Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 21 février 2017

Pour en finir avec la séparation des pouvoirs

Dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Fillon, une étrange argumentation juridique a fait son apparition qui, au-delà du fond de l’affaire, sur laquelle je me garderai bien de me prononcer, du moins avant d’avoir reçu une solide provision sur honoraires, me laisse pour le moins pantois.

Rappelons brièvement les faits : des révélations successives par la presse ont mis au jour le fait que le candidat LR à la présidence de la République a longtemps salarié son épouse grâce à l’enveloppe attribuée à chaque député pour pouvoir salarier des assistants parlementaires, que ce soit à l’assemblée pour le travail parlementaire proprement dit ou dans la circonscription pour assurer une présence permanente de l’élu. Ce qui en soit est critiquable mais, en l’état des textes, légal. Là où le bat blesse, c’est qu’il semble n’y avoir eu aucune contrepartie réelle à un salaire largement au-dessus des montants habituels, les explications fournies par l’intéressés ou ses soutiens (dans le sens où la corde soutient le pendu) étant embrouillées, contradictoires, et parfois accablantes.

Le parquet national financier a donc ouvert une enquête préliminaire sur ces faits, qui est encore en cours au moment où j’écris ces lignes.

Et c’est dans ces circonstances qu’une tribune de juristes courroucés a été publiée sur Atlantico (oui, je sais, Atlantico…), prétendant opposer des arguments juridiques à l’existence même de ces poursuites (promesse rarement tenue vous allez voir). D’ailleurs, les soutiens plus ou moins affichés à François Fillon se sont tous bien gardés de reprendre à leur compte ces arguments, se contentant de dire “Si autant de juristes le disent, ça ne peut pas être inexact”. Etant moi-même juriste, je suis flatté de l’image d’infaillibilité qu’ils souhaitent ainsi conférer à ma discipline, mais je crains que cette prémisse ne soit fausse. Les juristes se trompent, parfois volontairement, car c’est leur devoir de se tromper pour qu’une contradiction ait lieu. Mais jamais la signature du plus éminent des juristes n’a été la garantie de la véracité irréfutable de ce qu’il avance. Écartons donc l’argument d’autorité, qui est haïssable par principe, et inadmissible en droit.

Voyons donc en quoi consiste cette démonstration.

D’emblée, les auteurs, craignant sans doute le reproche de la modération, qualifient cette affaire de “Coup d’État institutionnel”. Rien que ça. Un coup d’Etat consiste à renverser par la force les institutions d’un régime afin d’y substituer un pouvoir provisoire non prévu par les textes en vigueur. N’en déplaise à ces augustes jurisconsultes, M. Fillon n’est que candidat déclaré, accessoirement député de Paris, mandat qu’il a exercé avec parcimonie, et s’en prendre à lui en cette qualité de candidat, fût-ce illégalement, ne saurait s’apparenter à un coup d’Etat, puisqu’on ne saurait renverser un simple impétrant. Néanmoins, ce texte dit que ce terme “définit parfaitement” les “manœuvres” employées pour l’empêcher de concourir à l’élection. Ce n’est pas une métaphore ni une hyperbole : c’est une “définition parfaite”. Voilà qui commence mal.

Passons sur les passages complotistes des deux paragraphes suivants, car oui, c’est un complot, et le coupable est désigné : c’est François Hollande, qui fait cela pour que son “héritier” Benoît Hamon soit élu. Visiblement, ces juristes connaissent aussi mal la loi que les mœurs du parti socialiste, car imaginer un complot de Hollande pour porter Hamon au pouvoir, pour qui sait l’état des relations des deux hommes, prête à sourire. Voici les arguments de droit :

1 - On imputerait à François Fillon des faits qui ne tombent pas sous le coup de la loi pénale car le délit de détournement de fond public ne pourrait être juridiquement constitué.

Tout d’abord, si j’en crois le communiqué du parquet national financier, l’enquête porte sur des faits qualifiés de détournements de fonds publics, abus de biens sociaux et recels de ces délits, or la tribune de ces juristes passe sous silence ces dernières qualifications.

Sur le détournement de fonds publics, les auteurs rappellent que ce délit ne peut être reproché qu’à une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, ce qui selon eux n’inclurait pas les parlementaires.

Cette affirmation mériterait d’être étayée, ce qu’elle n’est pas. Et pour tout dire, elle est douteuse.

La loi ne donne pas de définition d’une personne chargée d’une mission de service public. Mais cette notion se retrouve dans d’autres délits, tels que l’outrage, ou dans des circonstances aggravantes, comme pour les violences. Si une brève recherche ne m’a pas permis de trouver un arrêt de la cour de cassation consacrant qu’un parlementaire serait une personne chargée d’une mission de service public, je n’ai trouvé aucun arrêt rejetant cette possibilité. Dire qu’un représentant de la Nation (ou des territoires pour le Sénat), chargé de voter la loi et de contrôler l’exécutif, qui a le pouvoir de se faire ouvrir sans préavis tout lieu de privation de liberté pour qu’il puisse le contrôler, et bénéficie du fait de ses fonctions d’une immunité et d’une inviolabilité ne remplirait pas une mission de service public, tandis qu’un président d’une fédération départementale de chasseurs (Crim. 8 nov. 2006, no 05-86.325), un interprète agissant sur réquisitions (Crim. 20 nov. 1952, Bull. crim. n°276) ou les responsables d’une association exerçant une activité de formation financée par des fonds publics (Crim. 11 oct. 2000, n° 00-81.879) oui, serait insultant pour le parlement. En tout cas ça mériterait une démonstration plus élaborée qu’un simple “évidemment”, qui est l’intégralité de la démonstration des auteurs.

Et comme le rappelle le professeur Beaussonie sur son blog, quand bien même cet outrage serait fait aux parlementaires que nous retomberions dans le droit commun de l’abus de confiance, puni certes seulement de trois ans de prison et non dix, mais qui n’exige aucune qualité particulière de l’agent. Une simple requalification réglerait le problème juridique, s’il y en avait un.

2 - Il serait “plus que douteux” que les sommes versées à un parlementaire pour organiser son travail de participation au pouvoir législatif et au contrôle du pouvoir exécutif puissent être qualifiés de fonds publics.

Là encore, ce “plus que douteux” n’est pas étayé. Pour ma part, je suis dubitatif sur le fait que des fonds, tirés du budget de l’assemblée (lui même abondé par l’impôt), remis à des élus pour l’exercice de leur mandat ne seraient pas des fonds publics.

Mais soit. Admettons un instant que ces fonds soient, on ne sait comment, privés. Eh bien peu importe. L’article 432-15 du code pénal punit le détournement de fonds “publics ou privés” dès lors qu’ils ont été remis à une personne chargée d’une mission de service public à raison de sa mission, ce qui s’agissant de l’enveloppe salariale pour les assistants parlementaires me paraît difficilement contestable.

4 - La procédure pénale serait engagée illégalement.

Oui, je sais, il n’y a pas de 3. En fait si, il est plus loin car il sera le cœur de ce billet et lui a donné son titre.

L’argument est ici plus étayé. Les auteurs rappellent que le domaine d’action du parquet national financier est fixé par l’article 705 du code de procédure pénale, qui dispose, en version élaguée, que

Le procureur de la République financier (vrai nom du procureur national financier, NdEolas), le juge d’instruction et le tribunal correctionnel de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte [des règles habituelles] pour la poursuite, l’instruction et le jugement des infractions suivantes :

1° Délits prévus aux articles 432-10 à 432-15,[…] du code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d’une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent […].

Or, s’exclament nos jurisconsultes, cette affaire ne relève d’aucun de ces délits (puisqu’ils contestent que le délit de détournement de fonds publics de l’article 432-15 soit constitué) et en tout état de cause ne sont pas d’une grande complexité. Dès lors, selon eux, le procureur national financier a excédé ses pouvoirs, et ces poursuites sont illégales.

Well, allow me to retort.

Première question : quelles poursuites ? À ce jour, aucune poursuite n’est engagée. Le Parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire qui vise à déterminer ce qui s’est passé, mettre les preuves des faits à l’abri de toute broyeuse facétieuse, afin que, dûment éclairé, il pût décider d’engager ou non, des poursuites. Engager des poursuites signifie que le parquet prend la décision irrévocable de confier le dossier à un juge. Soit directement la juridiction de jugement, soit un juge enquêteur, le juge d’instruction, qui continuera la recherche de la vérité avec des moyens juridique accrus, mais décidera des suites à donner sans que le parquet puisse s’y opposer autrement qu’en donnant son avis.

Deuxièmement, nos éminents juristes font une confusion de débutant, en appliquant au parquet les règles de compétence des juges. Rappelons qu’en droit, le mot compétence a un sens précis qui n’a rien à voir avec les qualités de juriste. La compétence est le pouvoir de juger telle affaire, pouvoir conféré par la loi. Si je dis à un juge qu’il est incompétent, il n’est pas outragé, au contraire, il est ravi, puisque je lui offre la possibilité de se débarrasser d’un dossier.

Pouvoir de juger, donc qui ne concerne que les juges. Et pour eux c’est une règle essentielle : un jugement rendu par un juge incompétent est nul. C’est une limite essentielle au pouvoir du juge. La compétence est traditionnellement divisée en deux types : la compétence matérielle et la compétence territoriale. La compétence matérielle est celle qui définit les attributions de tel ou tel juge. Un juge aux affaires familiales peut vous divorcer, il ne peut pas vous envoyer en prison. Le juge correctionnel, lui, peut vous envoyer en prison, mais pas vous divorcer. La compétence matérielle détermine aussi la procédure applicable pour lui soumettre une demande qu’il est obligé de traiter. Cet acte, qui consiste à mettre un juge dans l’obligation de statuer, s’appelle saisir un juge. Une demande adressée à un juge incompétent ne peut être reçue par lui, elle est dite irrecevable. Le juge la rejette sans même l’examiner, car la loi ne lui donne pas le pouvoir de trancher. La compétence territoriale est purement géographique. De tous les juges aux affaires familiales de France, un seul peut effectivement vous divorcer : celui du tribunal où est la résidence de la famille. Cette règle a aussi son importance : elle empêche de choisir son juge, puisque la loi s’en occupe. Dans certaines situations, plusieurs juges peuvent être compétents territorialement. Dans ce cas, on peut saisir n’importe lequel, sachant que ce choix est irrévocable.

S’agissant du ministère public, la question de la compétence matérielle ne s’est jamais posée. Le ministère public est compétent pour tout. Il peut même s’inviter dans votre divorce s’il le veut, comme partie jointe, pour donner son avis. Il est le bienvenu partout, et même les salles d’audience civiles ont un bureau prévu pour que le procureur vienne s’y asseoir s’il le souhaite (c’est rare, je ne vous le cache pas). Seule se pose la question de sa compétence territoriale. Le ministère public est divisé en parquets, un par tribunal de grande instance et par cour d’appel, où il prend le titre de parquet général et chapeaute les parquets des tribunaux de son ressort. Ces dernières années ont vu des réformes créant des exceptions à cette division géographique bien sage, avec la création de la section antiterroriste dans les années 80, du pôle financier et santé publique de Paris en 2000, des JIRS, les Juridictions Inter-Régionales Spécialisées en 2004, et des pôles de l’instruction en 2007, qui font échapper les affaires complexes aux petits tribunaux de grande instance. Le procureur national financier est la dernière des ces exceptions, créé en 2013. Dans notre affaire, les parquets naturellement compétents pour engager des poursuites seraient ceux de Paris (siège de l’assemblée, où les fonds ont été confiés) et du Mans (domicile du détourneur, domicile de la bénéficiaire, et lieu du détournement, constitué par le dépôt sur un compte de l’agence du Crédit Agricole de Sablé Sur Sarthe). Le procureur national financier tire quant à lui sa compétence de la qualification de détournement de fonds public (ou privé), compétence concurrente, conflit qui a été réglé par l’ouverture de la préliminaire : premier à avoir agi, il reste en charge de ce dossier, et ses collègues parisien et manceau n’ont aucun moyen d’exiger que ce dossier leur soit transmis (je doute qu’ils en aient envie, cela dit).

Mais quelle est la sanction du non respect de ces règles de compétence territoriale ? La cour de cassation a répondu à la question en 2008 par un attendu lapidaire : un justiciable soulevait la nullité du réquisitoire introductif ayant saisi le juge d’instruction en disant que le procureur de la République était territorialement incompétent ; la cour lui répond ” seuls peuvent être annulés les actes accomplis par un juge manifestement incompétent” : Crim. 15 janv. 2008, n°07-86.944.

La question de la compétence matérielle du ministère public ne s’est jamais posée pour les raisons ci-dessus rappelées : le ministère public est partout chez lui dans le prétoire. Les auteurs de cette tribune tentent de la soulever, en considérant que la compétence prévue par l’article 705 serait prévue à peine de nullité. C’est audacieux, reconnaissons-le, de créer une compétence matérielle du parquet, et j’avoue apprécier beaucoup en tant qu’avocat de la défense l’idée de pouvoir interdire à un procureur d’agir ; mais hélas ça ne tient pas. D’abord, il n’y a pas de nullité sans texte ; or jamais la loi du 6 décembre 2013 n’a posé cette sanction au domaine d’action du procureur national financier et jamais le législateur ne l’a envisagé, dont François Fillon qui a voté le texte prévoyant la création du procureur national financier.

Poser la question à ce stade est d’ailleurs absurde et juridiquement prématuré. Absurde, car comment peut-on savoir si des faits sont ou non des détournements de fonds, et particulièrement complexes (et à partir de quel stade de complexité est-ce particulièrement complexe ?) avant d’avoir enquêté sur eux ? Si l’enquête révélait des faits délictueux mais d’une simplicité enfantine, le parquet national financier pourrait se livrer au sport favori des parquetiers : refiler le dossier à des collègues territorialement compétents, discipline très pratiquée et qui porte le nom de shootage de dossier. L’enquête qu’il aura menée n’en sera pas affectée dans sa validité et pourra être utilisée telle quelle par le procureur local naturellement compétent. Prématuré enfin car cette question ne peut être posée qu’au moment où le dossier arrive pour la première fois devant un juge, que ce soit pour le jugement au fond, ou devant le juge d’instruction si celui-ci est saisi. C’est la loi. Oui, c’est agaçant quand on est avocat de voir une belle nullité en garde à vue et de devoir attendre plusieurs mois pour pouvoir la soulever devant un juge, soit bien après la fin de la garde à vue même manifestement illégale. Mais c’est la règle que le législateur a instauré pour les contestations des procédures. Contestation qui, comme je l’ai expliqué, aura fort peu de chances de prospérer.

3 - Cette enquête serait contraire aux principes constitutionnels, à savoir la séparation des pouvoirs

C’est cette critique, plusieurs fois entendue, qui a retenu mon attention et a donné le nom à cet article. Parce que là, on touche au crime de Lèse-Montesquieu, et avec moi, on ne touche pas à Montesqueu et à Beccaria.

L’argument consiste à dire : “C’est un député, c’est le pognon de l’Assemblée nationale, donc tout ça, c’est le pouvoir législatif, le judiciaire n’a pas le droit de s’y intéresser”, sinon c’est la tyrannie. C’est un vrai élément de langage, d’ailleurs, la “dictature de la transparence” propre au despostisme (car qui connait un pays plus transparent que la Corée du Nord, en vérité ?).

La séparation des pouvoirs est bien un principe essentiel de la République démocratique. Rappelons toutefois le sens exact de cette expression. Et pour cela un peu d’histoire s’impose.

L’Ancien Régime n’a pas été deux millénaires d’absolutisme. Loin de là. L’absolutisme fut en fait une invention récente et ne couvre le règne que de trois rois. En fait, pendant l’essentiel de l’ancien régime, le pouvoir royal, qui va peu à peu prendre en importance, a toujours été limité, non par des règles écrites et clairement définies, mais par la tradition et les usages, qu’un roi n’aurait pu transgresser sans provoquer bien des troubles intérieurs. Ainsi, le roi sera longtemps considéré comme tenu de gouverner après avoir pris conseil, ces conseillers étant issus de la haute noblesse et du clergé. C’est l’époque dite du gouvernement à grand conseil. Il y avait même un cas de conseil très élargi réunissant sur convocation du roi des représentants de toute la population du royaume, pour prendre les décisions les plus graves comme la création d’un nouvel impôt : les États Généraux. Immanquablement, la haute noblesse va tirer de ce droit de conseiller le roi l’idée que finalement elle ne vaut pas moins que lui, et ma foi serait peut-être à son aise sur ce trône, ou à tout le moins, assises à côté en permanence. Les guerres de religion sont une occasion pour les plus puissants de lorgner sur le trône (coucou le Duc de Guise) et un point de non retour est atteint avec la Fronde. Le jeune Louis XIV ne pardonnera pas sa révolte à la noblesse et va consacrer son règne à la domestiquer. C’est sous son règne que naît l’absolutisme de droit divin : le roi est roi car Dieu l’a voulu, et le contrecarrer, c’est contrecarrer Dieu, rep a sa la noblesse.

Le roi absolu est législateur, il fait la paix et la guerre, gère son royaume, et est fontaine de justice : les juges jugent en son nom et par délégation (voilà pourquoi les magistrats de la cour de cassation portent encore aujourd’hui le manteau royal d’hermine), et il peut décider de juger lui-même n’importe quelle affaire, Nicolas Fouquet en fera les frais. Et c’est cet absolutisme que les Lumières vont critiquer, dont tonton Charles, Montesquieu lui même. Notons que les Lumières n’étaient pas majoritairement pro-démocratie. Il faut se souvenir que la majorité du peuple était illettrée et sans éducation, et l’idée de lui confier la souveraineté était peu attirante pour les bourgeois et la petite noblesse dont étaient issus les philosophes. Ainsi, le modèle de bien des philosophes des lumières est le despotisme éclairé (par des philosophes), ou, pour Montesquieu, un retour de l’aristocratie aux côtés du roi, l’aristocratie incluant les noblesses d’épée, la plus ancienne, mais aussi celle de robe, à laquelle, tiens, quel hasard, appartenait Montesquieu. L’évolution de l’Angleterre, avec ces rois soumis au Parlement, était la référence (cela changera plus tard avec la Révolution américaine qui montrera que la bourgeoisie terrienne, lettrée et éduquée, est parfaitement apte à se prendre en main, et c’est ce modèle qui inspirera le début de la Révolution française).

Dans son Esprit des Lois, il distingue les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (Livre XI, chap 6) :

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoir : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du choix des gens et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. […] Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; […] il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice.

Et pose le principe que

“C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” (Livre XI, chap. 4).

Et pour cela, il faut que ce ne soit pas la même personne qui exerce chacun de ces pouvoirs, car on ne peut se contrôler soi-même (puisqu’on est porté à abuser de son pouvoir, soyez à ce qu’on vous dit).

Voilà le sens de la séparation des pouvoirs : ils sont exercés par des entités séparées POUR POUVOIR SE CONTRÔLER RÉCIPROQUEMENT. L’expression “équilibre des pouvoirs” est d’ailleurs plus proche de la pensée de Montesquieu que le mot séparation, qui n’est qu’un moyen de parvenir à cet équilibre. Les américains ont parfaitement compris Montesquieu et leur Constitution est un modèle de ces checks and balances, le président Trump vient d’en faire l’expérience. La France s’est fourvoyée d’emblée et est poursuivie par cet atavisme : depuis la révolution, la séparation des pouvoirs implique que chacun fait ses affaires dans son coin sans regarder ce qui se passe chez l’autre. Ainsi, la loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

De là l’idée, encore vivace aujourd’hui, que le gouvernement et la légifération sont des choses trop sérieuses pour que les juges puissent en connaître, et devraient être des zones de non-droit, qui, contrairement à celles des périphéries, ne posent aucun problème républicain.

Mais à y réfléchir, c’est totalement incompatible avec un autre principe essentiel en démocratie : l’égalité devant la loi. Comment peut-on admettre qu’une catégorie de personnes, qui n’ont de cesse de présenter leurs fonctions comme un service du peuple et de la république, presque un sacrifice, les dispenserait de respecter la loi et les mettrait à l’abri de la loi pénale ? Même l’immunité présidentielle absolue de notre Constitution est critiquable ; quant au privilège de juridiction dont jouissent les ministres avec la Cour de Justice de la République, je crois que la récente affaire Lagarde a condamné cette anomalie. Que certaines immunités attachées aux fonctions existent, soit. Ainsi en est-il de l’immunité de parole dont jouit un parlementaire en séance (immunité non absolue, il encourt des sanctions disciplinaires prononcées par l’assemblée, mais ne peut être condamné pour injure ou diffamation par exemple). Les avocats jouissent de la même immunité à la barre d’ailleurs. Mais comment justifier une absence de contrôle de la dépense de l’argent de l’État ? Comment soutenir que les députés pourraient faire bénéficier leurs proches de l’argent qui leur est confié pour l’exercice de leur mandat, voire à leur propre profit, non parce que ça serait légal, mais parce qu’il serait interdit de leur reprocher de l’utiliser à d’autres fins sous peine de mettre fin à la démocratie ? Imaginons qu’un député irritable et mécontent de son assistant parlementaire l’abatte froidement dans son bureau. Invoquera-t-on la séparation des pouvoirs pour refuser qu’on le juge pour meurtre ? Absurde, n’est-ce pas ? C’est pourtant ce raisonnement que proposent les auteurs de cette tribune.

Aujourd’hui, cette séparation des pouvoirs s’exprime essentiellement par le jeu des incompatibilités : un ministre ne peut être député ou sénateur (même si la réforme de 2008 lui permet de récupérer son siège sans élection quand il démissionne) ; un magistrat élu député cesse provisoirement d’exercer ses fonctions (la magistrature s’est débarrassée de quelques boulets grâce à la politique). Les contrôles réciproques existent : l’exécutif peut dissoudre l’assemblée, l’assemblée peut renverser le gouvernement. Le fameux 49.3 s’inscrit dans ce système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs, quoiqu’on en dise, puisque l’exécutif met le législatif face à ses responsabilités, en disant “c’est cette loi ou moi”. Soit le législatif renverse le gouvernement, soit il ne le fait pas, et dans ce cas, il est regardé comme ayant adopté la loi casus belli. Mais il ne peut refuser au gouvernement les moyens de son action tout en prétendant le soutenir (ce qui était le mode de fonctionnement habituel de la IVe république).

Et le judiciaire est là pour assurer l’égalité de tous face à la loi, à commencer par ceux qui la votent et qui sont d’autant plus inexcusables de ne pas la respecter.

Ainsi, l’enquête visant un député, fut-il candidat, loin de violer la séparation des pouvoirs, en est une excellente application, de conserve avec un autre principe essentiel qui fait que notre république mérite malgré tout ce titre : l’État de droit, dont le pouvoir judiciaire est le gardien.

mardi 7 avril 2015

Relisons la notice

En ces temps où notre pays subit à nouveau la menace terroriste, nous sommes, comme à chaque fois, collectivement, confrontés à un défi politique de grande ampleur. Les élus en charge des affaires de la nation redoutent tout particulièrement que des événements tels que ceux qui ont frappé notre pays début janvier se reproduisent, et sont tentés de recourir à tous les moyens d’exception pour l’éviter. La réaction sécuritaire, pour naturelle qu’elle soit, n’en est pas pour autant rationnelle. Et c’est là que se situe le défi.

Ceux qui emploient la violence contre notre société haïssent cette société, car elle repose sur des valeurs opposées à celles qu’ils ont adoptées. Ils ne supportent pas que nous fassions reposer notre pacte social sur la Raison et non la crainte d’un dieu, que nous considérions les femmes comme les égales des hommes en droit (en salaire, ça lague un peu…), que nous soyons une société pluraliste où on peut avoir des opinions politiques opposées, des croyances religieuses différentes voire afficher clairement son absence de telles croyances et malgré tout vivre en paix ensemble.

Et la réaction sécuritaire qui saisit tout État subissant un acte terroriste est dangereuse, pas tant pour les terroristes que pour nous, les citoyens de cet État. J’ai déjà parlé d’un aspect préoccupant de cette surréaction dans cet article. Mais plus largement, c’est un sacré paradoxe de voir un pays démocratique sacrifier les libertés de ses citoyens pour faire face à une attaque menée par des gens qui haïssent cette liberté. Et pour un résultat plus que douteux, car hélas qui peut douter un seul instant que la France subira encore des attentats de cette nature, car il est rigoureusement impossible de se mettre à l’abri de ce genre d’actions. Aucun pays même le plus despotique n’y est parvenu. Face à ce constat, la réplique fuse, quasi-pavlovienne : donc il ne faut rien faire ? Ce qui est bien sûr le sophisme du tout-ou-rien, ou de l’alternative abusive, qui vise à réduire un débat à une alternative, dont l’opposé à son point de vue se doit naturellement d’être absurde, pour aboutir à la conclusion qu’il n’y a pas d’alternative. Le député Jérôme Lambert (3e circonscription de la Charente, Radical, républicain, démocrate et progressiste) nous en fournit un exemple quand son dialogue avec un citoyen préoccupé par le projet de loi sur le renseignement tourne court quand il arrive à cet argument définitif : “Vous défendez la liberté des terroristes”.

À titre personnel, je me méfie a priori de toute loi sécuritaire. Son coût pour les libertés est évident, et ses bénéfices sont nettement plus évanescents. La seule démarche qui vaille à mes yeux est, face à un attentat de ce type, de faire une commission parlementaire dont les débats sont publics hormis ceux où des secrets de la défense doivent être révélés, qui tire les conclusions d’éventuels manquements, et propose des solutions plutôt que chercher des coupables, sachant qu’un changement de législation doit être la dernière option. Que l’on m’explique en quoi le droit positif (expression juridique signifiant le droit en vigueur à un moment donné) a permis les attentats de janvier, et quel changement de législation aurait permis de les prévenir. Cela me convaincra de la nécessité de ce changement. À la place, j’ai la désagréable impression qu’on change la loi en urgence pour montrer qu’on fait quelque chose, quitte à ce que ce soit inutile au regard du but affiché. Et cette impression n’a été que renforcée par l’enquête publiée par le Monde sur les manquements de la police antiterroriste. Ainsi ce n’est pas la loi qui a empêché la police d’arrêter les trois assassins de janvier. Il est donc urgent de modifier la loi.

Dans de tels moments d’inquiétude, il est d’une grande importance de rester rationnels, car si la colère est mauvaise conseillère, la peur est pire encore, et est une victoire pour les ennemis de la République, dont le but est précisément d’instiller cette peur (soyons réalistes : même le plus obtus des terroristes sanguinaires n’a pas l’espoir que nous soyons tous physiquement anéantis, ne serait-ce que parce qu’il naît chaque jour en France 4 fois plus d’enfants que le terrorisme n’a tué de personnes en un siècle en France [1]).

Et comme à chaque fois que rejaillit le conflit liberté versus sécurité, j’ois[2] et lis les mêmes arguments, variations autour du thème “la sécurité est la première des libertés” et “point de liberté sans sécurité”. Mon poil de juriste, que j’ai dru hormis sur le crâne, se hérisse aussitôt. Et je m’en vais faire mien cet apophtegme bien connu des informaticiens : RTFM, qui peut se traduire par “Diantre, et si nous relisions la notice ?”

La notice en l’occurrence est un texte pour lequel j’ai la plus profonde affection, peut-être le seul texte juridique que je lis avec plus de plaisir encore que la Convention européenne des droits de l’homme : la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce texte est un des plus beaux qui soit, tout le souffle des Lumières l’a inspiré, il résume tout ce pour quoi, depuis un beau jour d’été de 1789, nous avons décidé d’abandonner la monarchie absolue et de prendre notre destin en mains. Pas de le confier à un autre despote, même s’il y aura eu des tentatives en ce sens. Ce texte est en vigueur aujourd’hui, il a été intégré à notre Constitution en 1958, et je frémis de bonheur chaque fois que j’invoque dans des conclusions ou une Question Prioritaire de Constitutionnalité l’un des articles de cette déclaration. Et quand le Conseil constitutionnel annule ou abroge une loi car elle viole cette déclaration, je trouve que cette victoire des révolutionnaires deux siècles après a une sacrée allure.

Et que dit-elle cette notice ? Elle est assez claire, même si elle est rédigée dans un français juridique qui a un peu vieilli qui peut prêter à des confusions sur certains mots employés. Lisons-la ensemble.

Première question, celle sur laquelle tout débat sur la sécurité repose : nous le peuple avons créé un État pour quoi faire ?

La réponse est à l’article 2 : Le but de toute association politique (dans le sens d’État, et non de parti politique comme cela pourrait être compris aujourd’hui) est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Voilà le but et l’objet de l’Etat : protéger nos libertés. Avouez que ça ne semble plus aller de soi.

Deuxième question : quels sont ces droits ? Ils sont énumérés juste après : Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Cette liste n’est qu’une annonce de plan. Les articles suivants vont développer, mais clarifions un point essentiel tout de suite : la sûreté n’est pas la sécurité que nous promettent nos élus pour peu que nous renoncions à toute garantie de notre vie privée. La sûreté qui préoccupait les révolutionnaires de 1789 n’est pas la certitude de vivre toute sa vie indemne de tout mal, pensée absurde dans la France de 1789, mais, et c’est là la pensée révolutionnaire : la protection de l’individu face à la puissance de l’État, que ce soit un roi ou tout autre dirigeant. Le chef de l’État ne peut se saisir de votre personne ou de vos biens car tel est son bon plaisir. Ça vous paraît naturel aujourd’hui  ? En 1789, le roi disposait encore des lettres de cachet, discrétionnairement. Voilà la sûreté de 1789.

Ainsi, prenons la liberté. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. Article 4.

Cet article ne se contente pas de donner une définition générale : il pose un principe fondamental de notre droit : tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi est autorisé. Souvent, on me pose la question « A-t-on le droit de faire ceci ?» La question est mal posée. Elle devrait être « Est-il interdit de faire ceci ? » Certes, la réglementation et la législation ont sinon interdit du moins encadré et soumis à déclaration voire à autorisation des pans énormes de l’activité humaine, et il est légitime de s’interroger sur la nécessité de chacune de ces règles (c’est le mérite, attention je vais écrire un gros mot, de la critique libérale). Mais en attendant leur réforme, elles doivent s’appliquer. Il demeure que vous chercherez en vain un texte qui dira “ce que vous voulez faire est autorisé”. Il vous faut chercher le texte qui dira que ce que vous voulez faire est interdit. Ce principe est tellement important qu’il sera repris dans l’article suivant, sous un autre aspect.

Cette définition générale de la liberté ne saurait toutefois suffire. Certains aspects sensibles sont aussitôt détaillés.

Ainsi, la liberté d’aller et venir, le sens strict du mot liberté, est protégé : Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis(…). Article 7. Vous voyez ce que je vous disais ? C’est contre l’État que la liberté est protégée avant tout. Il n’est nul besoin d’une telle proclamation solennelle pour réprimer l’enlèvement et la séquestration, qui étaient déjà des crimes sous l’ancien régime. Ce texte vise à mettre fin au fait que quand la séquestration était le fait des agents du roi, elle ne pouvait être un crime. C’est là qu’ont germé les droits en garde à vue. Ça a pris du temps, mais les premiers bourgeons ont éclot. Je rajoute ici la fin de cet article qui est un sain rappel : “mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. Gardez cela à l’esprit, chers concitoyens : obéir aux injonctions d’un policier dans l’exercice de ses fonctions n’est pas un acte de soumission ou de faiblesse, c’est une application de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Faites-le avec fierté, à tout le moins avec courtoisie : vous agissez comme un citoyen libre.

La liberté, c’est aussi la liberté de conscience. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. Article 10. Au passage, une excellente opportunité pour tordre le cou aux tenants du “la religion doit être cantonnée au domaine privée, rien sur la voie publique”. Votre position est contraire aux droits de l’homme. Manifester ses croyances est un droit fondamental, seul un trouble à l’ordre public permet de le limiter, ce qui a justifié la loi sur l’interdiction du voile intégral, même si je suis réservé sur cette interprétation à titre personnel.

La liberté c’est aussi la liberté d’expression. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. Cet article a pour effet direct d’abolir la censure (qui étymologiquement désigne une autorisation préalable à la publication, qui était nécessaire sous l’ancien régime pour TOUT livre ; voilà pourquoi Rabelais et Montesquieu ont publié sous pseudonyme depuis l’étranger, inventant ainsi internet).

La propriété est traitée à la fin, à l’article 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. Cet article est le fruit de profonds débats avec les libéraux de l’époque, et sa situation à la toute fin révèle que les tractations ont duré jusqu’au dernier moment, et explique sa rédaction alambiquée. On proclame ce droit comme inviolable et sacré, avant de dire qu’on peut en être privé, ce qui est une drôle de notion d’inviolabilité et de sacré. Cet article sera invoqué lors des lois de nationalisations de 1982, notamment.

La sûreté, outre la protection de la liberté de la personne de l’article 7, est détaillée dans les articles 5, 8 et 9.

L’article 5 prévoit que la Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. L’article précédent a déjà posé ce principe mais sur le plan individuel, celui de la liberté, et du conflit des libertés entre les individus. L’article 5 applique ce même principe à l’État. La sûreté impose deux principes essentiels du droit pénal, qui sont encore en vigueur aujourd’hui et qui figurent en tête de tout manuel de droit pénal : le principe de légalité des délits et des peines (et de leur nécessité), et la présomption d’innocence. La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée (article 8). L’esprit de Beccaria souffle sur cet article. Et Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi (Article 9). Je veille personnellement à l’application de la dernière partie de cet article à chacune de mes interventions en garde à vue.

Reste le dernier, la résistance à l’oppression. Ce droit n’a pas été développé, ce qui est regrettable car cela laisse la voie à bien des interprétations, et surtout à sa non application effective : le Conseil constitutionnel n’a jamais censuré une loi pour violation de ce quatrième droit fondamental. Cela s’explique par son ambiguïté congénitale. Les révolutionnaires, qui en 1789 ne l’étaient pas encore, à ce stade, nul ne songeait à renverser le roi, voulaient légitimer leur action et se donner un blanc-seing pour leur action de sabotage de la monarchie absolue, mais étaient pour beaucoup des libéraux passionnés d’ordre, et proclamer un tel droit pouvait se retourner contre eux. On est toujours l’oppresseur de quelqu’un. Ce droit a donc été laissé dans un état embryonnaire.

Et la sécurité dans tout ça ?

Les rédacteurs de la Déclaration n’étaient pas des sots. Ils vivaient dans un pays où le mot insécurité avait un tout autre sens qu’aujourd’hui. Outre des guerres endémiques en Europe, certaines menées sur d’autres continents, les routes et les villes n’étaient pas sûres. Ils n’ont jamais eu la naïveté de croire que la liberté rendait nécessairement l’homme bon et que nul n’abuserait jamais de sa liberté ; ils ont d’ailleurs toujours prévu cette hypothèse dans la proclamation des droits.

La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. Article 12.

Ainsi, l’existence d’une police est garantie par la déclaration des droits de l’homme, mes amis policiers peuvent souffler. Elle fait partie intégrante du système protecteur des individus mis en place par cette déclaration. Son existence se justifie pour la garantie des droits proclamés par ce texte. Ainsi, ceux qui disent que la sécurité est la première des libertés se trompent et prennent le problème à l’envers. La sécurité est bien sûr essentielle, mais car elle fournit le cadre d’une application sereine et entière des droits de l’homme. L’invoquer pour limiter ces droits est donc une trahison et une forfaiture.

Je n’ai pas mentionné tous les articles de la déclaration, notamment ceux sur l’impôt, sa nécessité et l’égalité face aux charges publiques à proportion de ses moyens, car ils sortent un peu de l’objet de ce billet, mais n’en sont pas moins importants et respectables.

Voilà donc une excellente occasion de lire ce texte par vous même. Il n’est guère long, et écrit dans un français élégant, et constitue l’ADN de notre République. En des périodes troublées de colère et de crainte, sa relecture est un acte de salubrité publique.

Notes

[1] D’après l’INSEE, la population croît naturellement, hors immigration, de 240.000 personnes par an soit 658 par jour en moyenne. Le terrorisme a quant à lui tué en un siècle 171 personnes d’après ce tableau de Wikipedia.

[2] Oui, c’est français.

mercredi 29 janvier 2014

Lettre à ma prof

Madame le professeur,

C’est avec le profond respect que l’élève doit à son maître que je vous écris, puisque j’ai eu l’honneur d’être votre étudiant quand vous enseigniez encore. C’est vous qui m’avez initié à la procédure pénale, et si je ne suis pas sûr que vous approuveriez ce que j’ai fait de votre enseignement, vous auriez toutes les raisons d’être fière à tout le moins de ma maîtrise de la matière.

C’est pourquoi je me sens tenu de vous rendre un peu de ce que vous m’avez donné, car il n’y a de don plus précieux que la connaissance, qui enrichit celui qui la reçoit sans appauvrir celui qui la donne. En outre, vous avez toujours fait montre d’un goût pour la franchise la plus directe, en tout cas à l’égard des autres, à commencer par vos étudiants, mais je n’ai aucune raison de douter que vous ne goûtiez point qu’on en usât de même avec vous.

J’ai bien noté votre réticence à l’égard du bloging, qui est pour vous, cumulativement, “un exutoire pour adolescents en mal de reconnaissance, un jouet pour dilettantes oisifs ou un moyen de se maintenir en lumière pour des mégalos n’acceptant pas l’idée d’être absents de la scène médiatique”. Je vous laisse choisir dans quelle catégorie je me range plus particulièrement, moi qui ai passé l’âge d’être un adolescent avant même de m’asseoir dans votre amphithéâtre pour la première fois, qui ai du mal à trouver du temps pour écrire mes billets, et qui ai choisi le pseudonymat pour fuir la scène médiatique. Je m’interdis en revanche de me poser la même question à votre égard, la crainte révérentielle que j’ai pour vous me l’interdisant.

Vous bloguez donc, j’en suis fort aise, même si, contrairement à ce que vous semblez penser, la blogosphère est loin d’être démunie en matière de pensée de l’école de la défense sociale qui est la vôtre, et qui, malgré vos efforts, n’est pas la mienne. Et c’est votre dernier billet en date qui me chiffonne. Il faut dire qu’il est intitulé “avocat pénaliste et garde à vue”, ce qui a tout pour attirer mon attention, et a été vivement salué sur Twitter par des lecteurs policiers, ce qui a tout pour me faire craindre le pire quant à son contenu.

Et en effet, j’ai tout de suite retrouvé la plume de celle qui trente années durant a dirigé un Institut d’Études Judiciaires avec les yeux de Chimène pour l’Ecole Nationale de la Magistrature et les yeux d’Emma Bovary pour le Centre Régional de Formation Professionnelle des Avocats. Voir que vous n’avez pas perdu votre mépris pour la profession qui est la mienne m’a rajeuni de 20 ans, et le fait que je l’exerce à présent me confirme ce que je ne pouvais que pressentir à la fac : vous n’avez jamais rien compris à cette profession. Comme il n’est jamais trop tard pour s’amender, même quand on est en situation de multirécidive, permettez-moi de vous exposer quelques vérités qui sont pour moi des évidences mais seront pour vous des nouveautés.

”Le rôle d’un avocat pénaliste est de défendre ses clients, de les défendre tous (au moins ceux qu’il a choisi d’assister) et de les défendre, dans l’idéal, jusqu’à les avoir soustraits à la justice”, dites-vous. Votre prémisse est les prémices de bien des sottises, et vous le confirmez sans attendre.

Il faut alors avoir bien conscience de ce que cela postule : la « bonne » procédure pénale, à l’aune d’un avocat pénaliste est celle qui est la moins efficace possible.

Mais, grande seigneure, vous ajoutez aussitôt dans un geste magnifique “Il serait totalement absurde de le leur reprocher : ils font leur métier et la plupart le font remarquablement, en considération de ce qu’il est.” On ne reproche pas au scorpion de piquer, c’est trop aimable.

Madame le professeur, comme je regrette que ce n’est qu’une fois que vous ayez quitté la chaire que je puisse corriger cette vilaine erreur de définition, qui s’apparente plus à un discours de café du commerce qu’à celui qu’on attend à l’Université, dont vous avez toujours eu la plus haute opinion, du moins tant que vous y enseigniez. Cela aurait peut être évité que vous ne polluiez l’esprit de quelques étudiants encore un peu crédules.

Le rôle d’un avocat est en effet de défendre ses clients. Je ne le contesterai pas, et risquerai des ennuis disciplinaires si je m’amusais à défendre ceux des autres. Du moins ceux que j’ai choisi d’assister, dites-vous. Mais c’est tout le contraire : ce sont mes clients qui me choisissent, je peux éventuellement les refuser, mais ce serait aussi incongru pour un médecin que d’éconduire un patient au motif qu’il est malade. Un avocat ne picore pas dans le panier du crime les affaires qu’il a envie de défendre. On frappe à notre porte, et nous l’ouvrons bien volontiers, ce qui nous distingue de l’Administration pénitentiaire.

Dans l’idéal, jusqu’à les avoir soustrait à la justice ? Madame le professeur, je vous en conjure, prenez garde à ce que vous dites. Vous êtes lue par des policiers, et ce sont des esprits impressionnables. Ils pourraient vous croire.

Notre idéal est le même que le vôtre : nous souhaitons une procédure efficace. Mais il reste à s’entendre sur ce que nous entendons par efficace. Une procédure efficace est à mes yeux, et je pense que mes confrères s’y retrouveront, une procédure qui permet, dans un délai fort bref, d’identifier avec certitude l’auteur d’une infraction, de réunir les preuves le démontrant, et de soumettre tout cela à l’appréciation d’un juge impartial afin qu’il fixe la peine la plus adéquate et le cas échéant l’indemnisation équitable de la victime. Le tout en s’interdisant d’user de moyens qu’une société démocratique réprouve, comme par exemple forcer quelqu’un ou le tromper pour le déterminer à participer malgré lui à sa propre incrimination (prohibition de la torture par exemple ; oh ne riez pas, notre pays en a usé il n’y a pas 60 ans et une autre démocratie amie en use en ce moment même).

Mon rôle, en tant qu’avocat pénaliste, et donc auxiliaire de justice, est de concourir à cette procédure efficace en m’assurant que les aspects protégeant la personne poursuivie, qui s’avère être mon client, sont respectés : que le délai fort bref est tenu, que la preuve est rapportée que mon client est l’auteur de cette infraction, et que la peine prononcée est la plus adéquate possible, le tout dans le respect de la loi. Que diable pouvez-vous trouver à redire à cela ? Comment donc pouvez-vous penser une seule seconde que j’ourdirais je ne sais quel complot afin de la procédure pénale soit tout le contraire de cela ? Mon rêve serait donc que mes clients innocents soient lourdement condamnés au terme d’une procédure interminable, car cela assurerait ma prospérité ?

Notons ici que cette efficacité suppose au premier chef des moyens, humains et financiers, importants, sans commune mesure avec le misérable viatique que l’Etat accorde au pouvoir judiciaire chaque année, et ce bien avant d’avoir eu l’excuse de ne plus avoir de fonds disponibles. Le lobby des avocats, dont vous vous défiez tant, réclame depuis des années aux côtés des autres professionnels, policiers y compris, ces moyens. J’espère que vous vous contenterez de ma parole sur la sincérité de cette revendication.

Ah, non, votre accusation est plus subtile, mais non moins absurde. Mon rôle serait de faire en sorte que la recherche de la vérité n’aboutisse pas, et que mon client, que l’on devine ontologiquement coupable (sinon pourquoi ferait-il appel à un avocat ?) soit injustement blanchi. Un parasite de la procédure, un mal nécessaire en démocratie pour donner à la répression son cachet d’humanitairement correct. Ce n’est pas la première fois qu’on me la fait, celle-là. C’est seulement la première fois que la personne qui émet ces sornettes est professeur des universités.

Mon rôle dans la procédure est d’assister, d’aider, de soutenir une personne qui est poursuivie par l’Etat, avec toute sa puissance et sa violence légitime. J’y reviendrai quand on parlera du fameux équilibre de la procédure. Concrètement, quand je rencontre mon client, qui dans le meilleur des cas a simplement reçu une convocation par courrier ou en mains propres, sinon est au dépôt après une garde à vue, voire dans un commissariat au début de celle-ci, c’est un individu isolé, inquiet si ce n’est paniqué. La puissance publique le menace dans sa personne de privation de liberté et dans ses biens par l’amende. Outre toutes les conséquences que peut avoir une condamnation, professionnellement, socialement, parce que oui, il reste des gens honnêtes qui commettent des actes illégaux et qui sont terrifiés à l’égard des conséquences, aussi justifiées fussent-elles. Parce que nous sommes une société qui par moment connait des prises de conscience, hélas fort courtes, on a décidé qu’on ne laisserait jamais une telle personne seule face à son angoisse. Qu’un juriste indépendant lui apporterait un soutien technique et humain. Briserait le voile de l’ignorance et le brouillard de l’inconnu qui est la source de toutes ses angoisses pour lui expliquer le fonctionnement de cette étrange machine qu’est le droit pénal, lui dire ce qui va lui arriver dans les heures et les jours qui viennent, et le conseiller sur la conduite à tenir. Je ne sais pas si c’est “efficace” à vos yeux, mais assurer ce genre d’assistance est ce qui nous permet de nous dire qu’en tout état de cause, nous sommes moralement supérieurs aux délinquants.

Une fois ce premier soutien d’urgence assuré, vient le soutien juridique. Un procès pénal est un procès. Il y a un ou plusieurs juges (de plus en plus souvent un seul hélas), un demandeur, le procureur de la République ; un défendeur, votre serviteur, et parfois un intervenant volontaire, la partie civile, et un intervenant forcé, l’assureur, qu’il soit social ou privé. Il y a une procédure à respecter, et ce n’est pas à vous que je vais apprendre que les manquements à celle-ci sont difficiles à faire valoir, entre les chausse-trappes des forclusions et la nécessité d’établir un grief qui permet au juge de valider une violation de la loi, pas par notre client, mais par les acteurs de la justice que sont les policiers, les parquetiers et les juges d’instruction. Eux ont le droit de s’asseoir sur la loi pour punir mon client accusé de s’être assis sur la loi. Le droit pénal est une matière étrange en vérité.

Il y a aussi une charge de la preuve, et la loi est très claire là-dessus : elle pèse sur le parquet. Je dois donc m’assurer que cette preuve est bien rapportée, si les faits sont contestés : ils ne le sont pas toujours loin de là, et parfois, c’est moi qui ai conseillé à mon client de reconnaître les faits plutôt que se borner dans une contestation stérile ; vous voyez que je n’ai rien contre l’efficacité. Comme ce n’est pas à moi de trancher sur ce point, je propose au juge une lecture critique du dossier. Les preuves présentées par le parquet, que prouvent-elles réellement, au-delà des apparences ? Car la loi est claire là dessus : en cas de défaillance de la preuve ou de simple doute, la relaxe s’impose. Même vous n’avez jamais remis en cause ce principe, notamment dans votre projet de code de procédure pénale. Et on voit pas si rarement des dossiers qui semblaient solides et prêts à condamner tomber en morceaux à l’audience sous les coups de boutoir d’un avocat, au point que le procureur ne puisse plus à la fin requérir en conscience une condamnation. Vous me permettrez de penser que dans ces cas, c’est la vérité qui s’est manifestée.

Enfin, en cas de culpabilité, une peine doit être prononcée, ou à la rigueur sa dispense. Cette décision, qui n’est pas la plus simple que le juge doit prendre (la culpabilité est binaire : oui ou non ; la peine fait appel à un large éventail de choix dans lequel le juge peut puiser) est lourde de conséquences. C’est pourquoi, pour l’aider à la choisir, la loi prévoit que le procureur en suggère une au nom de la société ; il m’incombe en tant qu’avocat d’en proposer une dans l’intérêt premier de l’individu qui va la subir, au juge de faire son choix, ou une synthèse. Notons que là aussi, ces intérêts ne sont pas forcément contradictoires : la réinsertion du condamné et son absence de récidive lui profitent autant qu’à la société, si ce n’est plus. C’est pourquoi d’ailleurs on a pu instaurer une procédure où, quand on trouve un accord sur ce point, on se passe de l’audience et on fait valider par un juge, je parle de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité CRPC).

Vous semblez succomber à ce cliché de l’avocat complice de son client, qui va saboter la procédure, impressionner les témoins, et va instantanément inventer un mensonge irréfutable qui va exonérer son client, qui le paiera grassement en remerciement. Après tout, comment diable pourrait-on, sinon faire fortune, vivre confortablement de ce métier autrement ? Ce cliché est répandu, et c’est là votre excuse. Après tout, rien n’est écrit dans le code de procédure pénale qui explique la réalité du métier d’avocat.

Alors sachez que bien souvent, nos clients coupables ont reconnu les faits. Soit qu’ils se disent “j’ai joué j’ai perdu, soit qu’ils assument la responsabilité de leurs actes. Mais ils estiment qu’il ne sert à rien de nier. Soit ils nous mentent. Ils ne viennent pas nous chuchoter dans l’oreille leurs aveux complets et détaillés afin que nous puissions, après un clin d’œil connivent, leur monter de toutes pièces le baratin qui va les tirer de là sans coup férir. Un simple coup d’œil aux statistiques publiées sur le site du ministère de la justice vous apprendrait que les relaxes concernent 5% des affaires jugées. Soit on est vraiment nuls, mais c’est impossible puisque certains d’entre nous sont vos anciens étudiants, soit la vérité est ailleurs. La vérité est que nos clients testent d’abord leur baratin sur nous, persuadés que si nous les croyons innocents, nous les défendrons mieux, ce qui est aussi diot que de croire qu’en donnant de faux symptômes à son médecin, on aura un traitement plus efficace. Mais le passage à l’acte délinquant ou criminel n’a jamais été un signe d’intelligence. J’ajoute que ces 5%, qui représentent quand même 25 000 personnes par an en correctionnelle, auxquelles s’ajoutent 200 accusés en matière criminelle. 25200 innocents sauvés par an, il n’y a pas de quoi rougir pour nous.

C’est en constatant très vite les contradictions de leurs propos, leur caractère convenu, le fait que les preuves réunies démentent tout ce qu’ils disent que nous réalisons qu’ils ont sans doute commis les faits en question. Et que c’est prouvé. Dès lors, dans leur intérêt, le mieux à faire est de le reconnaître. Cyniquement, parce que la peine sera généralement moindre parce que le juge craindra moins la récidive chez quelqu’un qui reconnait avoir commis des faits illégaux que chez quelqu’un en déni de réalité. Humainement, parce que c’est le premier pas pour une réinsertion réussie. Et croyez-le ou non, mais nous n’aimons pas les clientèles fidèles. La plupart du temps, nous défendons nos clients qu’une seule fois.

Ceci étant précisé, venons-en au fond de votre propos. L’ire qui anime votre plume est due au jugement rendu à la fin du mois de décembre faisant enfin droit aux revendications des avocats d’avoir accès au dossier au cours de la garde à vue. J’en ai déjà traité, et ai répondu par avance à un de vos arguments, celui de l’égarement de juges incompétents du fait des vacations.

Il demeure que pour vous, cette décision n’est ni faite ni à faire car la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, en cours de transposition, n’exigerait pas ce droit, privant la décision du juge de base légale. Vous oubliez l’argument le plus pertinent : le fait que la date de transposition de cette directive n’est pas encore échue qui exclut qu’on en demande l’application directe. Vous vous situez sur le fond du droit. Allow me to retort.

D’une part, rien ne nous dit que c’est sur le fondement de cette directive que le tribunal a annulé. Il y a amplement de quoi dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui, elle, est en vigueur.

Ensuite, vous rappelez le passage pertinent de la directive, article 7 :

Lorsqu’une personne est arrêtée et détenue à n’importe quel stade de la procédure pénale, les Etats membres veillent à ce que les documents…qui sont essentiels pour contester…la légalité de l’arrestation ou de la détention soient mis à la disposition de la personne arrêtée ou de son avocat » et, plus loin « (ce droit) est accordé en temps utile…au plus tard lorsqu’une juridiction est appelée à se prononcer sur le bien-fondé de l’accusation » :

Vous en déduisez 6 arguments.

1) le gardé à vue n’est ni « arrêté » ni « détenu », il est retenu.

Ah pardon. Il est privé de liberté, menotté et placé en cellule, mais sommes-nous bêtes, il n’est ni arrêté ni détenu, il est un autre truc que la directive ne vise pas. C’est l’argument “ceci n’est pas une pipe”. hélas, la lecture, toujours intéressante, de l’exposé des motifs, §21, fait raison de cet argument un peu bancal : « ”Les références dans la présente directive à des suspects ou des personnes poursuivies qui sont arrêtés ou détenus devraient s’entendre comme des références à toute situa­tion où, au cours de la procédure pénale, les suspects ou les personnes poursuivies sont privés de leur liberté au sens de l’article 5, paragraphe 1, point c), de la CEDH, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.» La CEDH a déjà jugé que l’article 5 s’applique à la garde à vue, arrêt Moulin c. France, Medvedyev c. France, et Vassis c. France pour ne citer que des récents. Ceci est donc bien une pipe.

2) il n’est pas évident que la garde à vue fasse partie de la « procédure pénale », au sens européen du terme, puisqu’aucun juge n’a encore été saisi et qu’il n’est pas évident du tout qu’aucun sera saisi plus tard. En toute hypothèse, la garde à vue intervient en France au tout début de la procédure alors qu’elle ne se produit, dans les autres pays qui la pratiquent, que presque à la fin de la procédure préparatoire. Ce n’est pas comparable.

Il est pour moi évident que la garde à vue fait partie de la procédure pénale, au sens européen du terme, puisque par exemple, le traité de Procédure Pénale, récemment paru aux éditions ellispes, lui consacre de longs développements incluant des considérations sur le droit européen. Cet ouvrage étant signé par vous, je pense que vous avez eu un léger moment de distraction en rédigeant votre billet. Même au temps où vous enseigniez, vous n’avez jamais prétendu que la phase d’enquête préliminaire, pouvant se terminer par un classement sans suite, donc sans qu’un juge soit jamais saisi, ne serait pas de la procédure pénale. Cela me contrarie d’autant plus que c’est précisément sur ce sujet que vous m’avez fait passer mon oral de procédure pénale en licence. Enfin ,vous me confirmez que c’était bien mon oral de procédure pénale ?

La garde à vue, chère madame, peut avoir lieu à tout moment, au début de la procédure, en cas de flagrance avec interpellation, mais aussi en toute fin en cas de préliminaire (notamment en matière économique et financière où la police accomplit un énorme travail en amont) voire d’instruction, où la garde à vue précède le déférement et la mise en examen, avec le cas échéant passage devant le JLD. Les mêmes règles s’appliquant, je vois mal comment on pourrait dire que si les faits sont récents, ce n’est pas de la procédure pénale, alors que si on est en fin d’enquête, on serait en plein dedans. L’argument manque de cohérence, à tout le moins.

3) les documents à communiquer sont les documents « essentiels » ce qui postule, de toute évidence que la transmission n’est pas intégrale ;

Je suis entièrement d’accord. Je ne revendique pas la communication des documents inutiles et superfétatoires dont la procédure est truffée. Mais le plus simple me paraît être qu’on me donne le dossier et que je fasse moi même le tri, l’OPJ étant fort occupé par ailleurs. Mais si vous voulez mettre ce tri à sa charge, soit, mais ça na va pas aller dans un sens de l’efficacité.

4) le caractère essentiel est celui qui est nécessaire pour apprécier la « légalité » de la détention et non de son opportunité ;

J’ai du mal à vous suivre. La garde à vue n’est légale que s’il existe des indices graves ou concordants laissant supposer que l’intéressé a commis ou tenté de commettre une infraction passible de prison ET si elle est l’UNIQUE moyen de parvenir à un des objectifs fixés à l’article 62-2 du CPP. Il faut donc que je puisse m’assurer de l’existence de ces indices graves ou concordants. Qui figurent au dossier. L’appréciation de l’opportunité échappe en effet à l’avocat, j’ai vu assez de gardes à vue totalement inutiles pour le savoir. La question de l‘habeas corpus est intéressante mais est un autre débat. Ma revendication de l’accès au dossier repose sur les questions de légalité.

5) ils sont communiqués à la personne poursuivie « ou » à son avocat ce qui ne rend pas la communication à l’avocat nécessaire du moment que l’intéressé a été informé.

Selon vous, ce “ou” est exclusif ? On peut dire à l’avocat “désolé maître, j’ai choisi de laisser votre client lire le dossier, donc je peux vous le refuser ?” Sérieusement ? De même, si l’avocat lit le dossier, il lui sera interdit d’en donner lecture à son client, la directive ne disant pas “ET” ? Ce n’est pas là l’interprétation de la loi que j’ai appris à faire à la fac. Ce ou est alternatif, il indique que ce doit s’applique aux deux personne,s tout simplement dans l’hypothèse où le gardé à vue n’a pas souhaité l’assistance d’un avocat : il doit quand même accéder à cette information, la directive l’impose.

6) la communication n’est obligatoire qu’avant la saisine d’une autorité judiciaire qui doit statuer sur les charges étape dont on est encore très loin au moment de la garde à vue française.

Très loin ? En cas de comparution immédiate, on est à 24 heures de l’audience de jugement. Ce n’est pas assez proche pour vous ? Et la discussion des charges à ce stade peut utilement éclairer le parquet qui pourra décider de ne pas saisir le juge d’un dossier dont le prévenu est innocent. Efficacité, efficacité, madame le professeur.

Votre conclusion est enfin dans la plus pure ligne de vos idées :

Toute personne poursuivie a le droit d’être défendue le mieux possible, mais la Société des innocents a le droit d’être sauvegardée. C’est l’éternel problème de la procédure pénale dans un pays démocratique : il faut trouver un équilibre délicat mais nécessaire entre l’intérêt des mis en cause et celui de la collectivité. L’accès intégral de la personne poursuivie au dossier de la procédure en garde à vue le compromettrait d’une façon excessive en faveur de possibles délinquants.

Je passerai sur l’aspect un poil caricatural de la société des innocents. C’est un peu grandiloquent, et cette façon de scinder notre société en deux, les gentils d’un côté, les méchants de l’autre dont il faut se protéger est aux antipodes de l’idéal républicain et de la simple logique. Un violeur qui se fait voler son portefeuille est une victime, et en tant que telle a le droit d’obtenir réparation et de voir son voleur condamné. Je ne suis pas sûr que vous l’admettiez pour autant dans votre société des innocents. Foin de murs artificiels : la république est Une et indivisible, et ce n’est qu’ainsi qu’elle peut survivre et prospérer.

Non, je veux conclure sur ce fameux équilibre de la procédure pénale. Cet argument, vous m’en avez rebattu les oreilles. Déjà en 1992, l’arrivée de l’avocat pour un entretien à la 1e heure de garde à vue perturbait pour vous cet équilibre. Vous vous êtes réjouie de ce que cet entretien ait été repoussé à la 21e heure 8 mois plus tard (mais n’étiez pas pour autant enthousiaste à cette idée). L’avocat a pu intervenir à la 1re heure en 2000, et nul ne prétend, pas même Synergie Officier, que cela ait perturbé la procédure en faveur de possibles délinquants. Puis depuis 2011, l’avocat peut rester, et on a entamé à nouveau l’antienne de l’équilibre de la procédure, et 2 ans après, tous les OPJ trouvent normale cette présence, et pour certains l’apprécient, ou alors ils me mentent (je ferai confiance à ceux qui profitent de ma venue pour me gratter une consultation sur un problème personnel).

Voyons la réalité en face : la procédure pénale française n’est pas équilibrée. Elle est en total déséquilibre en faveur de la répression.

Le procureur de la République, qui, qu’estimable soit sa fonction, est l’adversaire de mon client à la procédure, a le droit de s’assurer discrétionnairement de sa personne pendant un, deux, quatre ou six jours, et jusqu’à il y a peu sans ma présence. Je n’ai pas le droit de m’entretenir avec mes adversaires au civil, procédure qui est un modèle d’équilibre, et ce qu’ils soient ou non représentés. Je ne parle même pas de les séquestrer.

Ma présence n’est pas obligatoire, hormis en comparution immédiate et en CRPC. Vous ne pouvez divorcer ou changer de régime matrimonial sans l’assistance d’un avocat, mais vous pouvez vous faire condamner jusqu’à 20 ans fermes sans être assisté d’un avocat (même devant les assises, cette présence peut être écartée si l’accusé le souhaite). De fait, la procédure pénale est faite pour fonctionner entièrement sans avocat de la défense. La seule obligation que sa présence impose est de lui donner le temps de s’exprimer à la fin des débats sans pouvoir l’interrompre (la loi étant silencieuse sur l’obligation de l’écouter). Mais s’il veut prendre une part plus active, c’est à lui de prendre l’initiative. De déranger, quitte à déplaire.

En garde à vue, où j’ai dû entrer par effraction, je n’ai accès qu’au PV de notification des droits (droits que je connais et dont ma présence révèle l’application) et un certificat médical qui par définition ne peut qu’indiquer que l’état de santé est compatible avec la garde à vue. Je peux poser des questions à mon client, à la fin, sachant que je n’ai pas accès au dossier : comment donc préparer mes questions ? Certains policiers croient même que je n’ai pas le droit de parler, d’émettre un son durant l’audition, pas même dire à mon client de ne pas répondre à telle question, ce qui est son droit le plus strict : je suis son avocat, je suis là, et je n’aurais pas le droit de le conseiller sur l’exercice de ses droits au seul moment opportun pour ce faire ? Et on me parle d‘équilibre ? Tartuffe en rougirait.

Les policiers sont hostiles de fait à toute mesure qui établirait un équilibre qui n’a jamais existé dans la procédure pénale. Ils sont habitués, formatés à utiliser cette asymétrie universelle : il savent, le gardé à vue ignore ; ils sont libres, le gardé à vue est en geôle ; ils peuvent aller fumer une clope, le gardé à vue est en manque de tabac ; le gardé à vue parle, mais c’est le policier qui rédige sa réponse. Où est l’équilibre ? En quoi me donner accès à l’information risquerait-il de faire pencher la balance en faveur de mon client, sachant qu’à terme cet accès ne pourra pas lui être refusé avant le jugement ? Déjà, le simple droit de se taire ne lui a plus été notifié pendant une décennie au nom de ce soit-disant équilibre.

Laisser entendre que la procédure pénale actuelle est équilibrée et que les droits de la défense perturberaient cet équilibre est un travestissement de la réalité et une forfaiture intellectuelle. Assumez plutôt l’idéologie de la défense sociale qui implique que la personne poursuivie soit en position de faiblesse car la force doit rester à la société, et que si cela implique de détenir voire condamner quelques innocents, c’est le prix à payer, les consciences chiffonnées se consolant en indemnisant généreusement les victimes du système qui parviennent à se faire reconnaître comme telles. Au moins ainsi, le débat est clairement posé.

Vous avez toujours fustigé le politiquement correct. Ne tombez pas dans ce travers.

Je suis et demeure, madame le professeur, votre très humble et très dévoué serviteur.

jeudi 15 septembre 2011

Anonymat et expertise

Le journaliste et écrivain Bruno Roger-Petit me fait l’honneur de s’interroger sur ma personne et fait part d’un malaise qu’il ressent sur un aspect de mon choix de bloguer anonymement : selon lui, cet “anonymat” (les guillemets sont de moi et je vais m’en expliquer) poserait problème quand je suis cité dans les médias pour commenter des événements de la vie publique. Et de citer deux exemples récents qui sont à l’origine de cette réflexion : un commentaire sur l’affaire DSK/Banon et l’audition du premier comme témoin, et le second sur une application iPhone depuis retirée, “Juif ou pas juif ?”.

Voici un extrait de son billet, dont la lecture intégrale s’impose pour bien saisir son point de vue :

En revanche, l’anonymat de Maître Eolas ne devrait-il pas être apprécié différemment lorsque son avis, expertise, jugement et/ou pronostic est sollicité par des journalistes de médias généralistes afin de les faire partager à leurs lecteurs ?

Je pose cette question (qui n’engage que moi, “as usual”) car lorsque j’ai lu son avis sur l’audition de DSK en tant que témoin dans l’affaire Banon, je me suis senti pris en otage. De même lorsque j’ai lu son opinion sur la fameuse application iPhone qui est au centre des débats depuis hier. On présente un avis qui fait autorité, mais on cache qui en est l’émetteur. Et il ne s’agit pas ici du propos d’une source désireuse de ne pas être identifiée parce qu’acteur ou témoin de l’affaire en question, mais d’un avis présenté comme celui d’un expert authentique et incontestable. Maître Eolas n’intervient plus sur un espace personnel qui lui appartient et que j’ai le droit de fréquenter ou non si cela me chante, il intervient inopinément dans un débat public en tant qu’expert, au détour d’une phrase, dans un article d’information générale, et il m’est interdit de savoir qui il est.

Cette situation parait problématique. En tant que lecteur, n’ai-je point le droit de savoir quelle est la personne qui me parle dès lors quelle s’exprime hors de son territoire et que son avis, d’une certain façon, imposé au nom du principe d’autorité ? D’où cette personne me parle-t-elle ? Pourquoi elle et pas une autre ? Si son avis est celui d’un expert pourquoi maintenir l’anonymat ?

L’interrogation est légitime, et c’est pourquoi j’y réponds, nonobstant le caractère récurent de ce débat, sur lequel j’ai déjà écrit en 2006.

Tout d’abord, je récuse le terme d’anonymat, qui ne me semble pas adéquat. Je ne suis pas anonyme, j’ai un nom, et d’ailleurs, il l’utilise : Eolas. Ce nom est un pseudonyme, un nom de plume, et bien d’autres personnes plus talentueuses que moi ont écrit des œuvres bien plus intéressantes que les miennes sous pseudonyme : Montesquieu, Rabelais, Amantine Dupin, mais en aucun cas mes billets ne sont anonymes : ils sont signés, et j’en assume le contenu, erreurs comprises. Je préfère donc parler de pseudonymat.

D’ailleurs, quand je suis cité dans les médias, c’est sous ce nom, et à ma demande quand on me laisse le choix. En effet, si des journalistes me contactent pour avoir un éclairage ou une opinion sur une question juridique, c’est parce que je suis Eolas, avocat et blogueur, non parce que je suis un avocat au barreau de Paris parmi 20.000 autres. C’est ce blog, et son succès depuis 7 ans et demi que je l’ai ouvert, qui me donne ma légitimité. Au demeurant, si je devais m’exprimer sous mon vrai nom, le lecteur ou auditeur se dirait “mais qui c’est ce type, pourquoi est-il consulté sur cette question ?” Car la vérité est terrible pour moi : c’est sous mon vrai nom que je suis anonyme…

En outre, une partie du succès de mon blog repose sur ce choix du pseudonyme, qui exclut tout soupçon de démarche commerciale de ma part, et garantit que j’exprime une opinion personnelle (il va de soi que je ne l’exprimerai jamais sous ce pseudonyme sur un dossier concernant un de mes clients ou pour lequel j’ai été consulté par une des parties).

Dès lors, mon pseudonymat, loin de poser problème, est le fondement de mes interventions publiques.

Mon véritable nom n’apporterait de plus rien au débat. Je suis réellement avocat, les journalistes qui me contactent l’ont vérifié ou tiennent mes coordonnées de confrères qui l’ont vérifié. De plus, je tâche depuis l’ouverture de ce blog de distinguer les faits de mon opinion. Quand j’invoque un texte de loi, je donne un lien vers le contenu de ce texte pour que chacun puisse vérifier par lui-même. Quant à mon opinion, la simple lecture des commentaires de ce blog montrera qu’elle n’est pas prise comme la parole d’un gourou du droit, mais au contraire soumise à la discussion, mes lecteurs ayant un esprit critique aiguisé, et je ne les en aime que plus.

Évidemment, la concision que suppose une intervention à la radio, ou la simplification qui accompagne une citation de mes propos recueillis verbalement m’empêche de faire comme sur ce blog : des explications interminables mais à peu près complètes. Mes interventions médiatiques ont moins de qualité que mes billet, à cause de la loi du genre. Dois-je pour autant cesser de répondre aux questions de la presse ? Je m’y refuse, par équité : je n’hésite pas à esquinter la presse quand j’estime qu’elle fait mal son travail en rapportant de manière incorrecte des informations juridiques. Le moins que je puisse faire est ne pas refuser de donner des explications techniques à un journaliste qui me contacte.

Pour finir, afin que Bruno Roger-Petit ne se sente plus “pris en otage” tel un Hervé Ghesquière ou une Florence Aubenas, revenons sur les deux interventions qui ont motivé son billet.

Sur l’affaire DSK : voici comment les choses se sont passées. Lundi matin, je sortais de France Inter où j’avais participé à l’émission Service Public (vis ma vie de star des médias…) quand je reçois une alerte sur mon téléphone : DSK entendu comme témoin dans l’affaire Banon. Mon sang de pénaliste ne fait qu’un tour : comment peut-on entendre comme témoin celui qui est visé par une plainte. Tristane Banon ne dit pas “quelqu’un a tenté de me violer et DSK a tout vu”, elle dit que c’est lui qui a tenté de la violer. L’entendre comme témoin n’a qu’un effet juridique : cela exclut le placement en garde à vue et par ricochet, la possibilité d’être assisté d’un avocat puisque la police refuse qu’une personne entendue librement soit assistée de son conseil (expérience vécue). Ce qui m’agace, comme mes lecteurs le savent bien, ce d’autant plus que cette pratique est née d’une forfaiture il y a plus d’un siècle.

Je rappelle brièvement. Sous le Code d’instruction criminelle, TOUS les dossiers pénaux relevant d’un délit ou d’un crime devaient obligatoirement passer par un juge d’instruction. L’instruction était à l’époque écrite et secrète : l’inculpé n’avait pas accès au dossier ni à un avocat, et était placé en détention par le juge d’instruction, sans limitation de durée ; mais avec une telle procédure, les instructions ne trainaient pas. En 1897, une grande loi est votée : désormais, l’inculpé peut être assisté d’un avocat qui a accès au dossier. Il ne peut rien faire et doit se taire, mais c’est un début. Ce début n’a pas plu aux juges d’instruction de l’époque qui ont aussitôt trouvé la parade : ne pas inculper immédiatement, mais faire entendre le suspect par la police, en qualité de témoin. Dès lors, pas d’avocat, le futur inculpé se retrouve comme avant : livré à lui-même et au secret. Quand il est inculpé, il a déjà passé des aveux complets, l’avocat ne peut qu’en prendre acte. Le Code de procédure pénale (CPP) qui en 1958 a remplacé le Code d’instruction criminelle a validé cette pratique : tout en maintenant l’interdiction faite au juge d’instruction de faire entendre le suspect par la police (art. 105 du CPP), il consacre la pratique de la garde à vue, en donnant ce temps de huis clos à la police pour faire parler le suspect. Et ce procédé a tellement bien marché par le passé qu’il a donné lieu à des procédures sans instruction, que le CPP valide lui aussi : c’est la procédure de flagrance et l’enquête préliminaire, qui amène un dossier directement devant le tribunal, sans passer par le cabinet du juge d’instruction, infesté d’avocats. C’est pour ça qu’il y a une certaine ironie quand en 2008 le président de la République a annoncé que puisque les procédures sans juge d’instruction (et donc sans avocats) marchent si bien au point de traiter 95% du contentieux, autant supprimer le juge d’instruction.

Je suis donc étonné de cette audition en qualité de témoin, sans avocat, d’autant plus que le témoin prête serment et a l’obligation de déposer. Après une procédure américaine si respectueuse des droits de la défense, je suis agacé de voir que la France reste dans ses pratiques archaïques. Je tweete donc mon ire. Quelques minutes plus tard, mon téléphone sonne : une journaliste web de l’express.fr a lu mon tweet et me demande en quoi cette nouvelle me choque. je lui explique ce que je viens de dire, tout en tirant la langue à la mort, c’est à dire en circulant à vélo dans Paris. Elle en fait un article publié sur le site. Par la suite, une précision a été apportée par les (excellents) conseils de DSK : cette audition a eu lieu “à sa demande”, pour “solder” cette affaire. Fort bien, mais à mon sens, cet accord visait surtout à éviter à DSK l’infamant statut de garde à vue, condition sine qua non en France pour avoir des droits face à la police. Ce d’autant que la police sait entendre un ancien ministre sans le placer en garde à vue et en présence de son avocat, pour peu que le ministre fasse partie de l’actuelle majorité. Il n’y a donc aucun obstacle juridique à cette assistance en audition libre. Je reste donc pour le moins réservé face à cette audition en qualité de témoin.

Voilà donc de quoi rassurer Bruno Roger-Petit : il n’y a pas eu d’avis d’experts radicalement opposés, mais un avis plus éclairé donné par un avocat mieux informé, et sans nul doute plus compétent que moi.

Sur l’appli “Juif ou pas juif”. Dès le lendemain, j’ai été contacté par le nouvelobs.com au sujet d’une application pour iPhone permettant de savoir si plusieurs milliers de personnalités du monde entier étaient juives ou non. Là encore, quand j’ai découvert l’existence de cette application, j’ai tweeté que ce programme violait manifestement la loi française et pouvait engager la responsabilité pénale d’Apple, en tant que complice ou receleur. Le journaliste voulait plus de détails sur mon affirmation et en a fait un article.

Je ne comprends pas ce qui gêne Bruno Roger-Petit : cet article ne cache pas qui est l’émetteur (c’est votre serviteur) et surtout donne l’article de loi concerné : l’article 226-19 du Code pénal, que tout le monde peut consulter. Ce n’est pas une information qui repose sur mon autorité, mais sur le Journal Officiel.

Pour conclure, rappelons une évidence : sur l’internet, ce n’est pas qui vous êtes qui compte, mais ce que vous dites. Le pseudonymat est quelque chose de naturel sur les réseaux, et même une prudence élémentaire face à un support hypermnésique. Il est temps que l’on cesse de le trouver suspect, et cela commencera en cessant de le confondre avec l’anonymat.

dimanche 17 octobre 2010

Le jour de gloire est arrivé

La nouvelle est tombée jeudi matin. Oh, elle n’a rien de surprenant, on l’attendait depuis longtemps, et je vous en parlais déjà il y a un an, mais ça y est. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France sur la question de la garde à vue.

Il s’agit de l’arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, n°1466/07.

Alors puisque le mensonge et le déni de réalité est la méthode politique habituelle de ce Gouvernement quand surgit un problème (rappelez-vous : le délit de solidarité n’existe pas, et d’ailleurs, on va le modifier), il est évident que le Garde des Sceaux va nous entonner la chansonnette de “Meuh non, tout va bien, la garde à vue française est conforme à la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentale (CSDH) et à la Constitution, d’ailleurs, on va changer la loi en urgence pour la mettre en conformité”.

Alors voyons ce que dit cet arrêt, démontons les mensonges à venir de la Chancellerie, et voyons ce que propose le projet de loi sur la garde à vue, qui a été révélé par la Chancellerie.

L’arrêt Brusco c. France

Dans cette affaire, le requérant fut condamné pour complicité de violences aggravées, pour avoir payé deux sbires pour “faire peur” au mari de sa maîtresse. Au cours de sa garde à vue dans cette affaire, il fût entendu sous serment comme témoin, et naturellement sans avocat. À cette occasion, il reconnut les faits.

Son avocat souleva devant le tribunal la nullité de ces aveux du fait du serment, mais le tribunal rejeta son argumentation (qu’en droit on appelle exception). Il en fit appel, et la cour confirma entièrement le jugement. Il se pourvut en cassation, mais son pourvoi fut rejeté, quand bien même entretemps, la loi avait été changée pour supprimer cette obligation de prêter serment. Ayant compris combien il était saugrenu d’invoquer les droits de l’homme devant les juges français, il se tourna vers Strasbourg et la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Bien lui en pris, et la Cour condamne la France pour violation de l’article 6, en l’espèce parce que cette prestation de serment violait le droit fondamental de ne pas s’auto-incriminer. En effet, estime la Cour, le fait de lui faire prêter serment de dire toute la vérité, et de le menacer de poursuites en cas de fausses déclaration sous serment (quand bien même ces poursuites eussent été impossibles, puisqu’il n’était pas témoin des faits mais auteur des faits) constituait une pression contraire à la Convention, qui exige que d’éventuels aveux ne puissent être faits qu’une fois l’intéressé parfaitement informé de leur portée et que rien ne l’oblige à les faire.

C’est là que j’attire votre attention, car il est évident que la contre-argumentation de la Chancellerie va jouer à fond sur ce point. Elle dira que M. Brusco ne se plaignait pas de l’absence d’avocat, mais d’une obligation de prêter serment qui a été supprimée par la loi Perben II du 9 mars 2004, et que la Cour ne fait que sanctionner une non conformité de la loi française réglée il y a 6 ans.

Voyons donc ce que dit réellement la Cour. C’est aux paragraphes 44 et 45 (je graisse).

44.  La Cour rappelle que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit de garder le silence sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable. Ils ont notamment pour finalité de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 de la Convention (voir, notamment, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 92, 10 mars 2009, et John Murray, précité, § 45). Le droit de ne pas s’incriminer soi-même concerne le respect de la détermination d’un accusé à garder le silence et présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou des pressions, au mépris de la volonté de l’accusé (voir, notamment, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, §§ 68-69, Recueil 1996-VI, Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 44, CEDH 2002-IX, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 94-117, CEDH 2006-IX, et O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC] nos 15809/02 et 25624/02, §§ 53-63, CEDH 2007-VIII).

45.  La Cour rappelle également que la personne placée en garde à vue a le droit d’être assistée d’un avocat dès le début de cette mesure ainsi que pendant les interrogatoires, et ce a fortiori lorsqu’elle n’a pas été informée par les autorités de son droit de se taire (voir les principes dégagés notamment dans les affaires Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 50-62, 27 novembre 2008, Dayanan c. Turquie, no 7377/03, §§ 30-34, 13 octobre 2009, Boz c. Turquie, no 2039/04, §§ 33-36, 9 février 2010, et Adamkiewicz c. Pologne, no 54729/00 §§ 82-92, 2 mars 2010).

Ho, bée ma bouche, tombez mes bras, quelle surprise est la mienne ! La Cour insinue que les principes posés par les arrêts Salduz et Dayanan, que mes lecteurs connaissent bien, s’appliqueraient aussi à la France ? Mais pourtant la Chancellerie nous a soutenu exactement le contraire, rappelant même avec morgue que la France n’avait jamais été condamnée pour violation de l’article 6 de la Convention. C’était comme affirmer que le Titanic en train de sombrer était insubmersible, la preuve : il n’avait encore jamais coulé. Sur papier à en-tête d’un ministère de la République.

Eh bien voilà, c’est fait, la France a été condamnée. Comme c’était prévisible, inévitable, inéluctable, tous les juristes le savaient.

Et donc, après avoir rappelé (ou enseigné, en ce qui concerne la Chancellerie, visiblement) ces principes, la Cour les applique au cas de M. Brusco. Et en profite pour enfoncer le clou dans le cercueil de la garde à vue sans avocat.

54.  La Cour constate également qu’il ne ressort ni du dossier ni des procès-verbaux des dépositions que le requérant ait été informé au début de son interrogatoire du droit de se taire, de ne pas répondre aux questions posées, ou encore de ne répondre qu’aux questions qu’il souhaitait. Elle relève en outre que le requérant n’a pu être assisté d’un avocat que vingt heures après le début de la garde à vue, délai prévu à l’article 63-4 du code de procédure pénale (paragraphe 28 ci-dessus). L’avocat n’a donc été en mesure ni de l’informer sur son droit à garder le silence et de ne pas s’auto-incriminer avant son premier interrogatoire ni de l’assister lors de cette déposition et lors de celles qui suivirent, comme l’exige l’article 6 de la Convention.

Là encore, la Chancellerie, gageons-le va nous jouer le couplet de : “il s’agit du régime de garde à vue en vigueur en 1999, c’est-à-dire avant que la loi du 15 juin 2000 ne prévoie l’intervention de l’avocat dès la première heure ; à présent, l’avocat est là dès le début, il peut notifier ce droit de garder le silence”.

À cela, plusieurs choses à dire. À vous mes confrères, d’abord. J’espère que vous avez ouï la Cour. À toutes vos interventions en garde à vue, vous devez dire au gardé à vue qu’il a le droit de garder le silence, et lui conseiller d’en user d’abondance, faute de pouvoir être assisté d’un avocat. Je ferai un billet entier sur le droit de garder le silence, tant il est une pierre angulaire de la démocratie, et étranger à notre procédure pénale, je vous laisse en tirer vos conclusions. Mais je suis certain que la plupart d’entre vous ne le disent pas. C’est une erreur, c’est même une faute.

À vous mes concitoyens ensuite. Si le ministère ose tenir cet argument, il vous faudra user à son encontre de lazzi et de quolibets. Car c’est l’actuelle majorité qui a fait en sorte, par la loi du 24 août 1993, de revenir sur l’intervention de l’avocat dès la première heure votée par la loi du 4 janvier 1993. Et c’est la même majorité qui, par la loi Perben I du 9 septembre 2002, est revenue sur la notification du droit de garder le silence faite au gardé à vue, en application de la loi du 15 juin 2000. Par deux fois, l’actuelle majorité a voté une loi qui a bafoué la Convention européenne des droits de l’homme. Qui a bafoué vos droits. Dire que rien n’empêche l’avocat de suppléer à sa forfaiture à présent qu’il peut venir dès le début de la garde à vue serait un monument de cynisme. Je parie sur son inauguration prochaine.

À vous mes lecteurs enfin. Lisez bien ce que dit la Cour dans ce §54.

L’avocat n’a donc été en mesure ni de l’informer sur son droit à garder le silence et de ne pas s’auto-incriminer avant son premier interrogatoire ni de l’assister lors de cette déposition et lors de celles qui suivirent, comme l’exige l’article 6 de la Convention.

L’article 6 de la Convention exige que l’avocat puisse assister le gardé à vue lors de toutes ses dépositions. Ite Missa Est. Il n’y a rien à ajouter. Tout est dit. Repose en enfer, garde à vue à la française.

Le projet de réforme, ou : continuons à violer la Convention, nous ne serons plus là quand la sanction tombera

Dans un pays respectueux du droit en général, ou professant une faiblesse pour les droits de l’homme, le pouvoir législatif se ferait un devoir de voter promptement une loi nous mettant en conformité avec ces principes. C’est par exemple ce qu’a fait la Turquie, et avant même d’être condamnée par les arrêts Salduz et Dayanan. Dès que les autorités turques ont compris, elles se sont mises en conformité en 2005 (les arrêts sont tombés fin 2008).

En France, on fera à la française. C’est à dire qu’on fera voter une loi qui tentera de contourner cette décision. Les droits de l’homme sont chez nous trop précieux pour fréquenter les commissariats sales et vétustes.

Voici ce que contient le projet de loi pondu (pour être poli ; il n’y a pas que les œufs qui sortent du cloaque) par la Chancellerie.

Le Gouvernement propose la création d’une audition libre, qui serait le principe, et la garde à vue, l’exception. Qu’est-ce qu’une audition libre ? Pas une garde à vue. Donc, aucun des droits attachés à la garde à vue ne s’appliquent à l’audition libre, à commencer par l’assistance d’un avocat, et naturellement le droit de garder le silence. Brillant, n’est-ce pas ? Et comme ce régime est destiné à devenir le droit commun, dans le baba, la Cour européenne des droits de l’homme !

Vous avez encore des doutes ? Vous ne pouvez croire à ce degré de cynisme ? Constatez vous même. Voici ce que dire le futur Code de procédure pénale (CPP). Je graisse.

Art. 62-2. - La personne à l’encontre de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, présumée innocente, demeure libre lors de son audition par les enquêteurs. Elle ne peut être placée en garde à vue que dans les cas et conditions prévus par les articles 62-3, 62-6 et 63.

«Art. 62-3. - La garde à vue est une mesure de contrainte prise au cours de l’enquête par laquelle une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs pour l’un des motifs prévus par l’article 62-6. 

La formule que j’ai graissée est exactement celle de l’actuel article 63 du CPP définissant le cas dans lequel la garde à vue est possible.

L’article 62-3 qui exige pour la garde à vue que l’infraction soit passible d’emprisonnement n’apporte absolument rien, contrairement à ce qu’affirme l’exposé des motifs, puisque c’est déjà le cas : article 67 en vigueur du CPP.

Voyons donc ce fameux article 62-6, qui expose les cas dans lesquels on pourra recourir à la garde à vue.

« Art. 62-6. - Une personne ne peut être placée en garde à vue que si la mesure garantissant le maintien de la personne à la disposition des enquêteurs est l’unique moyen de parvenir à l’un ou plusieurs des objectifs suivants :

« 1° Permettre l’exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne ; 

« 2° Garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République aux fins de mettre ce magistrat en mesure d’apprécier la suite à donner à l’enquête ;

« 3° Empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices matériels ;

« 4° Empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ;

« 5° Empêcher que la personne ne se concerte avec d’autres personnes susceptibles d’être ses coauteurs ou complices ; 

« 6° Garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser l’infraction. »

Vous noterez que le 2° permet de recourir à la garde à vue pour n’importe quelle affaire. Il suffit que le procureur de la République n’ait pas encore pris de décision sur les suites à donner, ce qui est systématiquement le cas, puisque c’est la prise de cette décision qui met fin à la garde à vue. Donc arbitraire total.

La notification des droits se trouve au futur article 63-1 :

« Art. 63-1. - I. - La personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, dans une langue qu’elle comprend, le cas échéant au moyen de formulaires écrits :

« 1° De son placement en garde à vue ainsi que de la durée de la mesure et de la ou des prolongations dont celle-ci peut faire l’objet ;

« 2° De la nature et de la date présumée de l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre ;

« 3° De ce qu’elle bénéficie des droits suivants :

« - droit de faire prévenir un proche et son employeur conformément aux dispositions de l’article 63-2 ;

« - droit d’être examinée par un médecin conformément aux dispositions de l’article 63‑3 ;

« - droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat conformément aux dispositions des articles 63-3-1 à 63-4-2.

Ainsi, en audition libre, non seulement on ne vous dit pas que vous avez le droit fondamental de vous taire, mais vous n’aurez pas droit à un avocat pour venir vous le dire, et vous n’aurez même pas le droit de savoir la nature des faits qu’on vous soupçonne d’avoir commis, alors même qu’il existe des des raisons plausibles de soupçonner que vous avez commis ou tenté de commettre une infraction, mais en plus, contrairement à la garde à vue, l’audition libre n’est pas limitée dans le temps.

Bref, la chancellerie a réussi cet incroyable exploit de sortir une proposition de loi à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité de la garde à vue et d’une condamnation de la France par la CEDH sur ce même régime de la garde à vue qui en fait revient à durcir le régime de la garde à vue. Faut-il haïr les droits de la défense…

Naturellement, ce nouveau régime n’est pas conforme à l’article 6 de la CSDH. Une nouvelle condamnation est inévitable si ce torchon acquerrait force de loi. Ce qui avec le Parlement servile que nous avons tient de la formalité. Qu’en dira le Conseil constitutionnel ? Je ne sais pas, mais sa non-décision sur la loi sur la Burqa a refroidi mes ardeurs à le voir comme garant des droits fondamentaux.

Alors si cette cochonnerie de projet de loi devait passer, retenez d’ores et déjà ce principe, et faites passer le mot : libre audition, piège à con. Si des policiers vous proposent une audition libre, acceptez, puis dites que vous décidez librement de ne faire aucune déclaration et de ne répondre à aucune question, et que vous allez partir librement, après leur avoir librement souhaité une bonne fin de journée. Si les policiers vous menacent alors de vous placer en garde à vue, vous saurez que cette proposition d’audition libre n’avait pour seul objet que de vous priver de vos droits. Vous voilà en mesure de les exercer. Vous les avez bien eus.

Pas un mot sans un avocat à vos côtés.

Et maintenant ?

Que faire dès aujourd’hui ?

L’attitude de la Chancellerie est claire. Il n’y a rien de bon à attendre de ce côté. Alors, baïonnette au canon, c’est dans le prétoire que la bataille doit avoir lieu.

Contrairement à la décision du Conseil constitutionnel de juillet dernier, cet arrêt est immédiatement invocable en droit interne. Vous devez déposer des conclusions dans tous les dossiers où votre client a été entendu en garde à vue, en demandant la nullité des PV où ses propos ont été recueillis, au visa de l’article 6 de la CSDH. En comparution immédiate, cela peut suffire à démolir le dossier. Au besoin, si votre client est d’accord, portez l’affaire devant la CEDH. Vous connaissez les conditions : épuisement des voies de recours interne, puis introduire la requête dans le délai de 6 mois.

Pour reprendre le mot du bâtonnier Marc Bonnant, du barreau de Genève (Mise à jour) de mon confrère Bertrand Périer, aujourd’hui, en France, le meilleur ami des libertés n’est ni le juge, ni la Chancellerie : c’est le TGV Est.

samedi 14 novembre 2009

Forfaiture

— Mon cher maître, que vous arrive-t-il ? Je vous vois le tein rougeaud, le souffle court, la robe débraillée et vous seriez échevelé si la nature n’y avait astucieusement pourvu.

— Ma chère lectrice, vous ici ? Quelle joie de vous voir. Comment êtes-vous entrée ?

— Votre stagiaire m’a ouvert la porte. Et vous, comment en êtes-vous arrivé là ?

— Ah ! Mon amie, je suis sous le choc de la nouvelle que je viens d’apprendre. Je n’arrive pas à croire ce qu’a osé faire le conseil d’administration de l’Office Français de Protection des réfugiés et Apatrides (OFPRA).

— Et qu’a-t-il fait que vous ne parveniez à croire ?

— Avant de vous le dire, un peu de thé et de droit. L’un et l’autre me remettront d’aplomb. Pour le thé, je prendrai du Darjeeling Castleton 2nd flush FTGFOP. Pour le droit, je prendrai le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (CESEDA).

— Je m’occupe du premier, entretenez-moi donc du second.

— C’est à son livre VII que je vais m’intéresser, qui traite du droit d’asile et du statut de réfugié.

— Comment ? Ce n’est pas la même chose ?

— Certainement pas, et c’est un des nœuds du problème dont je vais vous entretenir. 

— Expliquez-moi la différence pendant que l’eau chante dans la bouilloire.

— Le statut de réfugié est, en principe, accordé à toute personne « qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »

— C’est le code ?

— C’est la Convention.

— Quelle convention ?

— La Convention de Genève du 28 juillet 1951, qui définit en son article 1A ce qu’est un réfugié.

— Et donc l’asile…?

— L’asile est un droit provisoire : c’est le droit qu’a un demandeur du statut de réfugié à séjourner dans le pays dont il sollicite la protection et d’être protégé contre tout risque de renvoi dans son pays d’origine. Il s’applique du moment où le demandeur pose un orteil sur le territoire national en s’exclamant : « je demande l’asile ! » jusqu’au moment où la France statue définitivement sur sa demande. Là, soit il devient réfugié, soit il redevient un étranger pouvant être éloigné de force dans son pays d’origine. 

— J’ignorais cette distinction.

— Vous n’êtes pas la seule. Brice Hortefeux, quand il était ministre des auvergnats, ne savait pas faire la différence. Témoin cette déclaration lors de l’ouverture des débats sur la future loi du 20 novembre 2007 : «L’asile n’est pas et ne sera pas la variable d’ajustement de notre politique d’immigration. Il a sa finalité propre : protéger les personnes qui ne le sont plus dans leur pays.»

— En effet, la confusion est patente. Quelle fut la réaction des députés face à cette erreur grossière qui ne pouvait leur échapper dans une matière sur laquelle ils se préparaient à légiférer ?

—  “Applaudissements sur les bancs du groupe UMP”.

— Je préfère me taire et verser l’eau dans la théière.

— Vous avez bien raison. Le Darjeeling l’emporte sur monsieur Hortefeux en ce qu’il en sort toujours quelque chose de bon. Ce droit d’asile, précisément, est à la source du prédicament qui m’a mis dans tous mes états.

— Je crois deviner. Le droit d’asile donne un droit au séjour sur le territoire… C’est donc une chatière dans la Grande Muraille dont le législateur rêve d’enceindre la France…

— Avec la même efficacité que la première, gageons-le. En effet, à force de multiplier les obstacles sur la route des étrangers qui voudraient venir chercher en France les deux piliers sur lequel on bâtit l’espoir…

— Et qui sont…?

— Le pain et la liberté. L’asile est devenu disais-je une voie d’entrée pour des gens qui ne relèvent pas en réalité de ce statut. Surtout qu’autrefois, le statut de demandeur d’asile donnait un droit au séjour qui autorisait à travailler. 

— Comment ? Ce n’est plus le cas ?

— Non.

— Mais comment font-ils pour vivre ?

— Ils touchent une allocation au nom charmant d’Allocation Temporaire d’Attente, payée par les ASSEDIC (ne me demandez pas pourquoi) de l’ordre de 300€ par mois. Quand elle est payée, puisque de 2002 à 2008, le budget alloué à cette ATA est passé de 162 millions d’euros à 28 millions. Le nombre des demandeurs est passé, sur la même période, de 52000 à 48000. Notez l’intelligence de la politique : avant, les demandeurs d’asile travaillaient et cotisaient aux ASSEDIC. Maintenant, ils n’y travaillent plus et touchent des allocations. Et après, on les traitera de parasites.

— Il y a donc de la fraude à l’asile ?

— Des demandes mensongères, oui, c’est certain, c’est même une majorité. D’où l’importance de la vigilance des personnes en charge d’instruire ces demandes, qu’on appelle Officiers de Protection (OP), du fait qu’ils travaillent pour l’Office Français de Protection des Réfufiés et Apatrides (OFPRA). Ils doivent chercher la pépite, le vrai dossier, parmi les fantaisistes.

— Et ils y arrivent ?

— C’est bien là le problème. Tout se joue lors d’un entretien en tête à tête (ou en tête à tête à tête, dans l’hypothèse fréquente où un interprète est nécessaire). En théorie, ça marche bien. Les OP sont spécialisés dans leur région du monde (qui à l’OFPRA est divisé en quatre : Europe, Asie, Amérique-Maghreb et Afrique) et connaissent fort bien à la longue la situation politique des pays de leur secteur. On ne la leur fait pas. En outre, la forme du récit, la richesse des détails fournis, la cohérence et la crédibilité de l’ensemble sont déterminants. Une personne qui raconte son viol par une milice en bâillant d’ennui n’est pas crédible. Mais cela suppose que l’OP ait le temps de potasser son dossier, de faire des recherches, bref ait les moyens de faire son travail.

— Je devine la suite.

— Dame ! La politique de la rustine et du chiffre. Les lois ont multiplié les moyens de bâcler les dossiers à moyens constants, en inventant des horreurs comme les procédures prioritaires (un préfet peut décider que tel dossier devra être traité en un temps réduit par l’OFPRA qui n’a pas son mot à dire) ou les pays d’origine surs (POS) et nous y voilà.

— À ce qui vous a mis dans cet état ?

— Absolument. Laissez moi boire un peu de thé, je vais en avoir besoin. 

— Du sucre ?

— Jamais de sucre, même face à l’apocalypse.

— Un non aurait suffit. Vous me parliez des pays d’origine surs ?

— L’idée de départ n’est pas mauvaise en soi. C’est une règle européenne (directe CE du 1er décembre 2005) qui permet à un État de fixer une liste de pays réputés sûrs qui fait présumer qu’une demande venant de ce pays est infondée.

— Comme la Suisse, Monaco ou les États-Unis ?

— Vous vous gaussez ? Non, ces pays ne sont pas réputés sûrs. Le sont en revanche l’Algérie, le Bénin, la Bosnie Herzégovine, le Cap-Vert, la Croatie, la Géorgie jusqu’à vendredi, j’y reviens, le Ghana, Haïti, l’Inde, la Macédoine, Madagascar, le Mali, la Mongolie, l’Île Maurice, la Tanzanie, et l’Ukraine. Pays fournissant pourtant pour certains un contingent de réfugiés non négligeable. Par exemple, les femmes maliennes menacées d’excision dans leur pays peuvent obtenir le statut de réfugié (en fait, la protection subsidiaire, qui est un statut de réfugié élargi à des cas n’entrant pas dans la Convention de Genève, mais passons). Je ne conteste pas que la Croatie y figure, elle est sur le point d’entrer dans l’Union. Mais la Bosnie, je tique.

— Qui décide de cette liste ?

— le Conseil d’administration de l’OFPRA. Ce conseil avait tenté d’ajouter à la liste l’Albanie et le Niger, ce qui, quand on connait la situation dans ces deux pays, était un outrage fait à la vérité. Le Conseil d’État, qui est plutôt coulant en la matière, a été obligé de censurer. 

— Vous dites que la Géorgie y figurait jusqu’à vendredi ?

— Oui. Il aura fallu presque un an et demi pour que le Conseil d’administration admette que le fait qu’un quart du territoire soit occupé par une puissance étrangère était peut-être bien un indice d’insécurité. Mais sans doute pris de vertige à l’idée d’avoir aidé des réfugiés, le conseil a rétabli la balance cosmique en ajoutant trois pays à la liste : l’Arménie, la Serbie et, voilà l’origine de mon émoi, la Turquie.

— Mais je croyais que vous étiez favorable à l’entrée de la Turquie en Europe ?

— Non : la Turquie EST en Europe, c’est un fait géographique, historique et culturel (elle participe à l’Europa League de football et à l’Eurovision…).C’est à son entrée dans l’Union Européenne que je suis favorable. Mais certainement pas demain : elle n’est pas au standard européen en matière de protection des droits de l’homme. Elle est un des pays les plus condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme (avec la France, c’est vous dire si nous avons des points culturels communs) et est l’origine d’un grand nombre de réfugiés relevant de la division Europe de l’OFPRA.

— Vraiment ? Midnight Express est encore d’actualité ?

— Non, la Turquie change. Mais elle a encore deux problèmes : les Kurdes et les militants d’extrême gauche. Les premiers sont une minorité qui parle sa propre langue (qui s’écrit en caractères arabe alors que le turc a recours à l’alphabet latin) et qui a longtemps été privée de tout droit à vivre dans sa spécificité. Les choses changent, des partis kurdes existent et il y a même une télévision publique en langue kurde. Mais souvenir des années de lutte féroce, il existe des mouvements indépendantistes violents, comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK) d’Abdullah Oçalan qui ont recours au terrorisme et font des opérations de guérilla dans le Kurdistan turc (sud est du pays, près de la frontière irakienne et syrienne). La population, coincée entre le marteau et l’enclume, fuit cette zone et vient se réfugier en France. Certains ne fuient que la misère. Quant à l’extrême gauche turque, elle est restée très old school : la dictature du prolétariat doit au besoin être imposée par la force. D’où une collection de lois d’exception où toutes les libertés sont mises de côté sous prétexte de la lutte contre le terrorisme. Quand je vous dis que la Turquie est proche de nous culturellement… 

— Vous êtes ironique : n’exagérez-vous pas un peu ?

— Je vais donner la parole à une spécialiste de la question. Je cite : 

Cette demande [du statut de réfugié de la part de ressortissants turcs, 2732 dossiers en 2008] traditionnelle ne connaît aucune évolution notable et est toujours composée au moins à 80 %de demandeurs d’origine kurde qui revendiquent soit un militantisme personnel au sein de partis kurdes, généralement le DTP (Demokratik Toplum Partisi, Parti de la Société Démocratique), soit une aide et une assistance apportée aux combattants du PKK. Par ailleurs, les militants de cette organisation, qui disaient venir des camps du nord de l’Irak et dont le parcours et la provenance restaient difficiles à établir, semblent moins nombreux. Un nombre croissant de demandes est en fait constituéde 2ème ou 3ème demandes émanant de personnes déclarant être rentrées en Turquie après avoir été déboutées. Elles invoquent alors une courte détention à l’aéroport et affirment avoir par la suite repris leur militantisme, ce qui les aurait conduits à fuir après avoir de nouveau subi des persécutions. L’Office reçoit toujours un petit flux régulier de militants syndicaux ou d’extrême gauche ainsi que des demandeurs invoquant des motifs relevant de la protection subsidiaire. Il s’agit souvent de femmes mettant en avant des difficultésd’ordre privé ou déclarant fuir un mariage forcé.

— Et qui dresse cet état des lieux sans complaisance ? Une association de gauchistes ?

— Non. C’est l’OFPRA, dans son rapport 2008 (pdf, page 23).

— L’OFPRA ? Dont le Conseil d’administration vient de décider…

— Que la Turquie est un pays sûr. Formidable cas de schizophrénie administrative. 

— Et quels sont les conséquences pour les demandeurs turcs ?

— Elles sont terribles. Ils n’ont plus de droit d’asile : ils peuvent être reconduits en Turquie pendant l’examen de leur demande. Ils ont des délais réduits pour présenter leur demande et n’ont pas droit à l’Allocation Temporaire d’Attente ni à être logé en Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA). Et ils n’ont bien sûr pas le droit de travailler. Enfin, leur demande peut être rejetée sans entretien avec un OP, alors que je vous ai expliqué que cet entretien est l’élément essentiel de la prise de décision.

— Mais quelle proportion des dossiers présentés par des turcs aboutit à un octroi du statut de réfugié ?

— En 2008, un sur quatre, 704 exactement (source : rapport 2008, op. cit.).

— Vous voulez dire que le Conseil d’administration de l’OFPRA a déclaré sûr un pays qui fournit chaque jour deux réfugiés au sens de la Convention de Genève ?

— Oui. Tout comme il a considéré sure la Bosnie, qui détient le record du taux d’accord pour la zone Europe avec un dossier sur deux accepté.

— Mais… C’est une honte ! Un scandale ! Une forfaiture !

— Ma chère lectrice, vous voilà à présent dans le même état que moi, le rouge aux joues, le sein bondissant d’indignation, et la tasse de thé tanguant dangereusement. Oui, ma chère, c’est à un attentat contre l’asile que nous venons d’assister. Je sais que le GISTI et d’autres usual suspects préparent un recours. Je croise tout ce que la Nature m’a donné de doigts pour que le Conseil d’État y mette bon ordre promptement. Je confesse un optimisme modéré, vu la jurisprudence de ce dernier en la matière.

— Mais comment une telle décision peut-elle être prise ?

— Mais la politique, la pure politique, ma chère. 

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Lisez cet extrait du journal officiel des débats parlementaires, séance du Sénat du 22 septembre 2009. Mais d’abord, laissez-moi vous ôter des mains cette tasse de thé, sinon vous allez tacher mes codes tout neufs. 

mardi 24 février 2009

Quand je vous dis que le droit et la morale…

…c'est deux choses différentes : démonstration par l'exemple.

Que s'est-il passé au juste ? Je n'en sais rien, je ne connais pas le dossier. Je vais donc faire des déductions, que j'accompagne en conséquence des plus vives réserves.

En principe, il n'y a pas de débat sur la procédure devant la cour d'assises. En matière de crime, il y a obligatoirement une instruction préalable, et c'est au cours de cette instruction que doivent être soulevées toutes les nullités, à peine de forclusion. Il y a deux délais couperets : le premier est de six mois à compter de l'acte frappé de nullité OU de la mise en examen si celle-ci est postérieure. Le second est l'ordonnance de mise en accusation, qui clôture l'instruction et saisit la cour d'assises, ou le cas échéant l'arrêt de la chambre de l'instruction qui la confirme. Elle purge toutes les nullités de l'instruction (art. 181 du CPP).

La raison avancée est que la cour d'assises est une juridiction lourde, qui suppose la réunion d'un jury populaire. Or déranger plusieurs dizaines de citoyens pour finalement constater qu'il n'y a rien à juger, c'est une perte de temps. Et qu'est-ce que les droits de la défense face à une perte de temps, je vous le demande ? Bref, les chicaneries de procédure n'ont pas leur place ici.

Il y a bien sûr des exceptions à ce principe.

Tout d'abord, il y a les actes postérieurs à la fin de l'instruction et antérieurs à la session d'assises. Ces actes doivent être soumis à la cour (composée seulement des trois magistrats professionnels pour les questions de procédure, dits incidents contentieux) dès que le jury de jugement est constitué, à peine là aussi de forclusion (article 305-1 du CPP). Enfin, il y a les propres actes de la cour d'assises. Curieusement, seule la cour est compétente pour juger de la nullité de ses propres actes (Crim. 26 mars 2003, bull. crim. n°79). Attendons une condamnation par la cour européenne des droits de l'homme pour qu'enfin le législateur s'avise de mettre fin à ce juge qui se juge lui-même, mais en attendant, c'est comme ça. Enfin, et c'est ce qui s'est passé ici, il y a les causes de nullité qui apparaissent au cours des débats. Dans ce cas, on ne peut opposer la forclusion, en vertu du principe qu'un délai ne peut courir contre qui ne peut agir (contra non valentem agere non currit præscriptio).

Et dans cette affaire, semble-t-il, les débats ont révélé que des actes d'enquête avaient été accomplis par un policier français alors même que la justice française n'était pas encore saisie et lui même étant territorialement incompétent pour ce faire, les faits s'étant produits à l'étranger, à Madagascar, et les actes d'enquête ayant eu lieu sur place. Accessoirement, le policier en question était l'amant d'une des parties civiles… Même dans une fiction de TF1, ils n'oseraient pas.

Or ces actes se situent au tout début de l'instruction. On peut supposer que toute la suite de l'instruction s'est appuyée sur ces constatations, et en découlait nécessairement, donc était également viciée par cette nullité initiale.

Dès que la défense, composée entre autres du redoutable Éric Dupond-Moretti, a découvert cela, elle a aussitôt soulevé la nullité qui venait de se révéler (concrètement : par le dépôt de conclusions écrites, même à la main, au besoin en demandant une suspension d'audience pour les rédiger). La nullité était criante et invincible, semble-t-il, puisque le parquet n'a pu que s'y ranger, d'après la dépêche.

Résultat : tout le dossier part à la poubelle. Les accusés sont immédiatement remis en liberté (alors que l'un d'entre eux avait avoué). Sous les yeux de la famille des cinq victimes.

Et maintenant ?

Difficile à dire, mais les choses se présentent fort bien pour les accusés libérés. S'agissant du procès en première instance, seul un appel est possible. Mais le parquet ne s'est pas opposé à la nullité, pourquoi ferait-il appel ? Bon, ça, ça peut s'arranger. Il suffit d'aller chanter sa complainte place Vendôme, et notre future députée européenne se fera un plaisir d'ordonner au parquet de se déjuger, en vertu de la jurisprudence “virginité lilloise”. Mais il faut le faire dans le délai de dix jours. En cas d'appel, les mêmes causes produisant les mêmes effets, je ne vois pas comment la cour pourrait estimer cette procédure valable, sauf à faire une application rigoureuse de la purge des nullités en l'appliquant même aux nullités inconnues. Dans ce cas, c'est une condamnation assurée par la cour européenne des droits de l'homme pour violation du droit au procès équitable.

Ah, et oui, les accusés peuvent demander à être indemnisés pour leur détention provisoire. À mon avis, la commission ne sera pas très généreuse, mais ils le peuvent.

Quand je vous dis que le droit et la morale…

Et pour ceux qui se posent la question, j'approuve totalement ce qu'a fait la défense, et je l'aurais fait moi-même sans hésiter. Laisser un de mes clients être condamné illégalement serait une trahison et une forfaiture. Bravo à ces confrères.

vendredi 7 décembre 2007

Assassine-t-on le Code du travail ?

J'ai été invité par plusieurs lecteurs à me pencher sur l'accusation que porte l'opposition contre le gouvernement de vouloir profiter de la recodification du Code du travail pour faire passer subrepticement des atteintes majeures aux droits de salariés.

Ces accusations étant relayées par des inspecteurs du travail, elles sont revêtues du sceau de l'autorité. Et si elles étaient avérées, ce serait fort grave, car il y aurait une véritable forfaiture du gouvernement.

Tout d'abord, qu'est ce que la recodification du code du travail ?

Désolé pour le barbarisme, mais il s'impose. Dans une louable volonté de clarifier le droit, les gouvernements successifs (et cela remonte à la IVe république, avec une nette reprise depuis la fin des années 80, et une nouvelle accélération depuis 1999) ont décidé de compiler des lois et décrets épars traitant d'un même sujet sous forme de codes. Le droit est inchangé, c'est simplement la loi n°tant de telle date qui devient le Code du Truc et du Bidule. On parle de Codification « à droit constant ».

Ne prenez pas cet air là. Je vous assure que le législateur est persuadé que changer un numéro d'article, et de substituer une date par un nom sans rien changer d'autre, ça simplifie. Et vous voulez voir jusqu'où il pousse sa volonté de simplifier jusqu'à l'incompréhensible ? Désormais, les codes ne commencent plus par un banal article premier, suivi d'un affligeant article 2[1]. Non. Un Code étant divisé en livres, titres et chapitres, chaque article commence par un numéro à trois chiffres, les centaines indiquant le numéro du livre, les dizaines celui du titre, et les unités celui du chapitre; suit un tiret et le numéro d'ordre dans la section. Par exemple, le mouvement insurrectionnel est défini à l'article 412-3 du Code pénal : il s'agit du 3e article du chapitre 2 ("Des autres atteintes aux institutions de la République ou à l'intégrité du territoire national") du titre premier (" Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation") du livre 4 (" Des crimes et délits contre la nation, l'Etat et la paix publique") du Code pénal. Alors qu'avant, c'était l'article 97 du code pénal. Ce n'était vraiment pas clair.

Ainsi, les nouveaux codes commencent tous au numéro 111-1. Car c'est plus clair comme ça. Ha, et pour simplifier encore plus, on ajoute devant le numéro une ou deux lettres qui indiquent si les dispositions relèvent du domaine de la loi organique (LO) loi (L), du décret en conseil d'Etat (R., pour règlement au sens de l'article 37 de la Constitution), du décret en Conseil des ministres (D), de l'arrêté ministériel (A) ou de la circulaire (C). Sauf dans le code pénal, car il n'y a pas de simplification digne de ce nom sans exceptions arbitraires.

Et c'est ainsi que la loi du 11 mars 1957 est devenue le code de la propriété intellectuelle par la loi du 1er juillet 1992 (ce qui n'empêche de nombreux éditeurs de promettre les dix enfers du Feng Du à ceux qui copieraient cette œuvre en violation de la loi de 1957), et que l'ordonnance du 2 novembre 1945 est devenue le Code de l'Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile (CESEDA) par l'ordonnance du 24 novembre 2004. Ordonnance, car une loi de 1999 permet au gouvernement, pour faciliter ce mouvement de codification, de procéder par ordonnances pour opérer ces codifications, à condition qu'elles soient à droit constant, c'est à dire qu'elles ne changent rien à l'état du droit. Une loi postérieure doit ratifier cette ordonnance, ce qui permet au parlement d'exercer un contrôle sur cette action du gouvernement.

Ce mouvement de "simplification" ne s'arrête pas là. Dans sa furie simplificatrice, des codes déjà existants sont recodifiés, c'est à dire qu'on réécrit les articles, on les découpe ou les recoupe, et on y inclut des lois autonomes que le législateur d'alors n'avait pas pris la peine d'intégrer dans un code. Ce fut le cas du Code de commerce en 2000, et c'est le cas du code du travail aujourd'hui. Attention : le code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994 n'est pas une recodification, c'était bien un nouveau code pénal, réécrit depuis le début (et une vraie réussite de simplification, hormis cette stupide numérotation à rallonge). Cette "simplification" consiste à réécrire le plan du code, à remplacer la numérotation par une numérotation à 4 chiffres (avec une division en partie au dessus du livre) et à couper les articles trop longs, ce qui fera passer le code de 1800 à 3500 articles. Ce travail de simplification, pour être parfaitement compris, s'accompagne d'un mode d'emploi... de 33 pages réalisé par le ministère du travail. Je vous jure que je n'invente rien.

Alors, ces prolégomènes étant enfin achevés, y a-t-il réforme sous couvert de codification à droit constant ?

Voyons les arguments présentés à l'appui de cette accusation.

Le blog "Un strapontin à l'Assemblée Nationale", tenu par un journaliste permanent auprès de la chambre basse, fait un très utile compte-rendu de la séance mouvementée (et qui a agacé Authueil) où le fer a été porté. Alain Vidalies, député du groupe Socialiste, radical, citoyen et divers gauche, dit "ratissons large", député de la 1e circonscription des Landes, et avocat ce qui ne gâche rien, donne trois exemples, repris d'un argumentaire du syndicat FSU.

Il y en a deux qui, je le dis tout de gob, sont à la limite du ridicule.

La première : les dispositions sur le temps de travail passeraient de la partie consacrée à la santé du salarié à celle consacrée à la rémunération. C'est débattre de quelle étagère doit recevoir un bibelot. Le bibelot lui même reste inchangé.

La deuxième : dans la définition des compétences des inspecteurs du travail, on aurait remplacé les mots "inspecteurs du travail" par "autorité administrative compétente", ce qui désigne le directeur départemental du travail, qui ne bénéficie pas des garanties des inspecteurs du travail. Cette affirmation est erronée : il n'est que de lire les articles L.8112-1 et suivants du nouveau code du travail.

La troisième, qui est la seule vraiment juridique : le nouveau code distinguerait désormais entre les licenciements de moins de dix salariés et de plus de dix salariés pour faire bénéficier de la priorité au rembauchage. En effet, dans le cas d'un licenciement pour motifs économiques, le salarié licencié bénéficie s'il en fait la demande d'une priorité de rembauchage pendant un an : tout nouveau poste créé dans l'entreprise et compatible avec sa qualification doit lui être proposé en premier. Or dans le nouveau code du travail, les règles applicables aux licenciements pour motifs économiques de moins de dix salariés en l'espace de trente jours, et à ceux de dix salariés ou plus en trente jours ont été séparés en deux sections distinctes. Et la priorité de rembauchage est prévue à l'article L.1233-45 nouveau, qui figure dans la section consacrée aux licenciements "10+". Conclusion de l'honorable parlementaire : cette priorité ne s'applique plus aux licenciements de moins de 10 salariés, ce qui est un changement du droit.

Et là encore, ça ne tient pas. Car la section consacrée aux licenciements de moins de dix salariés contient un article L.1233-16 qui renvoie expressément à l'article L.1233-45 sur la priorité de rembauchage, qui s'y applique donc bel et bien.

L'opposition s'émeut encore de la transhumance d'environ 500 dispositions de la partie législative à la partie réglementaire, partie qui peut être modifiée par un décret du gouvernement. Là encore, il n'y a rien de scandaleux ni d'anormal. La constitution définit précisément le domaine de la loi (art. 34) et prévoit que tout ce qui ne rentre pas dans ce domaine relève du pouvoir réglementaire, c'est à dire du décret. Si une loi contient des dispositions qui relèvent en fait du décret, la disposition reste valable (alors qu'un décret qui empiète sur la loi est nul) mais sera traitée comme si elle avait été prise par un décret et pourra être modifiée par un acte réglementaire. C'est ainsi que le gouvernement Villepin avait escamoté à la va-vite la disposition traitant du rôle positif de la colonisation votée par un député qui aime son prochain s'il aime les femmes : il avait demandé au Conseil constitutionnel de constater que cette disposition était en fait réglementaire et non législative, puis l'avait abrogé par décret. Cette requalification est donc conforme à la Constitution ; ajoutons que l'accusation de vouloir les modifier discrètement par décret relève du pur procès d'intention, et qu'en outre cette requalification permettra à toute personne concernée, à commencer par les syndicats, de contester la légalité de ces modifications devant le Conseil d'Etat, ce qui est tout de même une meilleure protection que l'impuissance de l'opposition au parlement.

Bref, pour le moment, mais le débat reste ouvert, je n'ai pas découvert une modification du code du travail entre les deux textes.

Et, in cauda venenum, cette stratégie qui consiste à profiter de la complexité d'une réforme impossible à appréhender pour le grand public pour lui faire dire ce qu'elle ne dit pas et tenter d'effrayer l'opinion publique en affirmant que c'est la Géhenne, me rappelle de douloureux souvenirs référendaires. Et ça marche : les Don Quichotte habituels qui voient un géant dès lors qu'ils ne comprennent pas un texte ont déjà enfourché Rosinante...

Notes

[1] Seuls rescapés à ce jour : le Code civil, le code de procédure pénale et le code général des impôts.

vendredi 30 novembre 2007

La cour d'appel de Paris a-t-elle validé une gestation pour autrui ?

Le 25 octobre 2007, la 1e chambre C de la cour d'appel de Paris a rendu un arrêt qui a eu un certain retentissement, et qui, comme il va de soi, a été fort mal compris par la presse.

L'Express.fr titre « La justice fait un pas vers la reconnaissance de la gestation pour autrui », et sous titre « C'est une première. Un tribunal français a reconnu la qualité de parents à un couple qui avait eu recours à une mère porteuse américaine ». Libération titre « Mères porteuses : ça vient ! », ajoutant «Libération révèle que, pour la première fois, un tribunal français a reconnu la qualité de parents de jumelles à un couple qui a pratiqué la gestation pour autrui (GPA) aux Etats-Unis ».

D'accord, l'arrêt est subtil. Mais le simplifier n'imposait pas de lui faire dire ce qu'il ne dit pas.

Car présenté ainsi, on a l'impression d'assister à une rébellion des juges : la loi prohibe très clairement la gestation pour autrui. L'article 16-7 du Code civil déclare nulle une telle convention, et pour nos amis mal-comprenants, le Code pénal les punit de 6 mois d'emprisonnement et 7500 euros d'amende.

Comment diable une cour d'appel aussi respectable que celle de Paris, déclarerait-elle valide ce que tant le code civil que le code pénal punissent à l'unisson ? Ce serait une forfaiture, si ce n'est une haute trahison.

Et évidemment, il n'en est rien. La cour n'a pas validé cette gestation pour autrui, parce qu'on ne le lui a pas demandé de le faire, auquel cas elle aurait sans nul doute dit non.

Les faits étaient les suivants.

En 2000, les époux M. se sont rendus en Californie pour conclure avec Mme F., citoyenne américaine et résidente californienne, un contrat de gestation pour autrui. Elle portera l'enfant des époux M., conçu in vitro avec les gamètes du père et de Mme F., et ceux-ci seront déclarés parents par un jugement californien, conformément à la loi en vigueur dans cet Etat (California Family Code, Sections 7630 et 7650), jugement définitif rendu le 14 juillet 2000 par la cour suprême de l'Etat de Californie.

Deux filles naîtront de cette grossesse, qui seront enregistrées à l'état civil californiens comme les enfants des époux M. Ceux-ci déclareront la naissance de leurs enfants au consulat général de France, et ces actes de naissance seront transcrits au Service Central d'Etat Civil à Nantes, qui héberge tous les actes de l'état civil reçus à l'étranger concernant des Français.

Par la suite, le ministère public va demander au tribunal de grande instance de Créteil (dans le ressort duquel résident les époux M.) d'annuler cette transcription, comme contraire aux articles 16-7 et 16-9[1] du Code civil. Le tribunal de grande instance a en effet une compétence exclusive en matière d'état civil, et seul un jugement peut modifier les mentions d'un acte.

Et le ministère public va se casser les dents à deux reprises, la cour d'appel approuvant le tribunal de ne pas avoir fait droit à sa demande. Pourquoi ? Voilà où commence la subtilité.

La cour ne va pas dire au ministère public qu'il est mal fondé en sa demande. Le contrat de gestation pour autrui est certain, les pièces produites au procès le prouvent et les parents ne le contestent pas. La cour va dire que le ministère public est irrecevable en sa demande, ce qui est très différent. Une irrecevabilité est un refus d'examiner la demande, et non un rejet de la demande, parce que cette demande ne réunit pas les conditions légales pour que le juge soit régulièrement saisi. En cas d'irrecevabilité, le juge rejette la demande sans avoir à statuer sur les prétentions des parties. La demande n'est pas "reçue" par la juridiction.

Un exemple d'irrecevabilité courante est l'écoulement du délai pour agir : un appel présenté plus d'un mois après la signification du jugement (c'est à dire sa remise au destinataire par un huissier de justice) est irrecevable, quand bien même l'appelant était dans son bon droit.

Ici, d'où venait l'irrecevabilité de l'action du ministère public ? Du fait que la loi, en l'espèce l'instruction générale relative à l'état civil, permet au parquet de demander l'annulation d'un acte de l'état civil à deux conditions : que les mentions qu'il contient soient fausses ou sans objet, et que l'ordre public soit en jeu. Ici, si la deuxième ne fait pas de difficulté (l'article 16-9 du Code civil dit expressément qu'il s'agit d'une question d'ordre public), c'est la première qui fait défaut. Les mentions de l'acte ne sont pas fausses : elles résultent d'un arrêt de la Cour suprême de l'Etat de Californie (SCOC).

Ce qui est nul en droit français, c'est le contrat de gestation pour autrui passé entre les époux M. et Mme F. Mais ce que conteste le ministère public, ce sont les mentions de l'acte de naissance dressé en Californie, conformément à l'arrêt du 14 juillet 2000 de la SCOC, lui même conforme au Code de la Famille Californien, section 7630 et 7650. Or l'article 47 du Code civil dispose que « Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ». Or ici, ce n'est pas le cas.

Le ministère public demande au juge d'annuler la retranscription d'un acte d'état civil établi selon les formes usité dans le pays, acte qui n'est ni irrégulier, ni falsifié, ni mensonger (le ministère public ne conteste pas cet état de fait). Qui plus est, s'il était fait droit à cette demande, le résultat serait que deux fillettes n'auraient plus d'acte de naissance établissant leur filiation, notamment avec leur père qui lui est bien leur père biologique, et du coup perdraient également leur nationalité française, étant nées à l'étranger et ne pouvant établir leur filiation avec un Français ! Une telle conséquence serait manifestement contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui est une considération primordiale en vertu de l'article 3.1 de la Convention Internationale sur les Droits de l'Enfant, qui est aussi d'ordre public, et s'agissant d'un traité international, l'emporte sur la loi française (article 55 de la Constitution).

Pour être parfaitement clair, voici la décision de la cour sous forme d'un dialogue :

LE JUGE : Que me demandez-vous ?
LE MINISTERE PUBLIC : D'annuler la retranscription dans l'état civil français de l'acte de naissance de ces deux enfants.
LE JUGE : Et pourquoi, je vous prie ?
LE MINISTERE PUBLIC : Parce que la loi me permet d'agir pour le respect de l'ordre public et que ces enfants ont été conçus en application d'une convention de gestation pour autrui, ce que la loi française prohibe, et que cette prohibition est d'ordre public.
LE JUGE : Quel acte de naissance a été transcrit ?
LE MINISTERE PUBLIC : Un acte de naissance dressé à San Diego, Californie, Etats-Unis d'Amérique.
LE JUGE : Et qui a demandé sa retranscription ?
LE MINISTERE PUBLIC : Heu... Moi.
LE JUGE : Ha. Et cet acte est-il frauduleux ? Mensonger ? Falsifié ?
LE MINISTERE PUBLIC : Non : il a été dressé conformément au dispositif d'un arrêt de la Cour suprême de cet Etat.
LE JUGE : Cette cour pouvait-elle ordonner une telle chose ?
LE MINISTERE PUBLIC : Oui, c'est prévu par le Code des familles de Californie.
LE JUGE : Vous ne contestez pas la légalité de ce jugement ?
LE MINISTERE PUBLIC : Non, elle est d'airain.
LE JUGE : Dans ce cas, l'acte d'état civil retranscrit fait foi. Ses mentions sont conformes à un jugement, lui même conforme à la loi de ce pays. Vous n'avez pas le droit de le contester.
LE MINISTERE PUBLIC : Mais... Il y a eu convention de gestation pour autrui !
LE JUGE : Je ne veux pas le savoir. L'acte de naissance n'est pas un effet de cette convention, mais un effet de l'arrêt de la cour suprême de Californie. Or cet arrêt est conforme à la loi de Californie et vous ne contestez pas les mentions qu'il contient. 
LE MINISTERE PUBLIC : Mais l'article 16-7...
LE JUGE : Mais l'article 16-7 rien du tout. Si j'acceptais de vous écouter, et faisais ce que vous me demandiez, j'abolirais l'acte de filiation de ces enfants sans en substituer une autre. Ils n'auraient plus de parent, alors même que le père indiqué dans l'acte est sans nul doute le véritable père de ces enfants. Nous avons deux petites filles qui grandissent heureuses dans mon ressort, font la joie de leurs parents, et vous voudriez qu'à deux mois de Noël, j'en fasse des orphelines étrangères, alors même que leurs parents sont vivants et qu'elles les connaissent ? Et vous dites que cela serait conforme à l'ordre public ? Et l'intérêt supérieur de l'enfant, il n'est pas d'ordre public, peut être ? Je ne donnerai pas de médaille à ces parents, qui sont en connaissance de cause allés à l'étranger pour contourner la loi française. Mais si je ne leur donnerai rien, à commencer par de l'article 700, je ne leur prendrai rien non plus. Hors de mon prétoire céans, vous n'avez rien à y faire, dans cette affaire du moins.

Accompagnons vers la sortie ce procureur tout penaud ; et constatons que la justice n'a pas fait un pas vers la reconnaissance de la gestation pour autrui, ni reconnu la qualité de parent aux époux M. Elle a refusé d'examiner une demande d'annulation de transcription d'un acte de naissance dont la régularité n'était pas contestée, alors que c'était le seul argument qui permettait de le contester.
Cette décision est soumise à la Cour de cassation. Je doute que notre cour suprême à nous casse cette décision, qui est solidement fondée en droit. Les partisans des la gestation pour autrui verront midi à leur porte, ses adversaires y verront la Géhenne. Et vous, mes chers lecteurs, saurez qu'il n'y a rien à y voir.

Notes

[1] Qui dispose que la nullité posée par l'article 16-7 est d'ordre public : elle peut être soulevée pendant trente années, et n'est pas susceptible d'être couverte par quelque démarche postérieure.

mercredi 24 octobre 2007

Honte encore sur l'assemblée nationale

Les bras m'en tombent, ce qui m'oblige à écrire ce billet avec les dents.

A l'instar de mes amis Jules de Diner's Room, tellement cité ici qu'il va finir par devenir copropriétaire de ce blog, et Authueil, je suis estomaqué du cynisme faisant fi de toute pudeur dont sont parfois capables nos députés. A croire qu'ils sont convaincus que tout sens moral a également déserté le peuple qu'ils représentent, qui avalera toutes les couleuvres qu'ils voudront bien voter.

Un petit retour en arrière.

Lors des dernières élections législatives, l'UMP a torpillé le croiseur Bayrou en débauchant la plupart de ses députés sous le pavillon du Nouveau Centre[1] , le navire amiral de ceux qui tournent avec le vent. Abandonné par sa flotille, François Bayrou a sombré, se retrouvant seul élu avec Jean Lassalle, un député qui ne coûte pas bien cher à nourrir, et réduit à bouder sur les bancs des non inscrits.

Las, guidés par un piètre capitaine, qui s'est pourtant vu promu Amiral, car de nos jours on récompense la fidélité et non la compétence, la flottille de Nouveau Centre n'a pu éviter des écueils légaux.

Pour avoir le droit de recevoir un financement public, un parti politique doit, en vertu de la loi n°88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, article 9, avoir présenté au moins 50 candidats ayant obtenu plus de 1% des voix.

D'où une grotesque mascarade lors de la campagne, l'amiral Morin ayant saupoudré la France de candidats qui furent discrets dans leur circonscription, et qui étaient membres de sa famille (Catherine Broussot-Morin, Philippe Morin, Lisa Morin, Julien Morin, Micheline Morin), secrétaires, assistants, et même... son chauffeur.

Par un terrible concours de circonstance, que les experts les plus pointus appellent "le faits que les Français n'aiment pas qu'on se moque d'eux en tout cas aussi visiblement", ces Morin d'eau douce obtinrent des scores lamentables, et le seuil des 50 fois 1% ne fut pas franchi.

Ainsi, le seul financement que touche le Nouveau Centre est celui dit "de la deuxième fraction", qui est fonction du nombre d'élus, 22 pour le Nouveau Centre. Comme disent les juristes, ça fait pas bézef.

Mise à jour : Rectification : le Nouveau Centre n'a pas droit à la deuxième fraction, celle-ci n'étant accordée qu'aux partis ayant droit à la première (art. 9 de la loi de 1988 précitée).

Mais en vérité, qu'importe, quand on écrit les règles du jeu ! Il suffit de les modifier pour dire que finalement, on a gagné !

Et c'est exactement ce qu'a fait le Nouveau Centre.

Messieurs François Sauvadet, Charles de Courson, et Jean-Christophe Lagarde, et les membres du groupe Nouveau Centre et apparenté, ils méritent que leurs noms soient cités ici pour ne pas être oubliés : Jean-Pierre Abelin, Christian Blanc (quelle déception de le voir mêlé à cette tartufferie), Stéphane Demilly, Jean Dionis du Séjour, Francis Hillmeyer, Michel Hunault, Olivier Jardé, Yvan Lachaud, Maurice Leroy, Claude Leteurtre, Nicolas Perruchot, Jean-Luc Préel, François Rochebloine, Rudy Salles, Marc Vampa, Francis Vercamer, Philippe Vigier, et Philippe Folliot, apparenté, ont déposé le 17 octobre dernier une proposition de loi « relative au pluralisme et à l’indépendance des partis politiques », comme le cynisme politique inspire des noms poétiques, dont l'objet est d'accorder au Nouveau Centre le financement qu'il aurait touché s'il avait bel et bien obtenu les cinquante fois 1% des voix, du fait qu'ils ont au moins 15 députés, critère opportunément retenu. Lisez l'exposé des motifs, si vous voulez lire un grand moment d'hypocrisie politique : le lucre paré du masque de la vertu républicaine. Si vous vous sentez nauséeux, ce n'est pas le mal de mer, nonobstant ma métaphore marine.

Bref, comme dit très justement Jules,

il s'agit ni plus ni moins que d'abaisser la barre lorsqu'on ne peut la franchir ; de tordre les principes pour pouvoir s'en prévaloir. Ce qui n'est guère élégant.

Comprendre : une forfaiture.

Initiative isolée de mutins ayant envie de taper dans le trésor, et qui seront vite passés par la planche, ou pendus à la grande vergue pour l'exemple ?

Pas du tout. L'UMP appuie ce projet, qui est discuté au moment même où j'écris ces lignes, soit une semaine après le dépôt de la proposition de loi. Le gouvernement maîtrisant l'agenda parlementaire, c'est peu dire qu'il a donné son aval. Et quand on voit que le rapporteur du projet de loi n'est autre que celui qui l'a rédigé, on se doute que la commission des lois va être très conciliante.

Que dire en conclusion ? Qu'entendre le gouvernement asséner doctement qu'il faut "moraliser" la vie financière, c'est le camembert qui dit au roquefort « Tu pues ! ». Qu'entendre ces élus pleurnicher sur l'abstention, sur le désintérêt des Français pour la vie politique et le peu de reconnaissance qu'ils ont au niveau local me donne l'envie irrépressible de leur offrir un balai pour le devant de leur porte.

Le Sénat, ou sinon le Conseil constitutionnel auront-ils l'audace de mettre fin à cette mascarade honteuse, faite en notre nom en vertu de la démocratie représentative ?

Ou toute vertu a-t-elle déjà déserté la République ?

En tout cas, il est hors de question que je laisse faire cela en catimini, pendant que les télés ne parlent que du Grenelle de l'environnement et des ampoules éteintes pendant cinq minutes. Faisons savoir que nous ne sommes pas dupes.

Notes

[1] A l'époque de l'élection, le navire battait pavillon Parti Social Libéral Européen, il deviendra le Nouveau Centre pour permettre d'autres ralliements in extremis, le nouveau nom ayant l'avantage de ne vouloir strictement rien dire et de dissimuler ainsi le caractère opportuniste du ralliement.

vendredi 13 juillet 2007

Le grand divorce de 1790 : la séparation des autorités administratives et judiciaires

Premier volet d'un billet en deux parties sur la justice administrative, dont je parle trop peu, et les politiques, pas du tout, alors qu'elle le mérite amplement.

Tout d'abord, voici un aperçu historique de cette dichotomie absolument fondamentale en droit français, et qui est assez unique au monde.

Mais avant de revenir aux origines, définissons un peu : qu'est ce que cette séparation, que signifie-t-elle ?

Il s'agit d'une interdiction faite aux magistrats judiciaires (aussi bien les procureurs que les juges) de connaître des affaires de l'administration. Cette interdiction est absolue, et comme tout ce qui est absolu en France, connaît des exceptions.

Ainsi, un tribunal judiciaire ne peut juger un litige vous opposant à l'Etat, une collectivité locale (région, département ou commune), une administration (le Trésor Public) ou un établissement public (l'Institut Géographique National, ou les haras nationaux). Il est incompétent, et doit refuser de juger. Sous l'ancien code pénal, s'immiscer dans les affaire de l'administration était pour un juge le crime de forfaiture.

Pourquoi cette séparation ?

C'est là que l'Histoire nous éclaire. Cette séparation remonte à la Révolution française. Rappelons que c'est la réunion des Etats Généraux par Louis XVI qui en est le point de départ, quand ceux-ci vont devenir assemblée nationale constituante le 20 juin 1789 (date qui devrait être la véritable fête nationale, plutôt que cet incident sans intérêt que fut la prise de la Bastille).

Mais qu'est ce qui a provoqué la réunion des Etats Généraux ?

Une guerre que livraient les juges au roi. Les cours d'appel (on les appelait les parlements) avaient pour mission de retranscrire dans leurs registres les lois décidées par le roi. Cette formalité administrative, condition de l'applicabilité de la loi, a été dévoyée par les magistrats qui se permirent de commenter le texte, et, avant de l'enregistrer, d'adresser des remontrances au roi, lui demandant de modifier tel et tel point. Si le roi refusait et renvoyait le même texte, ou insuffisamment amendé, ils faisaient des itératives remontrances puis des réitératives remontrances. Réitérer suppose en effet de répéter trois fois : on fait, on itère et on réitère.

La seule possibilité qu'avait le roi d'imposer sa volonté était de se déplacer en personne pour, au cours d'une cérémonie appelée lit de justice (car le roi prenait place sur un divan à la romaine et était allongé), ordonner lui même la transcription de la loi au greffier, qui ne pouvait que s'exécuter.

Louis XV nomma le Chancelier Maupeou qui opéra une réforme à la hussarde (avec arrestation et exil de magistrats) pour mettre fin au pouvoir des parlements. Louis XVI le renvoya, et rétablit les anciens usages, croyant ainsi calmer la fronde des magistrats. Maupeou dit à cette occasion : « J'avais fait gagner au roi un procès qui dure depuis trois cents ans. Il veut le reperdre, il en est le maître. »

Et en effet, quand le roi voulut instituer de nouveaux impôts pour faire face aux finances désastreuses de l'Etat (une tradition qui a survécu elle aussi), les magistrats refusèrent, disant que le consentement à l'impôt rendait nécessaire que les Etats Généraux se réunissent pour les approuver, comme c'était le cas lors de la Guerre de Cent Ans. Face à ce blocage, le roi n'eût d'autre choix que de réunir les Etats Généraux.

Je simplifie un peu, la réunion des Etats de 1789 eût d'autres causes, mais nous devons rester dans le sujet.

Les révolutionnaires arrivés au pouvoir n'ont pas oublié que les juges avaient paralysé le pouvoir royal et contraint à la réunion des Etats. Loin de leur en savoir gré, ils ont compris que leurs belles lois seraient également lettres mortes si les parlements se permettaient de les discuter, de leur faire des remontrances, ou d'annuler leurs décisions. C'était pour eux hors de question. Invoquant la séparation des pouvoirs, principe qui n'a jamais été compris en France, et n'a JAMAIS bénéficié au pouvoir judiciaire [1], les révolutionnaires vont à jamais retirer aux juges le pouvoir de s'intéresser à l'action de l'administration.

C'est donc une loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

Cette loi est toujours en vigueur, vous pouvez la trouver sur Légifrance.

Pour faire bonne mesure, les révolutionnaires vont reprendre en main la magistrature. Après une brève expérience d'élection des juges, sur l'exemple américain, les juges seront des agents publics, rémunérés par l'Etat. La vénalité des offices de juge est abolie[2]

Pour le pouvoir judiciaire, l'histoire s'arrête là. Il va docilement appliquer la loi de 1790, qui a été érigée depuis en principe à valeur constitutionnelle.

Le problème est que la réalité est têtue, et que supprimer les juges ne supprime pas les conflits. L'activité de l'Etat peut générer des dommages, peut prendre des formes illégales, et il est normal de pouvoir se défendre.

Dès 1791, des fonctionnaires sont chargés de juger ces litiges. Mais ils ne sont ni impartiaux ni forcément compétents, et les décisions de l'Etat ne sont pas susceptibles d'examen juridictionnel.

L'acte de naissance du droit administratif est la création du Conseil d'Etat, le 13 décembre 1799. Cette institution de jurisconsultes, conseillers du Premier consul, va également avoir un rôle juridictionnel, cette double facette n'ayant jamais disparu jusqu'à aujourd'hui. Et ainsi, parallèlement aux juridictions judiciaires traditionnelles, va apparaître un ordre de juridiction autonome, l'ordre administratif. Dans un premier temps, son rôle se limitera au contrôle de la légalité des actes de l'administration, en annulant les actes contraires à la loi.

Cette coexistence pose un problème de répartition des compétences pour certaines affaires un peu compliquées (la réalité a une imagination sans limite, les juristes le savent bien), ou quand l'Etat se comporte comme une personne ordinaire (en recrutant une personne par un contrat de travail, par exemple). En 1848, la IIe république va donc créer le Tribunal des Conflits, juridiction dont le seul rôle est de désigner l'ordre compétent, sans résoudre le litige au fond. C'est la seule juridiction à cheval sur les deux ordres, composée en nombre égal de conseillers d'Etat et de conseillers à la cour de cassation, présidée par le Garde des Sceaux, qui ne vote que pour départager. C'est également le seul tribunal qui rend des arrêts, le vocabulaire habituel voulant que les tribunaux rendent des jugements, et les cours, des arrêts. Le tribunal des Conflits est saisi dans deux types de cas, qu'on nomme conflit. Soit un conflit négatif, quand aucun tribunal ne se reconnaît compétent, soit un conflit positif, et que celui qui pensera qu'il s'agit de l'hypothèse où les deux tribunaux se déclarent compétents sorte sous les quolibets. Pourquoi voudriez-vous qu'un justiciable qui a un tribunal qui accepte de se prononcer aille demander à l'autre si lui aussi ne voudrait pas statuer ? Le conflit positif est quand le préfet du département prend un arrêté contestant la compétence du juge judiciaire au profit du juge administratif (uniquement dans ce sens, judiciaire vers administratif). Le tribunal des conflits tranche et renvoie l'affaire sans la juger devant le tribunal qu'il a déclaré compétent.

Le Tribunal des Conflits existe encore, puisqu'il a été saisi dans l'affaire du CNE par le gouvernement qui déniait au juge judiciaire (le Conseil de prud'hommes de Longjumeau et la cour d'appel de Paris) la compétence pour juger de la conformité d'une ordonnance, acte du gouvernement, à une convention internationale.

Et c'est le Tribunal des Conflits qui va faire parvenir le droit administratif à l'âge adulte, au lendemain de la chute du Second Empire, à la suite d'un banal accident sur la voie publique.

Le 3 novembre 1871, une fillette insouciante du haut de ses cinq ans et demi, et totalement ignorante que le destin du droit l'a marquée de son sceau, marche dans les rues de Bordeaux. Mais le malheur va frapper la petite Agnès Blanco, sous forme d'un wagon de la manufacture des tabacs de Bordeaux, poussé sans prudence par Henri Bertrand, Pierre Monet et Jean Vignerie, employés de cette manufacture. Le wagon va renverser Agnès et lui passer sur la cuisse, qui devra être amputée. Le père d'Agnès va assigner en justice devant le tribunal judiciaire les trois employés et l'Etat, en la personne du préfet de la Gironde, Adolphe Jean. Le tribunal se déclare compétent, et le préfet de la Gironde, partie au procès et qui avait soulevé cette incompétence, prend un arrêté de conflit, que diable, on n'est jamais mieux servi que par soi même.

Le 8 février 1873, le tribunal des conflits, avec la voix de départage du Garde des Sceaux Jules Dufaure pour rompre l'égalité, va donner compétence au juge administratif, par cette formule célèbre chez les étudiants de deuxième année de droit :

Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ; Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ; Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ; (...)

C'est l'arrêt Blanco.

Le droit administratif est né, il est majeur, et indépendant du droit privé, son père naturel. Désormais, il ne s'agit plus seulement de juger de la légalité des actes de l'administration, mais aussi de condamner l'Etat pour les dommages que cause son action. L'Etat devient responsable.

Aujourd'hui encore, le droit administratif fait partie de la branche du droit public, séparée du droit privé. Les juristes se divisent eux même, en imitation, entre publicistes et privatistes.

Les publicistes étudient et enseignent la Constitution, le droit international public (droit des relations entre Etats), mais plus prosaïquement aussi les contrats administratifs, les marchés publics, l'urbanisme, le droit fiscal, le droit de l'environnement, entre autres. Bref tous les droits où une des parties au moins est l'Etat au sens le plus large. Les privatistes quant à eux se consacrent aux droits où l'Etat n'est pas en cause : droit des contrats, droit du travail, droit de la famille, droit des successions, droit commercial...

Ce sont vraiment deux droits différents. Ce ne sont pas les mêmes textes qui s'appliquent, jusqu'à la procédure. Le droit administratif sera d'ailleurs un droit essentiellement prétorien, ce qui fait penser au droit anglo-saxon. Bien des principes résultent non pas d'une loi mais d'une jurisprudence du Conseil d'Etat, et il n'est pas de matière où l'on consacre plus de temps aux recherches et études de décisions antérieures. A tel point que si la bible des privatistes est le Code civil, celle des publicistes est le GAJA (prononcer gaja), le recueil des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative ; et un publiciste qui croit savoir que le Conseil d'Etat va rendre un Grand Arrêt est encore plus excité qu'une jeune fille qui va au bal.

Le droit administratif a donc sa poésie, avec des noms d'arrêts parfois exotiques (Arrêt Société Commerciale de l'Ouest Africain, dit arrêt du Bac d'Eloka, Tribunal des Conflits, 22 janvier 1921), historiques (Arrêt Prince Napoléon, Conseil d'Etat 19 février 1875), géologiques (Arrêt société des Granits porphyroïdes des Vosges, Conseil d'Etat 31 juillet 1912), politiques (Arrêt Cohn-Bendit, Conseil d'Etat, 22 décembre 1978), ou pas (Arrêt Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers, Conseil d'Etat 30 mai 1930). Le Conseil d'Etat propose une sélection de ces grands arrêts sur son site.

Las, la réalité, encore elle, fait toujours voler en éclat les plus belles constructions intellectuelles. Cette belle séparation ne peut pas être absolue et il est des nombreux domaines juridiques qui empiètent des deux côtés de la frontière.

Le droit pénal, par exemple, concerne bien l'Etat et l'individu, puisque le premier se propose de priver le second de sa liberté ou d'une partie de ses biens (autrefois, de sa vie même) pour ne pas avoir respecté les règles qu'il a posées. Mais le droit pénal est pourtant du droit privé, car il relève par essence du pouvoir judiciaire. Ce qui n'empêche que le juge pénal doit pouvoir apprécier de la légalité des actes administratifs qui fondent les poursuites, par exemple de la légalité du refus de titre de séjour à un étranger poursuivi pour séjour irrégulier. C'est cette exception qu'a posé un arrêt du tribunal des conflits du 5 juillet 1951, Sieurs Avranches et Desmarets, et qui a été consacré par l'article 111-5 du code pénal. J'aime la lueur de panique qui apparaît dans le regard du juge correctionnel (expert du droit privé) quand je soulève une exception d'illégalité d'un arrêté préfectoral en invoquant de la jurisprudence du conseil d'Etat et des articles du code de l'entrée et du séjour des étrangers dont le magistrat en face de moi ne soupçonnait même pas l'existence ce matin en se levant....

Le droit fiscal est le postérieur entre deux chaises, la plupart des impositions relevant du droit public, mais celles frappant le patrimoine, concept de droit privé, relevant de ce dernier droit. Ainsi, si le Conseil d'Etat est le juge suprême en matière de TVA ou d'impôt sur le revenu, c'est devant la cour de cassation que vous irez chipoter vos droits de succession ou votre impôt de Solidarité sur la fortune.

Dernier exemple de droit à cheval entre les deux mondes, le droit des étrangers, que votre serviteur pratique assidûment, la délivrance des titres de séjour relevant exclusivement de l'autorité administrative, de même que les mesures de reconduite à la frontière, tandis que la répression du séjour irrégulier et la privation de liberté qu'entraîne une mesure d'éloignement par la force nécessite le contrôle du juge judiciaire.

Mais là, je me dois de respecter la séparation de l'ordre des billets, et je risque d'empiéter sur le domaine du second. Je me dois donc d'arrêter avant le conflit[3].

La suite, lundi.

Notes

[1] Dans la constitution de la Ve république, ce pouvoir est ravalé au rang d'autorité, et le garant de son indépendance est le président de la République, cherchez l'erreur.

[2] Sous l'ancien régime, les juges achetaient leur charge et pouvaient la revendre à leur successeur, comme c'est encore le cas pour les notaires et les huissiers de justice et les commissaires priseur.

[3] Seul les juristes apprécieront le jeu de mot contenu dans cette phrase.

mercredi 12 juillet 2006

Prolongations sur un coup de tête

Où l'auteur tire profit d'un fait d'actualité pour revenir à son violon d'Ingres : la procédure pénale.

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mardi 13 juin 2006

Deuxième prix Busiris : le gagnant est... Pascal Clément

Bravo à Monsieur le Garde des Sceaux qui a bien mérité de la patrie et remporte le deuxième prix Busiris, pour les propos tenus ce dimanche sur l'antenne d'Europe 1.

Rappelons que ce prix récompense des propos qui remplissent trois conditions : être juridiquement faux, être contradictoires avec eux-même dans un laps de temps relativement bref, et de mauvaise foi, c'est à dire que le pseudo raisonnement juridique ne cherche qu'à masquer la contradiction manifeste des propos.

Ordoncques, notre Garde des Sceaux, invité de Jean-Pierre Elkabach, a d'abord été invité à dévoiler sa décision sur la saisine ou non du Conseil Supérieur de la Magistrature à l'encontre de l'ex-juge d'instruction de l'affaire d'Outreau (il est désormais substitut du procureur).

Voici les propos du Garde des Sceaux, retranscrits à la façon d'un juge d'instruction, c'est à dire nettoyé des scories, l'original peut être écouté sur cette page, émission du 11/06/06.

Après avoir longuement (très longuement) rappelé que le rapport remis par l'inspection générales des services judiciaires (les juges des juges comme il y a la police des polices) n'a pas caractérisé de faute à l'encontre de ce juge, mais a relevé les erreurs commises dans cette instruction, erreurs qui ne justifient pas selon ce service des poursuites disciplinaires, le garde des sceaux annonce qu'il saisit nonobstant le CSM, car :

Le droit disciplinaire des magistrats est un droit prétorien[1], et compte tenu de l'aspect hors norme de cette affaire, qui a bouleversé la France entière, une partie importante des Français ayant suivi les débats devant la commission parlementaire à la télévision, je considère que le CSM va peut-être faire évoluer sa jurisprudence, qui exige une faute volontaire pour justifier une sanction[2].

On peut approuver ou non ces propos, ils sont ce qu'ils sont. Fin de l'acte I.

Une page de publicité, et nous revoilà sur le plateau. Cette fois, c'est l'amnistie de Guy Drut qui est abordée.

Je rappelle que Guy Drut a été condamné à de la prison avec sursis et à une amende [3], il a exécuté sa peine en payant l'amende et donc on a effacé du bulletin n°1 cette condamnation. Nous avons pensé à l'intérêt de la France, car il s'agissait d'une double peine : cette condamnation restant inscrite au casier judiciaire, le CIO priait Monsieur Drut de se démettre de ses fonctions. Ca n'a pas été compris, mais les gens ont aussi compris qu'il avait été dispensé de peine, j'affirme que ça n'est pas vrai !

Question du journaliste : Mais le CIO étant empêtré dans des affaires de corruption, ne va-t-il pas prendre ses distances avec Guy Drut malgré tout ?

Réponse superbe du Garde des Sceaux :

Au moins, on aura fait le maximum.

Donc, résumons : d'un côté, nous avons une personne qui n'a pas commis de faute, mais on va la poursuivre quand même car l'opinion publique est choquée et elle ne comprendrait pas.

De l'autre, nous avons une personne qui a commis une faute, et nous allons effacer sa condamnation malgré le fait que cela choque l'opinion publique, car elle n'a rien compris.

Voici la contradiction.

L'effet de l'amnistie ne serait pas de la dispenser de peine, quelle horreur, mais, la peine ayant été exécutée, de l'effacer du bulletin n°1.

Voici l'erreur de droit. En fait il y en a plusieurs.

La dispense de peine est une condamnation prévue par le Code pénal (article 132-58). Elle se résume au prononcé de la culpabilité, le tribunal estimant que le prononcé d'une peine est inutile et inopportun. Elle n'est pas inscrite au bulletin n°2 (accessible à l'administration), mais l'est au bulletin n°1 (réservé à la justice, le plus complet), sauf si le tribunal le décide expressément. De plus cet effet de dispenser de l'exécution de la peine n'est pas l'effet de l'amnistie : c'est celui de la grâce présidentielle.

L'effet de l'amnistie est bien plus grave : elle efface la culpabilité, et donc la sanction. Monsieur D. est réputé ne jamais avoir été condamné, et c'est un délit que de le rappeler si on a connaissance de cette condamnation dans l'exercice de ses fonctions.

Certes, s'il a payé l'amende, il n'a pas droit à restitution, mais dire qu'il a de ce fait exécuté sa peine, c'est une erreur monumentale, car c'est oublier la peine de 15 mois de prison avec sursis, qui inclut un délai d'épreuve de cinq ans. Ce délai était loin d'avoir expiré (il avait de fait à peine commencé), la peine n'était donc pas exécutée, loin de là.

Et troisième erreur, dire que le fait d'être viré du CIO est une double peine est une aberration : le fait d'être démis de fonctions exigeant une certaine probité à la suite d'une condamnation est certes une sanction, mais elle n'est pas prononcée par le tribunal mais par le CIO, au même titre qu'un employeur licencie un employé ayant commis un délit dans l'exercice de ses fonctions. A suivre Monsieur Clément, il fallait choisir : ou punir Guy Drut, et le laisser au CIO, ou le virer du CIO mais ne pas le punir.

Enfin, la mauvaise foi : est-il besoin de rappeler que le magistrat-pas-fautif-mais-qu'il-faut-punir n'est pas député du même parti que le garde des sceaux, contrairement au fautif-mais-qu'il-ne-faut-pas-punir ?
Est-il besoin de rappeler, comme le faisait très justement Ceteris Paribus, que « Les membres du CIO [...] sont les représentants du CIO dans leurs pays respectifs et non les délégués de leur pays au sein du CIO, comme le stipule la Charte olympique : "Les membres du CIO représentent et soutiennent les intérêts du CIO et du Mouvement olympique dans leur pays et dans les organisations du Mouvement olympique au service desquelles ils se trouvent" (Charte olympique 2004, Règle 16.1.4, p. 28) et qu'invoquer l'intérêt de la France est saugrenu et une véritable insulte à l'Olympisme et reconnaissant cyniquement que l'un des membres du CIO commet une forfaiture en ne siégeant que pour protéger les intérêts de son pays ?

Les trois conditions sont remplies, et avec brio, et ce prix lui échoit donc sans contestation possible.

Monsieur ministre, Monsieur le Garde des Sceaux, Cher Confrère, encore bravo.

Notes

[1] c'est à dire résultant de la jurisprudence cumulée du CSM.

[2] et non de simples erreurs, eussent-elles eu des conséquences catastrophiques

[3] Ce faisant, mentionnant l'existence d'une condamnation dont il a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctionns, le Garde des Sceaux encourt une amende de 5000 euros (article 15 de ladite loi d'amnistie), j'encourage l'opposition à saisir la Cour de Justice de la République.

vendredi 10 février 2006

Détention provisoire et innocence

Décidément, vu l'inspiration qui frappé les blogueurs aujourd'hui, je pense que je ne vais pas écrire de billet mais me contenter de ceux des autres, ce qui mettra en joie le rédac'chef de Netizen à qui j'ai imprudemment promis, après qu'il m'ait ennivré au Veuve Clicquot, un article pour le numéro 2 de son magazine.

Paxatagore a écrit lui aussi un billet remarquable par la démarche, à ma connaissance unique, de pédagogie et de transparence.

Il décrit schématiquement le raisonnement du juge d'instruction et du juge des libertés et de la détention pour décider du placement en détention provisoire, pour expliquer pourquoi des présumés innocents sont mis en détention tous les jours en France.

Il confirme ainsi ce que je soupçonnais depuis longtemps et qui relève du non-dit judiciaire le plus hypocrite : bien que le code de procédure pénale n'en fasse pas mention, la probabilité de la culpabilité est un critère déterminant.

Ce n'est pas choquant en soi, et ce n'est certainement pas un aveu de forfaiture. Mais le reconnaître honnêtement de la part des magistrats permettrait au débat sur la détention d'être plus pertinent, l'avocat soulevant les arguments qui intéressent le magistrat plutôt que de s'en tenir aux figures imposées par l'article 144 du Code de procédure pénale.

La démonstration est convainquante puisque malgré les doutes qui subsistent, je serais sans réserve pour la détention provisoire voire définitive au bagne dans le cas numéro 3.

Du propre aveu de l'auteur, le billet a été écrit à la volée, pardonnez les quelques fautes qui ont survécu à ce premier jet, elles ne devraient pas survivre à cette journée.

Un billet à signaler aux élèves avocat et à la commission d'enquête parlementaire qui a remplacé Derrick sur les grilles de la télévision publique.

Doute et détention provisoire

dimanche 18 avril 2004

Comment faites vous pour défendre des coupables ?

Combien de fois ai-je entendu cette question, et combien de fois l’entendrai-je encore ?

L’image de l’avocat pénaliste (comprendre : qui fait du droit criminel) tombe toujours dans la caricature, probablement véhiculée par la vision simplificatrice des nombreuses fictions inspirées par notre métier.

Cette caricature veut que l’avocat pénaliste soit défende un innocent accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, et de préférence arrive à lui tout seul à démontrer en un magnifique coup de théâtre que c’est l’épouse / la maîtresse / le majordome / le demi-frère caché et jaloux (rayez la mention inutile) le véritable coupable ; soit qu’il soit un être amoral qui, bien qu’il connaisse pertinemment la culpabilité de son client, qui est naturellement un salaud de la pire espèce, va l’aider à berner tout le monde et à s’en sortir en toute impunité.

Ces deux images sont archi-fausses.

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