’exécution au sens propre. Toutes les condamnations à mort étaient soumises au président de la République, donc il n’est pas une exécution capitale qui n’ait été validée par le président en exercice. Depuis l’abolition, elle a perdu de son intérêt, et chacun de ses rares usages entraîne le même rappel de l’origine monarchique de ce pouvoir, comme si c’était un argument pertinent. Le droit de grâce existe dans la plupart des démocraties, notamment aux États-Unis, en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni, et j’en passe. C’est un contre-pouvoir, et les contre-pouvoirs sont toujours heureux en démocratie. Il n’est pas discrétionnaire puisqu’il est soumis à contreseing et que le premier ministre peut s’y opposer en refusant le contreseing. La grâce a un effet très limité : une dispense d’exécuter tout ou partie d’une peine, sans la faire disparaître, contrairement à l’amnistie, qui pose plus de problèmes, mais n’a plus été utilisée depuis 2002 et semble promise à une quasi-désuétude. Il n’est pas scandaleux que la plus haute autorité de l’État puisse imposer la clémence, du moment qu’il ne peut en aucun cas imposer la sévérité (contrairement au roi qui lui, pouvait prendre un jugement d’acquittement et le transformer en condamnation à mort, ce qui bat en brèche l’argument du résidu monarchique), et cette affaire en est une bonne illustration. On l’a vu, si le principe de la condamnation de Jacqueline Sauvage souffre peu la discussion, n’en déplaise aux militants d’une cause qui dépasse l’accusée, le quantum de la peine semble avoir été décidé par une cour d’assises mal informée sur la portée réelle d’une telle peine. Or il n’existe à ce stade aucune voie de recours sur ce point. La révision n’est possible qu’en cas d’éléments remettant en cause la culpabilité. La peine n’est plus soumise à discussion. Le droit de grâce est la seule échappatoire. Ne nous privons pas de ce garde-fou.

Ainsi, le président de la République a décidé d’accorder à Jacqueline Sauvage une grâce partielle qui, nous allons voir, prend précisément en compte les éléments qui ont vraisemblablement échappé à la cour. La grâce porte en effet sur 2 ans et 4 mois, et sur l’intégralité de la période de sûreté. Ainsi, l’erreur des dix ans est (partiellement, on va voir) corrigée et la période d’épreuve de 5 ans ne s’applique plus, ce qui n’a rien de scandaleux puisque l’avocat général lui-même n’a jamais envisagé qu’elle s’appliquât. La grâce de 2 ans et 4 mois rapproche la fin de peine à début mars 2019, et la mi-peine à janvier 2018, cette date pouvant encore se rapprocher par l’effet de réductions de peine supplémentaires. C’est pourquoi à ce stade j’avoue mon incompréhension quand j’entends parler de perspectives de libération dès avril prochain. Outre un obstacle juridique supplémentaire certain, j’y arrive, en l’état, un retour à la liberté me paraît difficilement envisageable avant un an, quand le reliquat de 2 ans lui permettra d’obtenir un placement à l’extérieur lui permettant de purger sa peine sans être détenue (comme ce dont a bénéficié Jérôme Kerviel, qui n’a été détenu que 150 jours sur une peine de 3 années), conformément à l’article 723-1 du code de procédure pénale, avant d’enchaîner sur la libération conditionnelle. Quelque chose doit m’avoir échappé, et je ne doute pas que des lecteurs plus éclairés que moi pointeront mon erreur dans les commentaires, et je vous mettrai les explicitation dans un paragraphe inséré ci-dessous.

Paragraphe inséré : la clé de l’énigme se trouve aux articles 720-2 et 732-7 du code de procédure pénale. Le premier exclut toute mesure de sortie pendant la période de sûreté sauf le placement sous bracelet électronique (on parle de placement sous surveillance électronique). Le second permet d’ordonner un placement sous surveillance électronique probatoire un an avant la fin de la période de sureté. Ce qui ouvrait la possibilité de libération sous surveillance électronique un an avant la fin de la période de sureté en avril 2018, soit avril 2017. L’erreur de l’avocat général n’est donc plus que de 3 mois, ce qui n’est pas si mal vu les céphalées que ce billet est en train de me donner. L’obstacle de la période de sureté étant levé, et une grâce portant sur 2 ans et 4 mois, ça fait 35 mois à effectuer, soit 17,5 mois pour la mi-peine, donc liberté conditionnelle possible en avril 2017, et placement sous surveillance électronique probatoire en avril 2016, nous voilà retombés sur nos pieds.

Un autre obstacle se dresse encore devant la porte de la prison de Jacqueline Sauvage. L’article 730-2 du code de procédure pénale, créé par une des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle instituant aussi les jurés en correctionnelle, une autre grande réussite, impose que les personnes condamnées à 10 ans ou plus pour un des crimes mentionnés à l’article 706-53-13, liste créée par une autres des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle créant la rétention de sûreté, liste où figure le meurtre aggravé, que ces personnes donc fassent l’objet d’un double examen devant la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. C’est la loi. Et la grâce présidentielle s’applique au temps de détention mais pas aux mesures de sûreté entourant la remise en liberté. Donc, quand bien même une remise en liberté pourrait s’envisager dès avril, en pratique, il est impossible que ces examens aient lieu dans un laps de temps aussi bref. Mon confrère Étienne Noël, bien meilleur spécialiste que moi en matière pénitentiaire, évalue ce délai à neuf mois au moins, et je lui fais confiance.

Je vous avais dit que le droit de l’application des peines était un droit technique ; et encore, je n’ai abordé que la surface de la matière, et je crains d’avoir déjà été indigeste. C’est une des matières liées au pénal la plus touchée par l’empilement sans rime ni raison de textes sécuritaires votés pour des effets d’annonce, sans recherche d’une cohérence et d’une lisibilité qui seraient pourtant de bon aloi, aboutissant à des usines à gaz que même les professionnels maitrisent mal, hormis ceux plongés dedans au quotidien. C’est un retour de bâton que se prennent les politiques, quand leur monstre de Frankenstein se retourne contre eux en frappant une personne, ici Jacqueline Sauvage, à cent mille lieues du profil rêvé du criminel d’habitude caricatural qu’ils ont à l’esprit. Je vous présente la réalité. Elle a toujours plus d’imagination que le législateur.

Note

[1] En première instance, 6 jurés et 3 juges siègent, et il faut que la culpabilité soit votée par 6 voix au moins, la peine étant décidée à la majorité absolue, soit 5 voix moins ; en appel, la culpabilité doit être votée par 8 voix au moins des 9 jurés et 3 juges, et la peine l’est à la majorité absolue, soit 7 voix.

jeudi 5 novembre 2015

Valérie s'en va-t-en guerre

Valérie Pécresse, candidate LR-UDI-MoDem aux élections régionales en Île de France vient d’avoir une brillante idée que Le Point qualifie même “d’idée choc” :

Valérie Pécresse (Les Républicains) a lancé jeudi la proposition « un peu iconoclaste » de faire interdire les « délinquants multirécidivistes » dans les transports en commun […]. « Je ferai de la lutte contre la fraude dans les transports ma priorité avec la proposition un peu iconoclaste d’interdire dans les transports en commun les délinquants multirécidivistes », a indiqué la tête de liste de la droite pour les élections régionales en Ile-de-France.

« L’idée serait de modifier la loi pour que le juge puisse prononcer une peine complémentaire pour les délinquants multirécidivistes, par exemple les pickpockets dans le métro, pour qu’on puisse les interdire de revenir dans le métro, un peu comme les interdictions de stade pour les hooligans », a précisé Valérie Pécresse, qui présentait son programme devant la presse. « Les services de sécurité arrivent à reconnaître les pickpockets quand ils sont sur les voies. Simplement, on les reconnaît, mais on ne peut rien faire », a-t-elle ajouté, précisant qu’« un pickpocket dans le métro, c’est 1 000 actes par an ».

Passons sur cette dernière statistique estampillée Institut National de Pifométrie (rappelons qu’en 2014, la justice a jugé 83492 vols, recels, destructions et dégradations tout confondu[1], visiblement, une poignée de pickpockets en font la quasi totalité), passons sur le fait que la Région n’a aucune compétence en matière législative, domaine du Parlement. Ce n’est pas comme si madame Pécresse était députée et pouvait donc en tant que telle déposer une telle proposition de loi plutôt qu’en faire un argument électoral. Cela n’a aucune importance, car devinez quoi ? La loi permet déjà de prononcer une telle mesure. Même sans attendre qu’ils soient récidivistes (je me demande d’ailleurs pourquoi ce laxisme chez Mme Pécresse). C’est l’article 132-45, 9° du code pénal, qui peut être prononcé comme modalité d’un sursis avec mise à l’épreuve (l’interdiction de paraître dans les transports en commun ne peut être prononcée comme accessoire d’une peine d’emprisonnement ferme, l’incarcération impliquant l’interdiction de paraître en tout lieu autre que son établissement pénitentiaire), ou… d’une contrainte pénale.

Alors, madame Pécresse, on dit merci Mme Taubira, et on se concentre sur ce qui relève du domaine de la région.

La tête de liste LR-UDI-MoDem aux régionales a par ailleurs développé son plan pour « des lycées sans drogue ». « Je me considère comme responsable vis-à-vis des parents, je veux des lycées sanctuaires », a-t-elle expliqué, en détaillant son plan de lutte : le financement par la région de tests de dépistage que serait chargé d’organiser un « référent addiction » dans les lycées, uniquement si le conseil d’administration donne son accord.

« Les résultats ne seront communiqués qu’au lycéen et à ses parents s’il est mineur », a ajouté Valérie Pécresse.

« Le proviseur aura l’information sur la classe. S’il s’aperçoit qu’il y a une trop grosse consommation de drogue dans la classe, il peut déclencher le plan anti-dealer avec vidéo-protection, intervention éventuelle de la police nationale à l’entrée du lycée pour fouiller les cartables et empêcher les dealers de pénétrer dans le lycée. »

Hmmm… Finalement, il vaut peut-être mieux pas. Délinquants 2015

Communiquer les résultats au lycéen est une bonne idée, mais quelque chose me dit qu’il était déjà au courant. Et s’il est majeur, lui seul en est informé. Bien bien bien. Heureusement que ces dépistages en masse ne coûteront rien, n’est-ce pas ?

J’aime beaucoup le plan anti-dealer, avec fouille des cartables, et intervention de la police pour empêcher les dealers d’entrer dans l’établissement (merci à eux de ne pas oublier d’amener leur pancarte “Je suis un dealer” pour faciliter le travail de la police). Je ne doute pas que les lycéens, qui ne se fournissent jamais ailleurs que dans leur bahut, ne trouveront jamais la parade diabolique qui consiste à se fournir ailleurs et à planquer leur shit autre part que dans leur cartable.

Note

[1] Source : Chiffres clés de la justice 2014, Min. Justice, pdf ici.

vendredi 23 octobre 2015

Maîtres mots

Mon excellent quoi que provincial confrère Maître Mô a repris la plume pour s’adresser à nous tous avocats, mais comme sa voix porte, ce qu’il dit concerne tous les citoyens.

Je me suis dit, une fois encore, que nous, fameux “auxiliaires de Justice” (je n’aime pas ce terme, disons ce… diminutif), allions raquer, et puis c’est tout, qu‘“on” plaçait nos “indemnités” exactement là où “on” plaçait l’estime de notre belle profession – et c’est un endroit que la correction m’interdit de nommer…

Mais que nous pourrions écrire et râler et faire grève un jour ou deux, rien n’y changerait – j’en suis à ma quatrième “révolte” autour de l’Aide Juridictionnelle, vous comprenez, j’ai vu les résultats magnifiques des 3 autres : toujours plus de missions et de travail, dans des conditions toujours moins acceptables… Mais que nous acceptons, bien forcés – nous avons un beau serment.

Pourtant je suis avocat, qui plus est pénaleux : qui mieux que nous sait qu’il ne faut jamais renoncer, que tout peut arriver, si l’on se donne ?

Car j’avais tort. Et que cette fois il se passe quelque chose.

Nous étions déjà en route, mais lundi dernier, à Lille, les avocats se réunissaient en Assemblée Générale Extraordinaire – et extraordinaire elle fut.

À lire chez Maître Mô.

(Commentaires fermés sous ce billet, c’est chez lui que ça se passe)

jeudi 22 octobre 2015

Lettre à Samy

Cher Samy,

Tu as choisi de t’exprimer sous pseudonyme pour exprimer ton malaise et critiquer durement le mouvement actuel de grève de l’aide juridictionnelle qui a conduit notre bâtonnier à suspendre les commissions d’avocats, notamment aux comparutions immédiates.

Dans une interview donnée au Plus de l’Observateur, tu écris cette phrase terrible : « Des personnes sont allées en prison à cause de leur avocat en grève », qui me laisse à penser que le choix du pseudonyme ne s’explique peut-être pas que par ta modestie.

Tu continues en expliquant que tu étais de permanence aux comparutions immédiates la semaine dernière et que, conformément aux consignes du Bâtonnier, les avocats présents ont systématiquement fait demander par leur client un délai, ce qui selon toi a abouti au placement en détention pour “la quasi totalité d’entre eux”, clients qui, s’ils avaient accepté d’être jugés le jour même, eussent peut-être été condamnés à des peines sans maintien en détention et fussent sortis libres, condamnés, mais libres. Et sans hésiter, tu jettes le blâme à la figure de tes confrères, “trop fiers (ou trop peureux) de voir leur client être jugé sans eux ou de désobéir à leur bâtonnier”. Cette expérience t’a visiblement éprouvée, puisque tu es rentré chez toi et que tu as eu “honte d’une profession corporatiste à l’extrême”, avant de réciter avec une docilité de séminariste la vulgate des éléments de langage du Gouvernement sur cette réforme, que visiblement, outre le Garde des Sceaux, toi seul a comprise et qui semble être la meilleure chose qui soit, et que nous refusons par aveuglement et veule soumission aux “cabinets d’affaire”, qui seraient naturellement à la manœuvre, comme à chaque fois qu’on parle d’aide juridictionnelle tant ça les concerne, probablement.

Samy, laisse-moi à présent donner quelques mots d’explications aux mékéskidis qui lisent ce blog, pour qu’ils comprennent bien ce que tu as voulu dire et en quoi tu as, de près comme de loin, en long en large et en travers, bref, fractalement tort.

La comparution immédiate est une procédure dérogatoire par laquelle le parquet décide de faire juger sans délai un prévenu dont il s’est assuré de la personne, soit en la faisant interpeller par la police, soit que la police l’ait interpellée de sa propre initiative dans le cadre d’une enquête de flagrance, ce qui est de loin l’hypothèse la plus fréquente. Typiquement, c’est la personne qui commet un délit mais se fait aussitôt ou presque attraper par la police, est placée en garde à vue, laps de temps pendant lequel la police parvient à réunir tous les éléments de preuve pour bâtir un dossier semblant assez solide au parquet pour être prêt à être jugé.

C’est une procédure dérogatoire car le droit commun est la convocation en justice, par huissier, ou remise en main propre contre signature par un procureur ou un officier de police judiciaire, ce qu’on appelle respectivement dans le jargon une citation directe, une convocation par procès verbal (CPPV) et une convocation par officier de police judiciaire (COPJ), le prévenu étant laissé libre, avec un délai minimum de dix jours, en pratique plusieurs semaines (à Paris, le parquet parvient à audiencer les COPJ sous six à huit semaines), pour préparer sa défense et notamment solliciter l’assistance d’un avocat. Ce temps, même bref, est précieux. Déjà le prévenu a le temps de se reposer et de s’alimenter correctement. Il n’arrive pas dans le prétoire en ayant (mal) dormi que quelques heures ces trois dernières journées, et en ayant mal mangé. Le repos et l’alimentation permettent d’avoir les idées claires. Ce que n’ont pas les prévenus en comparution immédiate. Ce laps de temps peut être mis à profit pour réunir des pièces justificatives de la situation professionnelle de l’intéressé, qui peut effectuer des démarches d’insertion ou de régularisation de sa situation, voire s’il reconnait les faits commencer à indemniser la victime. Sans compter que l’avocat a le temps d’effectuer des recherches poussées sur la jurisprudence et de décortiquer méticuleusement la procédure. Bref de faire son travail.

En comparution immédiate, l’avocat est la plupart du temps commis d’office (à Paris, 6 avocats sont désignés chaque jour pour défendre les prévenus en “compa”). Il découvre les dossiers (3 à 4 généralement) qu’il aura à traiter quelques heures (3 environ) avant l’audience, et doit les lire pour connaître les faits et rechercher les vices de procédure et moyens de droit à soulever, s’entretenir avec son client pour se présenter à lui, gagner sa confiance, mettre au point une stratégie de défense, qui commence souvent par le convaincre diplomatiquement de renoncer à son super-baratin-de-la-mort qu’il a potassé toute la nuit en cellule et qui à la lumière du manque de sommeil et de glycémie, lui paraît aussi génial qu’irréfutable, et lui expliquer comment se comporter à l’audience, en espérant qu’il se souviendra encore, une fois dans le prétoire d’un quart de ce qu’on lui aura dit.

Pris d’un bref moment de culpabilité, le législateur a posé certaines garanties procédurales pour le prévenu en comparution immédiate qui n’existent pas en droit commun. La première est que l’avocat est obligatoire. C’est le seul cas en matière pénale avec la CRPC, par exception au principe que plus l’avocat est nécessaire, moins il est obligatoire. Ah, j’entends des voix dans le fond qui disent qu’aux assises, l’avocat est obligatoire. Nenni. D’ailleurs, en 1851, Victor Hugo a plaidé aux assises pour son fils Charles, poursuivi pour outrage aux lois pour avoir protesté dans l’Événement contre une exécution. Avec peu de succès puisque son fils a mangé six mois de prison. Laissez faire les pros.

Autre garantie, le prévenu peut demander un délai pour être jugé. C’est de droit, le tribunal ne peut en aucun cas le refuser. Le prévenu doit même consentir à être jugé le jour même, “en la présence de son avocat” (art. 397 du CPP). Dans ce cas, les débats ne portent que sur le sort du prévenu en attendant la date de jugement, qui doit avoir lieu dans des délais minima et maxima fixés par la loi, mais qui ne dépassent pas 6 mois. Le prévenu peut être placé en détention provisoire jusque là, ou libéré sous contrôle judiciaire, voire remis en liberté purement et simplement, je l’ai déjà vu. Les critères sont ceux de droit commun, fixés à l’article 144 du CPP. Les plus couramment invoqués sont prévenir le renouvellement de l’infraction, si le prévenu est en état de récidive, a commis plusieurs faits ou a un casier chargé sans que la récidive ne soit constituée et l’absence de garanties de représentation, c’est à dire de certitude raisonnable que le prévenu se présentera de lui-même à l’audience ou pourra être convoqué pour exécuter la peine, ou si le casier judiciaire montre beaucoup de jugements “contradictoires à signifier” qui indiquent que le prévenu rechigne à se rendre librement aux convocations.

La défense peut demander des actes d’instruction au tribunal (art. 397-2), peut faire citer sans forme des témoins (art. 397-5 du CPP), c’est à dire sans les faire citer par huissier ni respecter de délai de comparution, et j’en profite pour attirer l’attention de mes confrères qui vont se frotter aux compas sur ce point : si dans la salle se trouve une personne désirant témoigner en la faveur du prévenu, le tribunal est tenu de l’entendre si vous dites “je la cite comme témoin”. Ne demandez JAMAIS au président d’user de son pouvoir discrétionnaire de l’art. 444 du CPP. Il peut refuser et le fera souvent aux compas. Invoquez l’art. 397-5, et il n’aura pas le choix.

Revenu de ce moment d’égarement, le législateur a armé le bras du tribunal avec une arme redoutable : aux comparution immédiates, le tribunal peut mettre immédiatement à exécution toute peine de prison ferme (on parle à tort de mandat de dépôt, c’est un maintien en détention) même si les conditions de droit commun pour ce faire ne sont pas remplies, à savoir un an ferme au moins, ou état de récidive légale.

Voilà, excuse cet aparté, Samy, mais ce vademecum était indispensable pour que nos lecteurs comprennent la suite.

Samy, à te lire, moi aussi, j’éprouve de la honte, mais pas pour les mêmes motifs. Si je te comprends bien, tu étais de permanence et tu as, toi aussi, demandé un délai pour tes clients qui visiblement sont partis au trou, faute de garanties de représentation selon toi (tu ne dis pas un mot sur le risque de réitération : tu n’avais que des primodélinquants avec un bail à leur nom, dans tes clients ?). Et tout cela hors la présence de membres du Conseil de l’Ordre, “laissant les jeunes avocats en première ligne”. Tu devais être distrait, tout à ta honte, car depuis des années, il y a deux avocats référents, des vieux briscards comme moi, qui chapeautent avec amour les jeunes confrères de permanence qui d’ordinaire sont plutôt enthousiastes à l’idée d’être en première ligne. Ils se sont présentés à toi, je n’en doute pas, ne serait-ce que pour s’assurer que tu serais à l’heure, et tu avais même leur numéro de mobile sur la fiche des box, à P12. Le Bâtonnier nous a demandé d’assurer nos permanences, et nous a même appris que nous avions renoncé à être rémunérés à cette fin, sans doute pour nous préparer à la réforme de l’aide juridictionnelle. Et si pour toi, c’est un membre du Conseil de l’Ordre ou rien, il y en a 4 qui assurent une permanence en cellule de crise, salle du Conseil, en face de la bibliothèque. Les portes sont toujours ouvertes. Il faut lire les e-mails du bâtonnier, Samy. On apprend des trucs, et ça évite d’écrire des âneries sur Le Plus.

Surtout, tu aurais pu lire dans la feuille de route de la grève la dernière phrase. Si tu es avocat, tu dois savoir que plus on approche de la fin d’un texte, plus il faut être vigilant, n’est-ce pas ? Je te la recopie ici : “Il faut enfin rappeler que cette grève a pour limite la clause de conscience de chacun et que les avocats qui estiment ne pas pouvoir respecter ce mouvement en raison des intérêts de leur client pourront y déroger.

Eh oui, Samy, il est dit expressément que si tu estimais que l’intérêt supérieur de ton client l’exigeait, tu pouvais passer outre et plaider, sans désobéir à notre bâtonnier bien-aimé. Nul ne te l’aurait reproché. Mais tu ne l’as pas fait. D’après toi, seule la fierté ou la peur conduisaient tes confrères de permanence avec toi à se comporter ainsi. Vu la honte que tu expliques avoir éprouvée, on doit écarter la fierté comme motivation. Que reste-t-il ? Ta honte, est-ce vraiment à l’égard de la profession que tu la ressens, ou est-ce à l’égard de ta lâcheté ?

Mais permets-moi de te consoler, Samy. Tu fais preuve de l’arrogance de la jeunesse quand tu laisses entendre que les prévenus qui auraient été défendus au fond eussent échappé à la prison. Tu as déjà eu des permanences aux compas. Tu en as vu beaucoup sortir libres, quand je ne suis pas de permanence s’entend ? Et crois-tu vraiment que les procureurs de P12 requièrent des mandats de dépôt comme des robots, même face à des dossiers où un SME semble évident ? Accorde-leur le droit d’avoir une conscience, eux aussi, laisse-en un peu pour les autres.

Tu dis toi-même que “la quasi-totalité” des prévenus sont partis en prison. Donc certains sont malgré tout sortis libres. CQFD.

Comment diable fais-tu pour savoir lesquels parmi ceux partis en détention auraient, au seul vu du dossier, eu un sursis simple ou avec mise à l’épreuve, et lesquels n’auraient pu échapper au maintien en détention ? Car moi qui ai 15 ans de barre, et même des confrères beaucoup beaucoup beaucoup plus vieux comme Maître Mô (Joyeux anniversaire confrère) n’y parvenons toujours pas. D’ailleurs, Anne Portmann, journaliste à Dalloz Actualité, est allée voir une audience à la 23e/1 depuis que les avocats ne se présentent même plus. Les dossiers sont pris au fond, sans avocat. Regarde combien de sursis mise à l’épreuve sont prononcés. Et va jeter un œil au greffe aux feuilletons des jours précédents la grève. Regarde les peines prononcées habituellement. Compte les maintiens en détention.

D’ailleurs, tu as l’opprobre et la dénonciation faciles à l’égard de tes confrères (moi qui croyais qu’on était une profession corporatiste à l’extrême ?). Tu ressens de la honte à l’égard de ta profession, dis-tu ? Dis-moi, ne sont-ce pas ces présidents qui devraient mourir de honte de prendre les dossiers au fond quand la loi exige la présence d’un avocat pour les juger ? Ne devraient ils pas être plus rouges que la robe d’un premier président quand ils recueillent le consentement du prévenu à être jugé séance tenante hors la présence de l’avocat, en violation de la loi, ce qui est amusant quand on se souvient que ce qu’on reproche au prévenu, c’est… d’avoir violé la loi ? Où est ton indignation à géométrie variable ? Comment acceptes-tu sans dire un mot que les tribunaux invoquent des circonstances insurmontables alors que rien, strictement rien ne les empêche de renvoyer d’office à une date ultérieure, les délais légaux pour juger l’affaire n’arrivant pas à terme ?

Et pour ta péroraison, tu nous fais une reprise servile de la comm’ du Gouvernement. Tu as oublié ton esprit critique au vestiaire, Samy. Alors mettons les choses au point.

Le prélèvement “exceptionnel”, tu sais, un impôt exceptionnel comme l’est la CRDS, qui sera supprimée aussitôt la dette sociale remboursée, comme l’a été la vignette auto, qui a été exceptionnellement reconduite 46 ans durant, l’est sur les produits financiers des CARPA (prononcer le mot financier avec une moue de dégoût comme dans “mon ennemie c’est la finance”). Les CARPA (CAisses des Règlements Pécuniaires des Avocats) sont des comptes bancaires (un par Ordre) où sont déposés tous les fonds reçus par les avocats destinés à des tiers. Il nous est interdit de les déposer sur nos comptes, pour garantir leur représentation et prévenir le blanchiment. Ces caisses sont gérés par les ordres, à leurs frais (à Paris, c’est plusieurs salariés à plein temps), où chaque mouvement est vérifié et tracé. C’est sur ce compte que l’État verse les fonds de l’aide juridictionnelle destinés à chaque ordre. Il a toujours été convenu que ces fonds pouvaient être placés, SANS RISQUE pour des motifs évidents (donc parler de boursicotage est malhonnête, Samy, et être malhonnête sous pseudo, c’est mal), et que ces produits financiers étaient acquis à l’Ordre, pour financer la gestion de la CARPA et de l’aide juridictionnelle, puisque l’État se décharge sur l’Ordre de cette tâche et qu’on a des salariés à plein temps sur ce boulot, mais aussi notre formation continue obligatoire (pourquoi les formations sont-elles gratuites à Paris, Samy, à ton avis ?) et d’autres actions de solidarité et de prévoyance (notamment le congé maternité pour les collaboratrices, mais tu t’en fous, t’es un mec). Et je ne sais pas si tu fais du fiscal, mais tu crois que les produits financiers ne sont pas déjà imposés ? Tu as entendu parler de la CSG, de la CRDS, et du prélèvement libératoire ? Programme de L2, Samy, et tu y étais il y a moins longtemps que moi. L’État prélève déjà, et plus que 15 millions par an.

Et Samy, franchement, tu n’as pas honte quand tu écris “Honte d’une profession qui fait croire à ses confrères que l’indemnité de garde à vue sera diminuée de moitié alors que cette disposition réglementaire n’est pas présente dans le projet de loi de finances.” Samy, sérieux, tu t’étonnes qu’une disposition réglementaire ne soit pas dans une loi de finance ? Je veux dire, à part le fait que ce serait contraire à la Constitution ? Rappelons à nos lecteurs, Samy, que les dispositions réglementaires relèvent du décret, donc du gouvernement, contrairement à la loi qui relève du parlement, que la Constitution répartit le domaine de chacun et interdit tout empiètement. Le projet de barème, qui relève d’un simple arrêté ministériel, a été communiqué à l’Ordre, et a été publié sur Dalloz Actualité. Regarde le tableau “Ajustements”.

La Chancellerie trompette partout qu’elle va réévaluer l’Unité de Valeur, ce qui est faux, puisqu’elle dit que la nouvelle UV nationale “sera supérieure à sa moyenne nationale actuelle”. Donc qu’elle va baisser dans certains barreaux, les plus petits. Mais oui, à Paris, elle va un peu augmenter (d’un euro et demi). Elle oublie de dire que le coefficient par lequel on multiplie l’UV pour calculer l’indemnisation de l’avocat va être sacrément revu à la baisse, notamment pour la garde à vue (où on passe de 12,40 à 7,5) ou pour les référés au tribunal d’instance (de 16 à 6). Pour pouvoir affirmer que c’est un ajustement, on augmente les UV pour l’audition libre de 3,64 à 4 (soit +0,36 UV), pour le délégué du procureur de 1,9 à 2 (+0,1 UV), ou devant la chambre des appels correctionnels de 8 à 9 UV. C’est à dire qu’on a 19 baisses jusqu’à 10 UV, tandis que la plus grande des 7 hausses est de +1,46 UV. Bref, la rémunération va globalement diminuer, et pas qu’un peu. Parfois de plus de moitié.

Alors pourquoi claironner que le budget augmente ? Parce que le relèvement des plafonds de l’aide juridictionnelle, déjà fort hauts (1393 euros mensuels pour une personne seule) va rendre éligibles 100 000 personnes de plus. C’est à dire que l’État offre à 100 000 personnes qui avaient les moyens de payer un avocat un accès gratuit à la justice, et ce en indemnisant moins l’avocat. C’est un cadeau électoral fait sur notre dos et qu’on nous demande de financer par-dessus le marché, car il n’y a pas de repas gratuit, Samy. Ces fonds que tu présentes comme tombés du ciel, ils manqueront. L’Ordre devra pour équilibrer ses comptes, renoncer à la gratuité des formations, augmenter les cotisations, ou renoncer à la prise en charge des congés maternité des collaboratrices. Et nous devrons accepter de défendre des clients à l’AJ encore plus à perte, ou pour les cabinets exerçant dans des secteurs à forte pauvreté (Balbyniens RPZ) de compenser par le volume en prenant encore plus de dossiers et en les traitant plus superficiellement. Tiens, comme le système de Public Defender en vigueur dans bien des États aux USA. Ça fait envie.

Que tu gobes avec une telle naïveté la comm’ du Gouvernement et mettes la colère profonde et réelle qui agite ta profession sur le seul compte du soi-disant corporatisme extrême de la profession (que je t’invite à découvrir en défendant des confrères au disciplinaire, tu vas voir) au point de te retourner contre elle (car on est tous des cons sauf toi) ne laisse pas de m’inquiéter. Pas pour toi, mais pour tes clients.

Samy, c’est bien d’écouter son cœur, à condition de ne pas oublier d’écouter aussi sa tête.

mardi 13 octobre 2015

Pourquoi être avocat ?

Alors que mon ordre, et celui de beaucoup de mes confrères (plus de 40, dont tous les plus gros, semble-t-il) entame un mouvement de colère sur le sujet, récurent, de l’aide juridictionnelle, et au milieu du concert continu de plaintes sur la lourdeur des charges qui pèse sur nous (et ce n’est pas de la radinerie de nantis, cette angoisse permanente de savoir comment on va payer le prochain appel de cotisation d’un organisme est une vraie plaie), une question peut venir à l’esprit du public : qu’est-ce qui nous prend ? Pourquoi continuons-nous à faire ce métier qui nous fait tant de mal et nous apporte si peu de reconnaissance, hormis de nos mamans si fières de nous ?

Étant en ce moment dans un état d’esprit propice à ce genre d’interrogations, je me la suis posée comme jamais je ne me l’étais posée depuis ma prestation de serment. Tout cela en vaut-il vraiment la peine ? Pourquoi, après tant d’années de barre, continuer à plaider pour les pauvres, les réprouvés, les “sans” : sans domicile, sans papiers, sans avenir, sans argent, sans dent. Tous ne nous disent même pas merci (la plupart si, tout de même, mais certains quittent l’audience en nous tournant le dos sans même un regard ni un mot), sans avoir conscience de la masse de travail abattue pour eux, sans réaliser la décision parfois miraculeuse qu’on a obtenue pour eux. Pourquoi diable s’entêter à défendre ces clients dont il nous faut d’entrée de jeu gagner la confiance, eux qui nous voient comme des moins que rien parce que commis d’office, donc là parce qu’obligés de les défendre ?

Cette question, je l’ai tournée et retournée dans ma tête, jusqu’à ce que la réponse me saute au visage, en pleine audience.

On le fait à cause du moment où on se lève.

Ce moment où celui ou celle que nous défendons est à terre, s’est fait bousculer par la partie adverse (ou au pénal par le président), dans le cadre du débat, rude mais légitime, qui a lieu dans un prétoire. Il a perdu ses moyens car il n’a pas l’habitude de cette tension et est personnellement touché par le conflit qui vient ici pour connaitre son dénouement. Que ce soit le salarié licencié, bousculé par le conseil de l’employeur qui l’a renvoyé, le parent anéanti par une séparation qui s’entend qualifier de danger pour ses enfants pour justifier une demande de changement de résidence, l’étranger qui est parti pour le pays de cocagne pour échanger pour ses enfants la présence d’un père contre une chance pour eux d’avoir un avenir. La femme qui fuit un frère qui veut la tuer pour restaurer l’honneur de la famille et à qui la France refuse sa protection. La mère qui s’endette au-delà du raisonnable pour acheter des vêtements corrects à ses enfants dont le père refuse de payer la pension pour lui faire payer son départ. Le père qui n’a pas vu ses enfants depuis plus d’un an. Pour la femme à la carte orange. Pour Eduardo et ses parents. Pour les Martine et les Yuliana. Pour les papys. Pour La Petite Fille En Rétention. Pour les migrants. Et pour les prévenus aussi, ces voleurs de sac à main, de téléphone, de vélo, ces vendeurs de shit, ces conducteurs qui ont trop bu ou pas assez de permis pour conduire. Et même, et surtout, pour tous ceux qui n’ont rien pour eux et que vous haïssez, que tout le monde hait si aisément sans les connaître, les frotteurs du métro, les collectionneurs d’image pédopornographiques, les conjoints violents.

Ils s’en sont pris plein la figure, et certains ne l’ont même pas réalisé. Eux n’ont pas fait des études supérieures, n’ont pu passer des heures à disséquer les textes, les phrases, les mots, pour apprendre à maitriser le langage, ce lien qui unit les sensations aux mots, et qui permet de faire passer des pensées par la parole, plutôt que les évacuer par la violence, la déviation ou la névrose. Chaque phrase qui sortait de leur bouche était maladroite, comment pourrait-il en être autrement, et une personne en robe en a profité, s’en est amusé, et leur a renvoyé leurs propres mots dans la figure afin d’ajouter une ultime couche à l’humiliation et leur faire croire qu’ils s’accablaient eux-même en voulant se défendre.

Et vient le moment où on se lève.

Le tumulte s’est apaisé. Par la force des choses. Personne d’autre n’a plus le droit de parler que nous. Enfin, dans le silence, s’élève une voix, qui n’a que quelques minutes pour rendre leur dignité à ceux qui n’ont plus rien, pour renvoyer à leur inhumanité ceux dont les mots ont rabaissé l’homme plutôt qu’élever le tribunal, pour réfuter les arguments qui accablent, contester les preuves qui en disent tellement moins quand on les analyse. Cette voix, c’est la nôtre, et on ne l’entend même pas, concentré sur le cheminement du raisonnement. Et voir le doute, l’intérêt, et parfois, oui, le regret s’installer dans le regard du magistrat devant qui on plaide, pour qui on plaide, car c’est à lui qu’on s’adresse, que l’on souhaite éclairer dans sa tâche après un débat qui a parfois tant fait pour lui troubler la vision, dans une société qui fait tant pour lui donner peur de sa liberté de juger en conscience. Le voir prendre des notes quand on propose une alternative à la catastrophe. Sentir qu’on réussit à faire vaciller l’audience, chanceler les convictions, faire germer des questions nouvelles au milieu des réponses toutes trouvées. Et se rasseoir en voyant du coin de l’œil que celui pour qui on a parlé est un peu moins courbé.

La violence de ces moments est difficile à décrire quand on ne les a pas vécus. Les colères à la barre sont rarement simulées. Mais la sérénité qui nous étreint si on sort du prétoire en ayant la conviction qu’on a fait notre possible, qu’on a contré les vents mauvais et que le juge ira délibérer en se disant que décidément, ce dossier est plus compliqué qu’il n’y paraissait, est encore plus difficile à décrire. Une drogue, mais la drogue la plus légale qui soit.

Et le niveau misérable de l’aide juridictionnelle, qui remet en cause la viabilité d’assurer cette défense, menace notre approvisionnement.

Alors, amis de Bercy qui négociez le dossier de l’aide juridictionnelle, puisqu’il a été retiré à la Chancellerie, prenez garde. C’est une armée de junkies qui se dresse face à vous dans toute la France. Et le manque va s’aggraver de jour en jour.

samedi 29 novembre 2014

Noooooooon ? Engrenages est une fiction ? Sans déc ?

Vous êtes arrivé sur cette page car je vous en ai envoyé le lien en réponse à une remarque que vous avez cru devoir me faire sur mes commentaires d’Engrenages, à savoir que vous ne compreniez pas que je critique cette série puisque c’est de la fiction.

Vous êtes curieusement nombreux à tenir ce propos qui je l’avoue me plonge dans des abîmes de perplexité.

Oui, Engrenages est une série. J’avais remarqué, le générique au début était un indice qui ne m’a pas échappé. Et alors ? À quoi sert d’énoncer une telle évidence ? C’est une fiction, donc on peut me servir n’importe quelle merde et je dois dire “miam” ? Ce n’est pas ma conception des séries télés. Si c’est la votre, quittez cette page, unfollowez-moi et allez vous éclater devant Joséphine Ange Gardien ou Navarro.

Engrenages nous est vendu depuis sa première saison comme une série réaliste. C’est la tagline, l’argument commercial rabâché à chaque promo : on a mis les moyens pour vous montrer la justice comme elle marche vraiment. Ça tombe bien, c’est ce que je fais sur ce blog depuis plus de 10 ans. Je suis ravi à l’idée d’avoir une série qui a un budget sérieux, tourne in situ et peut avoir l’effet pédagogique de certaines séries US qui font que les Français connaissent mieux le système judiciaire américain que le nôtre.

Mon problème avec cette série est qu’elle ne tient pas cette promesse. Au contraire. Elle tombe immanquablement dans le travers de toutes les créations françaises : si le scénariste a une idée mais qu’elle est difficile à faire coller avec la réalité, fuck la réalité, car “c’est une fiction”. Mais c’est contradictoire avec la promesse de réalisme.

Cette série a des partis-pris. Je ne les critique pas, ce sont des choix artistiques : elle méprise les avocats, et veut présenter un système où tout le monde est plus ou moins pourri et où les quelques idéalistes se font bouffer. C’est la base du roman noir. Mais ce n’est pas la réalité. Or non seulement cette série n’assume pas ces partis pris mais elle les nie en invoquant sans cesse le réalisme.

En tant que grand amateur de séries à titre personnel, je peste et j’enrage de voir que la France est incapable de faire une vraie série de qualité alors que Canal+ s’en était pourtant donné les moyens. La justice que je vois dans cette série réaliste n’est qu’un alignement de clichés, d’invraisemblances, avec des scénarios poussifs qui n’inspirent pas des acteurs qui interprètent des personnages vides et qu’on ne connait toujours pas après 5 saisons, et auxquels on ne peut donc s’attacher. Bon sang The Wire fait 5 saisons, et on connait les personnages comme si on avait grandi à Baltimore.

Le seul compliment qui me revient sur Audrey Fleurot, qui joue Joséphine Karlsson est qu’elle est très jolie. Fort bien. Mais son personnage, présenté comme une avocate brillante, traitée comme telle par tout le monde, ne monte jamais une stratégie judiciaire digne de ce nom, ne fait jamais de droit, plaide en alignant des banalités de comptoir, finit par foncer tête baissée à l’aveugle et s’en sort parce que les scénaristes en ont décidé ainsi. Les trois personnages policiers n’ont qu’une seule expression faciale depuis le début de la série (un mélange d’ennui et de faire la gueule).

Alors en tant que chaland déçu par une trop belle promesse, j’exprime mon mécontentement, avec humour et en faisant ce que la série ne fait pas : œuvre de pédagogie. Je pointe les erreurs et incohérences en expliquant comment est la réalité, la vraie, celle que je vis. J’aurais adoré avoir ça quand j’étais étudiant en droit, et beaucoup d’étudiants me font savoir qu’ils me lisent avec plaisir.

Ne venez pas me dire que je chicane. Je ne relève que les grosses erreurs, bourdes et invraisemblances. Je connais le palais et arrive à repérer aisément où sont les personnages dans divers plans. Je souris en voyant que leur trajet dans le palais est chaotique et insensé, mais je ne vais pas relever que le juge ne sort pas de son cabinet mais de la reprographie et ne va pas vers le bureau du président mais vers les chiottes. Je comprends que le tournage d’une série a ses impératifs et suis déjà ravi que le tournage ait pu avoir lieu dans le palais, même si on fait passer une chambre civile pour la chambre de l’instruction. On s’en fiche.

Par contre, quand la série, pour des besoins narratifs, fait passer une enquête de la garde à vue au procès en passant par une instruction avec expertise en un temps plus court que la campagne des élections au Conseil de l’Ordre, qui dure un mois, je ne laisse pas passer. La lenteur de la justice est une composante essentielle, une préoccupation centrale et quotidienne et un élément de choix stratégique. La passer à l’as revient à donner une image totalement fausse de la justice. Ce qui pour une série criant au réalisme n’est pas sérieux. Ou quand les audiences sont mises en scène à l’américaine (les avocats mènent les débats, pas les juges) parce que ça passe mieux comme ça, du moins c’est ce que les spectateurs ont l’habitude de voir. Ou quand on montre que tout se joue par petits arrangements pas-vu-pas pris, ce qui est faux et donne une fausse image de la justice. Le faux est-il réaliste ?

Et en tant que simple spectateur maintenant, je critique des scénarios indigents sans cohérence d’une saison à l’autre, des personnages vides et creux pour devenir ce qu’on veut qu’ils soient à la saison suivante, quand ils ne sont pas caricaturaux, et un vrai défaut de sens narratif avec un rythme bien trop lent (étaler une enquête sur 12 épisodes de 52mn, c’est forcément chiant, faut remplir). Engrenages est la meilleure série judiciaire française. Elle n’est pas bonne pour autant. Et ça me frustre. Mais heureusement j’ai beaucoup de followers sur Twitter, alors on s’amuse ensemble. Quant aux quelques nigauds qui disent “méééé sé une fiction lol”, ils atterrissent ici.

Bienvenue.

dimanche 12 octobre 2014

Martine et Yuliana

Je n’ai jamais rencontré Yuliana. C’est dommage c’est elle était vraiment très jolie sur son passeport, mais d’un autre côté, ce n’est pas plus mal car j’étais contre elle. J’étais l’avocat de celui qui l’avait violée sous la menace d’un couteau.

J’ai connu l’histoire de Yuliana à travers un procès verbal d’audition de police. Elle devait être confrontée à mon client dans le cabinet du juge d’instruction. En l’attendant, j’avais discuté avec l’interprète en langue roumaine, qui était le même qui avait assisté Yuliana au commissariat. Il en savait donc plus encore que ce qu’il y avait sur le PV. D’emblée, il m’a dit : « Ne vous en faites pas. Elle ne viendra pas. Elles ne viennent jamais. Je doute même qu’elle soit encore en France. » Je lui ai demandé si ce qu’elle avait raconté était vrai selon lui. Il a hoché la tête, disant qu’elle lui en avait même dit un peu plus. C’était il y a des années, je n’ai pas pu oublier.

Yuliana était moldave. Une jolie jeune fille de 19 ans, de cette beauté issue du mélange des sangs latins et slaves de ce carrefour des deux Europes. À 17 ans, encore au lycée, elle a eu un amoureux, Ivan, si beau, si sûr de lui, qui lui faisait de si beaux cadeaux venus de l’ouest, d’Allemagne et même de France, pays où il allait souvent pendant de trop longues absences, pour ses affaires. Il avait de l’argent, une belle voiture, et s’intéressait à elle. Il parlait même de l’épouser. De l’emmener à Paris pour leur voyage de noces. Elle en était folle. Si folle que sans attendre de passer devant le pope, elle a fait l’amour avec lui plusieurs fois. Est tombée enceinte. Elle a gardé l’enfant car il le voulait. Ils allaient se marier de toutes façons. Elle était si heureuse.

Le cauchemar s’est déchaîné dès son petit garçon né. Ivan l’a emporté et lui a dit que si elle ne faisait pas ce qu’elle disait, elle ne le reverrait jamais. Et ce qu’il voulait, c’est qu’elle aille se prostituer à Paris. Car c’était ça ses affaires. Il avait une écurie. Yuliana était une des mères d’un de ses enfants, et il les tenait ainsi. Oh, il n’était pas tout seul Ivan, il faisait partie d’un vrai réseau qui déversait ses beautés terrifiées dans toute l’Europe.

Yuliana tapinait sur les Maréchaux, dans le nord de Paris. Le bus des femmes (que je salue au passage, vous faites un boulot fabuleux, merci pour elles) passait dans son quartier, elle venait se reposer un instant, boire un café, discuter, faire une réserve de capotes, Ivan ne lui en donnait pas, car les clients préfèrent sans. Mais Ivan veillait et il était là, à côté du bus, à la surveiller. « Parle et tu ne reverras jamais ton fils » disait son regard. Si la pause durait trop longtemps, il appelait sur le téléphone portable.

Comme si les malheurs de Yuliana ne suffisait pas, elle a croisé une nuit un jeune homme en voiture. Il voulait une fellation, elle a annoncé le tarif, il a accepté, elle est montée, il est allé se garer dans un terrain vague. Mais voilà, ce jeune homme avait un truc, et son truc, c’était de se faire offrir la prestation sous la menace d’un couteau. Et de piquer le sac à main, après. Pour rigoler, puisqu’il était de bonne famille, faisait des études brillantes et avait du bien. Ça aurait pu tourner mal d’ailleurs car quand il a pris le sac à main, elle est devenue comme folle et s’y est agrippée frénétiquement ; il l’ frappée (du poing) pour qu’elle lâche, mais rien n’y a fait et il lui a finalement dit de dégager avec son sac. Ce n’était pas sa recette de la soirée qu’elle voulait sauver, même si Ivan l’aurait sûrement cognée à son tour pour s’être fait piquer le grisbi. Ça, elle avait l’habitude. Il ne pouvait pas savoir que dans son sac, il y avait la seule photo de son fils qu’Ivan avait bien voulu lui donner. Un gros poupon souriant sur les genoux d’une mégère patibulaire que Yuliana ne connaissait pas. J’ai vu cette photo, la police en avait fait une photocopie avant de la lui rendre. C’était son trésor. Sa bouée de sauvetage.

La juge d’instruction est venue interrompre ma discussion avec l’interprète. 30 minutes de retard, aucune nouvelle, la confrontation était annulée. Peu de temps après, l’avis de fin d’instruction était rendu, et le dossier a fini correctionnalisé. Yuliana n’a jamais donné de ses nouvelles ; l’interprète m’a expliqué que dès qu’une fille avait parlé à la police, le réseau l’expédiait aussitôt dans un autre pays d’Europe et elle ne remettait jamais les pieds dans le pays. C’est ce qui a dû lui arriver. La revedere, Yuliana.

Des années plus tard, j’ai fait la connaissance de Martine. J’étais son avocat, au hasard d’une commission un soir de permanence. Martine exerçait la même profession que Yuliana, mais c’était une indépendante.

Une mère de famille dans sa cinquantaine, qui avait dû arrêter l’école tôt pour gagner sa vie, elle s’était mariée, avait eu trois enfants, dont elle s’était merveilleusement occupée jusqu’à ce que son mari la quitte. Elle a fait une dépression, a fini par pardre son travail à mi-temps, a sombré dans la précarité. Alors, elle qui habitait au fin fond de la Picardie, elle a acheté d’occasion une camionnette blanche et est montée à Paris plusieurs fois par semaine, et elle se prostituait dans un des bois qui borde Paris, mais jamais le mercredi, jour des enfants car elle ne voulait pas qu’ils la voient et posent des questions à leur parent sur cette dame habillée un peu bizarre qui attendait dans une camionnette avec une bougie allumée. Au fil des ans, elle s’est constituée une clientèle de fidèles. C’est qu’elle a du cœur, Martine. Elle écoute. Elle se souvient des histoires de chacun, de leurs confidences, leur demande des nouvelles de la situation. Ils l’invitent même au restaurant, avant de passer à la prestation essentielle.

Grâce à ça, à cinquante ans passé, elle arrive à gagner plus de 3000 euros par mois, parfois plus, elle qui gagnait un demi SMIC. Elle a pu s’acheter une petite maison coquette avec un jardin, où elle peut recevoir ses enfants, devenus majeurs, et qui ignorent tout du métier de leur mère, et qui l’ignoreront toujours.

Seulement voilà. Un jour, sur instruction du commissaire qui a reçu des instructions du préfet qui a reçu des instructions du ministre de l’intérieur, il y a eu une opération coup de poing, et Martine s’est retrouvée embarquée, et placée en garde à vue, pour racolage passif. Ah, le racolage passif, laissez-moi vous en toucher un mot.

Ce délit a été créé en 2003 par la volonté d’un ministre de l’intérieur qui avait de plus hautes ambitions et aimait bien cacher la poussière sous le tapis en prétendant avoir résolu le problème. Le racolage était jusque là une contravention, et devait être actif. En 2003, il est devenu un délit passible de prison, et permettant donc la garde à vue. Il se définit, si j’ose dire, ainsi : “Le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende”. Y compris par une attitude même passive. Vous ne faites rien ? C’est pas grave, vous êtes coupable quand même. Ce délit est une honte. Son existence est une honte. Mais ce n’est rien à côté de la honte que devraient ressentir les parlementaires qui, conscient de l’inutilité, de l’injustice et de l’absurdité de ce délit, ont mille fois voulu l’abroger, et y ont renoncé mille fois, la dernière en date à l’occasion de la réforme pénale. Un froncement de sourcil du premier ministre, attitude même passive s’il en est à des fins de racolage électoral, a suffi à faire plier pavillon. À ce jour, ce délit est toujours en vigueur. Sans doute plus poursuivi, mais il est là, à la disposition de la prochaine majorité qui voudra taper sur les prostituées pour se faire mousser.

Parce que voilà ce que ça donne, concrètement.

J’ai trouvé Martine en larmes, dans le minuscule local à entretien du commissariat. Maquillage en déroute, bas résille déchiré, elle n’avait plus très fière allure, même si je devinais qu”elle devait être encore fort belle correctement pimplochée. Ses premiers mots ont été de s’excuser de me recevoir dans cette tenue.; Elle était désolée d’avoir posé un lapin à son client et voulait que je le prévienne ; j’ai hélas dû décliner, la loi me l’interdit. Pour le reste, sa plus grande crainte était que sa famille l’apprenne, je l’ai rassurée, le risque était nul en la matière. Sa trouille était telle que, envahie par le désespoir à l’idée de cette honte qu’elle ne pensait pas pouvoir surmonter, elle avait utilisé le gobelet en plastique qu’on lui avait donné pour boire pour, une fois déchiré en lanière, tenter de s’ouvrir les veines. Oui, avec un gobelet en plastique. Ses efforts avaient tout au plus réussi à causer une rougeur et quelques estafilades superficielles rajoutant encore au pathétique. Voilà ce à quoi on pousse des femmes pour pouvoir parader dans les médias.

Puis vint l’audition, car ce délit, il faut bien le caractériser. La gardée à vue est confrontée aux constatations des policiers pour voir si elle les confirme ou si elle les conteste. Or les policiers déclaraient ici l’avoir vu sortir de sa camionnette, en mini-jupe et cuissardes, et avoir traversé la rue “en se dandinant”, tel est le mot qui avait été employé dans le PV. Et là, j’ai vu un gardien de la paix béjaune, à peine sorti de l’Ecole Nationale de Police, demander à une dame qui aurait pu être sa mère, qui se tenait recroquevillée et emmitouflée sous sa veste, écrasée par la honte de sa tenue en déroute qui révélait à tous ceux qui passaient dans ce bureau collectif ce qu’elle était : “Confirmez-vous vous être dandinée en traversant la rue ?”. J’ai interdit à ma cliente de répondre à cette question. Pas tant parce que la loi ne définit pas le dandinement, mais parce que la correction, que dis-je, la décence la plus élémentaire aurait dû faire réaliser à ce gardien de la paix le caractère grotesque et grossier de la question.

Cette garde à vue est une exception. Des gardes à vue pour racolage, j’en ai eu d’autres, mais d’ordinaire, les policiers ne cachent leur exaspération de devoir faire ces procédures, surtout à l’encontre des indépendantes, qui, soyons clairs, ne font chier personne (je suis infiniment plus poli que le vocabulaire employé par les fonctionnaires de police). Cette abrogation, ô parlementaires en papier, même la police l’attend et l’espère pour pouvoir passer à autre chose de plus sérieux. Honte à vous.

Je vous laisse à ces deux histoires pour nourrir votre réflexion sur les propositions gadget qu’on vous présentera régulièrement sur la prostitution, en le présentant comme un phénomène monolithique se traitant en mesures simples, comme, au pif, pénaliser le client. Les clients de Martine sont-ils des délinquants dont la place est en prison ? Martine est-elle seulement un trouble à l’ordre public ? Pourquoi emmerder cette pauvre Martine quand Ivan peut relever ses compteurs tranquille et s’assurer que Yuliana ne traîne pas trop dans le bus des femmes ?

Des histoires de prostitution, j’ai eu à en connaitre des dizaines. Toutes tristes, certaines sordides, quelques-unes au-delà du soutenable. Et je tire de cette expérience que les visions simplistes sont condamnées à être au mieux inutiles, au pire nuisibles car elles frapperont forcément des innocentes. La prostitution, c’est moche, c’est sale, c’est sordide. La seule conclusion que j’en tire est que les prostituées doivent être protégées et respectées dans leur humanité. Trouvez moi une solution qui remplisse ces conditions, et je serai avec vous. En attendant, par pitié, foutez-leur la paix.

PS : le sujet de ce billet n’est pas ma relation avec le client ayant agressé Yuliana. J’étais son avocat, il a eu la meilleure défense que je pouvais lui procurer, et je ne vous dirai pas ce à quoi il a été condamné. Mais aujourd’hui, je pense bien plus à Yuliana qu’à lui. Et je lui dédie ce billet, ainsi qu’à Martine.

mercredi 8 octobre 2014

8 mots, 35 Etats

Huit mots. Huit mots banals. C’est tout ce qu’il a fallu à la Cour Suprême des États-Unis pour que le mariage homosexuel devienne légal dans 35 États fédérés, par une décision qui a pris de court tous les observateurs et qui a des conséquences que son laconisme ne laisse pas deviner. Petites causes, grandes conséquences, c’est la devise du juriste. Voyons donc ce qui s’est passé avec son œil acéré.

Un peu de procédure

La Cour suprême a pour fonction première d’interpréter la Constitution des États-Unis, notamment sur un point fondamental : la répartition des compétences entre les États fédérés et l’État fédéral, qu’on appelle United States au sens strict. Les États-Unis sont en effet avant tout l’agglomération de 50 États, qui ont chacun leur exécutif, dirigé par un gouverneur, leur parlement, généralement bicaméral, qui vote leurs propres lois s’appliquant dans leurs frontières, et leur Cour suprême. Ils ont en se réunissant créé un gouvernement fédéral à qui ils ont délégué une part de leur souveraineté, notamment tout ce qui concerne l’international : négociation des traités, action militaire. Cette délégation est a minima : tout ce qui n’est pas expressément confié à l’État fédéral relève de l’État fédéré. Au fil des ans, cette compétence n’est allée qu’en s’élargissant. Ainsi la lutte contre le crime organisé a été confiée à la police fédérale face à l’incapacité des polices locales de résister à la corruption de la Mafia, et c’est la naissance de la police fédérale, le FBI. Le trafic de drogue lui a été confié dès qu’il concerne plus d’un Etat ou qu’il y a importation, c’est le rôle de la DEA. La lutte contre le terrorisme et le contre espionnage ont été confiés au FBI et à la NSA, tandis que la CIA s’occupe du renseignement extérieur. Enfin, dernier exemple qui a son importance ici, la lutte contre les discriminations, raciales, religieuses ou sexuelles, relèvent de l’État fédéral depuis que les États du sud ont montré leur trop peu d’enthousiasme en la matière. L’opposition Républicains / Démocrates se situe essentiellement ici : les Républicains défendent les droits des États fédérés et veulent un État fédéral réduit au minimum nécessaire, tandis que les Démocrates souhaitent un État fédéral intervenant dans des domaines de plus en plus large du fait de sa plus grande efficacité et de son traitement égalitaire. Les Républicains n’ont pas toujours été dominé pas des culs-serrés comme c’est le cas actuellement. N’oubliez pas que l’esclavage a été aboli par le premier président Républicain, Abraham Lincoln. Dans toutes les affaires qui lui sont soumises, deux questions se posent toujours : que dit la Constitution en la matière, bien sûr, mais aussi et avant tout trouve-t-elle à s’appliquer en l’espèce ? Les choses ses compliquent quand on sait que quelques années après avoir adopté la Constitution US, qui ne règle que le fonctionnement de l’État fédéral, le Congrès a adopté et obtenu la ratification d’une série d’amendements qui proclament une série de libertés fondamentales qui s’imposent ainsi aux États fédéraux. On appelle ces amendements le Bill of rights, la déclaration des droits. Vous en connaissez surement deux, le Premier, qui garantit la liberté d’expression (et la laïcité de l’État, beaucoup de gens l’ignorent) et le Second, qui garantit le droit du peuple américain de porter des armes dans le cadre d’une milice organisée, cette dernière précision ayant été curieusement oubliée. Mais il y en a bien d’autres : le 3e garantit les citoyens de ne pas être obligé à loger des militaires en temps de paix (il a des raisons historiques et ne s’invoque plus jamais), le 4e protège des fouilles et perquisitions déraisonnables (si dans les séries US, vous entendez “Vous avez un mandat ?”, c’est à cause du Quatrième) ; le 5e protège le droit à ne pas s’auto-incriminer (il n’aura fallu que 230 ans à la France pour le reconnaître à son tour), le 6e protège les droits des accusés (ce n’est pas un hasard si l’article 6 de la CEDH fait de même : c’est voulu), le 7e garantir le droit à être jugé par un jury, même au civil, et le 8e protège le droit au bail, c’est à dire à une caution raisonnable permettant d’échapper à la détention provisoire (DSK lui dit merci, à celui-ci). Le 9e exclut que cette liste soit exaustive, le 10e est celui qui limite les pouvoirs du gouvernement fédéral à ce qui lui est expressément donné.

Retenez cette règle, elle est ici déterminante.

Au début se trouve toujours un litige. Qui est soit porté devant une juridiction fédérale, parce qu’elle relève de sa compétence naturelle, soit parce qu’au cours d’un litige de droit interne, un droit garanti par la Constitution fédérale est atteint, et qu’un des plaignants estime que la cour suprême de l’État en cause a violé la Constitution fédérale. La partie ayant perdu porte son litige devant la Cour par un writ of certiorari, qui va examiner les mérites du recours. En effet, la Cour Suprême n’est tenue de juger un cas soumis par un citoyen que dans un cas : si deux cours d’appel fédérales ont statué de façons incompatibles. La Cour Suprême agit ici comme notre Cour de cassation et unifie la jurisprudence. Dans le cas où le problème de droit est nouveau, elle décide souverainement de ce qu’elle va juger.

A l’ouverture de la session, en octobre, elle publie donc la liste des affaires retenues, et de celles dont le writ of certiorari a été rejeté.

SCOTUS 2014 Edition

Cette année, les affaires les plus alléchantes sur le bureau de la Cour étaient 7 affaires venant de trois cour d’appel fédérales qui toutes avaient cassé des législations fédérées interdisant le mariage entre personnes du même sexe, en invoquant l’arrêt de juin 2013 United States v. Windsor (ceux qui me suivent sur Twitter connaissent et ont suivi avec moi en direct ce merveilleux dénouement d’une histoire d’amour comme il y en a peu), qui avait renversé le DoMA, Defence Of Marriage Act, loi votée sous Clinton qui définissait dans tous les textes fédéraux le mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme, avait à leur tour cassé des législations fédérés ayant le même objet ou un effet similaire. Mais l’arrêt Windsor était une victoire sans bataille, puisque personne ne défendait vraiment le DoMA, pas même ceux l’ayant voté. Il en fut de même d’une autre décision du même jour, disant n’y avoir lieu à juger le recours contre la Proposition 8, la loi référendaire californienne limitant le mariage entre personnes du même sexe, puisque personne ayant pouvoir pour ce faire n’avait introduit de recours contre la décision de la cour d’appel fédérale annulant cette loi. Autant dire qu’après avoir autant botté en touche, on se disait que ces 7 affaire arrivaient à point nommé pour la Cour pour trancher clairement. D’autant que dans ces 7 affaires, les deux parties demandaient à la Cour d’examiner l’affaire, ce qui est rare (la partie gagnante étant d’ordinaire peu enthousiaste) et assure en principe l’examen de l’affaire. En outre, la Cour Suprême avait suspendu les effets de 3 des décisions cassant les lois anti mariage gay, ce qui semblait indiquer une intention de se saisir de ces affaires.

Il sera décidément dit que la cause de l’égalité ne sera pas frustrée de victoires, mais seulement de batailles. En effet, alors qu’on s’attendait à ce qu’une ou deux affaires emblématiques voient leur writ of certiorari accordé, la Cour suprême a laconiquement mis ces 7 affaires dans la liste des affaires où “The petition for writ of certiorari are denied”. La Cour n’examinera aucune de ces affaires.

Fus Ro Dah

Vous n’imaginez pas la stupéfaction dans le Landernau juridique de Washington. Les correspondants de la presse à la Cour ont mis un certain temps à réaliser cela à la lecture de la liste des affaires actualisée, et n’y croyaient pas jusqu’à ce qu’ils se confirment leurs impressions mutuelles.

Quelles sont les conséquences de ce refus d’examiner ? Oh, elle sont simples : les trois cours d’appel fédérales (4e, 7e et 10 Circuit) sont tacitement approuvées d’avoir statué comme elles l’ont fait. Cinq États concernés par ces recours sont désormais obligés d’accorder sans tarder des licences de mariage à des couples de même sexe. Il s’agit de la Virginie, de l’Indiana, du Wisconsin, de l’Oklahoma et de l’Utah. Mais il y a plus. Ces cours d’appel fédérales ont un ressort qui couvre plusieurs États fédérés, dont certains ont des lois restreignant le mariage qui n’ont pas encore été portées devant elles. Sans aller jusqu’au procès, ces États savent désormais que leurs législations sont condamnées. Il s’agit des Caroline du Nord et du Sud, de la Virginie Occidentale, du Colorado, du Kansas, et du Wyoming, rejoignant ainsi les États des ces ressorts qui avaient déjà subi des revers et s’y étaient pliés : l’Illinois (Bonne nouvelle pour Kalinda), le Maryland (c’est Omar Little qui va être content), et le Nouveau Mexique (Breaking Gay). Sachant qu’en prime, les cours d’appel des 5e, 6e, 9e et 11e Circuits sont elles aussi saisies de recours contre de telles lois, et que la Cour Suprême vient de faire passer le message que sa position est favorable à la cassation de ces lois, le compteur ne va pas s’arrêter tout de suite, et d’ailleurs, on vient d’apprendre que la cour du 9e Circuit vient de rendre sa décision : le mariage homosexuel devient légal dans 5 nouveaux États, l’Alaska, l’Arizona, l’Idaho, le Montana, et le Nevada.

Il ne reste que 15 États ayant encore une telle interdiction, dont les cours d’appel fédérales n’ont pas encore été saisies. Mais le mouvement mis en route semble se diriger vers le grand chelem. Sous réserve qu’une cour d’appel fédérale n’interprète pas ce refus d’examiner, qui n’institue donc aucun précédent jurisprudentiel, comme une hésitation et une permission d’agir à sa guise. Auquel cas, si une décision était rendue qui valide une de ces lois, la Cour n’aurait plus d’autre choix cette fois que de se saisir.

Nous allons au-devant de temps de délicieuse incertitude. Décidément, les américains sont les rois du cliffhanger.

mercredi 24 septembre 2014

Considérations sur un avis

La cour de cassation a ce privilège que ses avis, contrairement à ceux proférés au comptoir des cafés et des bars, sont écoutés et suivis. Ce qui rend les deux avis rendus ce jour très intéressants, d’autant qu’ils annoncent un revirement bienvenu sur un état du droit qui était de plus en plus indéfendable, sauf par aveuglement idéologique. Vous noterez ainsi que ceux qui critiquent ces décisions quittent le plus promptement possible le terrain du droit pour un salmigondis sur le terrain de l’éthique, terrain éminemment personnel que nul ne peut leur disputer, ou celui du prophétisme de malheur, où l’hyperbole remplace la raison. Je vais donc tenter de vous rassurer, et pour parvenir à cette fin vous expliquer ce qu’a dit la cour, avec laquelle, comme c’est fréquent quand il ne s’agit pas de la chambre criminelle, je suis en plein accord.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un avis de la cour de cassation ?

Depuis sa création sous la Révolution française, la cour de cassation (on disait alors le tribunal de cassation) est la juridiction de dernier ressort, qui ne juge que l’application du droit. Vous lirez souvent sous la plume de journalistes peu au fait des questions juridiques que la cour de cassation ne juge que des question de forme ou de procédure : c’est faux. La Cour de cassation juge le fond du droit. Mais que le droit. Inutile de vous pourvoir en cassation si les juges ont estimé en leur intime conviction que vous étiez coupable alors que vous ne l’étiez pas. La cour ne remettra pas en cause leur appréciation des faits, qui est dite “souveraine”. Seul les conséquences juridiques qui en sont tirées seront examinées à la loupe.

Ainsi, la cour de cassation a vocation à intervenir à la fin du litige, après qu’un tribunal, et le plus souvent une cour d’appel aient déjà examiné l’affaire. Ce qui posait un problème s’agissant des lois nouvelles : jusqu’à ce que la cour, saisie de la question, tranche les principaux problèmes d’interprétation, les juges du fond étaient livrés à eux même et on voyait se dessiner des interprétations divergentes pendant plusieurs années jusqu’à ce que la question arrive quai de l’Horloge. Ce n’était pas satisfaisant et laissait perdurer une longue incertitude juridique, que l’explosion du nombre de textes promulgués ne faisait qu’aggraver. C’est pourquoi en 1991, le législateur instaura une procédure adoptée 4 ans plus tôt par les juridictions administratives : la procédure d’avis.

Elle vise à faire trancher les questions d’interprétation du droit dès le début du litige. Elle permet à un juge saisi d’un litige où se pose une question de droit nouvelle, après avoir sollicité la position des parties, de poser la question en termes strictement juridiques, à la cour de cassation, qui répond par un avis sur le sens de la loi. La cour veille scrupuleusement à cette condition de nouveauté (faute de quoi elle dit n’y avoir lieu à avis). L’avis est instruit comme un pourvoi, avec un rapport et des conclusions d’un avocat général près la cour de cassation, et est rendu dans les trois mois, délai qui a toujours été respecté. Le procès reprend son cours, avec un point essentiel tranché avec une autorité certaine, qui pourra décourager le perdant de s’engager dans un recours inutile.

Et en l’espèce ?

En l’espèce, le tribunal de grande instance de Poitiers et celui d’Avignon ont tous deux été saisis d’une requête aux fins d’adoption plénière d’un enfant par l’épouse de la mère de celui-ci. La loi dite sur le mariage pour tous permet en effet désormais à deux personnes de même sexe de se marier, remplissant ainsi la condition préalable pour pouvoir adopter plénièrement l’enfant de leur conjoint sans briser le lien de filiation l’unissant à celui-ci. Le principe de l’adoption par le conjoint de même sexe n’a jamais posé problème depuis l’entrée en vigueur de cette loi, cette hypothèse ayant été expressément envisagée et voulue par le législateur. Mais dans ces deux cas, une même question juridique nouvelle se posait.

En effet, la mère biologique de l’enfant n’avait pas conçu l’enfant avec un homme dont elle s’était séparée avant de préférer les charmes du beau sexe, mais avait bénéficié d’une assistance médicale à la procréation avec fécondation in vitro par donneur anonyme. Je vous vois froncer les sourcils, et vous avez raison : oui, l’article L. 2141-2 du code de la santé publique réserve cette procédure à un couple formé d’un homme et d’une femme. Le gouvernement a promis qu’une fois le mariage pour tous adopté, une loi viendrait réformer cette question. Nous pouvons donc être sûrs qu’il n’en sera rien.

Comme d’habitude, le monde tourne et la réalité n’attend pas que le législateur retrouve le courage là où il l’a égaré. D’autres pays européens ont ouvert largement la procréation médicalement assistée à toutes celles qui en font la demande, estimant sagement que si les citoyennes sont assez grandes pour voter et payer des impôts, elles peuvent l’être pour décider si elles veulent un enfant sans que l’État s’avise de leur dire comment le faire. Et que la naissance d’un enfant étant un bien pour tout le pays, il vaut mieux lever tout obstacle à l’heureux événement.

Et des citoyennes françaises, ne pouvant être traitées en adultes dans leur propre pays, sont allées dans ceux les considérant comme telles pour concevoir un enfant sans avoir à supporter l’étreinte d’un homme qu’elles n’aiment pas, du moins pas comme cela, ou devoir choisir entre ce quasi-viol ou renoncer à être mère. Parties seules et revenues à deux, elles donnent naissance à un enfant, enregistré à l’état civil et citoyen français. Mais cet enfant n’a de filiation établie qu’à l’égard de la mère, le don de sperme étant anonyme et le donneur étant protégé par la loi quant à son identification et à sa paternité (comme la loi française). Or si elle n’ont pas d’hommes dans leur vie, elle sont une femme, et dans les deux affaires depuis longtemps, dans une relation stable qui n’a rien à envier aux plus solides couples hétérosexuels. Et c’est là que le bât juridique blesse.

Si l’enfant a été conçu avec l’éphémère intervention d’un homme qui par la suite a disparu sans avoir reconnu l’enfant, l’épouse peut adopter l’enfant de la mère. Aucune difficulté là dessus, hormis d’ordre digestive pour mes amis de la manif pour tous mais on s’y est fait. Quid si l’enfant a été conçu par une procréation médicalement assistée (PMA) à l’étranger où c’est légal ?

La réponse se cherche dans la plus juridique des matières juridiques, le droit international privé.

Un peu de droit international privé

Cette matière, essentiellement prétorienne, est très mal comprise des étudiants en droit qui au début ont du mal à comprendre qu’elle se contrefiche totalement de l’issue du litige. Elle traite des conflits de loi et de juridiction dès lors que des éléments d’extranéité sont en cause (nationalité des parties, lieu où les faits se sont déroulés) et cesse dès qu’on sait quel juge jugera, en appliquant quelle loi. Ainsi, si une Russe épouse un Grec en Italie, achète une maison en Belgique avant de s’installer en Espagne et d’y demander le divorce et tous les biens de son époux, le droit international privé se moque de savoir si elle va ou non gagner son procès. Il veut savoir quel tribunal est compétent, et quelle loi s’applique. Point.

Sachant que oui, le juge français peut parfaitement avoir à appliquer la loi étrangère dans un jugement rendu en France. C’est courant, même si peu fréquent. Le droit international fixe les règles permettant de résoudre ce conflit.

Pour l’essentiel, disons que ce qui a été légalement fait à l’étranger doit être considéré comme légal en France sans considération pour ce que dit la loi, sauf si ces dispositions sont dites de police, c’est-à-dire touchent à des valeurs fondamentales que l’on ne peut accepter de voir écartées. Enfin, même des dispositions que ne sont pas de police doivent s’imposer en cas de fraude à la loi, c’est-à-dire si le fait a eu lieu à l’étranger uniquement pour contourner l’interdiction de ce fait en France.

Prenons un exemple avec le mariage. Le mariage est soumis à des conditions de forme (célébration publique devant un officier d’état civil après publicité) et de fond (âge minimum, consentement, pas de lien de parenté, pas de précédent mariage). Le droit international public prévoit que les formes du mariage sont soumises à la loi du pays où il est célébré, mais que les conditions de fond sont celles de la loi française. Ainsi, votre serviteur s’est marié en Espagne. Je ne me suis marié que religieusement, dans une cathédrale et devant un prêtre catholique. Ce qui en droit français rend mon mariage nul. De même, mon contrat de mariage a été notifié à l’état civil APRES la célébration, ce qui le rend nul derechef en droit français. Et bien peu importe, car le droit espagnol prévoit que la célébration du mariage par un prêtre catholique, un rabbin ou un imam est valable. Et les autorités françaises ont transcrit mon mariage sans faire de difficultés, contrat de mariage compris.

En revanche, quand bien même j’irais m’installer dans un pays reconnaissant la répudiation, ou permettant d’épouser plusieurs femmes, une répudiation ou des mariages subséquents seraient sans effet en France car contraires à deux lois de police : l’égalité homme-femme et la monogamie.

Vous voyez donc le problème juridique qui se posait : la loi française réserve la PMA aux couples de sexe différent (sans interdire expressément la PMA aux couples de même sexe, contrairement à la gestation pour autrui qui est bien interdite). Or ces femmes sont allées à l’étranger recourir à une PMA précisément parce que la loi française ne leur permettait pas de réaliser leur projet de maternité. Est-ce une fraude à la loi ? Si la réponse est oui, on ne peut accorder nul effet à cette fraude et il faut refuser l’adoption. Si la réponse est non, on peut accorder l’adoption si les autres conditions sont remplies. Sachant qu’un tiers à la procédure vient perturber le problème : l’enfant. Lui aussi à des intérêts propres, que la société s’est donnée pour mission de défendre. Et il est indiscutable qu’il est de l’intérêt de l’enfant d’avoir deux filiations plutôt qu’une. Deux personnes sont ainsi obligées de l’élever et de l’éduquer jusqu’à la fin de ses études. Si la mère décède, la mère adoptive gardera l’enfant et l’élèvera. Si la mère adoptive décède, l’enfant héritera, et à des conditions fiscalement avantageuses. Cette protection ne cesse pas en cas de séparation des épouses. Et au quotidien, les deux exerçant l’autorité parentale, les nombreuses démarches sont facilitées.

Ce fut donc sagesse de la part des juges des deux tribunaux saisis de saisir la cour de cassation pour trancher au plus vite ce débat. J’ajoute que cette concomitance ne me paraît pas le pur fruit du hasard, les deux questions étant rédigées en des termes parfaitement identiques, ce qui semble indiquer que le même avocat (je crois pouvoir dire la même avocate) intervenait dans ces deux dossiers.

Telle est la question

La question était la suivante : “Le recours à la procréation médicalement assistée, sous forme d’un recours à une insémination artificielle avec donneur inconnu à l’étranger par un couple de femmes, dans la mesure où cette assistance ne leur est pas ouverte en France, conformément à l’article L.2141-2 du code de la santé publique, est-il de nature à constituer une fraude à la loi empêchant que soit prononcée une adoption de l’enfant né de cette procréation par l’épouse de la mère ?”

Si vous avez suivi mes explications et que j’ai été aussi clair que je l’espère, cette question doit vous paraître à présent parfaitement compréhensible, dans sa signification que dans ses conséquences.

Et la réponse vous le paraîtra tout autant :

Le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur anonyme à l’étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant.

L’important dans cette réponse se situe derrière le “dès lors”, où la cour de cassation pose deux conditions pour que cette adoption soit accordée (l’avocat général, qui n’est ici que pour donner un avis impartial à l’instar du rapporteur public devant les juridictions administratives, concluait en ce sens favorable aux demandeuses mais sans prévoir ces précisions, qui sont donc des ajouts de la cour) . La première ne pose pas de difficulté majeure, il faut que les conditions légales de l’adoption soient réunies. La deuxième explique pourquoi la volonté des adoptantes de contourner, non pas une interdiction posée par la loi française, mais une exclusion de fait, n’est pas à ses yeux une fraude à la loi : c’est que cette demande est conforme à l’intérêt de l’enfant. Et cette considération doit l’emporter.

Voilà pourquoi j’approuve totalement ces deux décisions, voilà pourquoi il est indigne d’une universitaire d’affirmer dans la presse que cette décision est purement “compassionnelle” (ce que la simple lecture des conclusions de 20 pages et du rapport de 70 pages, exclusivement juridiques, dément), l’intérêt de l’enfant n’étant pas de la compassion mais du pur droit, et voilà pourquoi les militants de la manif pour tous ont tort d’entonner leur refrain “un papa une maman”. Ils se prétendent préoccupés par l’intérêt de l’enfant.Si c’était le cas, ils devraient applaudir avec moi cette décision qui améliore grandement la situation des enfants concernés. Dans leur monde idéal, cet enfant aurait dû naître de l’accouplement d’un homme et d’une femme formant ensuite un couple stable. Je n’aime pas leur monde idéal car il ne fait pas de place aux homosexuels et à leurs enfants, ni à tout ce qui sort de leur vision étriquée, mais la simple raison devrait leur faire reconnaître que leur souhait d’un père est ici irréalisable, car il n’y en a tout simplement pas.

Il y a, quelque part, un donneur de sperme, qui a donné ses gamètes sans contrepartie pour permettre à des femmes ne pouvant avoir d’enfant du fait de leur situation, d’en avoir. Il les a donné avec la garantie de la loi que l’enfant à naître ne serait jamais considéré comme le sien et que son identité demeurerait secrète. Au nom de quoi briserait-on cette promesse pour l’obliger à être le père d’un enfant qu’il n’a jamais voulu avec une femme qui est une parfaite inconnue et en l’espèce ne vit même pas dans le même pays et ne parle pas la même langue ? Parce que ce serait l’intérêt de l’enfant ? Soyons sérieux.

Tout comme il est absurde de se scandaliser de ce que la loi française aurait été contournée pour exiger de violer la loi étrangère protégeant le donneur et les conditions du don.

À moins que, dernière solution, il eut fallu que la cour refusât cette adoption, et imposât à ces enfants de n’avoir qu’un seul parent, d’être soumis aux aléas de la vie en cas de décès de celui-ci, que la loi considère comme étrangère celle qu’ils considèrent comme leur deuxième mère, et que l’Etat confisque 60% de l’héritage de cet enfant au décès de celle-ci, voire que l’enfant en soit privé si l’épouse de la mère, emportée prématurément, a négligé de faire un testament ?

Je trouve un peu incohérent qu’on se prétende préoccupé d’un enfant, et de le traiter comme une abomination de la nature.

Bravo à la cour.

lundi 8 septembre 2014

Monopole, sucré monopole

Par @Twitnotaire, vous devinerez jamais, mais oui, notaire, à qui je prête volontiers mes colonnes pour vous parler de son métier, et de pourquoi le monopole de sa profession n’est pas pour unique raison d’être que de capter les richesses. Le notaire est un officier ministériel, titulaire d’un office délivré par le ministère de la justice qui a pour mission de dresser des actes ayant une force probante quasi-invincible (c’est pourquoi un notaire qui commettrait un faux serait justiciable non de la vulgaire correctionnelle mais des assises). La loi impose de passer par un tel acte, qu’on appelle acte authentique, pour certaines démarches, comme les ventes de bien immobilier (que ce soit un immeuble parisien ou un lopin agricole de peu de valeur) ou un contrat de mariage. Il peut aussi conseiller et rédiger tout acte juridique, et c’est le spécialiste, en concurrence avec l’avocat, du patrimoine et de la fiscalité de celui-ci. Pour les actes pour lesquels seul un notaire peut instrumenter, son tarif lui échappe et est fixé par la loi, supprimant la concurrence économique. Nos professions, ou plutôt nos instances représentatives, ont actuellement des relations tendues. Ce n’est pas mon cas, et @Twitnotaire est le bienvenu ici, ainsi que ses confrères.

Ah, j’oubliais, new rule : tout emploi graveleux du mot cravate entraînera l’intervention de Troll Detector.

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Fut un temps, j’étais sollicité chaque année par la fac pour expliquer le métier de notaire.

Je commençais par me présenter puis leur demandais quelles étaient leurs questions. On m’avait indiqué que chacun s’était volontairement inscrit pour entendre un notaire1.

J’ai toujours gardé cette entrée en matière, et chaque année, un grand silence suivait. Le plus poli finissait par lever la main pour me demander ce qu’était au juste un notaire.

J’y répondais brièvement, ayant découvert qu’en réalité la séance n’avait pas encore « vraiment » commencé.

Puis, passé un second silence, le petit malin de la salle finissait toujours par demander :

«— et ça gagne combien un notaire ? ».

Enfin.

On pouvait commencer à discuter, et spontanément, je racontais mon avis sur le métier, puis mon histoire.

J’ai 35 ans et je gagne bien ma vie. Je travaille beaucoup, le job est stressant et j’engage ma parole, ma réputation et ma responsabilité pour chacun de mes actes. Ils commencent tous par la date, puis vient mon nom. Je dors parfois mal, mais ce n’est pas l’usine et j’y suis bien. Si je change de job, ça ne sera pas pour quitter le notariat mais pour faire autre chose.

Mon risque entrepreneurial est clairement moins important que celui des avocats.

D’abord parce qu’une partie de l’activité de ma profession bénéficie d’un marché exclusif : si un bien immobilier doit changer de propriétaire, que ce soit volontairement ou par décès, vous devez vous adressez à un notaire.

Egalement parce que je rachète une entreprise existante : la structure et l’organisation existe, ainsi qu’un fichier client.

Et enfin parce que le maillage des études est juste assez serré.

Mais il est absolument faux de parler d’absence de concurrence2. La concurrence entre notaires est une réalité.

Elle est d’autant plus dure qu’elle ne se fait pas sur les prix pratiqués. En effet, l’autre originalité du statut du notaire est que dès lors que vous devez vous adresser à un notaire, sa rémunération est fixée par décret et ne peux varier en fonction de la complexité du dossier ou de tout autre critère subjectif3.

La concurrence entre notaires se fait donc uniquement sur les qualités juridiques et relationnelles du titulaire. J’ai ainsi déjà vu une reprise d’étude financièrement solide lors du changement de titulaire mais fragile en terme de bassin de population, et qui s’est mal terminée. Le nouveau titulaire n’était visiblement pas à la hauteur de l’ancien.

Restait la seule question4. Qu’est-ce qui justifie un tel monopole ?

C’était généralement à ce moment que les étudiants commençaient à m’écouter.

On termine ses études de notaire par un stage de deux ans. Ce stage est en réalité surtout un stage de rédacteur d’acte, entrecoupé de séjours à la fac ou au CFPN. On y apprend le métier de clerc, indispensable à la compréhension de la fonction de notaire. On passe ainsi ses journées à rédiger toutes sortes d’actes5.

On y apprend aussi à se tromper, et à se faire engueuler. On y apprend le rapport particulier entre le clerc chargé du dossier et le client (chargeant le dossier). On y apprend à se contrôler face au type odieux. Finalement, un peu tout ce qu’on apprend dans chaque entreprise.

Parfois le dossier décourage tout le monde, du notaire à la secrétaire. Le client est très exigeant et la servitude porte sur une parcelle à 100 €. Et toi, le stagiaire, tu y passes des heures/jours. Quand tu grognes auprès du boss, il hausse les épaules avec un air résigné. Ou alors, il peste plus fort que toi, c’est une question de style.

Sur le moment, cette résignation te surprend mais ce petit haussement d’épaule, je te conseille de ne jamais l’oublier. Il signifie que tu ne pourras pas refuser un acte sauf s’il est illégal6.

Tu fais des actes. Beaucoup. De tous genres. Tu les trouves désincarnés et ils le sont : tu ne connaîtras de la maison que le plan de cadastre, et du client que la voix.

Tu ne décides rien. Tu n’étais pas dans le bureau lors du premier rendez-vous, tu ne connais pas les données du problème. Le sel de l’élaboration de la solution n’est pas encore pour toi.

Et un jour, tu en as marre de ça. C’est bon signe : tu es prêt pour changer de job. Souvent ça correspondra à la fin de ton stage.

Tu cherches alors une autre place, en demandant/exigeant des responsabilités. On te dit oui, mais tu vas vite comprendre que tu n’auras jamais ce que tu souhaites. Car ce que tu souhaites c’est voir les gens, les écouter puis apparaître auréolé d’une lumière bleutée pour leur dire comment régler leur problème7. Bref, tu veux RECEVOIR.

Là … c’est fini. Je te conseille toutefois de continuer à acquérir de l’expérience, mais le point de non-retour est passé. Soit tu trouves un job salarié en ville avec ce genre d’attributions8 (rare), soit tu t’installes.

Au fond de toi, tu as toujours cru qu’après tant d’années d’étude, puis de stage, puis de cléricature, tu n’aurais qu’à appeler le président du CSN9 qui te répondrait « j’ai ce qu’il vous faut ». Et bien…non10. Tu dois chercher une entreprise à racheter. C’est rude, pénible, mais c’est comme ça. Tu grognes, mais tu vas comprendre.

En ce qui me concerne, je voulais m’installer tout de suite. J’habitais dans la jolie banlieue nantaise et je n’ai trouvé aucune étude à vendre dans l’année (ou dans l’année suivante). J’ai compris que j’allais devoir m’inscrire dans un processus long si je voulais ce genre d’étude, car (quelle surprise), tout le monde veut s’installer dans les endroits sympas.Les avocats ne connaissent pas autre chose quand ils s’entassent à Paris ou sur la Côte d’Azur…

J’ai donc changé d’approche, et je me suis installé là où il y avait de la place. Sans aucun problème j’ai trouvé. C’est à 170 kms de mes parents, le thermomètre a perdu 2° et j’en peux plus des galettes saucisses, mais j’ai trouvé. En centre Bretagne, dans un canton (très) rural.

Je n’avais pas un sou, j’ai tout emprunté (même les droits d’enregistrement…). Mon cédant m’a trouvé sympa et dynamique, il m’a fait confiance. Qu’il en soit remercié. En même temps, j’étais le seul candidat depuis 8 mois.

Voilà. Personne ne m’avait expliqué ça, il m’a fallu le découvrir assez brutalement : vouloir devenir notaire, c’est accepter d’abandonner une partie de sa liberté.

C’est la contrepartie de ce monopole.

J’ai pesté en mon temps, mais aujourd’hui je comprends que sans ces contraintes, qui serait allé s’installer à Kerbiniou la Forêt, riante commune de 3000 habitants qui peinera à remplacer son médecin ?

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La première année de cet exposé, me taisant alors, je fus un peu surpris de ma propre franchise. Mais chaque année je m’y tenais, et je finissais alors mon propos :

Pour être notaire vous devez avoir un rapport assez particulier à l’autorité. Les notaires obéissent. Ils collectent les impôts, appliquent les réformes, travaillent où on leur dit de travailler, facturent ce qu’on leur dit de facturer et font les actes qui leur sont demandés. Ils s‘inscrivent dans l’histoire d’une étude, dont ils reprennent les actes (boulettes éventuelles incluses). Ils doivent rester neutres en toutes circonstances11.

Les avocats ont pour eux la liberté. Ils s’installent où ils veulent et peuvent se spécialiser. Ils facturent ce qu’ils veulent, acceptent ou refusent leur client et/ou l’AJ. Ils sont libres de partir de rien puis de tout fermer s’ils le souhaitent. Ce sens de la liberté va de pair avec une méfiance souhaitable à l’égard de toute autorité12. Ils sont engagés et portent la parole de leur client. Je verrai d’un mauvais œil que mon avocat obéisse à une quelconque injonction.

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Je crains que nos deux professions ne se comprennent jamais, et finalement ce n’est pas si grave. Nos clients savent jouer avec ces différences, faisant appel à leur avocat ou leur notaire quand ils ont besoin de l’un ou de l’autre.

Les limitations et les devoirs du notaire façonnent son identité professionnelle en le contraignant. Son monopole permet de les assumer sur tout le territoire, et pour tous les actes13. Mais dès lors que vous imposerez l’organisation et le business model des avocats à la profession de notaire, inévitablement, vous aurez des avocats.

Chaque année, sur ces mots, je laissais alors aux étudiants le soin de trouver une conclusion, puis de faire leur choix.

1 J’ai appris par la suite qu’une bonne moitié de ces étudiants arrivait là car « il n’y avait plus de place pour avocat » (alors que chacun sait qu’il y a trop de place pour avocat).

2 Une telle affirmation vous permettra sans faille de détecter un discours orienté.

3 Et il ne peut pas refuser de faire le travail si le dossier est financièrement inintéressant.

4 Que l’on découvre aujourd’hui.

5 Et on découvre avec stupeur que le charabia incompréhensible sur la TVA immobilière sert vraiment à quelque chose.

6 Et se faire payer des cacahuètes pour des jours de travail n’est pas illégal.

7 Enfin moi, c’est comme ça que je voyais ça.

8 Il y aurait à redire sur ce genre de poste, et je ne suis pas fâché que la profession s’oblige à 1000 notaires de plus dans les deux ans.

9 Conseil supérieur du notariat : instance nationale des notaires.

10 J’ai essayé.

11 Et parfois, c’est dur.

12 Coucou Tracfin

13 Le système est perfectible, notamment dans ses excès. Il faudra l’adapter à la réalité de l’immobilier des années 2000.

lundi 21 juillet 2014

Au revoir la Santé

C’est donc fait, la Maison d’arrêt de Paris la Santé a fermé (ce qui pour une prison est une redondance mais passons). Elle rouvrira (ce qui pour une prison est un paradoxe mais passons) en 2019, date prévue, on verra ce qu’il en est.

D’autres plumes que la mienne ont narré l’histoire de cette maison, je ne vais donc pas la refaire, juste vous raconter la Santé vu de l’intérieur.

La maison d’arrêt de la santé s’appelle ainsi parce qu’elle se situe rue de la Santé, tout simplement, qui doit son nom à la proximité de l’hôpital Sainte Anne. On ne peut pas la rater, elle fait tout un pâté de maison, avec ses très hauts murs de pierre meulière, si à la vogue en région parisienne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La porte d’entrée des avocats se situe à côté de l’énorme portail en fer. On y montre patte blanche, à savoir sa carte professionnelle et le titre nous permettant de venir visiter notre client, et on passait un petit labyrinthe pour franchir le portique magnétique (TRES sensible) et faire passer nos sacs et sacoches dans une machine à rayons X. Téléphones interdit, ordinateurs autorisés, clés USB interdites, ne me demandez pas pourquoi, ne cherchez pas la logique. C’est comme ça dans toutes les maisons d’arrêt.

Une fois le cerbère franchi, nous entrons dans la cour d’honneur, qui est rectangulaire, et fait plutôt petite par rapport à l’ensemble architectural. À gauche, le portail donnant dans la rue, c’est donc ici que les prisonniers sont chargés et déchargés. En face, une volée de marches et la porte d’entrée. N’était la hauteur des murs, on se croirait dans une vieille école de village. Un frisson en regardant la grille d’égout au milieu de la cour : c’était là qu’on guillotinait de 1939 à 1972.

Une fois la porte franchie, on entame le périple guichet-grille.Toute prison est construite sur le principe du cloisonnement, et on ne peut s’engager dans un secteur de la prison sans s’être identifié à un guichet. Les parloirs avocats sont au rez de chaussée, pas loin après la première grille. Nous sommes aux confins de la zone de détention, où nous n’allons pas, il n’y a qu’à Fresnes que les parloirs sont en pleine zone de détention. Pour l’avocat, aller visiter un client à la Santé, c’est le bonheur. Une prison en plein Paris, accessible en métro, c’est super pratique. Pour nos clients, c’était l’enfer. La plupart ne voulaient pas aller là, même si ça facilitait les parloirs familles (un certain nombre n’a pas de famille de toutes façons).

C’est que sa vétusté, j’ai eu la chance, si on peut dire, de la voir, ayant été sollicité pour donner une conférence à des détenus étrangers sur les démarches à entamer pour une éventuelle régularisation. Du coup, je suis allé Au-Delà Du Mur, en pleine zone de détention.

Parler de vétusté apparaît comme un euphémisme spectaculaire. Outre l’étroitesse des escaliers, choix architectural, renforcée par la hauteur de plafond, ces plafonds justement étaient lépreux, la peinture ancienne étant tombée par plaques, des débris restants accrochés dans des toiles d’araignées si anciennes qu’elles étaient entourées d’une gangue de poussière noire. Des fenêtre hautes et grillagées, faites juste pour laisser passer la lumière, achevaient de rendre la sensation d’enfermement permanente et oppressante. Je reconnais que c’est efficace. Très rapidement, à force de monter des escaliers en colimaçon et sans repère, j’étais perdu et serais incapable de situer où j’étais dans la prison.

La conférence a eu lieu dans une salle de réunion, où des spectacles pouvait avoir lieu (je me souviens d’une affiche annonçant un concours de slam). Des chaises dépareillées, du modèle des salles de classe d’autrefois, en contreplaqué riveté à des tubes en fer, des murs peints en bleu sous Giscard, des fenêtres crasseuses, car les barreaux et grillages ne doivent pas aider à leur entretien. Entretien qui semble, de guerre lasse, avoir été depuis longtemps réservé au sol, il y a toujours un auxiliaire d’étage (comprendre prisonnier sous-payé) en train de passer la serpillière quelque part.

Une fois la conférence achevée, après un bref passage par des bureaux si étroits que je me demande si cette prison n’a pas été conçue pour des Hobbits, retour dehors, avec toujours cette sensation d’éblouissement quand on se retrouve dans la rue. Tout parait si clair, si grand, le regard portant enfin à l’infini sans rencontrer un mur donne un bref sentiment de vertige. On réalise qu’on respire mieux, comme si on étouffait lentement à l’intérieur.

Idéal pour se remotiver pour solliciter la remise en liberté. J’ai hâte de voir ce que ça donnera une fois rénové. En attendant, je garderai à l’esprit le récit d’un ancien occupant qui montre que rien n’a vraiment changé en un siècle : je parle de Guillaume Apollinaire.

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