Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Recherche

Votre recherche de un fait divers une loi a donné 152 résultats.

mardi 16 août 2022

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 4 : un poubelle espoir

Je vous l'avais dit, chers lecteurs et surtout chères lectrices, que je ne vous laisserais pas vous morfondre longtemps.

Ainsi, si un an a passé entre les deux audiences devant le tribunal correctionnel de Nanterre, un jour a passé sur ce blog. C'est à n'y rien comprendre, et cela vous met dans la parfaite disposition d'esprit pour cette audience.

N'étant pas témoin impartial de cette audience et n'ayant aucune prétention à l'être, je vais être, une fois n'est pas coutume, et deux fois non plus en prévision du billet sur l'audience d'appel, un peu personnel. Vous me le pardonnerez, ces billets ayant aussi l’objet d’être une thérapie, et si vous ne le pardonnez pas, alors vous faites partie de la catégorie des gens dont l’avis ne m’importe pas, et ça n’a aucune importance.

La première chose qui me revient en pensant à ce procès, c'est la présence dans le public de personnes qui me sont chères venues me soutenir, et d'autres aussi, à qui je n'avais rien demandé, et qui avaient estimé nécessaire d'être là pour me soutenir. Je ne sais plus si j'avais réussi à bafouiller ma gratitude de manière audible, mais je le répète ici avec le calme et le recul : merci à toutes et à tous, vous m'avez tellement fait plaisir. Merci, merci, merci. Même à toi, Y., qui a eu des ennuis par la suite hélas. Ce jour-là, tu fus un vrai confrère, je ne l’oublie pas.

C'est très étrange de se retrouver debout à la barre, en simple costume-cravate dans un prétoire que l'on connait fort bien. On se sent tout nu. Cela fait bizarre de s’entendre appeler par ses nom et prénom, et d'avancer jusqu'à la barre, aux côtés des autres prévenus — bon, de la seule autre prévenue à avoir fait le déplacement, la formidable et brillante Julie Brafman, après de qui je ne m'excuserai jamais assez de lui avoir imposée d'écouter, dans un silence religieux, le rappel de mes propos contenant beaucoup trop d'informations non sollicitées sur mon caca. Car la loi exige qu’au début de chaque audience correctionnelle, le président rappelle au prévenu pourquoi il est là, et dans le cas de votre serviteur, cela supposait d’entendre un magistrat dire avec tout la solennité possible que j’était prévenu d’avoir injurié l’association Institut pour la Justice en disant que je refusais obstinément de me torcher avec elle afin de ne pas salir mon caca. Julie, pardon, pardon, mille fois pardon, heureusement que nous avons trouvé depuis d'autres sujets de conversation.

Les avocats font les pire clients, tous les avocats le savent, et je ne pense pas avoir fait défaut à Maitre Mô sur ce point. Nous nous étions mis d'accord sur la stratégie de défense suivante : "Dis ce que tu veux, je m'en fous, je me débrouille". Ayant la plus grande confiance en Jean-Yves, je ne doute pas d’avoir, fût-ce involontairement, mis la barre très haut. Ce qui est redoutable, c'est notre trop grande aisance à la barre. Nous sommes dans un prétoire, dans la partie du prétoire qui est la notre, en bas, loin du perchoir du procureur, là où en l’occurrence j’avais déjà plaidé et ai replaidé depuis, et ai l’habitude d’y croiser le verbe. C’est d’ailleurs l’attitude que le tribunal attend d’un avocat : une liberté totale de parole, que seule doit brider la pertinence du propos.

Mais pas d’un prévenu. Et très vite, on oublie qu'on est non pas le conseil du prévenu, mais… le prévenu. Avec l’absurdité de l'accusation, et le mépris, tout légitime qu'il soit, dans lequel on tient la personne morale qui nous poursuit, je ne pense pas avoir été un client facile, mais figurez-vous que Jean-Yves m'avait menti. Il ne s'est pas débrouillé, il a été brillant, ce qui lui était consubstantiel.

Peu lui a importé que le conseil de cette piteuse association lui ait remis ses conclusions, même pas en début d'audience, comme font les mauvais avocats, mais pire encore, en cours d'audience. Les chiens ne font pas des chats.

À ce sujet, puisque je ne cache rien ou presque, l’IPJ ne s’est pas contenté de demander des dommages-intérêts symboliques, le montant total de ses demandes s’élevait à 150.000 euros. Oui, cent cinquante mille. L’IPJ jouait les vierges effarouchées par un vilain mot, mais était bien là pour se venger de mon billet ayant ruiné leur opération de fake news avant l’heure, et visait ma mort économique. Ce n’était pas un jeu pour cette association, et par conséquence, ça ne l’était pas pour moi non plus. L’extrême droite ne plaisante jamais.

Peu a importé à Maître Mô, à Jean-Yves, je ne sais même pas comment l'appeler, que son client préférât avoir les rieurs que les juges de son côté. Il m'a donné une leçon du métier d'avocat, et aujourd’hui je peux dire que je sais ce que ça fait que d'être défendu par maître Mô. Sur le coup, j'ai pensé qu'il ne pourrait rien m'arriver de mieux dans un prétoire, mais heureusement, grâce au tribunal correctionnel de Nanterre, j'ai pu être détrompé deux ans plus tard (Teaser).

J'aurais du mal à faire un récit détaillé de cette audience. Je ne pouvais prendre de notes, ça se serait vu. Je me souviens de bribes.

Puisqu’il y avait exceptio veritatis, il y eut d’abord bataille d’expert. Las, Zythom, qui était bien là en juillet 2014, avait un empêchement professionnel et n’a pu venir soutenir son rapport, mais il fut déposé à la procédure et accessible au tribunal. Qui, on le verra, ne l’a probablement pas lu.

Le rapport de Zythom établissait que tout ce que demandait la page de signature de la pétition en cause était que divers champs remplissent les conditions suivantes : le champ « nom » ne doit pas être vide ; le champ « prénom » ne doit pas être vide ; le champ « e-mail » ne doit pas être vide, et correspondre à une syntaxe d’e-mail valide, c’est-à-dire commençant par au moins un caractère pris parmi les 26 lettres de l'alphabet en majuscules ou minuscules, les dix chiffres, l’underscore ou le tiret, suivi par le caractère « @ », et suivi par un nom de domaine composé d’au moins un caractère alphanumérique, un point, et deux ou trois cratères alphanumériques, sans vérification de l’existence réelle dudit nom de domaine ; le champ « code postal » ne doit pas être vide (mais il n’a pas à correspondre à un vrai code postal et pouvait être rempli avec des lettres, et un seul caractère suffisait) ; l’adresse e-mail saisie ne doit pas déjà être présente dans la base. Aucune vérification n’était faite, pas même par l’envoi d’un e-mail de validation. Ainsi, le facétieux Maître Mô avait signé la pétition au nom de Napoléon Bonaparte, avec une adresse e-mail fantaisiste, et la signature avait été acceptée sans barguigner et aussitôt enregistrée, alors que nous avions des preuves irréfutables que l’Empereur ne pouvait avoir signé ladite pétition.

Je précise que le fichier des signataires ne nous a jamais été accessible (ce n’était pas l’objet de notre demande par ordonnance sur requête) ni communiqué. Encore une fois, ‘’trust me, bro.’’ L’analyse des logs avait confirmé que la courbe droite que j’avais publiée, et qui montrait une rythme de signature absolument stable sur une période de 20 minutes (soit 4500 signatures) était exacte, mais que sur 24 heures, la courbe montrait un aplanissement entre 00h00 et 07h00, avant de reprendre à un rythme élevé et soutenu le reste de la journée. Bref, concluait le rapport, ce compteur n’était pas fiable et il était abusif de présenter comme autant d’êtres humains signataires le nombre de formulaires remplis sans la moindre vérification. Ce qu’on pourrait résumer, pour que ça tienne en un tweet, d’à l’époque 140 caractères maximum, par « compteur bidon ».

Je me souviens aussi que l'avocat de la partie civile a expressément insinué à la barre que j'étais si ça se trouve, peut-être, en train de tweeter en direct depuis le banc des prévenus. Bien sûr, je n'en faisais rien. Bien sûr, il était en embuscade. Bien sûr, il était déçu que je n’en fisse rien. Bien sûr, le tribunal n’a pas pu vérifier ce qu’il en était. Mais j’ai eu droit à un regard soupçonneux de la présidente.

Je me souviens de Xavier Bébin, délégué général de cette association, la représentant à l’audience, et son seul membre actif à l’époque, piètre juriste et piètre écrivain s’attribuant un titre pompeux de criminologue qui avait pour avantage de ne pas exister, partant de ne pas être réglementé et donc de ne pouvoir être usurpé, expliquant à la barre que mon billet sur le blog l’avait laissé indifférent et n’avait pas eu d’incidence sensible sur le rythme des signatures (« Et pour cause ! » avait murmuré Jean-Yves de sa voix trop grave pour qu’on ne l’ait pas entendu jusque dans la salle d’à-côté), mais qu'il avait été frappé d'une quasi dépression dont il ne se remettait que péniblement en lisant le tweet où j'expliquais en quoi sa postérité littéraire et mon postérieur n’étaient jamais destinés à se rencontrer. Son numéro d’homme meurtri a sans doute été le moment le plus involontairement amusant de ce procès. Personne n’y a cru, et c’était gênant par moment.

Et enfin la plaidoirie de Jean-Yves, de celles qui vous font redresser la tête par gros temps, qui, méthodiquement, juridiquement, expliquait pourquoi, j'assume le jeu de mot, la plainte de l'IPJ était de la merde, et notamment que les propos qui m'étaient prêtés n'avaient JAMAIS été tenus tels qu'ils étaient présentés dans la plainte, ce qui en soi aurait dû garantir ma relaxe en vertu du droit de la presse. Son moment de bravoure a été de me présenter comme le prévenu de Schrödinger, l'IPJ disant que mes propos litigieux n'avaient eu aucun effet sensible sur le succès de leur pétition ("Même pas mal !") et en même temps leur avait causé un préjudice qui ne pouvait être réparé qu'à hauteur de 150.000 euros, avions-nous appris en cours d'audience ("On a trop mal on va mourir Eolas m'a tuer"). Et enfin, et surtout, en tout état de cause, ce qui ne pouvait échapper à un juriste tel que lui et fin connaisseur du droit de la presse, quand bien même toutes les objections préalables eussent été balayées comme infondées, il en restait une invincible : la liberté d'expression me protégeait, du fait que c'était un débat public sur un thème d'intérêt général puisque nous parlions d'un débat sur l'autorité judiciaire dans un contexte de campagne présidentielle. Les juristes de mes lecteurs l’auront reconnu : c’est l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme, le totem d’immunité de la Raison face aux factieux qui veulent l’étouffer.

Plutôt rasséréné, je quittais le prétoire après avoir entendu que le jugement serait rendu le 6 octobre 2015. Anecdote qui a son importance pour la suite, en sortant du prétoire, Jean-Yves et moi croisâmes Éric Morain, venu ce jour là à Nanterre botter comme de coutume le postérieur d’un fâcheux. Je le connaissais déjà, d’un temps où Maître Eolas n’existait point encore. Je le présentai à Jean-Yves, ils se connaissaient de réputation, et Éric me déclara qu’il aurait bien aimé que je l’appelasse sur ce dossier, qui lui paraissait aussi intéressant qu’amusant, ce qui chez lui sont deux puissants moteurs de motivation. Nous nous séparâmes moi lui promettant, un peu en plaisantant, que s’il y avait appel, alors je le ferais monter sur ce dossier, comme on dit chez les avocats. Éric prit ma plaisanterie au sérieux, et nous quitta nanti en son for d’une promesse. Je la tins, à mon corps défendant. Bien sûr il y eut coupettes. Bien sûr, il y eut des rires.

Et puis il y eut le jugement. Et ce fut la douche froide.

Et ce sera l’objet du prochain billet.

mercredi 25 septembre 2019

La condamnation de Sandra Muller dans l'affaire #BalanceTonPorc

— Ah, cher maître, comme je suis bien aise de vous retrouver en ces lieux.

— Ma chère lectrice ! Je ne puis en croire mes yeux tellement est grande ma joie de vous revoir. J'ai craint que votre serviteur ayant laissé les lieux en jachère, vous ne l'ayez abandonné à votre tour, jetant à jamais sur ce blog d'un voile d'obscurité qui l'eût enlaidi.

— Cher maître, rassurez-vous, je suis fort bien en ces lieux, et ce n'est pas parce que vous fûtes resté un temps coincé dans les toilettes que l'envie de partir me fût venue.

— J'implore votre pardon pour ce retard. Je n'arrivais pas à ouvrir la porte : un institut bloquait le passage.

— Mais on ne peut faire entrer un institut dans des toilettes, maître !

— Je le sais mais il m'a fallu aller jusqu'en cassation pour le faire admettre. Mais n'anticipons pas. Je vous retrouve comme je vous ai laissée : l'œil brillant de colère et la poitrine soulevée d'indignation. Dites-moi tout : d'où vient votre courroux ?

— De chez vous, comme toujours, enfin de la justice, dont vous êtes l'auxiliaire. Elle a ce jour rendu un jugement condamnant lourdement Sandra Muller, pour diffamation, à cause d'un tweet.

— Je sais ce que ça fait, je compatis. Et quel tweet !

— LE tweet, maître, celui qui a lancé en France le hashtag équivalent à l'anglophone #MeToo, à savoir #BalanceTonPorc. Sur Twitter, les réactions à la nouvelle ont été, qu'elles soient approbatives ou désapprobatrices, plutôt modérées et équilibrées. Je plaisante, bien sûr.

— Je suis ravi de voir que votre ire ne vous fait point départir de votre humour.

— Bien que je doute que vos explications parviendront à faire passer cette décision pour acceptable à mes yeux, j'aimerais néanmoins les avoir, pour être certaine de mon opinion, ou le cas échéant en changer.

— Vous fîtes bien. Celles et ceux que les faits intéressent et aiment en prendre connaissance pour se faire leur opinion avant de prendre position publiquement trouveront toujours un havre ici. Voyons ensemble ce que dit réellement cette décision.

— Je vous ois. Vous connaissant, j'ai pris la liberté de vous préparer du thé.

— Un gyokuro Hiki, en hommage au Japon qui accueille la coupe du monde de rugby : vous êtes parfaite. Première précision importante pour notre affaire, il s'agit d'un jugement de la 17e chambre civile. C'est donc un jugement civil, et non pénal. La 17e chambre, spécialisée dans les affaires de presse, a en effet deux sections, une correctionnelle, qui juge les poursuites pénales pour injure et diffamation, et une chambre civile, qui ne juge que des poursuites civiles selon les règles du code de procédure civile.

— Et comment une affaire va-t-elle devant l'une plutôt que l'autre ?

— C'est le choix du plaignant. Ce choix est fait au moment où il lance la procédure, et est en principe irrévocable. Ici, Éric B., visé par le propos en cause, a choisi d'assigner au civil plutôt que de citer au pénal. Les raisons de l'un ou l'autre choix sont subtiles, et relèvent aussi bien de considérations de pur droit que d'opportunité stratégique. Je serais incapables de les donner avec certitude. Je pense que ce qui a pu être un des critères déterminants est la discrétion de la procédure : la procédure civile de droit commun s'appliquant, la représentation par avocat est obligatoire et la procédure est écrite. Cela évitait une audience pénale publique, où les parties et la presse sont présentes, et qui bénéficie d'une large publicité, ce qui peut être désastreux en cas d'échec, demandez à Denis Baupin.

— J'aime autant éviter. Quelle est la conséquence pour Sandra Muller que cette procédure soit civile ?

— Deux avantages : d'une part, elle n'est pas condamnée pénalement et ne peut plus l'être. Quoi qu'il arrive, elle n'aura pas de casier judiciaire. D'autre part, la procédure civile respecte, elle, l'égalité des armes : la défense peut demander au même titre que le demandeur que son adversaire soit condamné à prendre en charge tout ou partie de ses frais d'avocat ; au pénal, c'est impossible.

— Le jeu de dupe dont vous parlez sans cesse ?

— Disons que je constate qu'au pénal, on ne me parle d'égalité des armes que pour donner au procureur le droit d'appel en matière criminelle, ou pour revendiquer pour la victime le droit de faire appel de l'action publique. Quand je demande que le prévenu ou l'accusé bénéficie d'un droit ouvert aux autres parties au procès, on me répond "équilibre de la procédure."

— Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos porcs. Quelle était l'argumentation du demandeur ?

— Eric B. poursuivait en réalité deux personnes : Sandra Muller d'une part, et la société ABSM, éditrice de la Lettre Audio, puisque c'est sur le compte Twitter de cette société que le propos funeste a été publié. Il estimait que Sandra Muller a agi en tant que représentante de la société ABSM.

— Et quel était le propos litigieux ?

— Deux tweets enchaînés le 13 octobre 2017, en réaction à l'affaire Weinstein qui venait d'éclater à la suite de la publication d'un article du New York Times. Le premier disait :

#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends

Quatre heures plus tard, elle publiait ce second tweet (les noms propres ont été supprimés par mes soins, eu égard à la décision rendue) :

“Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.” Eric B. ex patron de E. #balancetonporc

C'est ce deuxième tweet, mais lu à la lumière du premier, qui était poursuivi comme diffamatoire. Éric B. a estimé que ce tweet lui imputait la commission du délit de harcèlement sexuel au travail, délit distinct du harcèlement sexuel de droit commun. Or imputer un délit est une diffamation, ce point ne fait plus discussion depuis longtemps.

— Et la défenderesse ?

— Les défenderesses, chère lectrice, puisqu'il y en avait deux : la journaliste et sa société. Elles ont déployé tout l'éventail classique des moyens de défense en la matière, sauf un, qui sera peut-être leur salut en appel. Mes lecteurs habitués connaissent un peu le droit de la diffamation, et se souviendront que le premier moyen de défense est l'exception de vérité : si la personne poursuivie pour diffamation prouve la vérité du fait, elle est immune et impune.

— Mais diffamer n'est donc pas imputer un fait mensonger ?

— Pas du tout, et les personnes qui poursuivent en diffamation, ou surtout font savoir à sors et à cris qu'elles vont poursuivre en diffamation quitte à ce qu'il y ait trop loin de la coupe aux lèvres, le savent et en jouent. Non, la diffamation n'est pas la calomnie. On peut diffamer en disant la vérité, car diffamer est imputer un fait contraire à l'honneur et à la considération. Peu importe qu'il fût vrai. Ainsi, si je dis que Raoul Vilain a tué Jaurès, je le diffame : je le traite de meurtrier. Et pourtant c'est vrai, nonobstant son acquittement par les assises, puisqu'il revendiquait ce geste.

— Et l'exception de vérité ?

— Il fallait tout de même protéger la presse. Ainsi, si la presse publie un article imputant des faits diffamatoires, comme par exemple la révélation qu'un maire de la région parisienne frauderait le fisc (je sais, l'hypothèse est absurde), il ne faudrait point que ledit maire pût obtenir une condamnation pour diffamation. Mais la preuve de la vérité est enserré dans des conditions de forme rigoureuses : la principale étant qu'elle doit être produite dans les dix jours de l'assignation.

— Pourquoi un délai si bref ?

— L'idée de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était qu'un journal qui publie l'imputation de tels faits se doit d'avoir les preuves sous le coude. S'il doit faire une enquête a posteriori pour réunir les preuves de ce qu'il a publié, c'est qu'il a été téméraire dans ses accusations, et c'est ce que l'on souhaitait sanctionner. De plus, l'idée du législateur était que le procès se tînt promptement pour que le jugement sanctionne la publication alors qu'elle est encore fraîche dans la tête du lecteur. Cet objectif a été oublié depuis longtemps en tout cas à Paris, la 17e chambre étant totalement engorgée (mais à Créteil ou Fontainebleau, on obtient des jugements dans des délais beaucoup plus conformes à l'esprit de la loi).

— Et qu'arguait-elle au titre de la preuve de la vérité des faits ?

— Que les propos en question ont bien été tenus, parce qu'Éric B. a reconnu les avoir tenus et a présenté ses excuses ; que Sandra Muller en parlant de harcèlement ne faisait pas allusion au délit de harcèlement sexuel au travail, faute de lien de subordination entre elle et Éric B., et que le mot harcèlement était utilisé dans son acception courante et non juridique.

— Et que répliquait le demandeur ?

— Que la preuve des propos qu'il avait tenus n'était pas rapportée, et qu'aucun délit de harcèlement n'était prouvé que ce fût le délit spécial de harcèlement sexuel au travail, ou le délit de droit commun de harcèlement sexuel, qui suppose la répétition du comportement, or le propos qui lui est imputé n'avait été ténu qu'une seule fois.

— Et qu'en dit le tribunal ?

— A titre liminaire, je n'ose dire préliminaire, il rappelle le contexte : le 5 octobre 2017, le New York Times publie son enquête sur l'affaire Weinstein. Le 12, le Parisien publie le premier article sur cette affaire. Le 13, Sandra Muller publie les deux tweets ci-dessus. Puis le tribunal donne son interprétation du tweet.

Au vu de ces éléments et dans ce contexte très particulier, le premier tweet de Sandra MULLER fait référence à Harvey WEINSTEIN et à l’affaire en cours en employant le mot “porc” et en commençant par “toi aussi”. Il invite d’autres femmes que celles qui ont déjà témoigné à ce sujet à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au travail. Le second tweet, en reprenant le #balancetonporc, renvoie nécessairement au premier, publié de surcroît quelques heures auparavant.

Dans le contexte spécifique de l’affaire WEINSTEIN, et compte tenu de l’emploi des mots “toi aussi” et des termes très forts de “porc” et de “balance”, qui appellent à une dénonciation, ainsi que des faits criminels et délictuels reprochés au magnat du cinéma, le tweet de Sandra MULLER ne peut être compris, contrairement à ce que soutient la défense, comme évoquant un harcèlement au sens commun et non juridique.

Dans la mesure où Sandra MULLER n’écrit pas qu’Eric B. était son supérieur hiérarchique, que le terme “au boulot”, dans une société où le travail indépendant est devenu très développé, n’implique pas nécessairement d’être salarié et où il est notoire que Sandra MULLER est une journaliste indépendante, l’imputation pour ce tweet n’est pas celle d’un harcèlement sexuel au travail au sens de l’article L. 1153-1 du code du travail.

Le tweet litigieux impute à Eric B. d’avoir harcelé sexuellement Sandra MULLER. Il s’agit d’un fait précis, susceptible d’un débat contradictoire sur la preuve de sa vérité, et réprimé par l’article 222-33 du code pénal, qui, dans sa version en vigueur au moment du tweet, réprime :

- le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante,

- le fait, même non répété, assimilé au harcèlement sexuel, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers.

Ensuite, le tribunal rappelle les conditions d'efficacité de la preuve de vérité :

Pour produire l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits diffamatoires doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire.

L’offre de preuve ne comporte aucun jugement pénal définitif condamnant Eric B. pour harcèlement sexuel envers Sandra MULLER. Par conséquent, elle n’est pas parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire et la demanderesse échoue dans son offre de preuve.

— En somme, le tribunal n'eût accepté l'offre de preuve que si Éric B. avait été condamné pour harcèlement sexuel antérieurement au tweet litigieux. En somme, le message est "poursuivez ou taisez-vous" ?

— L'interprétation stricte du terme "harcèlement" par le tribunal entraine une interprétation stricte de l'exception de vérité. À suivre le tribunal, les femmes qui voudraient dénoncer un comportement inapproprié d'un homme à leur encontre devront veiller à ne pas utiliser de terme pouvant avoir une connotation juridique.

— Je sens que Sandra Muller aura déjà bien des choses à dire en appel. Soulevait-elle un autre moyen de défense ?

— Bien sûr. Le deuxième moyen classique : la bonne foi. Qui en matière de presse, n'est jamais présumée, même au pénal.

— Qu'est-ce que la bonne foi, en la matière ?

— Sans débat sur la véracité ou non des faits, la personne poursuivie est immune si elle établit quatre éléments cumulatifs : qu'elle a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’elle s’est conformée à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête, ainsi que de prudence dans l’expression, étant précisé que la bonne foi ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion des propos. Le tribunal ajoute un paragraphe supplémentaire :

Ces critères s'apprécient également à la lumière des notions "d'intérêt général" s'attachant au sujet de l'information, susceptible de légitimer les propos au regard de la proportionnalité et de la nécessité que doit revêtir toute restriction à la liberté d'expression en application de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de "base factuelle" suffisante à établir la bonne foi de leur auteur, supposant que l'auteur des propos incriminés détienne au moment de les proférer des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations et pour engager l'honneur ou la réputation d'autrui et que les propos n’aient pas dégénéré en des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression, la prudence dans l'expression étant estimée à l'aune de la consistance de cette base factuelle et de l'intensité de l'intérêt général.

— Houla, c'est un peu obscur.

— Oui, j'ai connu la 17e plus claire. D'autant que cette irruption de l'article 10 de la CEDH dans la bonne foi, alors qu’elle constitue un moyen totalement distinct dans ses conditions me surprend quelque peu. Pour résumer, le tribunal indique qu'il va examiner si Sandra Muller pouvait croire en la vérité des propos au vu des éléments dont elle disposait et que ses propos n'ont pas dégénéré en attaque personnelle.

— Mais le demandeur avait reconnu les faits !

— Il avait reconnu avoir tenu des propos déplacés, on y reviendra : mais le tribunal a estimé que le tweet n'imputait pas à Éric B. d'avoir tenu les propos en cause mais lui imputait de s'être rendu coupable d'un délit de harcèlement, et surtout les excuses d'Éric B. sont postérieures à la publication, alors que la bonne foi s'apprécie au moment de la publication et non sur des éléments postérieurs à icelle.

— Mais cela change tout pour la défenderesse !

— C'est peu de le dire. Voici ce que dit le tribunal :

S’agissant du premier critère de la bonne foi, en pleine affaire Weinstein, médiatisée internationalement et ayant permis la libération de la parole de femmes victimes, et dans une société française où les femmes ont eu le droit de vote en 1944, les maris ont cessé d’être appelés “chefs de famille” dans le code civil en 1970, l’égalité salariale entre hommes et femmes n’est pas atteinte, le viol conjugal a été reconnu par la jurisprudence à partir de 1990 et plusieurs plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes ont été adoptés, la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue à l’évidence un sujet d’intérêt général.

— Ça commence bien, même si on se demande ce que vient faire ce rappel historique abrégé du retard de la France en matière d'égalité homme/femme.

— Ça continue plutôt bien.

S’agissant du critère de l’animosité personnelle, si le demandeur verse des éléments ayant trait à la déception voire à la colère de Sandra MULLER en raison du refus d’Eric B. de s’abonner à sa lettre entre 2004 et 2008, puis en 2012, ces pièces ne démontrent pas une animosité personnelle au sens du droit de la presse, qui s’entend d'un mobile dissimulé ou de considérations extérieures au sujet traité, ces attestations évoquant des faits anciens et sans commune mesure avec l’imputation diffamatoire.

— Pas d'animosité personnelle donc. Où le bât va-t-il blesser ?

— Sur le sérieux de l'enquête, ou ici le sérieux de la base factuelle, et la prudence dans les propos.

S’agissant des critères de base factuelle et de prudence dans les propos, alors même que, vivement interpellée par tweet, Sandra MULLER répondait avoir la preuve irréfutable de ce qu’elle affirmait, force est de relever que :

- le message du 12 juillet 2016 dans lequel elle indique les propos que lui aurait tenus Eric B. (”j’adore les femmes a gros seins viens avec moi Je vais te faire jouir toute la nuit”) ne comprend pas les mêmes propos que ceux qu’elle lui prête dans le tweet litigieux,

— Le tribunal chipote, là, non ?

— Il n'a pas fini de chipoter :

- si elle écrit dans un message du même jour à Eric B. “Qui est allé trop loin en me harcelant tellement en me manquant tellement de respect que j’ai du appeler le dir com de Orange pour Faire Bouclier ?”, Eric B. répond à ce message “ C’est marrant. Tu ne changes pas. Toujours aussi énervée et rancunière. Au fond, tu ne m’a jamais pardonné de ne pas m’être abonné et tu es prête à écrire n’importe quoi !”, contestant ainsi le harcèlement allégué,

— Le tribunal voit dans cette réponse une contestation des faits ?

— Oui. Ça ne m'est pas aussi manifeste qu'au tribunal.

— Mais la reconnaissance des faits par Éric B. ?

— Nous y arrivons.

- Eric B., dans une tribune au Monde, a reconnu avoir, lors d’un cocktail dans une soirée, tenu des propos à Sandra Muller qu’il a qualifiés de “déplacés” et a affirmé regretter (pièce 24 en défense),

- il a précisé lors d’une interview sur Europe 1 (pièce 25 en défense) avoir dit à la journaliste “lors d’une soirée arrosée” : “t’as de gros seins, tu es mon type de femme” une fois, avoir “été lourd”, avoir “mal agi” puis après que Sandra Muller lui aurait dit “stop”, avoir ajouté “sur un ton ironique : “Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit” et avoir présenté des excuses le lendemain,

- aucune des attestations produites en défense n’évoque la tenue par Eric B. des propos rapportés par Sandra Muller ou de propos proches de ceux-ci ni d’un quelconque harcèlement à son encontre.

Le tribunal en déduit que :

Alors même que l’emploi du terme harcèlement évoque une répétition ou une pression grave, les pièces produites en défense n’établissent aucune répétition des propos qu’Eric B. lui aurait tenus - ni même d’ailleurs qu’il lui ait précisément tenus les propos allégués - ou d’une quelconque attitude susceptible d’être qualifiée de harcèlement envers Sandra Muller, au sens de l’article 222-33 du Code pénal.

Aussi, quel qu’ait pu être le ressenti subjectif de Sandra Muller à la suite de paroles d’Eric B., qui ont pu entrer en résonance avec une agression subie par la journaliste, la base factuelle dont elle disposait était insuffisante pour tenir les propos litigieux accusant publiquement le demandeur d’un fait aussi grave que celui du délit de harcèlement sexuel et elle a manqué de prudence dans son tweet, notamment en employant des termes virulents tels que “porc” pour qualifier le demandeur, l’assimilant dans ce contexte à Harvey Weinstein, et “balance”, indiquant qu’il doit être dénoncé et en le nommant, précisant même ses anciennes fonctions, l’exposant ainsi à la réprobation sociale ; elle a dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle.

Le sort de Sandra Muller est dès lors scellé, il ne reste plus qu'à chiffrer ses condamnations.

Compte tenu de l’ensemble des éléments de la cause, du retentissement exceptionnel mondial qu’ont eu ces deux tweets, Eric B. étant devenu connu comme le “premier porc” du mouvement international “balance ton porc”, des justificatifs relatifs à l’état psychologique d’Eric B., en “état dépressif majeur” depuis avril 2018, sous antidépresseurs, anxiolytiques et bénéficiant d’un suivi régulier et à l’isolement social subi à la suite de ces faits, ainsi que du préjudice de réputation établi notamment par la pièce 19, il convient de condamner in solidum - dans la mesure où il s’agit d’une instance civile et où la solidarité ne se présume pas- les défenderesses à lui verser la somme de 15.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, incluant le préjudice de réputation.

En outre s'y ajoutent deux réparations dites en nature : l'obligation de supprimer ledit tweet, et de publier sur le compte Twitter de la lettre Audio ainsi que dans deux journaux le communiqué suivant : Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de grande instance de PARIS (chambre civile de la presse) a condamné Sandra MULLER pour avoir diffamé publiquement Eric BRION, en diffusant sur ce site le 13 octobre 2017 un tweet sous le #balancetonporc, le mettant en cause. (Je laisse le nom puisqu'il figure en toutes lettres dans le communiqué édicté par le tribunal, par respect pour la décision).

Pour le plaisir, je ne résiste pas à reproduire ci-dessous les exigences précises du tribunal, ce qui fera sourire les utilisateurs de Twitter et suffira à lui seul à justifier l'appel annoncé de ce jugement :

Dit que ce communiqué, placé sous le titre “PUBLICATION JUDICIAIRE”, devra figurer en dehors de toute publicité, être rédigé en caractères gras de taille 12, en police “Times New Roman”, être accessible dans le délai de quinze jours à partir de la date à laquelle le présent jugement sera devenu définitif, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, et de manière continue pendant une durée de deux semaines, soit directement en intégralité sur le premier écran de la page d’accueil du compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio, soit par l’intermédiaire, depuis ce premier écran, d’un lien hypertexte portant la mention “PUBLICATION JUDICIAIRE” en caractères gras, noirs et d’un centimètre, sur fond blanc,"

Si quelqu'un sait comment faire apparaître sur la page d'accueil d'un compte Twitter une mention en Times New Roman grasse de taille de police 12, ou d'un lien hypertexte mesurant 1 cm de hauteur même sur les écrans de smartphone, je suis preneur.

S'y ajoutent 5000 euros de frais de procédure divers, dont le coût du constat d'huissier, et naturellement les honoraires de l'avocat, qui ne sont à mon avis que partiellement couverts.

— Je suffoque de rage. Sandra Muller a dénoncé quelqu'un qui a reconnu avoir eu un comportement inapproprié, et même franchement grossier à son égard, et elle doit lui payer 20.000 euros ! Ne me dites pas que vous approuvez ce jugement ?

— Chère lectrice, ce jugement est critiquable, et il sera critiqué, par la seule voie que permet la loi : l'appel. Comme je vous l'ai dit, la défense aura du grain à moudre devant la cour, mais je me garderai de prédire sa victoire. Si cela vous rassure, elle a un avocat qui, quelle que soit la discourtoisie dont il a cru devoir faire preuve à l'égard de votre serviteur, demeure incontestablement un excellent avocat, et même un des meilleurs de France. Le tribunal a eu la sagesse de ne pas assortir sa décision de l'exécution provisoire, donc l'appel en suspendra tous les effets. Néanmoins, le tribunal soulève dans sa décision des points non dénués de toute pertinence. Sandra Muller a été victime de quelque chose que je connais bien et que je me garderai de lui reprocher : la précipitation sur Twitter. De celle qui vous fait écrire "institut" au lieu de "pacte", ou employer des mots maladroits, comme le verbe "balancer" et le mot "porc" (ou le mot caca, soit dit en passant). À titre personnel, je comprends l'argument disant que l'important n'est ni le verbe ni le nom mais le comportement dénoncé. Pour tout dire, j'y adhère, pour ce que ça vaut. Le problème avec l'emploi de mots violents pour dénoncer un comportement violent tellement entré dans les mœurs qu'on ne le remarque plus quand on n'est pas celle qui le reçoit, c'est qu'il offre un boulevard aux personnes se demandant si elle n'ont pas un jour été elles-mêmes un porc balançable pour détourner le sujet en surjouant l'indignation sur le vocabulaire employé pour dénoncer le comportement. Et on y a eu droit dans les mois qui ont suivi, à l'indignation vertueuse des exégètes du mot balancer, avec points Godwin à la clé.

Il demeure, est j'espère ne pas subir votre ire de ce chef, que dans ce genre de circonstances, il peut aisément se produire un phénomène de bouc émissaire, où, dès qu'une personne sera pointée du doigt, elle se prendra une avalanche d'opprobre et d'attaques qui en sont pas sans rappeler par leur disproportion les Animaux malades de la peste de La Fontaine. Éric B., cela semble acquis, s'est comporté avec Sandra Muller comme un gougnafier fini lors d'une soirée professionnelle où l'on se doute qu'il n'a pas carburé qu'à l'eau de Vittel. Sandra Muller ne prétend jamais, à aucun moment qu'il serait allé au-delà des paroles, jusqu'à un acte physique transgressant la loi pénale (ce en quoi je diffère avec l'analyse du tribunal qui voit dans les propos l'imputation du délit de harcèlement sexuel). Or Éric B. semble avoir subi en répercussion une mise au ban comme s'il avait commis des faits similaires à ceux imputés à Harvey Weinstein, par un déshonneur par association, alors que les faits sont sans commune mesure, on doit cette vérité aux victimes du producteur américain. Cela semble avoir préoccupé le tribunal, qui a choisi la voie de la sévérité pour dissuader les dérives.

— Je ne suis pas convaincue mais je comprends votre position. Au fait vous disiez qu'un moyen n'avait semble-t-il pas été soulevé qui pourrait changer bien des choses en appel ?

— En effet. Il ressort du jugement, qui est le seul document dont je dispose, que si l'exception de vérité et la bonne foi ont bien été soulevés, un moyen autonome tiré de l'article 10 de la CEDH, lui, ne l'a pas été.

— Et que dit cet article ?

— C'est l'article de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) qui protège la liberté d'expression. Or la cour européenne a une vision très libérale (rappel : ce n'est pas un gros mot) de cette liberté, qui devient quasi absolue dès lors que l'on touche à un débat d'intérêt général. La cour exige que plus l'intérêt du propos est général, plus la liberté d'expression soit large, frôlant l'absolu en matière politique. C'est un moyen autonome dans le sens où il n'a pas à se conformer aux conditions restrictives du droit interne liées à l'exception de vérité ou de bonne foi. Si le débat est d'intérêt général, le propos doit être protégé, peu importe qu'il soit excessif dans son expression. Spoiler alert : je dois beaucoup à cet article.

Or ici, le tribunal ne semble pas avoir été saisi expressément d'un argument disant : vu l'intérêt général de la dénonciation du comportement inapproprié que les femmes subissent au quotidien dans leur milieu professionnel, la liberté d'expression protège le propos. Le tribunal enferme l'article 10 dans les conditions de la bonne foi. Je pense qu'un argument d'appel invoquant l'article 10 de la CEDH de manière autonome aura de bonnes chances de triompher. Cela dit avec toutes les réserves du commentateur qui n'a que la décision et pas le détail des écritures des parties.

— Maître, merci de ces lumières. J'attendrai donc le résultat de l'appel.

— Par pitié, n'attendez pas si longtemps pour revenir.

— Promis, maître, à une condition : que vous n'attendiez pas si longtemps pour publier un nouveau billet.

— Le coup est rude, chère lectrice, mais régulier. Vous avez ma promesse en retour.

lundi 26 août 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

lundi 14 janvier 2019

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 1. Le Compteur Fantôme.

L’affaire judiciaire m’ayant opposé à l’association ” Institut pour la Justice “, les guillemets sont importants car cette association n’est ni un institut ni pour la justice, cette affaire donc a donc connu un dénouement heureux après sept ans de procédure. Je suis au fil de ces sept années resté aussi coi qu’un de mes clients en garde à vue, laissant mes adversaires s’exprimer sur le sujet. À présent, pour citer le grand philosophe Jules Winnfield : « Allow me to retort. »

Ce récit des faits se veut, comme à l’accoutumée ici, factuel. Je citerai les décisions de justice qui ont été rendues, sinon in extenso du moins l’intégralité des passages pertinents. J’y ajouterai mon commentaire, car je suis ici chez moi, vous en ferez ce que vous voudrez (si vous manquez d’idées, vous trouverez au fil de ces billets quelques suggestions sur quoi en faire), l’essentiel étant qu’à la fin, vous saurez tout.


Cette saga aura lieu en cinq chapitres, qui couvriront l’affaire en ordre chronologique. Le premier, que vous tenez sur vos écrans en ce moment, rappellera le corpus delicti : pourquoi ai-je attiré l’ire de l’IPJ ? Ce rappel des faits est utile, vous verrez, car l’évolution de notre société en sept ans leur donne un aspect parfois prophétique. Le deuxième parlera de la phase à l’époque secrète : la plainte, l’enquête, l’instruction, et le premier faux départ avec une première audience avortée. Le troisième portera sur le jugement de Nanterre de 2015. Le quatrième, sur l’arrêt d’appel en 2017, et enfin le cinquième vous ramènera en douceur aujourd’hui avec les pourvois en cassation (car il y en a eu trois, vous verrez), et les conclusions qu’à titre personnel je tire de cette affaire. Ah ! vous vous plaigniez que mon blog végétait ? Vous allez avoir de la lecture, à satiété.

J’espère d’ailleurs que ce sera l’occasion de relancer l’activité régulière de ce blog, les réseaux sociaux commençant à me fatiguer. Je sais, je le dis depuis longtemps, mais la motivation et l’inspiration sont là, mes enfants ont grandi et leur Switch me laisse à présent du temps libre, en somme, les étoiles sont alignées favorablement hormis un petit problème d’hébergement que je vais résoudre promptement. Et si je devais faillir, n’hésitez pas à venir me chercher par la peau des fesses sur Twitter.

A propos de fesses, il est temps de commencer ce récit. Installez-vous confortablement, faites-vous une bonne tasse de thé (un Darjeeling First Flush sera parfait), et remontons le temps de conserve. En selles !

The year is 2011

Les plus perspicaces d’entre vous se souviendront que 2011 était l’année précédant 2012. Année d’élection présidentielle, le président en place, Nicolas Sarkozy, étant candidat à sa succession, et alors qu’il avait été élu sur une plate-forme politique modérée voire centriste (discours ouvert sur l’immigration, rappelant qu’il était Français de sang-mêlé, apaisé sur la laïcité, il avait même recruté quelques personnalités de gauche dans son premier gouvernement, sans compter un goût certain dans le choix de ses convives à déjeuner), il avait opéré un virage sécuritaire pour compenser des résultats économiques décevants. C’est d’ailleurs assez fascinant de voir comment à chaque fois que la droite prend un tel virage elle se prend une déculottée électorale et comment, malgré tout, elle commet régulièrement cette erreur avec la régularité d’un coucou suisse. Je pose ça là.

Bref, Nicolas Sarkozy était vulnérable, et cette position l’a poussé à une fuite en avant, sur les conseils peu avisés, pardon du pléonasme, de Patrick Buisson. C’est dans ce cadre que l’IPJ, association que je connaissais déjà bien avant, et qui sous un fard pesudo-scientifique promeut des thèses sécuritaires réactionnaires que rien, jamais, n’a étayé, a lancé une offensive médiatique à l’adresse des candidats, en les invitant à adhérer à leur “pacte 2012 pour la justice”, en faisant miroiter que le ou les candidats qui s’engageraient à l’intégrer dans leur programme auraient leur soutien.

Quand on est une association sans aucune reconnaissance scientifique dans le milieu universitaire, comment attirer l’attention ? Là, il faut reconnaître à l’IPJ d’avoir été en avance sur son temps : en diffusant sur Facebook un message appelant à l’émotion et à l’indignation, ne fournissant aucun fait mais se contentant d’une interprétation créative de la réalité, et se concluant par un appel à signer la pétition en faveur de leur pacte, à faire circuler ce message, et à faire un don (mais curieusement pas à en vérifier la véracité, mais bon on l’a dit : ce ne sont pas des universitaires).
Et comme de nombreuses personnes de bonne foi ont été touchées par ce message, qui reconnaissons-le était émouvant, mais malgré tout ressentaient à la fin comme un malaise face à cette absence d’explications concrètes, ces personnes se sont tournées vers votre serviteur, sachant que chez moi, on trouvait des réponses claires et étayées sur des faits, fût-ce au prix d’interminables billets et de phrases trop longues.

Le Pacte et la torche

C’est ainsi que fin octobre 2011, j’ai reçu de nombreuses demandes me demandant ce que je pensais de cette pétition. Dans un premier temps, dès que j’ai vu qui en était à l’origine, je me contentais d’une réponse lapidaire (ça me jouera des tours, comme vous allez le voir ; après ça on me reprochera de faire des phrases trop longues…) sur le peu de crédit à y accorder. Mais au fil des jours, les demandes devenaient de plus en plus nombreuses, et émanaient de gens vraiment désemparés qui voyaient leurs proches et amis relayer ce message sur un ton révolté, et se sentaient fort dépourvus pour pouvoir leur répondre en quoi cet appel était factuellement erroné. Ça vous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit : ce dossier, pour ancien qu’il soit, est furieusement moderne.
Et donc, à mon corps défendant, je suis allé voir de quoi il retournait exactement.
La pétition en faveur du Pacte 2012 pour la Justice reposait sur un témoignage, celui de Joël Censier. Il reposait sur une affaire dont je n’avais pas entendu parler, mais, ai-je découvert par la suite, était un fait divers d’une grande importance dans le sud-ouest, autour du Gers, où les faits avaient eu lieu. Joël Censier, policier à la retraite, était le père de Jérémy Censier, 19 ans, tué d’un coup de couteau lors d’une rixe nocturne où il était intervenu pour séparer les belligérants. Le père était inconsolable, et je le comprends, et avait découvert que parmi les belligérants, il y avait des gens du Voyage qu’il avait eu l’occasion d’interpeller par le passé. Pour lui, sa conviction était faite : ce n’était pas un accident mais une vengeance. Voilà pourquoi cette affaire avait intéressé la presse locale.

En août 2011, S. est mis en accusation devant les assises pour meurtre, les autres intervenants étant renvoyés pour des violences volontaires, la thèse de la vengeance ayant fait long feu au fil de l’instruction. Et en septembre 2011 un incident procédural se produisit : les aveux du du principal suspect, S., mineur au moment des faits, ont été annulés du fait de l’absence d’avocats en garde à vue, et l’intéressé, détenu depuis deux ans, a été remis en liberté par la Cour de cassation à la suite d’une nullité de procédure. Pour être exhaustif : l’avocat de S. avait demandé au président de la chambre de l’instruction de faire examiner l’affaire par la chambre de l’instruction conformément à l’article 221-3 du code de procédure pénale : le président de la chambre de l’instruction avait décidé de faire droit à cette demande, mais l’affaire n’avait pas été audiencée dans le délai légal de trois mois devant la chambre de l’instruction, entrainant une remise en liberté de droit. Il est à noter que l’arrêt est intervenu plus de deux ans après l’incarcération, et que de ce fait, le mineur a fait plus de deux ans de détention provisoire ce que théoriquement la loi interdit. Il aurait dû être libéré quoi qu’il arrive, mais du fait de cette nullité de procédure viciant sa détention, il a fait plus de détention qu’il n’aurait dû. Les mystères du droit.


Mais tout cela n’avait que peu d’importance pour Joël Censier, qui ne voyait qu’une chose, celui qui avait tué son fils était libre et ses aveux étant annulés, il pouvait craindre qu’il s’en tirât. Notons que par la suite, S. s’est présenté librement aux assises pour y être jugé, et a été condamné en février 2013 a 15 ans de réclusion criminelle (la cour a écarté l’excuse de minorité), deux autres des belligérants ont été condamnés pour violences (l’un a quatre ans, l’autre à trois ans dont un avec sursis), les trois autres mis en cause étant acquittés conformément aux réquisitions du parquet. Comme quoi la justice ne semble pas si dysfonctionner que cela, mais l’IPJ a moins fait de publicité sur cet aspect du dossier.

Toujours est-il que l’IPJ en a fait son porte-étendard, et avec quel succès. Car qui, franchement, oserait objecter quoi que ce soit à la douleur d’un père ayant perdu son enfant ? Eh bien devinez qui…
J’ai donc rédigé un long billet, intitulé Attention manip : le “pacte 2012” de “l’Institut pour la Justice”, où je démontais point par point le procédé sur la forme, et le message sur le fond (car même si toutes les mesures du Pacte avaient été en vigueur, cela n’aurait rien changé au déroulement de l’affaire Censier, figurez-vous). Je n’y reviendrai pas, il n’est que de lire le billet de 2011.
Comme d’habitude, un mensonge aura fait deux fois le tour du monde quand la vérité aura à peine mis son pantalon : je ne vais pas prétendre que mon billet a eu un succès similaire au Pacte. Mais il a quand même eu son petit effet, et l’IPJ a commencé à recevoir beaucoup de messages demandant à ce que la signature de leur auteur soit retirée de cette pétition, ayant le sentiment d’avoir été bernés. Ce nombre exact restera à jamais un mystère, l’IPJ laissant au fil de ses argumentaires entendre qu’il y en eût très peu pour dire que je n’étais rien ni personne, et en même temps qu’il y en eût beaucoup pour justifier leur demande de dommages-intérêts qui vous le verrez n’avait rien de symbolique. Bref, des signataires de Schrödinger.

Et cet aspect éthéré des signataires était au cœur du problème : ce qui démontrait le succès de ce pacte, et était sans cesse mis en avant par l’IPJ, était le nombre de signataires, qui a atteint le million en quelques jours. Si je ne doute pas, pour les raisons que je vous ai données plus haut, de la réalité de ce succès, sa quantification m’a posé un problème de méthodologie : ce compteur de signatures était, à l’instar de la pétition, hébergé sur un site dédié appartenant à l’IPJ, et non sur une plate-forme participative comme beaucoup sont apparues depuis. Bref, l’IPJ affichait sur son site un compteur comme garantie de leur succès, compteur dont seul eux avaient la maitrise. Le conflit d’intérêt était patent.
Je veux croire que mon billet eut malgré tout son petit effet car l’IPJ a vu rouge, ce qui est une couleur plutôt rare chez ses partisans. Problème : il ne pouvait rien reprocher à mon billet, qui était factuellement exact, et pour le reste, n’était qu’un jugement de valeur qui ne peut tomber sous le coup de la loi.
Le débat continuant dans les mois qui ont suivi, sur mon blog, sur divers médias et sur Twitter, l’IPJ s’est mis en embuscade et a soudain porté à mes écrits plus d’attention qu’il n’en a jamais porté au code de procédure pénale, ce qui (spoiler alert) lui jouera des tours par la suite.

Mais ceci est une autre histoire, qui fera l’objet du deuxième chapitre de notre saga.

dimanche 27 novembre 2016

Au commencement était l'émotion

Lire la suite...

vendredi 2 septembre 2016

Tout au bout de nos peines...

Billet écrit à quatre mains par Titetinotino, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, et votre serviteur. Des quatre mains, trois furent celles de Titetinotino, outre quatre bons doigts. Tout ce que ce billet contiendra de bon est la seule œuvre de Titetinotino, les maladresses, erreurs et approximations seront de mon seul fait.
Eolas


« Tout au bout de nos peines
Si le ciel est le même
Tout au bout de nos vies
Aurons nous tout écrit ?
De nos chagrins immenses
De nos simples violences
Qu’aurons nous fait de vivre ?
Qu’aurons nous fait de nous ?… »

Qu’aurons-nous fait de nous ?

C’est par cette chanson d’Isabelle Boulay, -ay, et non -et, que m’est venue l’idée de ce billet.

En effet, en cette période pré-électorale où il est de bon ton de parler de Justice et de sécurité, la question de la prison et des peines occupe régulièrement ceusses et celles qui s’interrogent sur leur efficacité (cherchent à récolter le maximum de voix – rayer la mention inutile).

Je suis conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). On nous appelle SPIP (« je veux voir ma SPIP » revient régulièrement en détention alors que le SPIP, c’est le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) , travailleurs sociaux, éducateurs (c’était le cas dans un autre temps, avant 1999), c’est selon. On nous appelle également les bisounours, les gôchistes qui ne pensent rien qu’à faire libérer les personnes placées sous main de justice (PPSMJ) incarcérées. On parle très peu de nous, sauf quand un fait divers vient faire la une de l’actualité et qu’il s’avère que le mis en cause était suivi par le SPIP. Le scandale absolu !

Quoi ?
Comment est-ce possible ?
Comment la justice laxiste (ce qui est un pléonasme dans l’esprit de nombre de gens) a-t-elle pu ne pas prévoir que cette personne allait passer à l’acte ?
Comment le CPIP, avec sa boule de cristal de dotation, n’a t-il pas pu prévoir cette récidive ?
Comment le CPIP responsable de son suivi n’a pu l’empêcher d’agir ?
Comment le Juge de l’application des peines, cet inconscient, a t-il pu décider de la libération anticipée de cette personne ?
Ces questions alimentent sans cesse les débats, par besoin de chercher des responsabilités là où on peut en trouver, ou simplement parce qu’aujourd’hui, la part d’humanité et d’imprévisibilité qui siège en chaque être humain est de moins en moins tolérée. On veut tout prévoir, tout contrôler, même si ce qui ne peut l’être, parce que ça rassure.

Mais au fait, l’aménagement des peines est-il vraiment un signe de laxisme ? J’en vois certains qui, de prime abord, répondront forcément oui. Aussi, j’espère pouvoir leur faire changer d’avis. Derrière ce questionnement, c’est le sens de la sanction et son utilité sociale qui sont interrogées. Punir ! Oui, punir, mais pourquoi ? A une époque, on parlait de châtiment. Ah qu’il était bon ce temps où sur la place publique, les bonnes gens assistaient aux exécutions publiques, aux châtiments corporels. La sanction devait avoir un impact sur la société, devait faire peur pour soit-disant dissuader ceux qui auraient été tentés par le crime ou les délits. L’impétrant devait également expier pour ses péchés, ce qui donnait un sens particulièrement judéo-chrétien à la peine infligée. Arf, arrêtez donc de vous délecter de cette époque pas si lointaine, nous sommes en pays civilisé (enfin, il paraît) ! Il a donc fallu que des droits de l’hommistes (encore eux) considèrent qu’il n’était pas admissible de faire subir des sévices au nom de la Justice pour que progressivement la sanction pénale prenne une autre dimension, notamment par l’emprisonnement. C’est donc la prison, aujourd’hui, qui représente le summum de la sanction, celle qui enferme et tient à l’écart de la société tous ceux qui à un moment de leur existence n’ont pas respecté le pacte social qui nous permet de vivre (ou survivre, merci Daniel Balavoine) entre nous, sans que cela ne tourne à l’archaïsme. Mais ? Et oui, parce qu’il y a un mais. On en revient toujours à la même interrogation.

A quoi doit servir cette peine ? Punir ? Eduquer ? Réparer ? Protéger la société ? Prévenir une éventuelle récidive ? Permettre la réinsertion (oh le vilain gros mot!) ?

Un peu tout ça à la fois, je dirais. Et c’est là que le bât blesse. Oublier l’un de ces objectifs, c’est simplifier cette équation fragile qui pourtant est si nécessaire au vivre ensemble. C’est dans ce cadre que se situe l’aménagement des peines, qui n’est pas la mesure phare du laxisme, mais plutôt un pari sur l’avenir qui tient compte de ces multiples objectifs, et contribue, à terme, à la sécurité publique, terme si cher à une fange d’un certain électorat. Non, ce n’est pas une connerie que de dire cela !

Ce qui va suivre est tiré de mon expérience de CPIP. Le prénom, ainsi que certains éléments ont été modifiés, afin de préserver l’anonymat, sans que cela ne nuise à la réalité de la situation.

Jean-Pierre est incarcéré depuis 14 ans. Il a été condamné suite à des faits graves, il ne le nie pas. Avant son incarcération, il menait une vie d’errance, faite de larcins, de beuveries, et d’aller-retours en prison. Jamais il n’a pu vraiment se stabiliser, et… arriva ce drame. Imbibé d’alcool, de stupéfiants, il n’a pas pu se contrôler ce soir-là. Une dispute, une énième, et la violence laissa la place à la parole. Il se demande encore aujourd’hui comment il a pu en arriver là, ce n’est pas ce qu’il voulait. C’était son ami. Il partageait avec lui tous ses moments d’infortune, et pourtant… Cette sensation de ne jamais pouvoir réparer le hante. Il purge sa peine, comme on dit. Avec le crédit de réduction de peine accordé dès le début de sa détention et les remises de peine, il sort dans 3 ans. 3 ans, c’est loin, mais en même temps si proche.

Une première parenthèse s’impose ici sur le droit de l’application des peines, cette belle matière qui provoque bien des nœuds au cerveau des pénalistes qui préfèrent la lumière des Cour d’Assises que la petite salle à côté du parloir avocat qui sert de salle d’audience, au sein de l’établissement pénitentiaire. Beaucoup de mékéskidis ne comprennent pas que celui qui a été condamné à 10 ans ne les fassent pas (mais certains semblent tout aussi choqués que celle qui a été condamnée à 10 ans puisse les faire). A quoi diable riment ces réductions de peine ? Le tribunal a prononcé X ans, de quel droit réduit-on cette peine ? Et qu’est-ce que ces réductions à crédit, et ces réductions supplémentaires ? Y a-t-il des soldes dans la répression ?

La première question trouve sa réponse dans ce billet. Il s’agit de la lutte contre la récidive. On va y revenir avec Jean-Pierre.

La deuxième question a une réponse aussi simple : du même droit que celui avec lequel on a prononcé la peine : le droit pénal et sa cousine germaine la procédure pénale. Cette discipline couvre de la découverte de l’infraction et de l’enquête pour en identifier l’auteur jusqu’à l’exécution de la sanction, en passant bien sûr par le jugement des faits, qui n’est en réalité qu’une étape intermédiaire du droit pénal et en aucun cas son aboutissement (sauf en cas de relaxe ou d’acquittement bien sûr, qui n’est pas l’hypothèse la plus fréquente).

Quant aux deux dernières, voici. Jusqu’en 2004, la loi prévoyait des réductions de peine et des réductions de peine supplémentaires. Les premières étaient de fait systématiquement accordées, quitte à être retirées par la suite en cas de comportement problématique en détention. Les juges d’application des peines souffrant de tendinites à force de signer des ordonnances à la pelle, une réforme de 2004 (j’insiste sur l’année : c’est une réforme de droite) a créé le crédit de réduction de peine (CRP), accordé automatiquement au début de la peine, sans intervention du juge de l’application des peines (le crédit est appliqué directement par le greffe de l’établissement). Ce crédit est de 3 mois la première année, 2 mois les années suivantes et pour les durées inférieures à un an, sept jours par mois dans la limite de huit semaines. En outre des remises supplémentaires de peine (RPS) de 3 mois par année de peine à purger peuvent être octroyés par le juge de l’application des peines sous réserve d’avoir justifié d’efforts dans le parcours d’exécution de peine en terme de travail, de formation, d’obtention de diplôme, d’indemnisation des parties civiles, de soins…). Fin de la première leçon de droit de l’application des peines.

— « Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’ai rien : ni logement, ni soutien familial, ni travail. Cela m’angoisse. Je n’y arriverai pas tout seul, je vais replonger si je n’ai pas d’aide. Cela fait si longtemps que je suis incarcéré. »

Il a été compliqué pour Jean-Pierre de s’adapter à la détention, au règlement. Il avait envie de tout casser. C’était plus fort que lui. Le temps lui a permis au fur et à mesure de se saisir de l’utilité d’un suivi addictologique, d’un suivi psychologique, de prendre conscience de son impulsivité, puis de penser à son avenir. Tout au bout de la peine, il y a forcément la sortie. Les personnes détenues, entre elles, aiment à dire « la prison, c’est dur, la sortie, c’est sûr » (quoique certains seraient enclins à ce que celle-ci n’intervienne jamais, au détriment de la philosophie de notre droit pénal qui consacre le fait que nul ne peut être condamné pour ce qu’il pourrait être susceptible de commettre ou de penser). Mais la sortie, dans quelles conditions ? Voilà l’alpha et l’omega de la dynamique sous-jacente à un aménagement de peine.

Progressivement, à l’aide de son CPIP référent, Jean-Pierre sollicite des permissions de sortir pour rencontrer des structures qui pourraient le prendre en charge, et ainsi l’aider dans sa reconstruction. Il y a bien longtemps que sa période de sûreté est terminée, et qu’il est dans les délais pour prétendre à ce type de mesure.

Ressortez vos cahiers à spirale.
La période de sûreté est une période de la peine durant laquelle le condamné ne peut prétendre à aucune permission de sortir, ni aménagement de peine, ni fractionnement ou suspension de peine pour raison médicale. Néanmoins, en cas de circonstances familiales graves (oui, le législateur a tout de même eu une once d’humanité), il est possible de solliciter une autorisation de sortie sous escorte qui permet d’aller éventuellement au chevet d’un proche mourant ou d’assister à des obsèques. C’est le refus d’une de ces mesures qui avait provoqué il y a un an des désordres et le blocage de l’autoroute A1 par des Gens du voyage ; étant précisé que cette dernière peut être accordée à tout moment de la peine pour une personne n’ayant jamais obtenu de permission de sortir, et dont il apparaît que cette modalité soit la plus adaptée. Le plus compliqué, c’est d’obtenir une escorte disponible, ce qui, ne nous le cachons pas, n’est pas toujours simple.

Cette période de sûreté est de droit et court jusqu’à la mi-peine (sauf décision motivée de la juridiction qui peut l’allonger jusqu’au deux tiers de la peine, pas la réduire) pour les condamnations à 10 ans et plus d’emprisonnement ou de réclusion criminelle, relatives aux infractions spécialement prévues par la loi (meurtre aggravé, viol, faits de terrorisme etc…). La mi-peine s’entend du fait d’avoir purgé une durée égale à celle restant à purger, néanmoins, sachez que les CRP et RSP ne s’imputent que sur la partie postérieure à la sûreté. Les mineurs condamnés ne font pas l’objet de période de sûreté. Cette période est de 18 ans pour les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité (RCP, à ne pas confondre avec les CRP, vive l’administration et ses sigles) qui sont primaires (c’est à dire condamnés pour la première fois ou du moins sans être en état de récidive légale), 22 ans pour les récidivistes, et dans certains cas, peut aller jusqu’à 30 ans. Il est toujours possible de solliciter un relèvement de celle-ci en déposant une requête, si la personne condamnée justifie d’efforts exceptionnels, et de gages sérieux de réinsertion et de réadaptation sociale. Le Tribunal de l’application des peines, composé de 3 JAP, un greffier, un représentant du ministère public, et un représentant de l’administration pénitentiaire examine la situation du requérant. A l’issue des débats, et du délibéré, les magistrats peuvent décider d’un rejet, d’un relèvement partiel ou total. Concernant les permissions de sortir, il en existe divers types : maintien des liens familiaux (MLF – art D.145 du code de procédure pénale), préparation à la réinsertion sociale (art D.145 du code de procédure pénale|https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006515556&cidTexte=LEGITEXT000006071154) ; participation à une activité sportive ou culturelle, présentation devant un employeur, présentation dans un centre de soins, comparution devant une juridiction (art D.143 du code de procédure pénale).

La loi fait le distinguo selon que le condamné est incarcéré en maison d’arrêt (prévenus et condamnés à des courtes peines, ou en attente de transfert en établissement pour peines), ou en établissement pour peines : centre de détention (condamnés à 2 ans et plus, jusqu’à la perpétuité, au profil considéré comme peu dangereux) ou en maison centrale (profils considérés comme « dangereux », avec de très lourdes peines, souvent la perpétuité).

A présent, bienvenu dans le fameux casse-tête des délais !
L’octroi de ce type de mesure n’est subordonné à aucune condition de délai pour les condamnés à une peine privative de liberté égale ou inférieure à un an.
En maison d’arrêt, comme en maison centrale, pour les autres, ils doivent avoir effectué la moitié de leur peine et avoir un reliquat de peine inférieur ou égal à 3 ans.
En centre de détention, les personnes détenues sont permissionnables (oui je sais, ce n’est pas beau) à partir du tiers de peine pour les permissions Maintien des Liens Familiaux et préparation à la réinsertion sociale, mi-peine pour celles d’une journée relevant de l’article D.143 du code de procédure pénale. Pour les permissions Maintien des Liens Familiaux, elles peuvent être de 1 à 5 jours, et une fois par an, de 10 jours.
Les condamnés en aménagement de peine sous bracelet électronique, semi-liberté ou placement extérieur peuvent aussi bénéficier de permissions de sortir. Concrètement, le placé sous surveillance est dispensé de ses horaires de présence à domicile, le semi-libre, de réintégrer le centre de semi liberté le soir, et le placé à l’extérieur, de toute obligation lié à sa surveillance.

Revenons-en à Jean-Pierre.

Après 14 ans d’incarcération, le retour vers l’extérieur n’est pas si simple, tant la vie en prison diffère de la vie à l’extérieur. En plus, la société a changé. C’est le juge de l’application des peines qui décidera de lui octroyer ou non la permission de sortie, en Commission d’application des peines après avis du représentant du ministère public, du SPIP, de la direction de l’établissement et du gradé de détention. Oui, c’est comme une audience, mais sans le condamné et son avocat. Ça va plus vite. Durant la Commission d’Application des Peines, la situation de Jean-Pierre sera examinée sous toutes les coutures :
Que fait-il en détention ? Travail, formation, cours scolaires, suivi médical ? Quelle réflexion sur les faits ? Effectue t-il des versements volontaires pour indemniser les parties civiles ? Et la sortie, qu’est-ce qu’il envisage ? Il a du soutien ? Respecte t-il le règlement ? Vous voyez, le magistrat ne prend pas sa décision au petit bonheur la chance. Il s’entoure d’éléments qui lui permettront de prendre sa décision, tout en sachant que cela ne saurait préjuger de ce qu’il pourrait éventuellement se passer. Non, personne ne peut prédire l’avenir ! Il y a forcément une part de prise de risque, parce que les personnes détenues sont des êtres humains, comme vous et moi, et pas des machines programmables ou programmées. Lors d’un débat contradictoire (c’est comme une Commission d’Application des Peines, mais en présence du condamné et de son avocat ; ça va moins vite du coup) qui statue sur l’octroi d’un aménagement de peine, ce sont les mêmes enjeux.

Sur le parking de l’établissement, Jean-Pierre se sent mal. La vue sur l’horizon, les arbres, l’espace lui donnent le vertige. Il est trop habitué à évoluer dans un espace confiné, derrière de hauts murs. Mais cela lui fait du bien. Enfin, un pied dehors. Il attend l’éducateur de l’association qui serait susceptible de le prendre en charge ultérieurement. Il appréhende car il souhaite réellement être aidé. Il sait que dans 3 ans, il pourrait très bien se retrouver sur ce même parking, seul, avec ses bagages, et sans endroit où aller (Bien que cela reste possible de travailler une prise en charge à l’issue d’une peine, mais c’est souvent plus délicat faute de place disponible, et de financement. Sans rentrer dans des détails complexes, il existe des conventions entre les SPIP et certaines structures d’accueil qui permettent d’obtenir des places pour les personnes placées sous main de justice dans le cadre d’un aménagement de peine).

Les entretiens se sont bien déroulés. Il a pu visiter les locaux, rencontrer l’équipe de travailleurs sociaux, l’équipe médicale, et certains autres résidents. Cela le rassure de savoir qu’il pourra être accompagné dans ses futures démarches. Il veut s’en sortir mais il a tellement de choses à faire : trouver un travail, un logement, ne plus retomber dans ses addictions. Il a conscience qu’il n’y arrivera pas seul, même s’il lui a fallu du temps pour l’admettre. La structure a donné son aval pour le prendre en charge sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans 3 mois, ce qui va lui laisser le temps de préparer l’audience devant le Tribunal de l’application des peines. Cela fait un an et demi qu’il a déposé sa requête en aménagement de peine. Entretemps, il est allé dans un des trois Centres Nationaux d’Évaluation (CNE) qui a procédé à une évaluation de sa dangerosité pendant 6 semaines. A l’issue, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) s’est réunie et a émis un avis, qui n’est que consultatif. Ne me demandez pas pourquoi, mais bien souvent, il est défavorable. Enfin, d’après mon expérience, ce qui n’est peut-être pas représentatif de la jurisprudence nationale.

Un peu d’explications.
A la mi-peine, tout condamné peut former une requête en aménagement de peine. Ceux qui relèvent du CNE et de la CPMS (condamnés à 10 ans et plus pour des infractions spécialement prévues, qui sont les mêmes que celles rentrant dans le champ d’application de la période de sûreté et plus largement de la rétention de sûreté) devront forcément satisfaire à une mesure probatoire de 1 à 3 ans : placement sous surveillance électronique (PSE), le fameux “bracelet électronique”; placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), qui suppose de se déplacer avec un boitier qui indique en permanence sa position  ; semi-liberté (SL) où le condamné dort dans un centre de semi liberté et sort dans la journée pour exercer un travail ou suivre une formation par exemple, placement extérieur (PE), avant de bénéficier d’une libération conditionnelle – allez, un dernier petit acronyme pour la route, on aime bien, LC. On parle alors de mesure probatoire à la libération conditionnelle, mesure probatoire, car il s’agit d’une période durant laquelle il doit faire ses preuves. Mais, une mesure probatoire peut être prononcée également pour n’importe quel autre, si le juge de l’application des peines estime qu’il est préférable qu’il fasse d’abord ses preuves en étant plus encadré. Dans ce cas, elle peut être de quelques mois.
Mais, une mesure probatoire à la libération conditionnelle peut aussi être sollicitée avant la moitié de la peine par ceux ne relevant pas du CNE et de la CPMS, et qui devront alors être sous le régime de celle-ci au moins jusqu’à qu’à la date fatidique.

Mais… Mais, non, il n’y a plus de mais.
Quoique…

A deux ans de la fin de peine (un an pour les récidivistes), il est possible de se voir octroyer un PSE, une SL, ou un PE (maintenant que les acronymes n’ont plus de secret pour vous) « sec », sans LC à l’issue.
Et, depuis la réforme Taubira de 2014, la situation de chaque détenu est examinée aux deux tiers de peine pour que, potentiellement, une libération sous contrainte (LSC) puisse leur être accordée (peine ou cumul de peines inférieur ou égal à 5 ans), ou une LC (peine ou cumul de peines supérieur à 5 ans). L’exécution de ces dernières mesures s’effectue selon les mêmes modalités que précédemment, sauf qu’il n’y a pas de mesure probatoire sur la LSC, qui ne nécessite, selon la loi, que d’un lieu d’hébergement stable, alors que pour le reste, il convient nécessairement d’avoir un projet de sortie (travail, formation, prise en charge par une structure).
Indigeste, vous avez dit indigeste, le droit de l’application des peines ?



Jean-Pierre n’a pas pu demander de permissions maintien des liens familiaux, ce que généralement, les autres, ceux qui sont soutenus par leur famille, font. C’est tellement compliqué avec ses proches qu’il a préféré oublier. Tant pis ! Même si dans l’absolu, cela fait aussi partie de la préparation à la sortie, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il ne s’agit que de vacances accordées aux personnes détenues. Reprendre sa place auprès des siens n’est pas chose aisée, les parloirs n’étant bien souvent pas l’endroit pour parler de la réalité parfois dure du quotidien. Cela demande du temps.

Devant le tribunal de l’application des peines, Jean-Pierre revient sur les faits qu’il a commis, son parcours de vie, son parcours de détention qui au départ était fluctuant, le sens qu’il donne à la peine qu’il purge, ses futurs projets de vie, ses difficultés passées et ce qu’il en fait aujourd’hui. L’administration pénitentiaire (SPIP + direction de l’établissement) est favorable à sa requête en aménagement de peine sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans la mesure où il justifie d’efforts sérieux dans sa détention, qu’il a pris conscience de ses fragilités, qu’il a mis en place des suivis médicaux et qu’il dispose d’un projet finalisé avec une prise en charge adaptée à sa situation qui lui permettra de se réinsérer dans la société de manière progressive ; le parquet est sans opposition pour les mêmes raisons même s’il relève que la réflexion sur les faits reste à approfondir (évidemment, cela lui ferait trop mal d’être favorable – bisous les parquetiers). Stressé, Jean-Pierre, qui était accompagné de son avocat commis d’office, quitte la salle d’audience (qui se trouve dans l’établissement), en attendant le délibéré qui sera rendu dans un mois.

Par jugement du tribunal d’application des peines de Trifouillis-les-Oies, Jean-Pierre est admis au bénéfice du placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle à compter du 1er avril 2016. La placement extérieur durera 1 an, période durant laquelle il sera écroué et compté dans l’effectif de la maison d’arrêt compétente où se trouve la structure où il sera placé. On appelle ça les personnes écrouées, non hébergées. Durant cette année, il bénéficiera d’une prise en charge complète et devra respecter le règlement intérieur de la structure sous peine que le juge de l’application des peines soit alerté. Il devra poursuivre ses soins, rechercher un travail ou une formation, indemniser les parties civiles, ne pas paraître sur le lieu des faits, et justifier de ses démarches auprès du Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation qui le suivra. Il pourra en profiter pour faire ses démarches de recherches de logement quand il sera stabilisé. Il aura également des horaires de sortie à respecter. A l’issue de cette année, si tout se passe bien et qu’il respecte ses obligations, il sera admis au régime de la libération conditionnelle, ce qui veut dire qu’il ne sera plus ce numéro d’écrou, le fameux matricule qui identifie toutes les personnes incarcérées de France et de Navarre. C’est symbolique mais cela sous-entend plein de choses, et n’est pas anodin dans le retour à la liberté. Encore une étape de franchie ! Le suivi du SPIP se poursuivra jusqu’à la date de fin de la peine. Il sera convoqué régulièrement pour faire le point. Le juge de l’application des peines se souciera du respect de ses obligations jusqu’à la même date. Si Jean-Pierre faillit, y fait défaut, il sera rappelé à ses obligations. Si cela lui arrive trop souvent, ou qu’il commet des infractions, il peut se voir retirer la mesure, ce qui implique une ré-incarcération pour qu’il finisse d’exécuter le restant de sa peine, et purger la nouvelle en cas de nouvelle condamnation. Comment ça ? L’aménagement de peine n’est donc pas qu’une mesure de faveur qui ne sert qu’à libérer les pôvres détenus avant la date prévue ? Tout n’est donc pas acquis ? Mince alors, ce n’est pas si laxiste que ça finalement. Mais sinon, qu’est-ce que cela apporte de plus à la société ?

Avant son incarcération, Jean-Pierre était isolé, et SDF. Il était parasité par ses addictions et son impulsivité. Il a profité de sa peine pour prendre en compte sa situation et mettre en place des choses en réponse à ses fragilités. Seulement, la prison n’est pas l’extérieur, et il y a tout un tas de difficultés auxquelles il va se retrouver confronté une fois sorti. Ainsi, ne vaut-il pas mieux qu’il bénéficie d’un encadrement et d’un accompagnement pour l’aider à faire face, tout en restant sous contrôle, que de sortir tout au bout de sa peine, qu’aurons nous fait de lui ?

Qu’aurons nous fait de lui, pour qu’il puisse réintégrer notre société dans de meilleures conditions ?
Qu’aurons nous fait de lui, pour éviter qu’il ne récidive ?
Qu’aurons nous fait de lui ?

Nota : Vous noterez que ce récit ne laissait pas la place à l’évocation des alternatives à l’incarcération qui, dans la pratique, ont la même essence philosophique que les mesures d’aménagement de peine, et qui renvoient, elles aussi, à l’utilité sociale de la sanction. Aujourd’hui, l’emprisonnement est la référence de notre système, mais il ne saurait être la réponse absolue, tant les conséquences qui en découlent ne permettent pas de dire qu’il est satisfaisant pour répondre à TOUS les objectifs dévolus à la sanction pénale. Il faut toujours conserver à l’esprit que toute personne incarcérée, en temps normal, à vocation à réintégrer notre société, toute la question étant de savoir dans quelles conditions. Seulement, dans notre société, sommes-nous prêts à accepter que la condamnation n’est pas destinée uniquement à « faire payer » le coupable pour le ou les faits qu’il a commis, comme une sorte de substitut de vengeance ? Tant que nous n’aurons pas dépassé cette idéologie… Autant dire que nous n’avons pas le cul sorti des ronces…

jeudi 27 août 2015

Concerto pour deux pipeaux

À deux reprises, des élus de la République ont cru devoir, cet été, abuser de la justice administrative pour s’offrir des victoires médiatiques d’autant plus triomphales qu’elles étaient inexistantes. La ruse est grossière pour un juriste, vous allez voir. Et comme par hasard, car ce n’est naturellement pas un hasard, c’est en s’attaquant, ou feignant plus exactement de s’attaquer à nos concitoyens musulmans que ces élus s’offrent à bon compte ces triomphes sans victoire.

À tout seigneur tout honneur, le premier de ces généraux d’opérette à s’offrir des lauriers dans l’espoir d’acquérir la gloire qui va avec est le maire de Châlon-Sur-Saône, Gilles Platret (du décidément bien mal-nommé parti Les Républicains) avec son arrêté supprimant les menus différenciés sans porc. Du moins dit-il.

Il est de pratique courante dans les cantines scolaires de prévoir, les jours où du porc est au menu, une viande alternative, généralement du poulet, pour les élèves venant de familles où ledit animal est présenté, pour des raisons traditionnelles, comme impropre à la consommation.

Une précision ici : le fait que cette tradition s’appuie sur des interdits religieux est en réalité sans la moindre pertinence. Par pitié, laissez cette pauvre laïcité en dehors de cette triste affaire, cette noble dame mérite bien mieux. La laïcité est un principe de liberté (de conscience) et de tolérance, elle n’a jamais, me lisez-vous bien, jamais interdit de donner à manger à un enfant. C’est exactement la même chose que si, dans un pays d’Asie où on considère que le chien est un mets tout à fait exquis (et de fait parfaitement comestible), on veillait à proposer autre chose dans les cantines pour les enfants, par exemple français, qui, chose curieuse, se refusent catégoriquement à en manger. Sans aller aussi loin, beaucoup d’entre vous refuseraient probablement de manger de la viande de cheval, de taureau de corrida, ou peut-être de la viande tout court, pour des raisons philosophiques. En fait, ce choix pose ici un problème à certains de mes concitoyens (le mot citoyen étant ici une simple ornementation) parce qu’il s’agit de l’islam.

Le maire de Châlon-Sur-Saône a fait savoir à cor et à cris et à communiqués de presse que cette pratique, frappée du signe de Caïn que l’on nomme communautarisme, était désormais ter-mi-née. Fini, dit-il, en prenant la pose du héros, ces menus différenciés, un avec porc, un sans porc. On n’aurait désormais plus que des menus républicains : le même pour tous. Envoyez la Marseillaise.

Le piège était en place, et des associations tombèrent dedans en engageant un peu trop précipitamment un recours en excès de pouvoir contre cette décision. Et ici, une pause s’impose, il est temps de faire du droit. Ne vous plaignez pas, vous êtes venu ici pour ça.

Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous expliquer, la France connaît une spécificité dans son organisation juridictionnelle (c’est-à-dire de ses tribunaux) : il coexiste chez nous deux ordres de juridiction hermétiquement séparés : l’ordre judiciaire (les juges en robe qui vous envoient en prison si vous n’avez pas eu la précaution élémentaire de faire appel à moi) et l’ordre administratif (des juges sans robe qui valideront ce que l’administration aura décidé de vous faire subir si vous n’avez pas eu la précaution élémentaire de faire appel à moi).

L’ordre administratif est seul compétent (au sens juridique de « légalement apte ») pour juger l’action de l’État, au sens le plus large que vous puissiez donner à cette expression : l’État au sens de la République Française (ce qui inclut l’Administration), mais aussi les Régions, les Communes, et les Établissements Publics exerçant des missions de service public (comme un hôpital public par exemple). Ces procès peuvent prendre essentiellement deux formes : le contentieux de l’excès de pouvoir, et le plein contentieux.

Le contentieux de l’excès de pouvoir est de loin le plus fréquent, il consiste à demander au juge administratif d’annuler telle décision de l’Administration car elle serait illégale (et seulement parce qu’elle serait illégale : le fait qu’elle ne vous convienne pas n’est pas un motif suffisant pour demander qu’elle soit annulée). Le plein contentieux est un procès classique, où le juge a les pouvoirs les plus étendus (d’où son nom, il n’est pas limité à l’alternative j’annule / je n’annule pas) et où on demande que l’Administration soit condamnée à faire quelque chose que le juge détermine, bien souvent à payer une somme d’argent au titre d’une indemnisation. Tout le contentieux de la responsabilité de l’État en matière de santé publique (comme la contamination transfusionnelle ou les erreurs médicales) sont du plein contentieux. Le contentieux électoral est un autre exemple de plein contentieux.

Ajoutons un autre type de contentieux spécifique traité par les juridictions administratives : les référés, qui sont des procédures spéciales permettant d’obtenir rapidement une décision provisoire et urgente. Je vais m’attarder sur le référé car il joue dans notre triste farce un rôle.

Le gros défaut des juridictions administratives est leur lenteur (leur indépendance n’est plus mise en cause depuis longtemps, elles l’ont prouvé par les actes). Leur charge de travail est telle que le jugement met parfois des années à tomber, en tout cas un délai de un à deux ans est tout à fait ordinaire. C’est long, surtout que l’Administration jouit de ce qu’on appelle le privilège du préalable : ses décisions sont exécutoires même si un recours est exercé contre elles. En 2000, la loi a donc instauré les référés administratifs, dont un va retenir notre attention : le référé suspension.

Il consiste, quand on introduit un recours en excès de pouvoir, c’est-à-dire qu’on demande l’annulation d’un acte administratif qu’on estime illégal, à demander au juge administratif d’en suspendre les effets jusqu’à ce que le recours soit examiné. Ce recours a été une petite révolution car il est traité d’une manière exactement opposée au fonctionnement habituel d’une juridiction administrative : il est traité par un juge unique (la collégialité est la règle), par une procédure orale et non écrite comme l’est la procédure administrative (on plaide en référé !), et il est traité rapidement. Pour obtenir cette suspension, il faut, outre avoir introduit un recours en annulation bien sûr, démontrer qu’il y a urgence à suspendre les effets de cet acte (un dommage grave ou irréparable en résulterait par exemple) et qu’il y a un doute sérieux pesant sur la légalité de l’acte. Même si le juge des référés ne juge pas la légalité de l’acte, en pratique, si on obtient la suspension, l’acte a peu de chances de survivre au jugement au fond. À l’inverse, si la suspension est rejetée pour une absence de doute sérieux, ça sent le roussi pour la suite.

Revenons-en à nos moutons cochons. Ces associations ont vu rouge et ont saisi le tribunal administratif d’un recours en excès de pouvoir doublé d’un référé suspension. Et en effet, une décision décidant que tous les enfants mangeront du porc ou feront la diète, forçant des enfants juifs, musulmans ou hindous à jeûner, serait d’une légalité plus que douteuse, s’agissant d’une discrimination à peine déguisée, qui est carrément illégale puisque c’est un délit. Et pourtant, le tribunal administratif a rejeté ce référé suspension, sous les cris de triomphe du maire et le regard affligé des juristes.

Car ce que cet édile a « oublié » de préciser, c’est que sa décision n’a JAMAIS dit qu’il n’y aurait plus de menus sans porc les jours où du porc serait au menu. Il a en fait décidé qu’il n’y aurait plus de porc au menu. Il n’a ainsi pas supprimé les menus sans porc, il a supprimé les menus AVEC porc. Ce qui du coup exclut toute urgence à statuer, puisque dans l’intervalle, les enfants juifs, musulmans et hindous pourront manger de la viande tous les jours à la cantine, sauf les jours où il y aura du poisson au menu, bien entendu. (voir en fin de billet pour plus de détails)

Ce qui est amusant, car il est urgent de s’amuser de ces simagrées, sinon la seule alternative est le désespoir, c’est que ce ce premier magistrat affirme à qui veut l’entendre refuser le communautarisme et fustige ces musulmans qui ont l’idée saugrenue de ne pas vivre comme n’importe quel chrétien, alors que dans les faits, il cède à ce qui aurait pu être une revendication du plus obtus des communautaristes : l’exclusion du porc du menu. Les éleveurs porçins apprécieront, et ses administrés admireront ce général qui se vante d’avoir obtenu sans coup férir la levée d’un siège grâce à une habile capitulation.

Et c’est la même musique de pipeau que tente de nous jouer Julien Sanchez, maire Front national de la ville de Beaucaire, dans le Gard, ville que seul le Rhône sépare de Tarascon et qui, jusqu’en mars 2014, n’avait pas son Tartarin. Les 16 et 17 juin dernier, le maire, invoquant des nuisances sonores et des troubles à l’ordre public, a pris un arrêté interdisant l’ouverture des commerces dans deux rues, entre 23 heures et 5 heure du matin. Et en effet, le maire exerce des pouvoirs dit de police (rien à voir avec la police « Taser et menottes », c’est ici de la police administrative, c’est à dire de la réglementation visant à assurer l’ordre public) et peut prendre des mesures d’interdiction pour le respect de l’ordre public. Or les commerces de ces rues ouverts de nuit étaient des commerces d’alimentation tenus par des musulmans, et le Ramadan commençait le 18 juin. S’estimant visés par des mesures discriminatoires déguisés, ce qui rendrait ces arrêtés illégaux, six de ces commerçant ont attaqué ces arrêtés et ont engagé un référé suspension et ont cité le maire devant le tribunal correctionnel, juridiction de l’ordre judiciaire, qui a le monopole du jugement des délits.

Le référé a été examiné le 25 août mais l’audience a tourné court car le maire a abrogé ses arrêtés quelques jours avant l’audience, avant d’en prendre des nouveaux parfaitement identiques, mais nouveaux. Le juge, saisi d’un recours contre les seuls arrêtés des 16 et 17 juin, n’a pu que constater qu’il n’y avait plus rien à suspendre, ces arrêtés ayant perdu tout effet, et qu’il n’y avait pas lieu pour lui de statuer sur le référé liberté. Ce qu’on appelle un non lieu à statuer. Les commerçant ont néanmoins maintenu leur demande accessoire, non pas comme on a pu lire de dommages-intérêts (Mes lecteurs, plus malins que les journalistes ayant repris ces propos, ont compris qu’on est dans le domaine de l’excès de pouvoir et non dans le plein contentieux) mais de frais de procédure au titre de l’article L.761-1 du code de justice administrative. Cette demande a été rejetée, ce qui est très fréquemment le cas lorsqu’un non lieu à statuer est rendu, puisque le juge estime que les requérants ont obtenu gain de cause par l’administration qui a spontanément reconnu son erreur et qu’il n’y a pas lieu de leur accorder une indemnité en plus. En tant qu’avocat, je conteste cette jurisprudence, mais je constate qu’elle est pour le coup assez constante.

L’ordonnance de non lieu a été rendue hier le 26 août, et a donné lieu à une publication d’une tripotée de communiqués plus triomphalistes les uns que les autres. Et totalement mensongers, car j’ai du mal à imaginer un tel niveau d’incompétence en droit administratif chez le maire de Beaucaire, qui a été sans nul doute éclairé par son avocat sur le sens exact de cette non-décision et qui a exercé divers emplois dans le domaine de la COMMUNICATION, ou chez Florian Philippot, qui a fait l’ENA et donc connaît fort bien les arcanes du droit administratif et sait faire la différence entre une victoire et une retraite vers des positions établies à l’avance, ou enfin chez mon excellent confrère Gilbert Collard, qui fustige ces « associations en mal de pub judiciaire », sans qu’on sache s’il critique le principe ou défend un monopole.

J’ai interrogé via Twitter le maire de Beaucaire sur le point de savoir si l’abrogation de ces arrêtés que critiquaient ces associations n’étaient pas plutôt une capitulation face au communautarisme, et il a eu la gentillesse de me répondre, je cite : « Et ta sœur, elle capitule ? ». Le FN n’étant jamais aussi injurieux que quand il est pris en défaut, on dirait que j’ai mis le doigt dessus.

L’Extrême-droite a toujours présenté les partis politiques comme un ramassis de parasites de la chose publique et de nuisibles démagogues. Le FN quant à lui affirme à qui veut bien l’entendre, et même aux autres, qu’il est un parti comme les autres. Aujourd’hui, on réalise qu’il n’y a en fait nulle contradiction.


Addendum : Grâce à Cécile qui m’a communiqué la décision du tribunal administratif de Dijon, une précision sur la décision en question, qui ne change rien à mon propos mais je vous sais attachés à la précision et ne saurai vous en blâmer.

Le maire n’a en fait pris nul arrêté pour matérialiser sa décision. Il a simplement fait une annonce par un communiqué du 16 mars 2015. Le 15 mai 2015, l’association requérante lui a demandé de retirer cette décision par ce qu’on appelle un recours gracieux, auquel le maire n’a pas pris la peine de répondre, ce qui pour la loi vaut implicitement rejet (la loi “le silence vaut acceptation” ne s’appliquant pas ici). L’association attaquait donc tant la décision annoncée par communiquée du 16 mars 2015 que la décision de rejet implicite prise après un silence de 2 mois soit le 15 juillet 2015. Le tribunal donne raison à l’association requérante sur le fait qu’il s’agit d’une décision administrative pouvant faire l’objet d’un recours, et sur le fait que proposer des menus avec du porc sans menu de substitution serait discriminatoire, mais il constate que sur la période rentrée-vacances de la Toussaint, seule période pour laquelle les menus ont été fixés pour le moment par la société extérieure en charge de la restauration des élèves, aucun menu ne prévoyait du porc, à l’exception d’une entrée le 15 octobre. En l’état de ces circonstances, où la restauration des enfants musulmans ne paraît pas compromise, le juge rejette le référé suspension. À la lecture de cette décision, il ressort à mon sens que si dans la période Toussaint-Noël, le porc devait refaire son apparition, le référé suspension aurait plus de chances de succès.

mercredi 23 avril 2014

Le "printemps des greffes" ; quoi d'autre ?

Par Leonidas


Quitte à aborder le quotidien du greffier, autant le faire sans ambages mais en termes mesurés et volontairement distanciés et généraux, en ayant bien à l’esprit que chacun garde quoiqu’il arrive son vécu et son parcours.

Pour ma part, je suis greffier depuis bientôt douze ans ; j’ai travaillé tour à tour dans une des plus importantes juridictions de France en terme de volume de contentieux et d’effectifs, puis dans deux autres structures que l’on dirait “à taille humaine”.

Outre qu’il m’a permis la plus belle rencontre qui soit puisque ce fut ma compagne, l’exercice de ce métier aurait à certains égards les aspects d’un voyage initiatique, tout restant relatif par ailleurs.

Il me faut préalablement préciser que jamais je n’ai eu l’impression d’être privilégié, parce que la réussite à un concours m’a fait entrer dans un corps régi par les droits et les obligations d’un statut, et parce qu’en France la fonction publique est de carrière et non d’emploi.

Donc, puisqu’il faut l’évoquer, travailler en juridiction, c’est tout d’abord, et ce en matière procédurale car c’est le coeur du métier : la responsabilité. Avec toutes les conséquences que cela implique. Du fait de mes passages dans divers services de la chaîne pénale et civile, j’ai apposé ma signature sur des centaines de documents, procès-verbaux, jugements, arrêts, dans lesquels étaient en jeu tour à tour l’innocence ou la culpabilité, la liberté, la réparation des préjudices, sans oublier la tenue des débats en audience publique ou en cabinet. Rappelera-t-on que la sanction de l’authenticité dont nous sommes les garants, c’est le crime de faux en écriture publique ? Ceci dit, n’être pas décisionnaire, puisque c’est le magistrat qui l’est, seul ou en collégialité, serait-ce donc ramener de telles fonctions à si peu de chose, ou bien par trop ignorer d’autres corps de métiers et leur faire ombrage, ce qui n’est pas l’objet de ce propos ?

C’est également la connaissance des circuits de procédure qui s’impose à nous, et l’application des règles qui leurs sont propres. Une manière élégante de faire état de l’activité législative appliquée au travail de greffe, au gré des réformes adoptées et des alternances politiques, serait de dire que lesdits circuits n’ont cessé d’être affinés ; mais les décrire par des termes tels que “complexifiés”, sinon “alourdis”, ne serait en rien exagérée. On peut sans doute parler d’études d’impact à chaque projet ou proposition de loi, je ne pense pas qu’un agent du greffe quel qu’il soit, en ait jamais vu la couleur.

Mais évoquer les circuits procéduraux est une chose. La gestion des flux, leur traitement et leur intégration au sein desdits circuits, c’en est une autre, mais les deux sont inséparables. C’est que, qu’on y voie ou non un stigmate de notre époque, la contraction du temps est inévitable en juridiction. Les exigences tenant à la tenue de dossiers biens ficelés et la masse irréductible de ceux-ci, mis en rapport avec ce temps qui souvent vient à nous manquer, représente à mon sens une contradiction – je n’ose dire une schizophrénie.

Contraction du temps, alors qu’il est d’évidence que le temps judiciaire n’est pas, et ne doit pas être, ce temps médiatique auquel nous sommes tous exposés – et ça, le justiciable ne le comprend pas, mais comment lui en vouloir ?

Contraction du temps, encore, alors que ce qui ressort de l’aspect purement matériel de notre office, c’est tout ce qu’on veut, sauf de la fluidité. L’accueil du public, le téléphone, la case courrier qui déborde, le fax à surveiller, le stock de jugements ou d’arrêts à dactylographier et/ou à exécuter, de convocations ou citations à envoyer, l’application qui rame ou qui plante, le toner à remplacer, le papier qui manque, l’interprète en langue rare à trouver, les délais-couperets à respecter, tout le monde connaît ça.

Je n’aborde pas la disponibilité, bien qu’ayant toujours constaté qu’une audience correctionnelle en TGI ne commençant qu’à 13h30 ou 14h00 ne pouvait que devenir tardive au bout du compte. Je n’aborde pas le progrès qu’apporte la numérisation ; s’il est des entreprises qui ont réalisé le zéro papier, par chez nous la dématérialisation s’est ajoutée à un traitement déjà lourd des dossiers papiers, traitement qui n’en perdure pas moins. Je n’applaudis vivement en matière civile que la communication procédurale par voie électronique, quoique mes collègues civilistes diront que le circuit long dit “Magendie” est synonyme de rallongement des délais d’audiencement. Je n’aborde pas les mutations sollicitées et pas toujours accordées, les difficultés pour se loger que connaissent les mutés et les débutants en sortie d’école, le coût de la vie et bien d’autres choses.

Au fond, on touche ici à la nature même de la façon dont un greffe travaille. Tout pourrait se résumer à la manière dont la réception des flux en amont est organisée et répartie – dans un cadre législatif et procédural contraint, dans un cadre budgétaire contraint, dans un cadre immobilier contraint, et avec cet aléatoire qu’est parfois la gestion des ressources humaines. Ces flux, qui les maîtrise ? Qui en effet peut prédire le nombre d’infractions qui seront commises demain et nécessitant une garde à vue puis un défèrement, la saisine d’un juge d’instruction, d’un JLD, ou d’une juridiction de jugement, ou bien le nombre de licenciements qui seront contestés, de mesures de protection des majeurs à mettre en oeuvre, de divorces, d’hospitalisation d’office, de situations de surendettement… ?

La réponse est simple : personne.

Et pourtant ! C’est de la manière d’appréhender ce traitement que tout dépend. Ce qui importe, n’est-ce pas la réponse que nous devons donner à ces faits sociaux, à celles et ceux qui attendent cette réponse, et dont va découler l’organisation structurelle à adopter en ce sens ? Un greffe, à tout prendre, c’est au moins deux chaînes, civile et pénale. Or, par définition, une chaîne, c’est une division du travail, donc un cloisonnement – et ça peut être un travers, car la tentation est forte que tous les acteurs deviennent opposés. Qu’on me permette une digression – divagation serait plus exact : si nos actuelles émissions télévisées dites de cuisine confondent allègrement, à travers la perfection supposée d’un plat, exaltation du terroir, compétition effrennée, convivialité boboïsante, et satisfaction psychorigide du client glorifié, un greffe ne saurait se réduire à cela ni exister par et pour lui-même ou pour ses membres, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit. De tout cela, le justiciable se moque bien, car ce qui lui importe, c’est la réponse que chacun, quel que soit son niveau de responsabilité, doit contribuer à lui apporter.

Comment ne pas voir que tout cela ne sont que des évidences ? Mais ce sont surtout des fondamentaux, et nous avons certainement besoin de les redécouvrir. Recentrer chaque corps de métier sur la nature même de sa fonction ne peut être qu’un avantage. S’il faut pour une fois pêcher par simplicité, il ne faut pas s’en priver : une bonne fois pour toutes, la décision judiciaire, c’est le magistrat ; la mise en état, c’est le greffier ; la gouvernance, c’est le greffier en chef. Alors bon, obtenir pour le greffier un statut de catégorie A avec une revalorisation de son traitement, oui, pourquoi pas, mais pour tout le monde sans distinction, et ce n’est pas ce qui coûtera le plus cher.

Mais ce n’est qu’un aspect du problème.

Leonidas

Once Upon a Time

Par Anonyme


Entrée dans les greffes non pas par vocation de l’administratif mais du judiciaire, cela fait environ trois ans (missions de vacataire comprises) et trois juridictions que je suis dans ce domaine. Après une licence en droit, un concours et 18 mois de formation… bienvenue dans une juridiction parisienne !

Comme vacataire, y compris en région parisienne, j’ai pu être confrontée à diverses situations, dont certaines complètement déroutantes (du style la collègue faisant fonction si peu respectée par une magistrate qu’elles ne s’adressaient plus la parole et communiquaient par post-its interposés ou alors quatre bureaux se partageant une agrafeuse).

A mon arrivée, encore stagiaire, j’ai découvert Jimminy Pointeuse, outil censé nous permettre de réguler nos heures, en nous empêchant de dépasser le cota prévu dans la chartre des temps. En écoutant l’ENG (qui reste notre supérieur hiérarchique jusqu’au jour de notre titularisation), le stagiaire ne doit pas faire plus de 35 heures par semaine. Euh oui m’dame sauf que, comment vous dire, si je suis en audience, à 16 heures, je me vois mal expliquer au Président que ca y est il faut suspendre l’audience parce que vous comprenez l’Ecole a dit que je ne devais pas faire plus de 35 heures ! Tant pis, j’en ferai plus, après tout mes collègues sont déjà surchargées entre ma formation et leurs propres audiences à gérer et le greffe à faire tourner. Elles ont bien essayé de m’épargner mais il y a un moment où avec la meilleure volonté du monde, plus d’un miracle par jour, ce n’est pas envisageable…

Les heures ne se comptent pas, pour personne et nous nous sommes trouvées dans la situation classique de l’écrétage des heures. Mes collègues sont montées au créneau en indiquant que c’était inadmissible de perdre quasiment une semaine d’heures par mois, qu’elles ne pourraient jamais les récupérer en raison des nécessités du service. Finalement, même dans la fonction publique, le stagiaire reste un bénévole, c’est pas que j’ai un peu l’impression de me faire avoir mais tout comme un peu quand même ….

Les mois se passent et j’ai pu constater ce que “manque de moyens” voulait dire ! Ne pas avoir d’encre pendant deux ou trois semaines au point que la chef de service soit obligée de récupérer celle d’une GEC partie à la retraite parce que là le magistrat a refusé de signer la minute et qu’il faut bien trouver une solution parce qu’il y a appel dans le dossier.

Et puis zut ! Quel agent n’a pas sa trousse personnelle parce qu’il n’y a plus de fournitures dans son tribunal ? Qui n’a pas connu la pénurie de papier au milieu de l’année (la pénurie d’encre étant perpétuelle) ? Je me souviens que nous avons eu de grosses pluies l’année dernière et qu’il pleuvait DANS la salle d’audience PENDANT celle-ci. Ni une ni deux, une demande d’intervention est faite et le lendemain, nous nuos retrouvons avec…une poubelle grand format dans ladite salle pour récupérer les précipitations. Les petites soeurs sont placées dans la régie et dans le couloir parce que tout de même ce serait vraiment bête de mettre le feu au TGI ! Ces poubelles sont restées des jours entiers (avec les odeurs) ! Belle image pour le pauvre justiciable qui vient chercher la copie de son jugement.

Les juridictions tiennent sur des bricolages et la bonne volonté de leur personnel. Les GEC sont ce qu’ils sont mais s’ils n’ont pas les moyens d’agir, ils ne peuvent pas faire de miracle. Les ordinateurs de service plantent, les prises ne fonctionnent plus et il y a urgence, deux délibérés sont en cours. La GEC est avisée et fait une demande d’intervention. Les agents se présentent donc pour… changer les ampoules  ! Nous sommes parfois restés deux jours sans informatique (mais avec des ampoules toutes neuves) à cause d’une mauvaise communication et d’un manque d’agents techniques pouvant intervenir.

Il faut se rendre compte que se battre pour trois trombonnes et deux stylos bleu c’est assez usant, fatiguant et je dirai même que cela nuit à la qualité du service rendu au justiciable. Parce que oui, notre mission première est de le renseigner, même si parfois il nous crie dessus, il nous insulte, nous menace ou se montre carrément violent (de bonnes bases en sport de combat devraient être enseignées à l’ENG). Il faudrait peut-être que la Chancellerie se rende compte que nous ne traitons pas QUE des dossiers, nous faisons beaucoup de relationnel parce qu’informer un justiciable, ca prend du temps. Lui expliquer pourquoi il a reçu tel papier, l’écouter sans pour autant le laisser aller dans son envie de vous raconter que si si il est innocent et que c’est une erreur judiciaire et que “vous vous en foutez vous de toutes façons que je perde mon boulot et mes gosses”, à la longue ça a tendance à vous mettre un peu le moral dans les chaussettes !

Nous aussi nous voyons tout un tas de choses pas drôles. Par exemple, les Assises, ce n’est pas comme dans “Faites entrer l’accusé”, c’est tout sauf romantique, ce sont les faits les plus graves, des vies brisées, des gens qui viennent raconter, souvent en pleurs, leur histoire et entendre toute la journée ces récits, parfois c’est très dur et certains dossiers marquent plus que d’autres. J’ai souvenir d’une jurée qui m’a demandé si un soutien psychologique était mis en place pour les jurés (euh…comment vous dire madame, déjà que nous n’avons pas de quoi acheter des stylos…alors un soutien psychologique…).

Aujourd’hui, on nous explique qu’il faut mutualiser les moyens (ecore faut-il en avoir), que la création du TPI permettrait au justiciable une meilleure lisibilité juridictionnelle, que l’on pourrait créer un “Greffier Juridictionnel”. Pour ma part je pense que le TPI ne permettra rien sinon de faire pire avec encore un peu moins, parce qu’il ne faut pas rêver, des moyens il n’y en aura pas plus, au contraire ! Si la Chancellerie veut se donner les moyens de ses ambitions, qu’elle recrute et vite et beaucoup ! L’annonce de l’arrivée en juridiction de 1000 greffiers comme une bulle d’oxygène montre le sens de la formule de nos dirigeants. D’accord, 1 000 greffiers, mais pour combien de départs à la retraite ?

Je suis issue d’une promo dans laquelle la majorité de mes collègues avait pour ambition de passer l’ENM (souvent ratée trois fois en externe) ou le concours des douanes ou autre. Bref, pas mal d’entre eux multiplient les concours A dans toutes les administrations. Certes tous ne vont pas réussir mais pour beaucoup ce sera le cas. Une fois leur concours en poche, ils quitteront les greffes pour d’autres aventures, ce qui fera d’autres postes à pourvoir en plus des départs à la retraite non remplacés.

A trop tirer sur la corde, elle finit par céder. J’ai vu des collègues être arrêtées pour dépression parce qu’elles n’en pouvaient plus, j’en ai vu une qui perdait ses cheveux par poignées, une juge qui faisait office de JAP-JAF-JI et qui “empruntait” un greffier pour ses audiences. Il existe une véritable souffrance au travail dans la justice et personne ne l’entend (dans certains tribunaux, la médecine de prévention tient plus de la légende administrative que de la réalité).

Les GEC ne peuvent pas travailler parce qu’ils sont aussi en sous-effectifs et doivent gérer trois fois plus de services que normalement le temps de pourvoir au remplacement des effectifs manquants (remplacement légèrement hypothétique mais bon, après on va dire que je fais du mauvais esprit).

Il faut se battre pour tout, argumenter pour le moindre stylo et si l’on devait comptabiliser le temps perdu je crois que l’on en viendrait aux larmes. Alors oui, j’aime beaucoup mon travail, j’aime beaucoup mon service parce que nous sommes une très bonne équipe très soudée et que nous travaillons avec des magistrats qui sont conscients des moyens (ou plutôt de l’absence de moyens) avec lesquels nous essayons de faire tenir les choses mais maintenant, un peu de considération ne serait pas de trop.

On ne se rappelle de l’existence du greffier que lorsqu’une erreur est commise. Soit dit en passant, dans le cas où la décision est signée du greffier ET du magistrat, la responsabilité est partagée mais non, ce sera de la faute du greffier qui a mal fait son travail. Et lorsque l’on fait l’ouverture du 20 heures sur une remise en liberté parce que ceci ou parce que cela, on se rappelle généralement à ce moment-là que l’on existe. J’ai souvenir d’une remise en liberté d’un homme parce que l’arrêt de la chambre de l’instruction indiquait “infirme” au lieu de “confirme” et les journalistes avaient tout de suite stigmatisé une “erreur de la greffière” (qui était un homme à cette époque) mais jusqu’à preuve du contraire, la relecture se fait à deux !

Plus récemment, j’ai pu entendre “ben ils ne pouvaient pas acheter de l’encre pour mettre dans le fax” ? Ce sont des petites phrases comme celles-ci qui montrent qu’il serait peut-être bon de faire connaître la réalité des conditions de travail des agents. Un peu de respect.

Nous sommes une profession (j’engloble tous les agents sans distinction de catégorie) qui oeuvre pour l’usager du service public. Parfois, nous sommes mis en cause publiquement (la joie éprouvée à l’écoute de l’avocat qui s’en prend à vous en pleine audience pour se courvir – tiens il se souvient que j’existe – parce qu’il sait que nous ne parlerons pas). Personnellement, je l’ai vécu alors que je savais, ainsi que les magistrats, que je n’avais pas commis d’erreur mais mine de rien, le public lui, a pu se dire que j’étais incompétente – ca fait toujours plaisir. Alors on ne se vexe plus (non ca c’est pas vrai, j’ai juste fait des progrès pour ne plus montrer mon envie de le fouetter avec des AFM ).

Notre profession est méconnue, à nous aussi de la faire connaître. Il m’est arrivée de discuter avec des enquêteurs qui pourtant, après 12 de service, ne savaient toujours pas à qui s’adresser pour avoir un jugement ni qu’elles étaient les possibilités d’opportunité des poursuites. Bon ben, on va prendre 10 minutes et un café et on va en parler, ca sera toujours ca !

Aujourd’hui, nous méritons d’être reconnus à notre juste valeur et aussi surprenant que cela puisse paraître, nous sortons enfin de l’ombre … 

Un jour à l'instruction

Par Wonderwoman


NB : on parle ici non pas de l’instruction publique donnée dans les écoles, mais de l’instruction judiciaire, c’est à dire, une enquête judiciaire approfondie sur un crime ou délit confiée à un juge enquêteur, le juge d’instruction. NdEolas

Idée reçue : un fonctionnaire ne travaille que de 8h à 12h00 et de 13h30 à 17h00. Si seulement !

7h30 : Arrivée au tribunal. Dans mon bureau, le fax est déjà plein à craquer. Des interpellations ont eu lieu la veille dans un gros dossier de stups, et 6 personnes ont été placées en garde à vue. Les défèrements sont prévus aujourd’hui, la journée promet d’être mouvementée. J’ai 1h30 avant l’ouverture au public pour travailler dans le calme et avancer le plus rapidement possible… Cassiopée me voilà ! Création, fusion, modification, impression… ça avance ça avance.

9h00 : premiers coups de fils et premières intrusions dans mon bureau. La famille de détenus me harcèle pour savoir quand vont être délivrés leur permis de visite, un avocat rentre pour me demander comment avance son dossier, le greffier en chef nous interrompt pour savoir si je ne peux pas remplacer une collègue absente à une audience, un autre avocat déboule pour consulter un dossier et le téléphone sonne, c’est l’accueil qui annonce que mon rendez-vous de 9h30 est arrivé !

9h30 : interrogatoire avec un type dédaigneux qui réfute l’irréfutable, preuve vidéo à l’appui « non non je ne me suis pas enfuis… », alors qu’il court comme un lapin sur la vidéo surveillance…

11h30 : fin d’interrogatoire. Le fax est de nouveau plein à craquer, les gardes à vue avancent, la juge fait le point au téléphone avec les enquêteurs sur le nombre de personnes présentées le soir même. Il y a encore tout le courrier à trier et à traiter. Zut ! Le parquet a encore oublié de me rendre ses réquisitions pour une demande de mise en liberté qui expire aujourd’hui ! Me voilà partie à l’étage chercher le substitut qui a oublié de me redonner mon dossier ! Une fois les réquisitions en main, je redescends et rappelle à ma juge qu’il faut motiver son ordonnance de saisine dans l’urgence… Il y a tout le courant à gérer en même temps, modification de contrôle judiciaire, ordonnance de règlement, permis de visite, délivrance d’attestation de fin de mission pour les avocats, demande de copie…

12h30 : ouf ! Enfin un peu de répit, je sors de mon bureau pour aller déjeuner. Je croise le juge des libertés et de la détention (JLD)qui m’annonce qu’il y a un débat, « Quand ? » dis-je innocemment, « Maintenant » répond-il. Évidemment ! Le Parquet a encore oublié de prévenir la greffière… Bon je déjeunerai plus tard… Escorte, avocat, détenu, substitut, JLD, débat, délibéré, décision… Celui-là ira en détention jusqu’à l’audience de comparution immédiate, pas de suspens quand on sait qu’il n’a pas de domicile fixe, question garantie de représentation il y a mieux…

13h30 : je déjeune finalement sur mon clavier en préparant les défèrements de l’après-midi.

14h00 : les premières escortes arrivent avec leur procédure, il faut que je m’assure que chacun à choisi un avocat, et si ce n’est pas le cas, je dois secouer l’ordre des avocats pour qu’il m’en trouve un immédiatement… Les enquêteurs se dirigent vers le bureau de la juge pour lui faire le point sur les déclarations des gardés à vue, pendant que je jongle avec les avocats qui veulent lire la procédure, le téléphone qui continue de sonner et le courrier qui doit partir impérativement avant mes interrogatoires de l’après midi. La photocopieuse en plein régime, je me mets en mode « certifié conforme le greffier ».

14h30 : le premier mis en cause peut entrer, tout le monde est prêt. « Je choisis de me taire » Parfait ! L’interrogatoire ira plus vite. Et de 2, et de 3… les escortes défilent avec leur gardé à vue. Pour certains ils ressortent libres sous contrôle judiciaire, pour d’autres direction le JLD qui va statuer sont son sort. Mais comme dans une petite juridiction les greffiers sont multi-tâches, la greffière de l’instruction est aussi la greffière du JLD. Il devra donc attendre qu’on ait fini nos défèrements à l’instruction.

18h00 : Enfin, les 6 mis en cause sont passés devant le juge d’instruction. Direction le bureau du JLD. Le juge - « Acceptez vous que le débat se déroule aujourd’hui ou souhaitez-vous un débat différé ? » Le mis en examen - « Je souhaite une débat différé ». C’est parti pour une incarcération provisoire de 4 jours maximum le temps que son avocat ait le temps de préparer sa défense. Une plaie pour la greffière qui devra faire extraction et convocation dans l’urgence pour que les services de la pénitentiaire prévoit le transfert de détenu dans les temps voulus pour le débat différé… Les autres mis en examen défilent, ce sera mandat de dépôt pour certains et contrôle judiciaire pour d’autres.

20h00 : je sors du débat, je retourne dans mon bureau qui est plein à craquer des procédures de garde à vue qu’il faudra que je côte demain à mon arrivée, juste après avoir fait l’extraction en urgence pour le détenu qui a demandé un débat différé.

20h30 : j’arrive chez moi dans mon petit studio vide… Car la réalité est bien là, les premiers postes « choisis » par les greffiers sortis d’école sont souvent très éloignés de leur famille. Le célibat géographique est connu de chacun et de chacune… Ce qui engendre double loyer et doubles charges, sans compter les frais d’essence et d’autoroute pour rentrer auprès des siens le week-end.

Et je suis loin de toucher les 2400€ par mois annoncés par M. WALLS comme étant le salaire moyen des fonctionnaires !

Alors pourquoi se dévouer autant me direz-vous ?

Parce que le poste de greffier à l’instruction est passionnant, enrichissant et épanouissant.

On résume souvent le métier de greffier à un métier de bureau. Mais pas un jour je suis restée assise devant mon écran d’ordinateur ! D’abord, j’adore ce métier pour sa diversité. Chaque jour est différent de la veille. Les dossiers ont toute une spécificité. Avec le temps, on connaît les mis en examen, les victimes, quand l’un ou l’autre nous appelle, on sait tout de suite répondre à leurs interrogations. En arrivant le matin, j’ai beau planifié ce que j’ai à faire, il y a toujours un imprévu, ce qui pimente ma journée. D’autant que ma double fonction Instruction-JLD me promet des débats impromptus au milieu de la journée. Et puis il y a les reconstitutions : convoquer les principaux mis en examen et victimes pour « rejouer » la scène selon les différentes versions ! Alors dit comme ça, ça paraît sympa, mais le travail du greffier est primordiale, car si le juge se « contente » d’interroger chacun, le greffier doit et noter les déclarations des uns et des autres, et noter précisément où la personne déclare s’être trouvée au moment des faits, à quel moment elle dit y être allée…Un peu comme un roman au final ! Et tout ça dans des conditions plus qu’inconfortables : pas question d’avoir un bureau ou de chaise au milieu d’un bois ! La reconstitution c’est ausi l’occasion de débarquer dans un restaurant pour la pause déjeuner avec une quinzaine de gendarmes en uniforme !

J’adore ce métier, ensuite et surtout pour les relations humaines que j’ai pu créer. Avec la juge surtout. L’instruction c’est un binôme juge-greffier. Soit ça passe, soit ça casse ! Après quelques semaines à s’apprivoiser l’une l’autre, nous voilà un binôme efficace, et au bout de quelques mois, plus besoin de se parler pour se comprendre, un simple regard suffit. En interrogatoire, grâce au double écran, je peux même lui écrire des blagues pour la faire sourire, le tout le plus discrètement possible, évidemment. Une réelle complicité c’est installée entre nous. Il faut dire que l’on passe plus de temps au travail qu’avec nos conjoints respectifs, il y a donc plutôt intérêt à bien s’entendre ! On fonctionne réellement à deux, je suis son pense bête notamment quant aux délais impératifs à respecter sans quoi notre tête de réseau de trafic de stupéfiants sort de prison prématurément ! Et la juge est là quand j’ai des coups de bourre. Je me souviens du jour où j’ai du envoyer 80 ordonnances de règlements en lettre recommandée, elle m’a aidée à mettre le tout sous pli… loin de sa fonction de magistrat ! Qu’est ce qu’on a pu rigoler toutes les deux ! Parce qu’il faut se le dire, les dossiers à l’instruction c’est loin d’être le pays des bisounours, entre les agressions sexuelles, les trafics de stupéfiants, les homicides involontaires, les escroqueries de grande ampleur… Il faut savoir décompresser !

Mon bureau, concomitant à celui de ma juge, est rarement vide… Toujours un enquêteur pour venir faire le point sur une enquête ou pour venir chercher sa commission rogatoire. Toujours un avocat pour venir consulter un dossier, ou déposer des demandes. Ma machine à café au sein de mon bureau a aidé à dépasser le simple rapport de travail, et nos relations sont devenues quasi-amicales, et cela a beaucoup facilité le travail au quotidien à l’instruction ! Finalement, certains ont pris l’habitude de venir simplement par sympathie et quand le temps nous le permet, on papote autour d’un café.

Enfin, mes collègues fonctionnaires. J’ai eu une immense chance de trouver des collègues qui sont devenus mes amis. Nos déjeuners donnent lieu très souvent à des fous rire, et nos longues soirées de célibataires se sont transformées en apéro-cacahuète ensemble !

Voilà pourquoi j’aime tant ce métier : les rapports humains, qu’ils soient avec le juge, les collègues, avec les acteurs extérieurs ou avec les personnes impliquées au dossier…

Ce métier il faut l’aimer pour l’exercer !

WonderWoman

Une journée ... « ordinaire »

Par Marion, greffière en tribunal d’instance


08h00 : après 1h de route (réforme de la carte judiciaire merci !!), début d’une longue journée de travail, chargée comme toutes les précédentes, chaotique comme toutes les suivantes. J’ose prendre 5 min de mon temps pour me servir un café, c’est le seul moment de répit et de plaisir que j’aurai en cette journée !

08h10 : j’attaque par l’ouverture du courrier, toujours une montagne, tout en assurant l’accueil téléphonique et juridictionnel. Les justiciables ne sont pas toujours agréables, patients, compréhensifs. « non le service tutelle ne répond pas au téléphone ce matin, les greffières sont toutes en audition » « Oui pour vous pacser au tribunal, c’est gratuit… Ah non par contre, vous ne pouvez pas prendre rendez- vous le samedi (ou le soir après 19h !!), car le tribunal est fermé. Ah et bien désolé d’avoir aussi le droit de nous reposer » « non nous ne sommes pas compétents pour cela… pardon monsieur je parle de compétence territoriale, inutile de vous répandre en insultes contre les fonctionnaires ! »

10h40 : j’attaque maintenant la régie, loin, très loin des fonctions juridictionnelles d’un greffier. Et pourtant, il en faut bien un pour faire le boulot. Est-il nécessaire d’indiquer que le régisseur endosse une responsabilité personnelle et pécuniaire pour laquelle il ne perçoit aucune contre-partie indemnitaire ?

11h00 : je rajoute une petite laine, le chauffage coûte trop cher dans le maigre budget qui nous est alloué.

12h30 : je savoure la pause déjeuner d’1/4 d’heure. J’avale vite fait un sandwich et un thé, tout en refoulant le justiciable qui ne comprend pas pourquoi je refuse de lui répondre « puisque vous êtes là, qu’est ce que cela change pour vous de me répondre ?? » bien entendu, ma pause déjeuner ne mérite pas un minimum de respect.

12h45 : je remets du papier dans le photocopieur, je vérifie qu’il y a encore du toner dans le fax (faudrait pas créer un nouvel incident procédural non plus !), je traficote la machine à affranchir pour qu’elle daigne faire son boulot d’affranchisseuse et je cherche désespérément s’il ne reste pas un stylo bleu dans le placard à fournitures. Non, le ravitaillement sera fait en juin. D’ici là, il faudra venir avec nos propres fournitures. Tant qu’ils nous demandent pas d’amener notre papier toilette…

13h00 : revoici le fameux justiciable qui attendait, sournoisement, derrière la porte l’horaire de réouverture ! Il n’est pas content du tout le justiciable, il a dû perdre ½ heure de son temps, si précieux, pour avoir un renseignement que n’importe quel site internet juridique lui aurait fourni. « vous comprenez, j’ai un métier MOI !! » « et d’après vous, je fais quoi ici ? des maquettes en allumettes ? »

13h30 : renfort au service tutelles. Nous avions fourni un effort sur-humain en 2013 pour assurer un renouvellement de toutes les mesures en cours. Nous avions eu d’ailleurs de généreux remerciements, mais attention surtout pas en prime bien entendu.

C’était sans compter sur le vieillissement de la population, et l’augmentation journalière du nombre de nouvelles mesures à ouvrir. Le service tutelle majeur : un travail titanesque, le tonneau des danaïdes, l’enfer . Les auditions s’enchaînent donc. J’évite de justesse le coup de canne de la petite dame qui « non vraiment ne veut pas entendre parler de tutelle ». Nous en rirons surement un jour avec le magistrat de cette petite dame, mais pour le moment nous en prenons pour notre grade.

15h00 : je trouve encore l’énergie de relire les jugements TPBR. C’est signé, c’est parfait, il ne reste plus qu’à notifier…aux 25 parties et leurs avocats. Ça tombe bien, j’avais fait le plein de la photocopieuse ce midi ! Et quelle joie de savoir que, dans 15 jours à peine, j’aurai la chance de photocopier l’entier dossier pour la cour puisque, inévitablement, il y aura recours.

16h30 : ça y est, le cap est franchi ! Je suis désormais officiellement en heures supp, qui ne me seront pas payées. Pourtant, il y a encore à faire, pas le choix. Satanée conscience professionnelle !! Tiens d’ailleurs, le SAR m’appelle, il me faut rendre (encore ??!! ) des statistiques avant la fin.. du mois ? de la semaine ? Non de la journée !

17h00 : mon heure préférée, l’heure du classement. Ah les joies du classement ! Les AR, les courriers divers… les dossiers qu’on ne retrouve pas, évidemment… il faudrait d’ailleurs penser à demander une armoire de rangement supplémentaire, car déplacer les piles pour trouver le bon dossier, c’est usant. Suis-je bête ? nous n’avons même pas de crédit pour les stylos …

17h30 : la quille, enfin ! Et c’est reparti pour 1h de trajet. Je salive déjà à l’idée d’ouvrir ma fiche de paie ce soir en rentrant. « Chouette, mon salaire a encore baissé . Quel plaisir d’assumer autant de fonctions et de responsabilités professionnelles sans un minimum de reconnaissance »

Hier, notre ministre nous a rendu un hommage…. un hommage  ?? c’est pour les personnes décédées habituellement ? Il est certain qu’à ce rythme là, on sera bientôt tous décédé. Pour le moment, je suis morte de rire… je ris jaune, et je vois rouge !

mardi 15 avril 2014

10 ans

Il y a tout juste 10 ans de cela, un après midi où un gros dossier que je devais traiter a fait l’objet d’un renvoi in extremis, je suis tombé sur un article “Ouvrez votre blog gratuitement et en quelques minutes”. Cela faisait quelques mois que je traînais sur les blogs des autres, que je squattais les commentaires, en en laissant de plus en plus longs, jusqu’à ce qu’un jour Cali, ma marraine des blogs, me dise après un commentaire aussi long que hors sujet “tu sais, tu devrais ouvrir un blog”. Je me suis dit “quelle bonne idée”. Cela m’a pris des années avant de réaliser qu’en fait, elle me disait d’aller polluer ailleurs. J’étais encore jeune et naïf.

L’idée de contribuer au contenu d’internet, d’y avoir mon site, mon chez-moi, était excitante. J’avais constaté le besoin très grand, et insatisfait à l’époque, d’une information juridique de qualité et compréhensible. À l’époque, la traditionnelle campagne de FUD sur internet visait la LCEN (il y en a toujours une en cours, que ce soit contre la LCEN, la DADVSI, la HADOPI, l’ACTA, le TCE ou la réforme pénale), loi merveilleusement protectrice de l’éditeur de site, tandis qu’en même temps se discutait la loi Perben 2, la plus sécuritaire des lois sécuritaires de la décennie zéro la bien-nommée, et dans l’indifférence générale.

Au moment où j’ai ouvert mon premier blog sur feu la plate-forme u-blog.net, je pensais créer un petit salon où (la tête m’en tournait) 200-300 personnes se retrouveraient pour parler du droit et de la justice.

Quelques clics plus tard, l’aventure commençait.

Et 10 ans plus tard, ce sont 1700 billets, 153 billets mort-nés, que j’ai commencés et jamais achevés, 173630 commentaires, 50 millions de visiteurs uniques, un procès et quelques milliers de trolls humiliés. Ce sont surtout des rencontres avec des gens formidables que je n’aurais jamais connus autrement, et qui me manquent, et à qui je signale que les serrures du blog n’ont jamais été changées, hein.

Ce blog est une aventure épatante, qui n’a été dépassée que par celle d’épouser la plus formidable femme de la terre et grâce à elle (ou au facteur) de devenir père.

Merci à tous ceux qui ont contribué à faire de ce blog un espace de discussion, où on ne prend pas toujours de gants mais toujours la peine de conjuguer ses verbes, que ce soit en billet ou en commentaires, qu’ils soient confrères, magistrats avec ou sans robe, greffiers, policiers et tout le personnel des divers services de la justice et de l’Etat, et à ceux de l’autre côté de l’épée, les citoyens venus lire (c’est déjà beaucoup), et éventuellement participer au débat, sans jamais oublier de se moquer des fâcheux tentant en vain de polluer les commentaires.

Merci à vous tous, qui faites le meilleur de l’internet, d’avoir eu l’idée aussi saugrenue que merveilleuse, de venir faire de ce blog ce qu’il est.

J’en reprends pour dix ans.

dimanche 29 septembre 2013

Qu'en termes galants ces choses là sont dites

Par Dadouche, qui espère que les plus anciens lecteurs de ce blog ne l’ont pas oubliée depuis le temps



“Passion interdite”, “amour hors norme”, “liaison particulière” : c’est dans ces termes choisis que plusieurs journalistes ont évoqué les poursuites engagées contre une professeure de collège du chef d’atteintes sexuelles sur mineure[1] de 15 ans sans violence ni contrainte ni menace ni surprise par personne ayant autorité, la mineure en question étant l’une de ses élèves à l’époque des faits.

Les faits les voici, tels qu’ils ressortent des articles de François “Carte du Tendre” Caviglioli (le Nouvel Observateur) et de Stéphanie “Fleur Bleue” Maurice (Causette), qui ont suscité de nombreuses réactions à leur parution voici quelques mois :
Géraldine [2], professeure, a entretenu pendant quelques semaines une relation amoureuse avec une de ses élèves de troisième qui était dans sa classe depuis l’année précédente, âgée de 12 ans à leur rencontre et de 13 ou 14 ans[3] lorsqu’elles ont eu des relations intimes. La découverte de SMS par la mère de la jeune fille a sonné le glas de cette liaison. Le signalement fait par le centre médico-psychologique et/ou le principal du collège au Parquet a conduit à une enquête pénale puis à des poursuites devant le tribunal correctionnel, qui font encourir à l’adulte une peine de 10 ans d’emprisonnement.

Les mots pour le dire…

Ce sont les mots et le ton utilisés par ces journalistes qui ont suscité l’indignation de beaucoup, conduisant même le magazine Causette à présenter des excuses pour sa “maladresse” après avoir été accusé de “prôner la pédophilie”. Et quels mots… Doux ou lyriques, mais toujours sur le thème de l’Amûûûûûr parfois courtois et à jamais maudit

Pour François Caviglioli, l’enseignante est passée de “la danse pédagogique” à la “danse nuptiale”, destinant à son élève “une chorégraphie qui se fait de jour en jour plus sensuelle”. Plus tard, “leur ardeur et leur impatience sensuelle sont telles qu’elles ne craignent pas de se livrer à l’intérieur du collège à des étreintes furtives pimentées par le risque d’être surprises”. Dans une note aux lecteurs suscitée par les réactions à son article, il précise qu’ “une jeune élève s’est sentie pour la première fois exister sous le regard d’une enseignante qui ne ressemblait pas aux autres”.

Stéphanie Maurice donne la parole à l’enseignante qui se décrit comme “plutôt fleur bleue” et est, comme souvent dans ce type d’affaire, dans l’autojustification “Elle ne voulait parler qu’à moi (…) je craignais que si je lui claquais la porte au nez elle ne se mette en danger”. La journaliste a aussi rencontré son avocate “qui elle referme le couvercle de la boîte à fantasmes : « atteintes sexuelles», ce sont des caresses et des baisers, commis sans violence, sans contrainte, sans menace, sans effet de surprise. Sinon,la justice parlerait d’«agressions sexuelles»”.

Quant à Didier Specq, commentateur habitué et avisé de ce blog, son récent récit de l’audience (ou de ce que la presse en a perçu puisque le huis clos a été ordonné) questionne la légitimité de ce type de poursuites dès la première phrase : “homophobie ou répression d’actes illicites”. Il s’étonne d’un réquisitoire[4] qu’il juge sévère pour ces deux amoureuses qui, paradoxalement, ne violeraient pas la loi aujourd’hui puisque la jeune fille a plus de 15 ans et que l’adulte n’est plus son professeur et n’a donc plus autorité sur elle.

Les réactions aux premiers articles ont été vives, et ont rappelé que les mots auraient sans doute été très différents si l’enseignante avait été un enseignant[5]. La blogueuse Gaëlle-Marie Zimmermann a réagi fermement à l’article du Nouvel Observateur, l’accusant notamment de “réduire ainsi le volet pénal et judiciaire de l’affaire au symptôme de l’intolérance d’une société qui refuserait d’admettre le véritable amour et l’ivresse sensuelle”. Une riveraine de Rue 89, Lila B., réagit quant à elle aux excuses de Causette en racontant comment, à l’age de 14 ans, flattée qu’une “femme adulte, brillante, ayant tellement de prestance et d’assurance s’intéresse à elle”, elle a été traumatisée par leur liaison. Elle souligne notamment le choix d’illustrations très fleur bleue, très douces, dans “un décor de fleurs et de petits oiseaux”.

…la loi pour le réprimer

Entre l’image Barbaracartlandesque de ces “amours interdites” et le cliché de la pédophile prédatrice, il y a la loi. Et plus précisément les articles 227-25, 227-26 et 227-27 du code pénal, qui répriment les “atteintes sexuelles sans violences ni menace ni contrainte ni surprise sur mineur”.

Le code pénal est construit en livres, chapitres et sections, dans un ordonnancement qui montre quelles valeurs la société entend protéger en réprimant tel ou tel comportement. Les agressions sexuelles et viols, qui sont des atteintes sexuelles imposées par violence, menace, contrainte ou surprise, sont ainsi réprimées au titre des atteintes à l’intégrité physique et psychique de la personne.
Les atteintes sexuelles SANS violence sont quant à elles réprimées en tant qu’atteintes aux mineurs et à la famille et plus précisément (comme la privation de soins, la provocation d’un mineur à l’usage de stupéfiants ou à la consommation “habituelle et excessive” de boissons alcoolisées, la corruption de mineur, la pédopornographie ou le refus d’inscription scolaire) au titre de la mise en péril des mineurs. C’est donc bien l’enfance qui est d’abord protégée par cette infraction.

Quinze ans et toutes ses dents

Ce sont ces articles 227-25 et suivants du code pénal qui conduisent à dire couramment que la “majorité sexuelle” est à 15 ans. La loi présume en quelque sorte qu’avant cet âge, face à un adulte, un enfant ou adolescent ne peut véritablement consentir, en toute connaissance de cause, à des relations sexuelles quelqu’elles soient, et que le risque est trop grand d’une manipulation, même inconsciente de l’enfant par l’adulte. Contrairement aux agressions sexuelles, pour lesquelles on distingue le viol, crime caractérisé par une pénétration sexuelle imposée, et les “agressions sexuelles autres que le viol”, délit caractérisé comme son nom l’indique comme une atteinte sexuelle sans pénétration imposée à la victime, les “atteintes sexuelles sans violence” peuvent en effet être constituées par tout acte de nature sexuelle.
Pour n’importe quel majeur, les relations sexuelles [6] avec un mineur de 15 ans (mineur au sens de “âgé de moins de”) dont il connaît l’âge sont purement et simplement illicites, et se livrer à une “passion interdite” fait encourir une peine de 5 ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende, outre une inscription automatique au FIchier Judiciaire des Auteurs d’Infractions Sexuelles (FIJAIS).

Est-ce à dire que les mineurs de 15 ans sont condamnés à la chasteté sous peine d’exposer au cachot l’objet de leur affection ? Non, la loi autorise la luxure pour tous, mais avec quelqu’un de leur âge ou à peu près. Des amours d’accord, mais adolescentes.

Cette limite d’âge est-elle adaptée ? C’est au législateur de le dire. Certains pays fixent la majorité sexuelle beaucoup plus tôt (9 ans au Yémen[7]), d’autres plus tard (17 ans dans certains Etats américains). On peut relever qu’en France, jusqu’à une date récente, les filles pouvaient se marier à 15 ans, limite d’âge relevée à 18 ans par une loi de 2006 destinée à lutter contre les mariages forcés.
Certains estiment qu’une limite liée à la maturité du mineur concerné au cas par cas serait plus adaptée, soulignant à juste titre que tous les adolescents de 15 ans n’ont pas le même degré d’éducation sexuelle, la même maturité affective, la même conscience des enjeux. Cela me paraît une fausse bonne idée car ce type de limite doit être parfaitement claire et ne laisser place à aucune interprétation sous peine de toujours ergoter alors même que l’adolescence est un moment de tels bouleversements qu’un jeune peut avoir atteint dans différents domaines des degrés de maturité différents et variables et que ce que l’infraction réprime c’est aussi le fait pour un adulte de profiter de cette confusion. Les parquets font par ailleurs preuve de discernement dans les poursuites, généralement réservées à de grandes différences d’âge ou à des “histoires” initiées dans des circonstances troubles

Pédophilie or not pédophilie ?

Les vives réactions aux articles du Nouvel Observateur et de Causette ont porté essentiellement sur le fait que ces textes auraient présenté des actes pédophiles sous un jour favorable.

Rien, dans la qualification pénale retenue à l’égard de la professeure, ne permet de la qualifier de pédophile. Cela dit, rien dans les qualifications qui auraient été retenues à l’égard de Marc Dutroux s’il avait été jugé en France n’auraient davantage permis d’user de ce terme à son égard.
Pour la simple et bonne raison que la loi ignore la pédophilie en tant que telle[8].

En effet, la pédophilie est un trouble de la préférence sexuelle, une déviance, une perversion, bref son diagnostic relève du domaine de la psychiatrie et non du droit. Un certain nombre d’abuseurs sexuels, particulièrement dans des cas de viols incestueux sur mineurs, ne sont pas considérés comme pédophiles, bien qu’ agresseurs sexuels de mineurs de 15 ans et lourdement condamnés comme tels. Les juridictions de jugement s’intéressent évidement à la dimension pédophile ou pas de la personnalité du prévenu ou accusé au moment de fixer la peine mais cela n’a aucune incidence sur la qualification des faits.

Rien dans les éléments portés à notre connaissance sur cette affaire ne permet de qualifier la professeure de pédophile.
Ce qui n’enlève rien à la gravité de ce qui demeure un abus sexuel par personne ayant autorité.
Ce qui pourrait en revanche conduire à se réinterrroger sur l’opportunité d’inscrire automatiquement les personnes condamnées pour ces faits au FIJAIS.[9] (ami législateur, si tu m’entends…)

“A 3 mois près…”

L’article de Causette souligne que la jeune fille “frôlait la majorité sexuelle à 3 mois près”, comme si ce que l’on reprochait à l’enseignante était de ne pas avoir su se contenir quelques semaines de plus. Sauf que… pas du tout.
En effet, dans le cas de la “liaison particulière” qui nous intéresse, les choses se corsent. La prévenue était au moment des atteintes l’enseignante de la mineure de 15 ans[10] et avait à ce titre autorité sur elle. Dans ce cas, non seulement la peine encourue est aggravée (10 ans d’emprisonnement, 150.000 euros d’amende), mais de telles relations sont interdites aussi après le quinzième anniversaire et jusqu’à la majorité de l’adolescente (sauf à encourir 3 ans d’emprisonnement)[11].
Oui, Gabrielle Russier, dont on a parfois évoqué les mânes dans cette affaire, serait encore aujourd’hui susceptible de poursuites pénales pour ses relations avec un élève de 16 ans[12].
Et encore heureux. Car, rappelons le encore et toujours, cet “amour hors norme” c’est une ENSEIGNANTE qui a eu une liaison avec une de SES élèves, pas Roméa et Juliette. Pas une camarade majeure depuis peu, pas juste une femme beaucoup plus âgée, pas quelqu’un rencontré dans un contexte neutre : une personne qui, par sa fonction de professeur, est une figure d’autorité, dont l’intérêt est en lui même flatteur pour une adolescente, comme le relèvent d’ailleurs à la fois François Caviglioli ET Lila B.. C’est cette relation d’autorité qui teinte la relation amoureuse de tous les soupçons et justifie qu’on l’interdise et que l’on poursuive l’adulte qui s’y est livrée.

Le dgèndeur[13] idéal

Contrairement aux articles qui ont fait polémique[14], je pourrais écrire le paragraphe précédent au masculin/masculin, au masculin/féminin, au féminin/masculin sans que cela change rien à mon propos. Car juridiquement cela ne change rien.
En revanche, manifestement, dans l’imaginaire de beaucoup, l’absence de pénétration, la “douceur féminine” rendraient tout cela beaucoup plus acceptables[15].
Rappelons le : oui il y a des femmes agresseuses sexuelles, oui il peut y avoir des viols lesbiens[16] , non les hommes n’ont pas besoin de leur pénis pour traumatiser des petites filles ou petits garçons (ni des adultes d’ailleurs).
C’est à l’adolescent de découvrir la sexualité, à son rythme, pas à l’adulte, et surtout pas à l’adulte à qui l’enfant est confié, de lui imposer (même de façon “fleur bleue”) la sienne.

Notes

[1] je sais que je devrai le repréciser plusieurs fois pour éviter les commentaires “vous avez oublié des mots” : mineur de x ans ça veut dire “âgé de moins de x ans”

[2] ce n’est évidemment pas son vrai prénom, mais on s’en fiche, tous les articles ont affublé les protagonistes de prénoms divers et variés, sans qu’on sache d’ailleurs ce qui dictait leur choix de la consonance dudit prénom

[3] ça n’est pas très clair dans les chronologies rapportées par les articles, et ça ne change pas grand chose

[4] 8 mois d’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve avec interdiction d’exercer un métier en lien avec des mineurs, obligation de soins, interdiction de rencontrer la victime, outre l’automatique inscription au FIJAIS

[5] Soulignant par exemple l’improbabilité d’un titre comme “Antoine 12 ans, et le curé de sa paroisse, 30 ans : une passion interdite”

[6] qu’elle soient hétérosexuelles ou homosexuelles, il n’y a plus de discrimination en la matière depuis 1983

[7] sans commentaire

[8] oui, amis mekeskidis et surtout amis journalistes, “condamné pour pédophilie” ça ne veut RIEN DIRE

[9] si on pouvait d’ailleurs un jour se repencher sérieusement sur le FIJAIS et son utilité tout court,ça serait pas mal hein

[10] oui, toujours au sens de “âgée de moins de 15 ans”

[11] Pour éviter à nos lecteurs jeunes majeurs de se trouver dans une fâcheuse position, précisons que les autres circonstances aggravantes prévues par la loi sont : la qualité d’ascendant de la victime, l’abus de l’autorité que confèrent les fonctions (même si le majeur n’a pas directement autorité sur la victime), la commission des atteintes par plusieurs adultes, la mise en contact avec la victime par Internet (pas de Meetic pour les ados) et enfin l’ivresse (alcoolique ou “stupéfiante”) manifeste de l’auteur.)

[12] même si le traitement judiciaire de l’affaire serait très différent, particulièrement quant à la détention provisoire

[13] désolée pour cette private joke de twitto follower du Maître de ces lieux #paspurésister

[14] Imaginez comme Slate : Une liaison particulière. C’est une histoire de passion interdite. A Lille, un homme, un prof, est tombé amoureux, à en perdre la raison de David, son élève, un collégien de 14 ans. Il a dix-neuf ans de plus que son amant. Il risque dix ans de prison”. Y a un truc qui passe pas hein ?

[15] le lyrisme et le champ lexical employés dans l’article de Caviglioli sont assez révélateurs à cet égard

[16] lire ce témoignage publié par Gaëlle-Marie Zimmermann, qui pourrait bien être une version plus longue de celui de Lila B.

lundi 16 septembre 2013

L'affaire du bijoutier de Nice

Un fait divers dramatique survenu mercredi dernier est à l’origine d’une controverse, appelons-ça comme ça, au sein de l’opinion publique.

À Nice, un bijoutier de 67 ans a été victime d’un vol à main armée alors qu’il ouvrait sa boutique, vers 9h du matin. Deux individus armés de fusils à pompe l’ont alors contraint à ouvrir son coffre et se préparaient à prendre la fuite sur un scooter (je ne connais pas le déroulé précis des faits mais il semblerait que des coups lui aient été portés). Le bijoutier a alors pris un pistolet automatique de calibre 7,65 mm, est sorti dans la rue et, soit au niveau de sa boutique, soit après avoir couru après les malfaiteurs, les versions divergent, a ouvert le feu à trois reprises, blessant mortellement le passager du scooter. L’autre a réussi à prendre la fuite et au moment où j’écris ces lignes, est toujours recherché, la police ayant probablement déjà une bonne idée de son identité.

L’homme abattu avait 19 ans, et avait déjà été condamné pour des faits de vols, des violences et des infractions routières, d’après Nice Matin citant des sources policières. Il avait une compagne enceinte de ses œuvres.

À la suite de cette affaire, ce bijoutier a été placé en garde à vue pour homicide volontaire, garde à vue qu’il a passé hospitalisé car se plaignant de douleurs suite aux coups reçus. Au terme de cette garde à vue, il a été présenté à un juge d’instruction qui l’a mis en examen pour homicide volontaire, placé sous contrôle judiciaire, c’est-à-dire remis en liberté avec obligation de fixer son domicile à une adresse convenue, située hors du département des Alpes Maritimes et tenue secrète, et placé sous surveillance électronique, c’est à dire qu’il a un bracelet électronique à la cheville qui déclenche une alarme s’il s’éloigne de plus d’une certaine distance d’un boitier électronique relié à une ligne téléphonique. Le contrôle judiciaire a pu prévoir des horaires de sortie, j’ignore si ça a été fait.

Voici l’état des faits qui a provoqué une vague d’indignation, une partie de l’opinion publique ayant la sensation que c’est la victime que l’on poursuit, et approuvant non sans une certaine virulence le geste de ce commerçant. Je passe sur les messages particulièrement haineux qui accompagnent parfois ce soutien, on est en présence d’un emballement classique sur la toile. Il y a un raz-de-marée de commentaires de soutien, donc, noyé dans la masse, on se sent à l’abri et on se désinhibe, et pour se faire remarquer dans la masse, il faut faire pire que le dernier message haineux. Aucun intérêt, on est au niveau de la cour de récré, pour savoir qui a la plus grosse[1]. Je m’adresse dans ce billet à ceux qui ont cliqué de bonne foi mais qui restent sensibles à la raison, pas à ceux qui s’enivrent de violence dans leur condamnation de la violence.

À vous donc, qui ne comprenez pas que la justice n’ait pas donné une médaille à ce bijoutier, que dit la loi sur ces faits ?

La loi, rien que la loi.

Il est temps de clarifier un premier point qui conditionne sans doute nombre de malentendus. Les magistrats, terme qui recouvre les juges et les procureurs de la République, chargé d’exercer les poursuites au nom de la société, ne sont pas des souverains capricieux, des petits seigneurs châtelains libres d’appliquer une loi réduite au rang d’aimable suggestion selon leur bon sens paysan. Les magistrats sont en charge d’appliquer la loi, telle qu’elle est votée et en vigueur au moment des faits. Quoi que leur for intérieur leur dise, parfois, et plus souvent que vous ne le pensez, à contrecœur, mais ils ont prêté serment de le faire et le font. Les magistrats sont des légalistes, c’est là leur moindre défaut.

Que disait donc la loi ici ?

Qu’il est interdit d’ôter volontairement la vie à autrui, et que le faire malgré cette interdiction peut conduire à ce que vous soyez condamné à 30 ans de réclusion. Or ici, on a un jeune homme de 19 ans mort car on lui a tiré dessus. Il y a assez d’indices pour que la justice se doive d’enquêter pour en savoir plus.

Une expression vient immédiatement à l’esprit. “Légitime défense”. Le tireur venait d’être agressé physiquement, menacé, et volé par le jeune homme. Cela ne rend-il pas son geste excusable ?

La légitime défense fait partie des causes d’irresponsabilité pénale prévues aux articles 122-1 et suivants du code pénal (mon chapitre préféré). Ces causes sont, dans l’ordre d’apparition à l’écran :

1- L’abolition du discernement par un trouble psychique ou neuropsychique (= la démence mais pas seulement).
2- La contrainte ou force majeure. Par exemple un appelé du contingent incarcéré ne commet pas le délit d’insoumission.
3- L’erreur invincible de droit . Très rarement admise, il faut que l’intéressé ait reçu une information juridique fausse d’une source dont il ne pouvait douter. Par exemple quand un procureur vous donne à tort une attestation disant que vous êtes autorisé à conduire.
4- L’autorisation de la loi et le commandement de l’autorité légitime, sauf si l’ordre est manifestement illégal.
5- La légitime défense des personnes et des biens. Je vais y revenir.
6- L’état de nécessité, qui s’applique à des hypothèses autres qu’une agression directe, quand, eu égard aux circonstances, l’accusé n’a pas eu le choix : il devait commettre un acte illégal pour prévenir un résultat pire. Ce fut le cas d’un paraplégique fumant du cannabis pour calmer ses douleurs, ayant établi que les médicaments existants détérioraient ses reins.
7- L’incapacité de discernement due au très jeune âge. La loi ne fixe pas de limite fixe, chaque enfant évolue différemment, mais il est acquis qu’en dessous de 10 ans, on ne relève pas du droit pénal.

Ces causes d’irresponsabilité sont ce qu’on appelle en droit des exceptions c’est-à-dire des moyens de défense soulevés par le défendeur.

Rappelons qu’en droit pénal, le principe fondamental de la présomption d’innocence fait qu’il incombe au parquet (c’est à dire au service constitué par l’ensemble des procureurs) d’apporter la preuve de la culpabilité, dans tous ses éléments. C’est ce qu’on appelle la charge de la preuve. Mais s’agissant des exceptions, la charge de la preuve ne pèse pas sur le parquet : ce n’est pas à lui d’apporter la preuve qu’il n’y avait pas légitime défense, mais à la personne poursuivie de le prouver.

Naturellement, il n’est pas interdit au parquet, face à des indices assez évidents qu’une telle exception existe, de s’assurer de lui-même que tel ne serait pas le cas. Et il ne se prive pas de le faire. Mais le risque que la preuve ne puisse être apportée pèse cette fois sur l’accusé. Ce qui au niveau procédural change beaucoup de choses, notamment pour la défense.

Ouvrons l’œil du juriste sur cette affaire, qui, rappelons-le, est le même que le votre, mais avec le prisme de la loi en plus. Il doit qualifier les faits pour déterminer la loi qui s’applique, le contenu de cette loi relevant du parlement.

L’analyse des faits

Chronologiquement, tout commence par le vol commis sous la menace d’une arme. Faute de précision contraire, je suppose que les armes utilisées étaient réelles et approvisionnées, donc dangereuses, même si la loi considère qu’un vol commis sous la menace d’une imitation d’arme est également un vol à main armée. C’est un crime passible de 20 ans de réclusion. En outre, les auteurs étaient deux. Il est possible qu’ils aient planifié cette attaque au point de constituer une bande organisée. Auquel cas le vol en bande organisée sous la menace d’une arme est passible de trente ans de réclusion. L’enquête de police qui suit son cours a notamment pour objet de permettre au parquet de retenir la qualification la plus adéquate (et dans le doute, la plus haute).

Puis vient la riposte du bijoutier. Il est établi qu’il a volontairement ouvert le feu en direction du jeune homme. La première question qui se pose est : avait-il l’intention de tuer ? Si tel était le cas, c’est un meurtre, passible, on l’a vu, de 30 ans de réclusion. Si tel n’est pas le cas, ce sont des violences volontaires avec arme ayant entrainé la mort sans intention de la donner, passibles de 20 ans de réclusion. La preuve de l’intention homicide est délicate, puisque c’est un état d’esprit, mais peut être déduite des circonstances. Ici, le bijoutier prétend semble-t-il avoir d’abord tiré pour arrêter le scooter, ce qui exclurait une intention homicide. Mais les tirs ont été répétés, ce qui est un indice classique d’intention homicide. Une expertise balistique aura probablement lieu pour déterminer si la trajectoire des balles est rasante, ce qui montre que le scooter était visé, ou qu’au contraire, c’était les passagers qui étaient visés, auquel cas des déclarations mensongères peuvent contribuer à prouver une intention homicide (vive le droit au silence, vous dis-je). En outre, la question se posera de la cohérence de vouloir immobiliser sur place des personnes armées et violentes, qui auraient pu répliquer aux tirs en faisant usage de leurs fusils : la prudence voulait qu’on les laissât fuir. Toutes ces questions et d’autres soulevées par le déroulé exact des faits seront débattues au cours de l’instruction. En outre se pose la question de la légalité de la détention de cette arme, soumise à autorisation préfectorale, sous peine de 3 ans de prison. D’après le Point, il se la serait procurée illégalement, ce qui est un délit.

Au titre des arguments de la défense, l’exception de légitime défense pourra être soulevée. Elle le sera sans doute. A-t-elle des chances de succès ?

Voyons la définition exacte de la légitime défense. Article 122-5 du code pénal :

N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.

Notons d’emblée une première distinction qui a son importance : l’homicide volontaire n’est couvert par la légitime défense qu’en cas d’atteinte aux personnes. Il n’y a pas de légitime défense pour le meurtre d’un voleur. Il y a donc un vrai enjeu pour la défense de faire écarter l’intention homicide, puisque c’est un préalable pour plaider la légitime défense face à un vol, ou alors il lui faudra établir que le bijoutier était encore physiquement menacé, ce qui va être très difficile si leur client s’est de lui-même lancé à la poursuite de ses agresseurs qui quittaient les lieux sans plus le menacer.

En outre, cet article pose les conditions de la légitime défense, qui a donné lieu à une abondante jurisprudence. Ces conditions sont :

  1. Dans le même temps : la riposte doit être immédiate et contemporaine à la menace. Le temps qui se sera écoulé entre le moment où les malfaiteurs sont partis et ont rendu sa liberté de mouvement au bijoutier, et où celui-ci, après s’être saisi de son arme (a-t-il dû l’approvisionner et la charger ?), est sorti et a ouvert le feu sera déterminant. Plus ce laps de temps est long, moins la légitime défense tiendra. Ce sera un des objets de l’instruction d’établir cela, probablement par une reconstitution sur place en présence des toutes les parties et de leur avocat.
  2. Un acte nécessaire : l’acte doit avoir pour objet de mettre fin à l’agression. Pas de droit à la vengeance. Beaucoup des soutiens du bijoutier semblent considérer qu’en commettant ce vol, ce jeune homme s’est mis dans une situation où il aurait consenti au risque de mourir, ou aurait perdu son droit à la vie. Il n’en est rien depuis que le droit de la vengeance privée illimitée a été aboli, ce qui a permis des conséquences néfastes comme la civilisation.
  3. Un acte proportionné : l’acte doit être proportionné à la menace. On ne peut ouvrir le feu sur quelqu’un qui agite le poing dans sa direction. Les juges ne sont pas très exigeant sur la question : dès lors que votre vie est effectivement en danger, une riposte sévère est justifiée, par exemple ouvrir le feu sur un individu armé d’un simple couteau est proportionné, un coup de couteau pouvant être mortel. Et il est de jurisprudence assez classique que des coups portés dans le dos d’une personne prenant la fuite ne remplissent pas cette condition.

En outre, la jurisprudence a ajouté deux critères : il faut que l’agression soit réelle ; le fait que celui qui se défend soit sincèrement, mais à tort, convaincu de l’existence d’une menace fait obstacle à la légitime défense. On imagine aisément les risque d’abus. Qui a dit George Zimmerman ? Enfin, il faut que l’agression soit injuste. Si celui qui vous asperge de gaz lacrymogène avant de vous donner des coups de trique est un CRS vous empêchant de prendre d’assaut l’Élysée, vous ne pourrez en aucun cas être en légitime défense.

La charge de la preuve pèse au premier chef sur l’accusé, ici sur le bijoutier mis en examen. La loi renverse la charge de la preuve, en présumant qu’il y a légitime défense, à charge pour le parquet de prouver que ce n’était pas le cas, dans deux circonstances : 1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ; 2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence. Malheureusement pour le bijoutier, le vol ayant cessé au moment où il a ouvert le feu, il aura du mal à invoquer cette présomption, mais c’est une piste que la défense ne manquera pas d’explorer.

Il ne peut pas compter sur le soutien du parquet de Nice, le procureur ayant expliqué dans une conférence de presse pourquoi la légitime défense ne lui semblait pas établie. Et cet avis est assez solidement assis. Si le caractère proportionné de la riposte semble établie (pistolet semi-automatique contre deux fusils à pompe), ainsi que le caractère injuste de l’agression initiale, le caractère immédiat de la riposte est douteux, ce qui par ricochet rend le caractère réel aussi douteux, le caractère nécessaire l’est également, puisque le fait qu’ils s’en allaient mettait précisément fin au danger.

La ratio legis

Un des clichés populaires sur le droit est qu’il s’agirait d’une discipline cousine de la pataphysique, une sorte de jeu intellectuel consistant à embrasser la réalité à travers des règles absurdes et déconnectées de la réalité, et opposée à ce fameux “bon sens” que je hais tant car il est le contraire de la réflexion, il est le préjugé étayé par les idées reçues. Celui qui permet de résumer une pensée à un clic. C’est donc plus spécifiquement aux cliqueurs en soutien que je vais m’adresser à présent.

Certes, je suis souvent critique sur la piètre qualité de la loi, ses défauts, et les catastrophes que son empilement inconsidéré peut provoquer. Il demeure que le droit est une science, et repose sur des raisonnements et des démonstrations. Et les règles anciennes et stables ont toutes une raison d’être, ce qu’on appelle la ratio legis. Demandons-nous pourquoi les faits reprochés à ce bijoutier sont susceptibles de tomber sous le coup de la loi.

La raison est en fait assez simple à comprendre.

La loi ne vise pas à promouvoir des comportements héroïques. Elle peut punir la lâcheté quand il n’y avait aucun risque à agir, mais ce qu’elle vise avant tout c’est l’ordre et la sécurité de tous. Bien sûr, elle ne peut assurer la sécurité absolue de chacun à toute heure. Oui, l’État, qui est le bras séculier de la loi, a failli à protéger ce bijoutier. Cela peut engager la responsabilité de l’État, mais cela ne permet en rien à ce bijoutier de s’affranchir lui-même de la loi. Et regardons ce qu’a fait, objectivement, cet homme.

Il a 67 ans, âge vénérable, auquel hélas la nature commence a prendre son dû. La vue baisse, la main tremble. Cet homme, sous le coup d’une terrible émotion, mélange de peur, de colère, de douleur, car il a reçu des coups, sort dans la rue, un mercredi matin à 9 heures, à l’heure où les enfants vont aux centres de loisir ou au parc, et il ouvre le feu à trois reprises. En plein centre-ville. Avec une arme détenue illégalement. Sérieusement, vous estimez que c’est un comportement digne d’éloge ? Dieu merci, il n’a blessé aucun passant, il n’y a pas eu de balle perdue. Peut-on conditionner un comportement à son résultat ? Si un enfant se rendant au parc s’était pris une balle perdue, applaudiriez-vous toujours ce monsieur ? Et pourtant, il aurait fait exactement la même chose. La fin ne justifie pas les moyens dans une société civilisée.

Il n’a donc touché que son agresseur. Un jeune homme de 19 ans, futur père. Dans quelques mois, un enfant va naître. Il ne connaitra jamais son père. Faut-il lui dire que c’est bien fait pour son papa et donc que le fait qu’il naisse orphelin est juste ? Dans le pire des cas, si la loi avait été respectée, son père, arrêté, aurait été condamné à 15, peut-être 30 ans de réclusion. Avec des possibilités de libération anticipée, mais dans tous les cas, il aurait connu son enfant, à qui il aurait pu apprendre par l’exemple les principes des causes et des conséquences légales. La souffrance de ce père absent, mort à 19 ans, c’est cet enfant qui va se la prendre dans la figure, et ça peut être terriblement destructeur. Quelle faute a commis cet enfant pour que cette épreuve qui l’attend vous emplisse de joie ? Qu’est-il donc devenu, le droit de tout enfant à un papa et une maman ? Je ne me souviens pas que c’était sous réserve d’un casier judiciaire vierge. Et ce jeune homme mort avait une compagne, il avait lui aussi des parents, peut-être des frères et sœurs, qui, eux, n’ont rien fait. Rirez-vous au nez d’une mère qui perd son fils ? Applaudirez-vous ses larmes en disant “Justice est faite” ? Si tel est le cas, juste une question : en quoi êtes-vous meilleur que ce jeune homme ? Lui, au moins, ne tirait aucun plaisir de la souffrance d’autrui. Il faisait ça pour de l’argent.

Et même si la souffrance des proches, bien qu’innocents, vous indiffère, que va-t-il se passer à présent ? Croyez-vous une seule seconde que des apprentis braqueurs vont être tétanisés de peur et renonceront à leur projet, et à la place deviendront d’honnêtes autoentrepreneurs dans l’agriculture bio ? Non, la leçon sera retenue. Et elle est : ne jamais laisser le commerçant libre de ses mouvements après coup. Chercher s’il y a une arme, et l’emporter. Le ligoter, au mieux, l’assommer, le blesser, et dans le doute, tirer le premier. Ce genre de faits divers met en danger tous les bijoutiers et tous les commerçants susceptibles d’être braqués. Voyez : ce bijoutier s’est vu obligé de quitter le département pour se mettre à l’abri de représailles. Il ne peut rouvrir sa boutique pour une durée indéterminée. Peut être définitive vu son âge, avec un fonds de commerce qui a sans doute fortement perdu de la valeur avec cette histoire. Cela en valait-il le coup ? Pour vous, dont l’implication consiste à un clic, sans nul doute. Vous pouvez, sans risque, ce qui garantit toujours de la bravoure, vous projeter à sa place et fantasmer que vous eussiez fait de même. Et vous passerez à autre chose et continuerez à vivre tranquillement car vous ne l’avez pas fait et n’avez pas à vivre les conséquences. Ce n’est pas le cas de cet homme.

Vous voyez que ça ne se résume pas à pleurer sur le sort d’un braqueur. Lui est mort, tout lui est indifférent désormais.

J’espère nourrir un peu votre réflexion. Si la raison vous indiffère, vous vous êtes fourvoyés en arrivant ici.

Quid nunc ?

Et maintenant ? Que va-t-il se passer ? Je ne lis pas l’avenir mais une partie de celui-ci est prévisible.

Deux affaires judiciaires sont en cours. La première concerne le braquage. Elle doit être menée par la police sous la forme d’une enquête de flagrance, vu l’urgence, et vise à identifier le co-auteur du braquage, à le localiser (on dit “le loger” en jargon policier) et à l’interpeller. Dans cette phase d’urgence, chapeautée par le parquet, la police dispose pour une durée limitée de larges pouvoirs d’enquête : elle peut notamment effectuer des perquisitions de sa propre initiative et sans l’accord de la personne concernée, et d’autres mesures classiques d’identification et de localisation que je ne listerai pas ici pour ne pas risquer d’aider le fuyard, on ne sait jamais. Une fois le délai de flagrance terminé (quinze jours maximum après les faits), l’enquête pourra, au choix du parquet, continuer en la forme préliminaire (Pour résumer : la police perd ses pouvoirs coercitifs autonomes et doit avoir l’aval du parquet pour user de la contrainte, garde à vue mise à part). Le parquet est tenu de saisir un juge d’instruction avant le jugement, mais tant que l’individu recherché n’a pas été interpellé, il n’y a pas d’urgence, même si l’instruction permet plus aisément la mise en place de surveillances téléphoniques, par exemple.

La deuxième concerne le meurtre. Là, il n’y avait plus le choix, et un juge d’instruction a été saisi, car le principal suspect a été interpellé. Il a été mis en examen, c’est-à-dire s’est vu notifier officiellement les charges qui pèsent contre lui et peut désormais accéder au dossier et a droit à l’assistance d’un avocat qui peut exercer tout un ensemble de prérogatives de la défense. La question qui se posait était : que fait-on du suspect ? La détention provisoire a été, et c’est heureux, écartée, au profit d’un contrôle judiciaire. La famille de la victime va pouvoir se constituer partie civile (et son enfant, une fois né). Le bijoutier encourt une peine maximale de 30 ans de prison, mais pourra plaider la légitime défense devant la cour d’assises. Son avocat pourra tenter d’obtenir un acquittement même si la légitime défense ne tient pas vraiment, en se ralliant 4 jurés sur les 6 (et 5 en appel en cas de probable appel du parquet), c’est une tactique possible, mais dangereuse, elle peut provoquer une réaction de sévérité. En tout état de cause, la cour restera libre de prononcer une peine moindre que 30 ans, avec un minimum d’un an (art. 132-18 du Code pénal), qui pourra être assorti du sursis intégral. Je ne lis pas l’avenir, mais il y a gros à parier que ce bijoutier ne verra jamais l’intérieur d’une cellule de prison.

Néanmoins, une mauvaise surprise l’attend. S’il est condamné, même au minimum, il devra quand même indemniser la victime, représentée par son héritier (son enfant à naître, à défaut ses ascendants) et ses proches, victimes par ricochet, car, comme je l’ai indiqué, elles ont été privées d’un fils, d’un compagnon, d’un père, d’un frère. Ça peut chiffrer, car il y a bien des postes de préjudice. La perte de revenus, le préjudice moral,et j’en passe.

“Comment ?” vous offusquerez-vous. Le bijoutier devra indemniser son braqueur ? Eh oui, en vertu d’une jurisprudence classique de la Cour de cassation, protectrice des victimes, qui interdit d’opposer à la victime son comportement même fautif en cas de crime ou délit volontaire (ce qui s’agissant des crimes est un pléonasme). La même règle qui interdit d’opposer à la victime d’un viol un quelconque comportement aguicheur (qui fût-il établi n’a jamais été une autorisation de violer, rappelons-le) interdira au bijoutier d’opposer aux proches de celui qu’il a tué que celui-ci l’avait braqué juste avant. S’il y a légitime défense, il n’y aura pas indemnisation, mais s’il n’y avait pas légitime défense, indemnisation il y aura. La sanction d’un braquage, c’est 15 voire 30 ans. Ça n’a jamais été la mort. Et certainement pas administrée par un particulier. Pas plus qu’être victime d’un braquage n’ouvre de droit à ouvrir le feu dans la rue.

La loi impose une réponse et la loi permet que cette réponse soit modérée. Et la République, notre République, est bâtie sur le règne de la loi et elle seule.

Ne commencez pas à souhaiter que la loi du Far West ne s’impose. De peur que votre vœu soit exaucé.

Note

[1] Sottise, naturellement.

vendredi 26 juillet 2013

“Je suis prêt à pardonner à la justice si elle me relaxe”

Cour d’appel de Paris, Pôle 8 chambre des vacations, 9 juillet 2013, Ministère public contre Nicolas B… et B… contre ministère public.

Ambiance caniculaire dans la chambre des vacations en ce mardi après-midi, ou le tout-Paris de la chronique judiciaire s’est donné rendez-vous (sauf ceux partis en vacances, bien sûr), ainsi que de nombreux avocats, venus par curiosité voir juger l’affaire Nicolas B…, du nom de ce jeune homme, militant enthousiaste de la manif pour tous, incarcéré le 19 juin. Le couloir est rempli de cadreurs et preneurs de son, interdits de cité dans le prétoire, et des badauds qui eussent voulu entrer, mais la chambre est pleine comme un œuf.

Le Pôle 8, chambre des vacations est la seule formation de chambre des appels correctionnels qui siège durant les périodes dites de service allégé (début juillet – fin août), autrefois appelées vacances judiciaires, pendant lesquelles les personnels de la justice prennent leurs congés, et où seules les urgences sont traitées. L’affaire Nicolas était donc une urgence ? Oui, grâce au parquet, fût-ce à son corps défendant.

Rappelons le parcours de ce jeune homme.

Le 28 mai 2013, il comparait devant la 23e chambre en comparution immédiate pour entrave à la circulation, participation à un attroupement malgré sommation de se disperser, et fourniture de faux éléments d’identité pouvant amener à de fausses mentions au casier judiciaire. Je reviendrai sur les circonstances exactes de cette interpellation. Il est relaxé des faits de participation à un attroupement, reconnu coupable pour les autres délits, et condamné à 200 euros d’amende avec sursis, c’est-à-dire qu’il n’aura pas à payer cette amende s’il n’est pas à nouveau condamné pour crime ou délit de droit commun dans un délai de 5 ans. Curieusement, les anti-mariage pour tous n’ont jamais relevé cette décision comme une démonstration que la justice pouvait être clémente à leur égard ou bien qu’elle était trop laxiste. Deux poids deux mesures, comme ils disent ; mais dans ce sens là, c’est bien. Estimant quant à lui cette peine trop douce, le parquet va faire appel de cette décision, rendant comme vous allez le voir service à Nicolas B…

Le 19 juin, il comparait à nouveau en comparution immédiate devant la 16e chambre pour rébellion, refus de se soumettre aux relevés signalétiques (empreintes digitales et photographie), fourniture de faux éléments d’identité pouvant amener à de fausses mentions au casier judiciaire. Du fait de l’appel du parquet de la condamnation du 28 mai, il n’est pas considéré en état de récidive ; voilà le service dont je vous parlais. Le tribunal fait preuve de nettement moins de clémence, et même d’une certaine sévérité, le condamnant à 4 mois de prison dont deux avec sursis, les deux mois ferme étant assortis d’un mandat de dépôt, c’est à dire qu’elle est mise à exécution immédiatement, outre 1000 euros d’amende. Trois policiers s’étant constitués partie civile pour les faits de rébellion, ils est condamné à leur payer 250 euros chacun, outre 150 euros au titre des frais d’avocat (c’est le forfait habituellement prononcé, qui est une insulte au travail des avocats des parties civiles). Cette fois, c’est lui qui fait appel du jugement, le parquet faisant un appel incident, c’est-à-dire un appel en réaction à l’appel, dit principal, du prévenu, afin de permettre à la cour d’aggraver la sanction si elle le souhaite. Faute d’un appel du parquet, l’appel serait dit a minima, la cour ne pourrait que confirmer la peine ou la diminuer. Dans les faits, l’appel incident du parquet est systématique, au point que la règle de l’appel a minima est vidée de son sens (sauf si le tribunal a prononcé le maximum; bien sûr).

En cas d’appel d’un jugement rendu en comparution immédiate, la cour d’appel doit statuer dans un délai de quatre mois (art. 397-4 du code de procédure pénale, ou CPP). Le condamné incarcéré qui fait appel étant considéré en détention provisoire, il peut former une demande de mise en liberté selon les conditions du droit commun : la cour doit examiner la demande de mise en liberté dans un délai de deux mois (art. 148-2 du CPP). La défense de Nicolas a formé une demande de mise en liberté, sachant que généralement la cour programme l’appel au fond en même temps que la demande de mise en liberté, qui n’a plus d’objet mais a raccourci le délai d’examen de l’appel de quatre à deux mois. C’est ce qui s’est passé ici.

Le parquet général (on appelle le parquet général le parquet de la cour d’appel, par opposition au parquet tout court, qui est celui du tribunal de grande instance) a fait une fleur à Nicolas B… : il avait jusqu’au 28 septembre 2013 pour examiner l’appel du jugement du 28 mai, jusqu’au 19 octobre pour examiner l’appel du jugement du 19 juin août pour examiner la demande de mise en liberté de Nicolas (soit après le terme de sa détention). Il va audiencer à une audience de vacation du 9 juillet les trois affaires : la demande de mise en liberté et l’appel des jugements des 28 mai et 19 juin. Il aurait parfaitement pu laisser Nicolas purger sa peine avant de le rejuger en appel : ç’aurait été tout à fait légal. Au lieu de ça, il a audiencé à trois semaines. Ça n’a pas échappé à la défense qui lui a exprimé sa reconnaissance.

La défense, justement est venue en force. Outre Pierre-Philippe Boutron-Marnion, qui l’avait assisté devant le tribunal en première instance, le banc est occupé par Benoît Gruau, que le premier substituait devant le tribunal, et Léon-Lef Forster, un briscard, grand habitué du pénal et qui connaissait bien les trois conseillers composant la chambre, Bruno La Roche, Dominique Coujard et Xavière Siméoni (la juge d’instruction qui a instruit le dossier Chirac, qui a abouti à la condamnation de l’ancien président de la République et à ce que plus aucun Français n’ignore le mot anosognosie).

L’audience commence avec un retard d’une demi-heure, qui agace l’avocate du dossier suivant, un gros dossier de stupéfiants, où les prévenus se sont pris 5 ans ferme en première instance, mais comme ils n’ont pas donné leur avis sur le mariage homosexuel, tout le monde s’en fiche. Sauf leur avocate.

À 13h58 TT (Temps de Twitter), la cour fait son entrée. L’affaire Nicolas B… est appelée en premier, pour que les autres affaires puissent être examinées dans une ambiance plus sereine (comprendre dans un prétoire vide).

Léon-Lef Forster arrive une petite minute après le début de l’audience. Il retrouve des magistrats qu’il connait et qui le connaissent, et s’excuse auprès de la cour en précisant qu’il était sorti prendre le frais, ajoutant après une fausse hésitation “je ne veux pas dire que la cour ne serait pas fraiche”.

Sourires dans la salle et chez les magistrats, et voilà comment, d’entrée, Léon-Lef Forster a détendu l’atmosphère en montrant qu’il ne venait pas en découdre avec la cour devant la presse, mais traiterait cette affaire avec le recul qu’elle nécessitait. Cette première sortie a, je le pense, marqué tout le reste du procès. C’est une captatio benevolentiæ, qui, depuis Rome, est un des arts essentiels de l’avocat.

Une audience pénale en appel suit une liturgie d’autant plus immuable qu’elle n’est écrite nulle part. D’abord, le président ou un des conseillers en charge du dossier (ici, ce sera Dominique Coujard) constate l’identité du prévenu, d’autant plus importante ici qu’il y a eu de fausses déclarations sur ce point devant la police, rappelle les faits dont est saisi la cour et les peines prononcées. Des points purement techniques sont rapidement évacués : tout d’abord, la cour est saisie de trois dossiers : une demande de mise en liberté et deux appels. La défense indique qu’elle se désiste de sa demande de mise en liberté, qui n’a plus guère d’objet puisque les appels vont être examinés séance tenante (la défense aurait pu la maintenir pour que le prévenu soit sorti du box et soit jugé à la barre, mais ça supposait une salve de plaidoiries et réquisitions, et l’audience s’annonçait longue. Ensuite, la cour souhaite joindre les deux appels en un seul dossier, pour éviter de devoir faire deux audiences à la suite avec réquisitions et plaidoirie à chaque fois, et sollicite la position des parties sur ce point, qui sont toutes d’accord pour cette jonction. Enfin, le prévenu n’a pas été cité dans le délai légal de plus de 10 jours avant l’audience, ce qui entraine nullité de la citation, sauf si le prévenu y renonce. Il y renonce naturellement, sous le conseil unanime de ses trois avocats, puisqu’une nullité imposait de renvoyer à une audience ultérieure à au moins 10 jours, ce que personne ne voulait. Cette précipitation étant dans l’intérêt du prévenu (deux poids deux mesures, en vérité : mes prévenus n’ont jamais joui de tels égards), elle est bienvenue.

Ensuite, seul passage obligé en vertu du CPP, le Conseiller en charge du dossier fait un résumé des faits et de la procédure, qu’on appelle le rapport (on l’appelle le rapporteur, ce qui n’a rien de péjoratif dans une cour qui n’est pas de récréation), puis donne la parole aux parties appelantes pour qu’elles expliquent les raisons de leur appel. On ne souligne jamais assez l’importance de ce moment, surtout quand le prévenu est appelant. Un appel n’est pas une deuxième chance : c’est une critique d’un premier jugement. Il faut donc d’entrée exposer en quoi ce jugement est critiqué : sur la déclaration de culpabilité de tel délit ? Sur le rejet de telle demande ? L’appel non motivé ou juste parce que la peine était trop lourde est mal perçu, ce qui à mon sens est un tort : trouver une peine trop lourde est un excellent motif de faire appel à mon sens. Pourtant des chambres des appels correctionnels se font un devoir d’alourdir les peines en cas d’appel non ou mal motivé. C’est critiquable, mais c’est à savoir.

L’exposé des faits, donc. Tout a commencé le 25 mai 2013, veille de l’ultime manifestation contre le mariage pour tous, puisque la loi était déjà promulguée et entrée en vigueur. Le prévenu a loué ce jour là une fourgonnette, s’est rendu avec des compagnons de lutte sur les Champs-Elysées, et après, diverses manifestations bruyantes demandant le retrait de la loi récemment promulguée et la démission du président de la République, a formé avec eux un attroupement au milieu de la chaussée, gênant la circulation. Rapidement, la police est intervenue, leur demandant de déguerpir, ce qu’ils n’ont voulu. Des gendarmes mobiles ont alors pris les choses en main, et après les trois sommations règlementaires, ont délogé  les récalcitrants. Une fois l’avenue rendue à la circulation, les manifestants sont conduits au poste et placés en garde à vue, du moins je suppose car aucun ne sera poursuivi sauf le héros du jour car celui-ci va vouloir jouer au malin et va donner une fausse identité : fausse date de naissance, et donnera comme nom de famille le nom de sa mère qu’il ne porte pas, mais accole à son nom de famille, celui de son père, à titre d’usage, comme la loi le lui permet, certes, mais elle ne permet pas la substitution. C’est à dire que Nicolas s’appelle à l’état civil Nicolas Pater, et use du nom de Nicolas Pater-Mater. Et il donnera à la police le nom de Nicolas Mater. Amusant de la part du représentant d’un mouvement qui rappelle sans cesse l’importance de bien distinguer le père et la mère.

Ça plus, je le suppose, vous allez voir pourquoi, son comportement, vont irriter l’officier de police judiciaire, et le procureur de la République dont il est le prophète, et notre héros du jour gagnera un défèrement en comparution immédiate pour participation à un attroupement malgré sommations et fourniture de faux éléments d’identité de nature à entrainer de fausses inscriptions au casier judiciaire (les autres participants à l’attroupement ne seront pas poursuivis, je suppose qu’ils ont eu un rappel à la loi). La sévérité du parquet ne sera pas suivie par le tribunal qui le relaxera pour les faits de participation à un attroupement etc. faute de certitude qu’il ait ouï les sommations et le condamnera à 200 euros d’amende avec sursis pour la fourniture de faux éléments d’identité etc.

Aux âmes biens nées, la valeur n’attend pas le nombre des années, comme je dis à mes clients multirécidivistes à 19 ans. Et notre ami n’attendra guère pour se confronter à nouveau à Thémis et ses foudres. Ce sera le 16 juin.

Ce jour-là, notre président bien-aimé (même si lui n’a pas encore eu le bon gout de m’inviter à déjeuner) passait dans l’émission Capital sur M6. Une manifestation contre le mariage entre personnes de même sexe est organisée devant le siège de Métropole Télévision, environ 1500 manifestants s’y retrouvent (1.500.000 selon les organisateurs, je suppose). La manifestation était déclarée, encadrée par les forces de l’ordre et s’est déroulée sans incident. Après que le président a quitté les lieux, la manifestation se disperse, et un groupe d’une vingtaine de personnes se dirige vers les Champs-Elysées, où ils commencent à marcher sur la chaussée en criant des apophtegmes comme “Dictature socialiste !”, Hollande, démission”, et “ta loi, on n’en veut pas”.

Des policiers, déployés sur l’avenue en prévention d’un éventuel after interviennent promptement, mais nos jeunes sont récalcitrants et jouent au chat et à la souris avec les policiers, qui les interpellent promptement et les emmènent pour le traditionnel contrôle d’identité. Voici des images de cette soirée agitée, pour vous faire une idée.

Il y en a un avec qui cela va nettement moins bien se passer, c’est notre ami Nicolas B… . Nettement plus exalté que les autres selon les témoignages des policiers, il va se réfugier dans le restaurant Pizza Pino des Champs Élysées. Là, bousculant clients et serveurs, il monte au premier étage en criant les mêmes slogans que précédemment. À deux reprises, les policiers dégainent et mettent en tension leur pistolet à impulsion électrique, mais décident de ne pas en faire usage, en raison de la présence d’enfants dans le coin du restaurant où Nicolas est allé se faire acculer. Nicolas refusant toujours de se laisser conduire, repoussant les policiers s’approchant, ils décident donc d’y aller à l’ancienne, à l’artisanale. Nicolas est saisi, amené au sol, immobilisé avec étranglement au tonfa. Je l’ai vu faire une fois à un gardé à vue un peu trop enthousiaste. Je vous confirme que c’est douloureux, et que le visage prend vite une jolie teinte violacée. Il y a un certificat médical au dossier constatant quelques jours d’incapacité totale de travail.

Une fois ramené à plus de sagesse (comprendre à la limite de l’inconscience), Nicolas B… est attaché poings et chevilles ensemble dans le dos, dans la position dite du bélier, et il est porté dans un véhicule pour placement en garde à vue pour rébellion. Au cours de sa garde à vue, revenu à la conscience, il donnera à nouveau de faux éléments d’identité, et refusera d’être pris en photo et que ses empreintes digitales soient relevées, ce qui est un délit. Ce point est important : à aucun moment il n’a été question de prélever les empreintes génétiques de Nicolas (même si légalement c’était possible). Donc toute la discussion sur l’ADN et le sort des “faucheurs volontaires” est ici sans pertinence.

Tout cela lui vaut un deuxième passage en comparution immédiate, qui s’est nettement moins bien passé que le premier.

Voici les faits tels qu’ils résultent de l’audience et tels que j’ai pu les reconstituer ; car les débats vont être incroyablement laborieux.

Comme le code de procédure l’impose, le conseiller rapporteur va donner la parole aux appelants. L’avocat général, une parquetière, dira très simplement que le parquet estime que la peine prononcée est dérisoire au regard de la gravité des faits et conteste la relaxe sur la participation à attroupement. Puis la parole est donnée, pour la première fois de l’audience à Nicolas B…, qui va sembler être pris de court par cette question. Après avoir bredouillé quelques phrases, il va demander au conseiller rapporteur de lui poser des questions sur les faits. Celui-ci ne va pas cacher sa surprise. D’ordinaire, les appelants ont plein de choses à dire et ne demandent qu’à avoir la parole. L’audience va donc se réduire à ce que chaque délit soit abordé chacun son tour, le président résumant ce que contient le dossier et demandant au prévenu d’y réagir.

Et il apparait très vite que Nicolas B…, sur le fond, nie tout, même l’évidence. Sur la forme, il n’est pas du tout impressionné par la cour, et, s’il ne maitrise pas l’éloquence judiciaire, a une qualité d’expression propre à celui qui a fait des études. Cela aboutit à des réponses très longues, qui perdent le fil du propos, et ne répondent jamais aux questions précises que pose le conseiller rapporteur. Ces circonvolutions ôtent toute impression de sincérité. Sur les bancs des avocats, un mot circule : “catastrophique”.

Ainsi, sur l’entrave à la circulation, Nicolas feint de croire que c’est parce que la camionnette qu’il avait louée était mal garée qu’il est poursuivi (ce qui aurait constitué une contravention de stationnement gênant). Sur cette manifestation non déclarée, il s’obstine à expliquer que c’était “un apéro festif”. Quand l’avocat général lui demande ce qu’il y avait dans sa camionnette, il feint de ne pas comprendre la question, alors que la réponse est très simple : pour son apéro festif, il n’y avait ni boisson ni amuse-bouches, mais des banderoles, des fusées et des barrières métalliques. Quand l’avocat général lui demande si ces barrières n’auraient pas pu entraver la circulation, il se lance dans une dissertation sur le sens du mot entrave. Quand elle lui demande si le fait pour les participants d’être enchaînés aux barrières était compatible avec un apéro festif, il part sur autre chose.

Pour vous faire votre opinion, voici les images de cet “apéro festif” (à partir de 1:37). Nicolas B… apparait brièvement, porteur d’un T-shirt noir et d’un bermuda rose.

Et il en ira de même pour chacun des délits. La première fourniture de fausse identité ? C’est lié à une erreur sur son acte de naissance sur sa date de naissance (dont il ne fournit aucune copie). L’a-t-il faite rectifier ? Non, il s’est renseigné auprès du maire sur les démarches à accomplir mais n’a pu les faire car il partait étudier à l’étranger. Sachant que cette démarche consiste à prendre un avocat qui s’occupera de tout, même si son client est sur Mars. Mais alors pourquoi 3 semaines plus tard a-t-il donné sa véritable date de naissance ? Parce qu’il avait été condamné la première fois. Mais alors pourquoi n’a-t-il pas donné son véritable nom cette fois ? D’autant que les policiers n’ont pas eu de difficulté à le confondre grâce à sa page Facebook, ouverte à son véritable nom avec une jolie photo de lui. Les explications les plus longues et détaillées de Nicolas B… seront sur ses prénoms, et qui sont ses saints patrons. Ce qui amènera à cette interruption du conseiller rapporteur, très pince-sans-rire : “”Excusez-moi, c’est un peu long, même si c’est très intéressant : revenons aux faits”. Et ainsi de suite. Sur l’entrave à la circulation, il maintient que c’était un simple “apéro festif”. Sur le refus d’empreintes, il ne se souvient pas qu’on le lui ait demandé (il a refusé de signer les PV). La défense Cahuzac, inspirée de la défense Clinton (“I have no recollection whatsoever…”). Sur la rébellion, on confine au grotesque : il prétend ne pas avoir compris qu’il avait affaire à des policiers, et a pris la fuite car il se croyait agressé. Le commissaire de police présent lors de son interpellation a exposé qu’en admettant qu’on puisse prendre des policiers en tenue anti-émeute pour des voyous aussi nombreux que bien équipés, le mot “POLICE” écrit en gros sur les uniformes et les véhicules de soutien situés juste derrière, tous gyrophares allumés, étaient un indice de la véritable profession de ces individus. Nicolas B… réplique en expliquant qu’il s’agissait de policiers en civils, ce que conteste le commissaire, les policiers en civil étant venus une fois l’individu maitrisé pour procéder à l’interpellation.

La défense ne reprendra la main qu’un fois, lors d’un remarquable contre-interrogatoire du commissaire de police présent lors de l’interpellation musclée, et partie civile pour la rébellion, mené par Léon-Lef Forster. On voit la pratique des assises. Car oui, l’arrestation de Nicolas B… a été brutale, sans doute plus que nécessaire, et les policiers n’ont guère été zélés dans la description des faits. Léon-Lef Forster a ainsi établi que la strangulation au tonfa contre la gorge a duré plus d’une minute, a souligné que deux Tasers avaient été activés ce qui enclenchait automatiquement une caméra intégrée, dont les vidéos, certes fort courtes, n’ont pas été produites au dossier, les clients témoins de la scène n’ont pas été entendus. Bref il ne reste que la version des policiers, des collègues interrogés par des collègues. S’ajoutait à cela le fait qu’un des policiers partie civile, étant en congé, n’est pas venu, et que le troisième s’est désisté de sa constitution de partie civile. À mon sens, il y avait moyen d’obtenir une relaxe sur la rébellion et la participation à un attroupement, sur la base du dossier. mais Nicolas B…, par sa maladresse oratoire, son obstination dans le déni, et sa victimisation systématique, a ruiné tout ce que sa défense a pu obtenir. Même sur les questions de son avocat, où il n’a qu’à répondre “oui”, Nicolas B… fait des circonvolution infinies pour finir par ne pas répondre. Sa défense renoncera rapidement à lui poser des questions.

Place aux plaidoiries de la partie civile, qui sera brève : elle conclut à la confirmation du jugement sur la déclaration de culpabilité de rébellion (le seul délit qui l’intéresse), et sur les dommages-intérêts.

L’avocat général, si elle n’est pas un monument d’éloquence (elle lit beaucoup ses notes, et n’est pas aidée par le passage des avions du défilé du 14 juillet) est méthodique et terriblement efficace dans sa démonstration.

Elle requiert l’infirmation du jugement du 28 mai sur la relaxe pour participation à un attroupement malgré sommations, en citant le procès verbal de l’officier de police judiciaire qui a effectué les sommations, et en rappelant que l’attroupement était circonscrit à un cercle d’une dizaine de mètre de diamètre, qu’il était impossible que le prévenu n’ait pas entendu des sommations effectuées par haut parleur et que le comportement des manifestants caractérisait un refus de se disperser et non pas le comportement de jeunes gens obéissants attendant la 3e sommation pour déguerpir gentiment.

Sur l’entrave à la circulation, elle rappelle que c’est le prévenu qui a loué la camionnette, a transporté le matériel  (banderoles, fusées, pétards, fumigènes, barrières métallique, mais pas un seul jus de fruit), et l’a garée sur la chaussée centrale. Pour elle, c’est l’organisateur d’une manifestation visant à bloquer la circulation avec des barrières et des fumigènes.

Sur sa version de la fuite poursuivi par des individus patibulaires, l’avocat général estime qu’elle ne tient pas puisqu’il est établi qu’il est entré dans le restaurant non en appelant au secours mais en criant des slogans hostiles au président de la République.

Sur les empreintes, après avoir souligné, surtout à l’attention de la presse, mais j’en donne acte bien volontiers puisque j’avais aussi commis cette erreur, qu’il ne s’agissait pas des empreintes ADN mais digitales et cliché photographique, cette démarche s’imposait du fait des éléments mensongers fournis sur l’identité, et que sa version selon laquelle on ne lui aurait jamais demandé de donner ses empreintes et qu’il n’aurait jamais vu le PV prenant acte de son refus ne tient pas, Nicolas B… ayant refusé de signer tous les procès verbaux tandis que le procès verbal de refus rédigé par l’officier de police judiciaire est précis et circonstancié, notamment sur l’avertissement donné que ce refus était constitutif d’un délit.

Elle conclut en fustigeant le comportement inadmissible de Nicolas B… Quand un policier vous somme de vous arrêter, dit-elle, vous devez vous arrêter.

Sur la peine, elle requiert 5 mois d’emprisonnement avec sursis et 1000 euros d’amende, peine qui implique un retour en liberté faute de prison ferme et de titre de détention. Si la cour devait néanmoins prononcer du ferme, elle souhaite que la partie ferme n’excède pas la durée déjà effectuée. À ce stade de l’audience, Nicolas a déjà un pied dehors.

Les trois avocats de Nicolas B… vont plaider tour à tour la relaxe, mais leur plaidoirie sera essentiellement axée sur le registre de l’indignation à l’égard de ce qu’a vécu leur client, sur la présentation flatteuse de celui-ci comme un héros de la liberté, et sur ses conditions de détention, sans oublier de longs développements pro domo pour justifier le fait qu’ils n’aient pu assister leur client en garde à vue alors qu’il l’avait demandé.

Sur les conditions de détention, Nicolas B… a été placé à l’isolement administratif, visiblement par décision du chef d’établissement afin d’assurer la sécurité de ce jeune homme de bonne famille, au compte détenu bien garni, qui aurait été une proie tentante pour les autres détenus. L’isolement, qui n’est pas une sanction, est le placement dans une cellule individuelle, à la demande de l’intéressé ou sur décision de l’administration pénitentiaire pour des raisons de sécurité (la cellule voisine était ainsi occupée par Redoine Faïd). Le placement à l’isolement entraine une coupure du contact avec les autres détenus, et de fait interdit de travailler et gêne considérablement les activités annexes, comme l’accès à la bibliothèque, le sport, les promenades. Ce n’est pas un luxe, c’est assez pénible et il est rare qu’un détenu fasse ce choix pour lui, du moins sur le long terme. Contrairement à ce qui a été dit, Nicolas B… a pu avoir des parloirs avec ses parents.

Il est très bien d’exposer à la cour ce que sont les conditions de détention en France. Il est à craindre que les 3 conseillers, dont un a présidé des assises, et un autre a été juge d’instruction, soient au courant de l’état déplorable et ancien des prisons en France, mais c’est le devoir de la défense de rappeler inlassablement ce qu’il en est.

Sur la difficulté à être joint lors de la garde à vue, j’ai coutume de dire que la différence entre un avocat choisi et un avocat commis d’office en garde à vue, c’est que le commis d’office, lui, il vient. À Paris, quand un avocat est demandé, la demande est faxée à la permanence de l’Ordre, qui est opérationnelle 365 jours par an, 24h/24. Elle a la liste des téléphones mobiles des avocats, à condition que ceux-ci l’aient donné à la Direction de l’Exercice Professionnel, et les appelle sur leur mobile pour les informer de la demande. Puis ils informent l’officier de police judiciaire si l’avocat a pu être joint et se déplace, s’il indique ne pas vouloir se déplacer, ou s’il n’a pu être joint, ce qui semble avoir été le cas ici. Un avocat pénaliste doit pouvoir être joint 24h/24, surtout depuis la réforme de la garde à vue. Les avocats qui ne font pas du pénal et n’en font que de manière accessoire n’ont pas intégré cette obligation ou ne veulent s’y soumettre, ce qui est leur liberté. Ils sont donc souvent injoignables. Sans oublier ceux qui veulent leur dernier avocat commis d’office, croyant qu’ils peuvent l’avoir gratuitement à nouveau. La réponse est non. Si vous choisissez, vous payez, car votre avocat ne peut intervenir gratuitement que s’il a été commis préalablement, et le Bâtonnier ne commettra qu’un avocat de permanence. Et si vous êtes un jour en garde à vue et que votre avocat préféré ne peut être joint, demandez un commis d’office. C’est un vrai avocat, comme le vôtre, pas un sous-avocat qui aime bien passer des nuits blanches dans les commissariats. Et il transmettra à votre avocats aux heures de bureau toutes les informations qu’il aura réunies pour qu’il puisse prendre la suite.

Le premier avocat conclut en demandant à la cour “d’oser la relaxe”, ce qui est en effet exactement ce qu’il demande puisqu’il n’y a pas eu d’argument pour expliquer en quoi aucun des six délits ne serait constitué.

Le deuxième reprendra le même registre. Il lira notamment un extrait du guide du manifestant arrêté édité par le Syndicat de la magistrature fustigeant les prélèvements ADN. Très intéressant, certes, mais hors de propos, puisque les débats ont établi, et c’était écrit sur la citation, que les faits reprochés portent sur les empreintes DIGITALES. Il contestera ensuite la rébellion, puisqu’aucun délit n’avait été commis au préalable. J’ai déjà expliqué dans mon commentaire du billet de la nAPM en quoi cet argument ne tient pas. Il invoquera à l’appui de sa démonstration l’article 12 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, me comblant d’aise car c’est un texte pour lequel je nourris une véritable tendresse.

Art. 12. La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

Ainsi, l’interpellation brutale de Nicolas B… violerait cet article car elle n’était pas nécessaire mais visait à simplifier la vie des policiers. Pour ma part, je repensais en écoutant mon confrère à l’article 7, qui était assez pertinent en l’espèce.

Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. 

Lui aussi conclut à la relaxe sur l’ensemble des faits.

Dernier à prendre la parole, Léon-Lef Forster. J’avoue que mes notes me font défaut ici. La fatigue de l’audience (on en était à 3 heures ) joue, mais aussi on écoute maitre Forster comme on écoute un opéra : on ne prend pas de notes. Si j’ai été peu convaincu par son explication pour la présence des barrières, “faites pour sécuriser l’espace de l’apéro festif”, mais j’avais vu la vidéo au préalable, son morceau de bravoure a été sa péroraison sur le fait que la répression des manifestants ne fait jamais qu’envenimer les choses, et qu’en République, il faut pouvoir se bagarrer politiquement, et se saluer le lendemain.

À ce moment, pour moi, il est certain que Nicolas sera condamné pour les deux fausses identités, l’entrave à la circulation, et le refus de donner ses empreintes. Les faits sont clairement établis par le dossier, et la défense n’a pas fourni dans ses plaidoiries la moindre explication juridique justifiant une relaxe. Il y avait moyen d’espérer une confirmation de la relaxe sur la participation à attroupement, et éventuellement sur la rébellion, tant les carences du dossier sur ce qui s’est vraiment passé ont été judicieusement pointées par la défense, sous réserves car je n’ai pas eu accès au dossier. Mais il est tout aussi certain que Nicolas B… sortira libre. Les réquisitions ont été modérées, la plaidoirie d’apaisement tout à fait pertinente, et le comportement des magistrats montre que le comportement du prévenu les a plus amusé qu’agacé.

Et la cour, comme c’est la loi, donna la parole en dernier au prévenu. Et il la prit.

“Je serai bref”, commença-t-il. Et on sut qu’il ne le serait pas. Il va se lancer dans une tirade où il va se présenter comme une victime et va attaquer la justice. Avec des formules comme “la première fois que j’ai comparu dans ce palais dit de justice”, “nous payons 19,6% d’impôt (le taux de la TVA, NdA) pour payer vos salaires”, il expliquera avoir reçu des centaines de lettres de soutien du monde entier (mais ne les produits pas, au grand soulagement de la cour), et conclura en disant qu’il est prêt à pardonner à la justice si elle le relaxe. Les nerfs, la fatigue, la chaleur combinés ont fait que l’hilarité ne pouvait plus être dissimulée sur les bancs de la presse et le président n’a pas pris la peine de rappeler à l’ordre. Je crois avoir compris à ce moment le mandat de dépôt en première instance. Comme l’a dit mon confrère assis à côté de moi, pourtant venu soutenir le prévenu “il avait quatre avocats ; hélas, c’est le plus mauvais qui a plaidé en dernier”.

La cour suspend aussitôt pour rendre son délibéré, plongeant les bancs de la presse dans le dilemme cornélien : “ai-je le temps d’aller fumer – boire un coup – me rafraichir sans risquer de manquer le délibéré”. Risquant de me brouiller à jamais avec la presse judiciaire, je leur indique que je pense que la cour prendra au moins une vingtaine de minutes. La cour a suspendu à 17h10, elle revient à 17h32. Eolas, instrument de mesure validé par l’Institut Français de Pifométrie.

La cour va prendre acte du désistement dans le dossier de demande de mise en liberté, joindra les deux affaires restantes sous un numéro unique, infirmera partiellement le premier jugement sur la déclaration de culpabilité, y ajoutant, déclarera le prévenu coupable sur la participation à attroupement, confirme pour le surplus. Traduction : Nicolas B… est reconnu coupable de l’intégralité des faits, y compris celui pour lequel il avait été relaxé en première instance. Sur la peine, la cour le condamne à 3000 euros d’amende dont 1500 avec sursis, qu’il n’aura donc point à payer s’il n’est pas à nouveau condamné pour crime ou délit de droit commun dans un délai de 5 ans. Il doit payer 1620 euros (1500 euros d’amende + 120 euros de droit de procédure, une taxe sur la culpabilité), qui sera réduit à 1296 euros s’il paye dans les trente jours. Pas de peine de prison, donc plus de titre de détention, Nicolas est donc remis en liberté, même s’il doit être reconduit à la maison d’arrêt pour récupérer ses affaires et faire son parcours administratif de sortie. Ah, oui, et un bonus : Nicolas B… a perdu 6 points de permis pour sa condamnation pour entrave à la circulation.

L’audience est levée, l’heure est désormais aux caméras dans le couloir, et à nos prévenus pour stupéfiants, et pour votre serviteur, celle de prendre une bonne tasse de thé.

samedi 11 mai 2013

Du mariage pour tous (3e partie) : après la bataille

La modération est fatale. Rien ne réussit comme l’excès.
Oscar Wilde


Troisième et avant-dernier billet de ma trilogie en quatre billets sur le mariage pour tous, officiellement connu sous le nom de mariage entre personnes de même sexe. Un dernier volet sera consacré à la décision à venir du Conseil constitutionnel.

Des raisons professionnelles m’ont empêché de consacrer à mon blog le temps nécessaire pour le nourrir, d’où un long silence, qui aura au moins la vertu d’avoir laissé du temps au temps, au tumulte de s’apaiser, et à présent que le texte définitif a été adopté, de nous pencher sur la version finale de cette loi, pour répondre aux arguments des opposants.

Oh, je ne me fais guère d’illusion. Débat il y a eu, nul ne peut honnêtement dire le contraire, mais triste et pauvre débat, où les anathèmes, les slogans et surtout la Communication ont remplacé la Raison et les arguments. Michel Serres a raison de dire que le débat démocratique est stérile par nature. Soit la question est simple et clivante, comme celle-ci, et le débat vire au pugilat, ou elle est complexe et le débat meurt d’ennui.

Heureusement, il reste les blogs, où les deux camps sont réconciliés : on peut y avoir des débats sur des sujets ennuyeux virant au pugilat.

La loi à venir sera donc connue comme la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Voici son texte définitif tel qu’il est soumis au Conseil constitutionnel. Elle devrait passer la rue de Montpensier sans subir trop d’outrages. Nous y reviendrons le moment venu.

Que dit la loi ?

Pour l’essentiel, cette loi pose clairement que la différence de sexe n’est plus une condition pour se marier, et en tire les conséquences en neutralisant grammaticalement les articles du Code civil qui étaient rédigés en impliquant nécessairement la différence de sexe des époux.

Elle précise que les mariages homosexuels conclus à l’étranger seront reconnus en France, même ceux passés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi et que les Français domiciliés à l’étranger pourront épouser quelqu’un de leur sexe soit au consulat soit, si ce n’est pas possible, en France, dans la commune de leur choix.

Aussi surprenant que cela puisse paraître au regard des prises de position des opposants à ce texte, la loi est muette sur la filiation et quasi muette sur l’adoption (elle ne modifie que quelques règles d’attribution du nom de famille et ouvre un nouveau cas d’adoption par le conjoint, l’adoption simple de l’enfant adoptif par adoption plénière, cas qui profitera aussi aux couples de sexe différent). Le reste n’est que des disposition dites de coordination, c’est à dire la mise en conformité de textes que les modifications apportées par la loi priveraient de sens s’ils étaient laissés en l’état. C’est que, comme je l’avais déjà expliqué dans un précédent billet, l’adoption par un célibataire était déjà ouverte aux homosexuels, seule l’adoption par un couple étant réservé aux couples mariés. Le fait de permettre à deux personnes de même sexe de se marier leur permet automatiquement d’adopter ensemble, sans qu’il y ait quoi que ce soit à changer à la loi.

Voilà pour l’essentiel. Ajoutons qu’au titre des droits créés, elle permet désormais à un salarié homosexuel de refuser sans sanction une mutation dans un pays où l’homosexualité est un crime, pour l’anecdote. Difficile d’y voir la fin de la civilisation française, me direz-vous. Mais c’est parce que les arguments essentiels des opposants à cette loi se trouvaient dans ce qu’elle ne disait pas, mais impliquait selon eux. Soit. Allons donc dans les terres du non-dit et voyons ce qu’il en est.

Que ne dit pas cette loi ?

Je ne pense pas trahir la pensée des opposants à ce projet de loi en disant que leur rejet de cette loi se cristallise autour de trois points : la famille, par le changement qu’elle apporte au mariage, la parentalité, puisqu’elle va institutionnaliser le fait que deux hommes ou deux femmes puissent avoir un lien en commun avec un enfant, et la bioéthique, car cette loi impliquerait nécessairement des changements dans le domaine de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la Gestation Pour Autrui (GPA). Tous les arguments soulevés par les opposants se rattachent à une de ces trois catégories.

Pour résumer, première catégorie : cette loi en changeant la définition du mariage changerait la nature de cette pierre angulaire de la famille, ce qui aurait des conséquences aussi graves qu’imprécisément exprimées. Deuxième catégorie : cette loi nierait la filiation père-mère dont nous sommes tous issus, brouillant ainsi les repères ; elle priverait les enfants du droit à avoir une père et une mère, en ce qu’elle permettrait que des enfants soient adoptés par deux hommes ou par deux femmes, les privant d’un référant de l’un ou l’autre sexe, ce qui nuirait immanquablement à leur développement harmonieux, l’explication de ce sacrifice de l’intérêt de l’enfant au profit de la satisfaction du désir d’un couple homosexuel étant la manifestation de l’apparition d’un droit à l’enfant. Enfin, et c’est l’argument le plus juridique, cette loi voulue au nom de l’égalité impliquerait nécessairement, au nom de cette même égalité, de permettre à un couple de personnes de même sexe d’enfanter, ce qui signifie devoir permettre la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes, et, une inégalité apparaissant du coup avec les couples d’hommes, il n’y aurait d’autre choix que de légaliser la gestation pour autrui (GPA), seul le statu quo ante de l’interdiction du mariage homosexuel pouvant maintenir fermée cette boite de Pandore.

Encore une fois, je ne prétends pas à l’exhaustivité de l’argumentation des nombreux et très actifs opposants à cette loi. Je me concentre sur le cœur de leur argumentation, celui qui est partagé par tous (le rejet assumé des homosexuels est un exemple d’argument qui n’est pas partagé par tous les opposants, et je le compterai pour rien, même si le déni qui est apparu autour de la réalité de ce rejet chez bien des opposants est assez spectaculaire).

J’ai ici une bonne nouvelle pour les adversaires de cette loi, qui aura le mérite de les consoler de son adoption et de sa prochaine entrée en vigueur : aucun de ces arguments ne tient.

La fin du mariage tel que nous l’avons connu

Je ne m’attarderai pas sur la réfutation de cet argument, qui a déjà fait l’objet de mes deux premiers billets. Le mariage est inchangé par cette loi, hormis les articles qui, d’après la Cour de cassation, impliquaient implicitement mais nécessairement la disparité des sexes. Rappelons que jamais un texte n’a expressément interdit le mariage entre deux personnes de même sexe. Même la définition coutumière de l’Ancien Droit, repris dans les Institutes de Loysel, qui pose la définition du mariage apparent, ignore cette condition : « Boire, manger, et coucher ensemble c’est mariage ce me semble ». Déjà au XVIIe siècle, la précision de la différence de sexe était superflue.

Le Code civil a une liste de cas où le mariage est prohibé : il s’agit du trop jeune âge, de l’existence d’un précédent mariage non dissous, et de la proche parenté. Les trois prohibitions traditionnelles du mariage de l’impubère, de la polygamie et de l’inceste. La loi nouvelle n’a pas eu besoin de les modifier. Elle ne lève pas une interdiction, elle lève une ambiguité. Que mes lecteurs qui, comme moi, sont mariés se rassurent : rien, absolument rien ne changera à leur situation et à leurs droits. Le mariage civil reste l’union de deux êtres qui décident de lier intimement leurs destins, de s’engager respectivement à s’assister, se secourir, et s’être fidèles, et à régler le sort de leurs biens futurs. Le mariage religieux n’est pas touché par cette loi, puisque la laïcité interdit d’intervenir dans des règles théologiques. Quant au fait pour un adversaire de cette réforme de mal vivre le fait de s’inscrire dans une institution désormais ouverte aux homosexuels, je ne puis répondre que deux choses : primo, apprenez à vivre avec, on ne va pas interdire à des gens de se marier parce que cela vous pose un problème ; secundo : arrêtez de dire que vous n’êtes pas homophobe.

La parentalité, ou : un papa, une maman, oui je parle comme un enfant

La filiation, qui est le lien de droit unissant un être humain à ses deux géniteurs, est absolument inchangée par cette loi, et pour cause. La loi humaine peut beaucoup, mais elle est incapable de renverser celles de la génétique : à l’heure où j’écris ces lignes, pour engendrer un être humain, il faut un homme et surtout une femme. L’enfant ne naît pas du mariage (plus d’un primogène sur deux naît hors mariage en France), il ne naît pas de l’amour (l’espèce humaine aurait disparu depuis longtemps si cette condition était nécessaire), il naît de l’accouplement, de la rencontre de deux gamètes, un mâle et un femelle, le tout aboutissant dans un environnement favorable au développement de l’embryon, à savoir un utérus. Le taux d’être humain né ainsi est de l’ordre de 100%, il n’y a qu’un cas documenté faisant exception à cette règle, mais la fiabilité de cette documentation est sujette à controverse.

La loi dont il s’agit ici ne change rien à cette situation, qui ne relève pas du droit mais du fait. Le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait point, mais ça tombe bien, elle n’en avait pas l’intention.

Le Code civil fixe les règles permettant d’établir le lien de filiation avec le père et la mère, car ce lien entraîne des conséquences juridiques très importantes : la filiation engendre l’autorité parentale, les obligations réciproques des parents et des enfants, et fait de l’enfant le continuateur juridique de la personne de son auteur (c’est le terme juridique qui désigne les père et mère biologiques) puisqu’il a vocation à recueillir la succession (notez le terme succession, qui indique bien que cela s’inscrit dans le cycle des générations) de celui-ci.

Pour faire bref, il ne peut y avoir simultanément que deux liens de filiation : un maternel et un paternel. Dans le cas d’un couple marié, l’établissement de ce lien est très simple et se fait sans intervention des parents : la mention du nom de la mère dans l’acte de naissance établit ce lien, et le mari est présumé être le père : sa paternité est établie par cette présomption. Dans le cas d’un couple non marié, la règle change pour le père (pas pour la mère) : il doit reconnaître sa paternité, ou à défaut la mère peut la faire établir en justice, afin de le contraindre à assumer financièrement la charge de son enfant, et à permettre à celui-ci d’hériter le moment venu.

Et la loi sur le mariage pour tous ne change rien à ces règles, même mon ami Koztoujours, opposant à cette loi, est obligé d’en convenir, même si par coquetterie il feint de soutenir le contraire.

Donc rassurez-vous, chers opposants à cette loi : un enfant restera conçu par un homme et une femme. Mais cela ne veut pas dire qu’il a forcément “un papa et une maman”, pour reprendre le registre de vocabulaire régressif adopté dans les manifestations et encore moins qu’il aurait « droit à un père et une mère ». Ce droit n’a jamais existé que dans votre imagination.

Et l’article 7 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) ? Ce traité international, ratifié par la France, ne proclame-t-il pas le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ? Non. Il proclame, voici l’article 7 en entier, c’est moi qui graisse : L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

« Dans la mesure du possible ». Ces cinq mots renferment la clé de beaucoup de choses dans cette controverse. Car dans la mesure du possible, un enfant sera toujours élevé par ses parents. C’est quand ce n’est pas possible, et malheureusement c’est souvent le cas, que des solutions alternatives sont envisagées.

Paternité biologique, paternité sociologique

La rencontre d’un homme et d’une femme n’est nécessaire qu’au stade de la conception. Le géniteur, ou la génitrice, peut ne pas avoir la vocation d’être père ou mère, ou pour le premier ignorer qu’il a conçu un enfant ou décéder avant la naissance. Et même si cet auteur défaillant peut être contraint à assumer ses obligations envers cet enfant, rien ne peut l’obliger à l’aimer, à le recevoir, à s’en occuper. Et face à ce parent absent, un autre peut apparaître et prendre sa place, c’est le beau-père ou la belle-mère, terme impropre car il désigne en fait le père ou la mère du conjoint ; en français, le nouveau compagnon de la mère s’appelle le parâtre, et la compagne du père, la marâtre. Hélas, les contes de fée ont eu raison de ces jolis mots qui ont pris un sens trop péjoratif pour être revendiqué.

L’augmentation considérable du nombre de familles recomposées (elles ont toujours existé : Blanche Neige et Cendrillon ont grandi dans une famille recomposée) a conduit les sociologues à distinguer entre deux paternités : la paternité biologique, qui se limite à la transmission du patrimoine génétique mais suffit à fonder le lien juridique de filiation (le juriste est féru de certitude plus que d’amour), et la paternité sociologique, qui est le comportement de celui qui n’est pas le père ou la mère mais se comporte comme tel. C’est celui qui est présent et aide l’enfant à se construire en le bordant le soir et en lui racontant une histoire, en le consolant quand il a du chagrin, en lui apprenant à faire du vélo sans les roulettes ou à contrer un rush Zerg. À tel point que l’enfant peut finir par considérer ce parâtre ou cette marâtre comme son véritable parent, jusqu’à vouloir en prendre le nom, ce qui est impossible. Cet état de fait est sociologiquement admis, et même approuvé, et la loi a ouvert certains droits au parent sociologique en cas de séparation d’avec le parent biologique pour lui permettre de maintenir des liens affectifs avec cet enfant qui n’est pas le sien : c’est lui le tiers visé par l’article 371-4 du code civil. Notons que cet enfant a pourtant affectivement deux pères et une mère ou deux mères et un père, qui peuvent avoir des droits sur lui, et personne n’enfile de sweat-shirt à capuche rose pour autant. À croire que le problème se pose uniquement en présence d’homosexuels. Mais ce n’est qu’une impression trompeuse, puisque les opposants se défendent d’être homophobes, et qui suis-je pour les contredire ?

Le problème serait en fait, m’expliquent les opposants, l’identité des sexes sous le même toit, ce qui ne concerne exclusivement les homosexuels que par une coïncidence cocasse. Admettons la coïncidence, mais passons l’argument au crible de la Raison.

L’adoption par un couple homosexuel

La réforme funeste serait donc de permettre à deux personnes de même sexe d’adopter un enfant.

Rappelons que juridiquement, rien n’interdit à un homosexuel d’adopter, surtout depuis que la France a cessé (ou est censée avoir cessé) sa politique de discrimination systématique, même si ce ne fut pas facile. Le problème se pose pour l’adoption dans le cadre d’un couple homosexuel. L’impossibilité est incidente : elle est due au fait que la loi ne permet l’adoption par un couple que si celui-ci est marié. Cet obstacle va être levé, et deux hommes ou deux femmes mariés ensemble vont pouvoir avoir adopter un enfant, ou, ce qui sera l’hypothèse la plus fréquente, l’époux pourra adopter l’enfant de son conjoint sans que celui-ci se voit dépouiller de son autorité parentale. À suivre les débats parlementaires, qui furent de haute volée, cette perspective a profondément troublé l’opposition à ce texte.

Je ne reviendrai pas sur l’adoption, déjà abordée dans le billet précédent, sauf sur un point qui était erroné (j’ai rectifié mon billet). Rappelons que l’adoption peut prendre deux formes : l’adoption simple, la seule prévue par le Code civil de 1804, et la plénière, créée par une loi de 1966 qui brise le lien de filiation existant et y substitue définitivement un lien de filiation adoptive fictif. Contrairement à ce que j’écrivais dans mon précédent billet, l’acte de naissance original de l’enfant est cancellé et un nouveau est inscrit dans les registres de l’état civil. Rien dans les copies intégrales qui en sont délivrées ne mentionne son caractère fictif, seuls l’officier d’état civil et le procureur de la République, en charge de la surveillance de la tenue de ces registres et y ayant donc un accès direct, peuvent le savoir mais ils sont tous deux tenus au secret.

L’adoption simple ne pose pas de problème, en vérité. Elle crée un lien entre l’adoptant et l’adopté tout en laissant subsister sa filiation biologique avec ses deux parents. Toutefois, ces parents biologiques sont dépossédés de l’autorité parentale qui est transférée à l’adoptant ou aux adoptants. Seule exception : si l’adoptant adopte l’enfant de son conjoint, ce conjoint conserve son autorité parentale, faute de quoi l’adoption perdrait tout son intérêt.

L’adoption plénière est plus brutale en ce qu’elle crée une filiation fictive. Les opposants en tirent argument : comment diable cette fiction tiendra-t-elle en présence de deux hommes ou de deux femmes ? L’enfant ne sera pas dupe une seconde, contrairement à l’enfant adoptif d’un couple hétérosexuel qui aura le bonheur de vivre dans le mensonge peut-être toute sa vie. La réponse que j’apporterai est la suivante : cette fiction tiendra autant que quand un couple hétérosexuel européen adopte un petit africain ou asiatique. Pas une seconde. Et alors ? Faut-il interdire l’adoption interraciale pour maintenir cette précieuse fiction ? Personne ne le pense, et puis, qui donc défilait en nombre au cri de « on ne ment pas aux enfants » ? Que ces amoureux de la vérité dite aux enfants (je suppose que les leurs n’ont jamais cru au Père Noël…) se réjouissent : l’adoption par un couple homosexuel rend impossible tout mensonge aux enfants. Voilà un excellent argument pour qu’ils soutiennent cette loi.

L’absence de référent sexuel

Je mentionne cet argument pour mémoire. Il n’est pas juridique, mais psychanalytique. Cet argument est ramené à sa juste valeur par cet article de Sylvie Faure-Pragier, publié dans Le Monde. La théorie de la nécessité d’une mère et d’un père pour l’équilibre psychique est démentie chaque jour par les orphelins de père et de mère, qui surmontent leur chagrin et deviennent des être humains complets et équilibrés, merci pour eux, ou par les enfants de veuf ou veuves, ou par les parents célibataires. Quant à l’argument que ces enfants seraient plus sujets que d’autres à devenir eux-même homosexuels par imitation (en supposant que ça soit mal d’être homosexuel, ce qui est exclu puisque les opposants nient toute homophobie, et qui suis-je pour les contredire?), il suffira de constater que l’imitation de leurs parents hétérosexuels n’a pas découragé les homosexuels de devenir ce qu’ils sont.

À ce sujet, il me semble nécessaire de dissiper un malentendu qui semble répandu chez les antis : il n’a jamais été question de retirer des enfants à des familles hétérosexuelles épanouies pour les confier de force à des couples homosexuels. L’adoption concerne essentiellement trois groupes d’enfants : les pupilles de l’Etat, les orphelins étrangers et les enfants du conjoint. Les pupilles de l’Etat sont des enfants situés en France et abandonnés, ayant perdu leur famille ou ayant été retirée de celle-ci car ils y étaient en danger. Tous ne sont pas juridiquement adoptables, et tous ceux l’étant sont généralement très rapidement placés dans une famille en vue de leur adoption plénière (800 par an environ pour 25000 candidats agréés, couples et individus mélangés). Les enfants étrangers sont ceux de l’adoption internationale (la Russie étant un des principaux pays d’origine) et les enfants du conjoint étant un cas à part, puisqu’ils sont déjà dans une famille, et que cette adoption vise à permettre aux deux parents d’agir en tant que tels. C’est dans cette dernière catégorie que se situera la très grande majorité des adoptions homosexuelles, c’est-à-dire pour officialiser une situation existant déjà. Pour les pupilles de l’État, l’agrément préalable permet de s’assurer que l’enfant sera accueilli dans les meilleures conditions ; quant à l’adoption internationale, les pays ayant ouvert l’adoption aux homosexuels, comme la Belgique et l’Espagne, n’ont pas connu de diminution des adoptions internationales, au contraire.

L’abominable homme des neiges théorie du gender

Des nombreux moments de rigolade qui ont accompagné mon écoute des débats parlementaires, la référence récurrente à la théorie du genre, ou pour souligner son abomination, prononcée en anglais du gender n’a pas été le moindre. C’est une superbe illustration du néant argumentatif que ce débat a pu atteindre, quand les adversaires à cette loi n’ont eu d’autre recours que d’inventer un ennemi imaginaire, ce qu’en rhétorique on appelle l’homme de paille.

La théorie du genre serait, selon ses détracteurs (vous verrez qu’elle n’a que des détracteurs) une théorie qui nierait la différence des sexes pour n’en fait qu’un acquis social, et voudrait qu’hommes et femmes soient parfaitement identiques et interchangeables, et par conséquence combattrait toute allusion, y compris dans la loi, à cette différence pourtant inscrite dans la nature. La loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe serait frappée du sceau de l’infamie en étant un avatar de cette théorie, qui ne visait qu’à faire disparaître du code toute allusion à la différence des sexes.

Illustration avec cette intervention toute en finesse et en analyse du député Xavier Breton, lors de la 3e séance du 3 février 2013 :

M. Xavier Breton. Cet amendement revient sur la question cruciale de l’altérité sexuelle. Sur les bancs du Gouvernement et de la majorité, vous niez la reconnaissance de l’altérité sexuelle dans notre droit. Vous êtes les porte-parole de l’idéologie du gender, à moins que vous n’en soyez les prisonniers.

Que promeut cette idéologie ? Elle prétend que le seul chemin pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes, que nous souhaitons toutes et tous sur ces bancs, ne vous en déplaise, c’est de supprimer les différences en les niant. En fait, vous êtes incapables de penser ensemble l’égalité et la différence.

Le problème, c’est que les différences, notamment corporelles, subsistent. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas lutter contre les stéréotypes qui conduisent à des inégalités et à des injustices.

Mais est-ce qu’au-delà ou en deçà de ces stéréotypes, il reste une différence entre un homme et une femme ? Entre un père et une mère ? Pour un enfant, un père est-il la même personne qu’une mère ? Une mère est-elle la même personne qu’un père ? Pour vous, oui ; pour nous, non.

Voici l’amendement n°3279 en question. Je vous laisse chercher le rapport entre son contenu et le discours tenu pour le défendre.

La réalité est que la théorie du genre n’existe pas. Ce qui existe sont les études de genre (gender studies) : il s’agit d’un domaine de recherche interdisciplinaires visant, je cite wikipédia, une réflexion sur les identités sexuées et sexuelles, répertoriant ce qui définit le masculin et le féminin dans différents lieux et à différentes époques, et s’interrogeant sur la manière dont les normes se reproduisent jusqu’au point de paraître naturelles. Ce n’est que cela, un sujet d’étude, et c’est déjà beaucoup. Il nourrit des réflexions, des critiques, des controverses, et la connaissance de ce que nous sommes en sort grandie. Il est triste de voir dans le pays de Descartes un sujet d’étude transformée en idéologie pour secourir une argumentation qui se sent trop boiteuse avec les faits.

La bioéthique, ou le syndrome de Frankenstein

Dans le Frankenstein de Mary Shelley, le docteur Frankenstein, scientifique de génie, crée la vie, mais sa créature finit par le détruire. Le syndrome de Frankenstein, en sciences, désigne cette peur que le progrès scientifique se retourne contre nous et nous détruise. Cette phobie est très répandue, et se pare volontiers du vocable de principe de précaution pour sous couvert de bon sens refuser tout progrès, au cas où, on ne sait jamais. Le doute interdisant la réflexion. Et la bioéthique lui a fourni un terrain très fertile.

Une précision d’entrée de jeu : le projet de loi déposé comme celui adopté ne traitent pas de la question de la bioéthique. Une réforme est envisagée, ce qui est normal puisque c’est un sujet en perpétuelle évolution et surtout les trois textes de bioéthique (1994,2004 et 2011) ont été adoptés sous une majorité de droite et ont un fort penchant conservateur. La gauche a son mot à dire aussi, et n’a jamais eu l’occasion de le dire. Un projet de loi sur la famille est censé fournir un véhicule législatif adéquat pour rouvrir ce débat, mais je crains fort qu’il ne soit mort-né, le Gouvernement ayant été échaudé par le mariage pour tous et ayant eu son compte de sweat à capuche rose et de bougies en profile pic sur Twitter.

Quels étaient les points soulevés par les opposants à ce texte ? Ils étaient de deux ordres : l’extension de la PMA et la légalisation de la GPA. Étant entendu que ces points ne figuraient pas dans le projet de loi, les opposants, sans se laisser décourager, arguaient qu’ils y étaient contenus en germe, que l’évolution induite par le mariage homosexuel impliquait inéluctablement ces deux points. Malheureusement pour mes lecteurs qui seraient favorables à une telle évolution, les anti-mariages pour tous vous nourrissent de faux espoirs.

La procréation médicalement assistée (PMA)

La PMA est légale, contrairement à la GPA, mais limitée strictement dans son domaine. Il s’agit des techniques médicales permettant à une femme apte à porter une grossesse à terme de pallier les difficultés l’ayant empêché d’y parvenir. Cela recouvre des techniques simples de stimulation hormonales, et surtout toutes les techniques de fécondation in vitro suivi d’insémination artificielle, où l’embryon est fécondé avant d’être implanté, lorsque c’est l’homme qui s’avère être l’origine du problème (au besoin, on prend du sperme de donneur anonyme). La règlementation se trouve aux articles L.2141-1 et suivants du Code de la santé publique. L’article L.2141-2 précise que « L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. »

Un couple : la loi bioéthique de 2011 a supprimé la condition d’être un couple marié, mais maintenu la condition d’être de sexe différent, rappelé à l’alinéa suivant. La PMA ne peut viser qu’à remédier à l’infertilité pathologique du couple, infertilité médicalement constatée. Et l’identité des sexes comme l’orientation sexuelle n’étant pas une cause pathologique d’infertilité ni même une pathologie. Continuons avec l’alinéa 2 :

« L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation. »

La PMA a ceci de commun avec une relation sexuelle qu’elle n’est légale que tant que dure le consentement. Les différences sont qu’elle prend beaucoup plus de temps pour aboutir et est nettement moins plaisante. Juridiquement, la loi pose que l’enfant conçu par PMA est l’enfant du couple, même si l’homme n’a pas fourni le sperme, et lui interdit de contester sa paternité, même si, biologiquement, il ne l’est pas.

La crainte exprimée par les opposants au projet de loi est que la PMA ne soit ouverte aux couples de femmes mariées et qu’elles pourraient demander à ce qu’une d’entre elles, voire les deux, soient fécondées avec du sperme de donneur. Cette crainte ne repose sur rien, puisque leur infertilité n’est pas pathologique, et surtout depuis 2011, le mariage n’est plus une condition sine qua non pour accéder à la PMA, donc le fait d’être mariées ne changera absolument rien à leur situation juridique. Si elles n’ont pas accès aujourd’hui à la PMA, elles ne l’auront pas plus avec l’entrée en vigueur de cette loi. Je ne puis dire avec certitude que la loi ne permettra jamais à une femme célibataire ou à un couple de femmes d’accéder à la PMA, mais je peux dire avec certitude qu’en l’état, elle ne le permet pas et que rien n’est prévu pour que cela change dans un avenir proche.

La gestation pour autrui, ou « les mères porteuses »

La gestation pour autrui est un contrat qui consiste pour une femme, ou “mère porteuse”, à porter un embryon à terme et à s’en défaire à la naissance au profit d’une personne ou d’un couple identifié (appelons le “le commanditaire”), puisque dans la mesure du possible l’embryon sera conçu avec les gamètes du ou des commanditaires. Cette pratique a toujours été illégale en droit français. D’abord, au plan civil car elle constitue une convention portant sur l’état des personnes (ici sa filiation), ce qui est interdit car l’état des personnes est indisponible : un contrat qui porterait sur lui serait nul (Civ. 1Re, 13 décembre 1989, Alma Mater, bull. I. n°387) ; et ensuite au plan pénal puisque l’article 353-1 du code pénal ancien (promulgué en 1958, c’est-à-dire avant même que l’insémination artificielle rende possible la GPA, et repris à l’article 227-12 du nouveau code pénal) réprimait le fait d’inciter de quelque façon que ce soit une femme à abandonner son enfant à naitre ou à s’entremettre dans une telle affaire : une association ayant pour objet de commettre ce délit ne pourrait qu’être déclarée illicite CE, 22 janvier 1988, association Les Cigognes, n°80936 . Enfin, pour la Cour de cassation, la mère est celle qui accouche, peu importe ce que dit l’ADN. Une autre femme ne peut se prétendre mère, ce qui voue à l’échec toute convention de mère porteuse. J’insiste sur les mots “pour la Cour de cassation”. Cela ne signifie pas que les juges n’accepteront jamais une autre solution. Mais il faut que ce soit la loi qui l’impose ; en attendant, elle s’en tient aux solutions traditionnelles. Rien, lisez-moi bien, rien, aucun principe supérieur ou fondamental n’interdit à la France de légaliser et encadrer la GPA. Et c’est là que va naitre un problème : il y a des pays où la loi prévoit bien cette situation.

La GPA est en effet légale dans divers pays, notamment dans plusieurs États américains, l’Illinois étant réputé pour avoir la législation la plus libérale en la matière (elle permet la GPA rémunérée, demandée par des individus seuls ou des couples de même sexe, et l’adoption par les parents commanditaires est une simple formalité), et la GPA y est devenu un service comme un autre. Une intervention préalable du législateur est en effet indispensable pour résoudre préalablement les difficultés que pose cette pratique : quel est le statut de la mère porteuse (contrat de travail ? Prestation de service ?) Comment protéger chaque partie, et établir le lien de filiation avec les parents commanditaires, et la renonciation à ses droits par la mère porteuse ? Sans oublier les obligations réciproques des parties : aspects financiers (prise en charge des frais de santé, rémunération éventuelle de la mère), la femme porteuse doit-elle pouvoir garder l’enfant, comment se résout le conflit qui en résulte ? En cas de grossesse à risque qui prend et comment sont prises les décisions, etc. Sans oublier bien sûr la question de la GPA pour des couples d’hommes : possible ou pas ? La GPA doit-elle être réservée à des cas d’infertilité médicalement constatés comme la PMA, ou la GPA de confort doit-elle être admise ? Le débat est passionnant pour les juristes, et il devrait l’être pour les citoyens. Las. La France a choisi la facilité en interdisant tout cela d’un trait de plume et en se drapant dans des discours grandiloquents sur la marchandisation du corps, la location d’utérus, et l’enfant marchandise face à toute volonté d’ouvrir le débat. On l’a vu dans ces débats : les opposants au projet accusaient, faussement, les parlementaires de la majorité de vouloir légaliser la GPA, ce qui permettait de les accuser de tous les maux, le ridicule n’ayant pas arrêté tous les députés. Bref tout pour éviter une réflexion sereine, ce n’est vraiment pas à la mode ces temps-ci.

L’Illinois, la Californie, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada anglophone (le Québec nous a imité en interdisant la GPA) et la Belgique, pour citer quelques exemples, ne sont pas des terres de barbares et la civilisation n’a pas pris fin quand la GPA y est devenue légale. Elle est en effet la seule alternative en cas de stérilité absolue de la femme, ou de son impossibilité physiologique de mener une grossesse à terme, quand bien même elle produirait des ovocytes viables pouvant être fécondés par les spermatozoïdes de son compagnon : il faut que la grossesse ait lieu dans un autre utérus, lequel, en l’état actuel de la science, ne peut être que celui d’une femme. Refuser la GPA, c’est dire aux couples stériles : tant pis pour vous, je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir un enfant autrement que comme moi j’ai été fait. Tout ça pour votre bien, et le bien de vos enfants qui grâce à moi ne verront jamais le jour. Elle est pas jolie ma bougie ?

Alors pendant qu’en France, on s’admire dans notre immobilisme, d’autres pays ayant compris que cette pratique n’est pas mauvaise en soi permettent d’y avoir recours, et les parents désespérés qui ont la chance d’avoir les moyens vont dans ces pays obtenir ce que leur pays leur refuse. Jusqu’à il y a peu, trois décisions de la Cour de cassation interdisaient de transcrire à l’état civil français les actes de naissance étrangers établissant un lien de filiation avec un enfant issu d’une GPA. Cas assez unique où on fait payer les enfants la faute supposée des parents (en considérant qu’ils serait fautif de faire en Californie ce que la loi californienne permet), au nom de l’intérêt des enfants, sous les applaudissements de la foule. La fameuse circulaire Taubira a mis fin à cette situation en demandant aux consulats étrangers d’enregistrer ces actes et en interdisant aux parquets d’engager les procédures en nullité de ces transcriptions. Je ne puis qu’applaudir. La situation précédente revenait à ce que des enfants aient, dans le cas le plus médiatisé, un acte de naissance californien indiquant que leur père était M. X, citoyen français (de fait il était biologiquement leur père) et leur mère, Mme Y, son épouse (sans lien biologique avec elles), mais pas d’acte équivalent à l’état civil français, ce qui compliquait chacune de leurs démarches et leur interdisait concrètement de se prévaloir de la nationalité française, qu’elles avaient pourtant en tant qu’enfant de Français. Que la Cour de cassation conclue que cela était parfaitement conforme à l’intérêt de l’enfant m’a toujours laissé songeur, et un peu tremblant à l’idée qu’elle était aussi la juge en dernier ressort de l’intérêt de mes enfants.

La situation actuelle est plus supportable, mais reste une tartufferie : cachez moi cette GPA que je ne saurais voir. Tôt ou tard, on ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la GPA, et que la loi, faute de pouvoir interdire et faire respecter cette interdiction partout sur Terre dès lors que cette pratique est légale ailleurs, l’encadre en France. Quand serons-nous assez mûrs pour cette réflexion, qui devra commencer par qualifier correctement les choses et cesser de parler hors de propos de location du corps humain ? Peut-être quand les enfants nés d’une GPA seront devenus si nombreux que nous ne pourrons plus feindre de ne pas entendre leurs rires ?

NB : Full disclosure : je n’ai jamais été avocat dans un dossier de transcription d’acte de naissance d’un enfant né par GPA et ne suis pas concerné par la GPA à titre personnel, j’ai fait mes enfants à l’ancienne. J’exprime ici une opinion strictement personnelle issue de ma seule réflexion.

Quid nunc ?

Dans une semaine environ, le Conseil constitutionnel va rendre sa décision sur la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle devrait passer sans dommages l’examen du Conseil et entrer en vigueur très vite, puisqu’aucun décret d’application n’est nécessaire pour cela, et les textes règlementaires que cette loi demande pour éviter toute difficulté et dire aux officiers d’état civil quoi faire sont déjà prêts. Des couples d’hommes et de femmes vont se marier, les premiers sous les caméras, les seconds dans la discrétion, les troisièmes dans l’indifférence, et la victoire de ceux qui ont voulu ce texte sera totale. Et nous pourrons enfin parler d’autre chose sur ce blog, ce qui sera fait très bientôt, l’actualité législative étant riche.

PS : vous m’avez manqué.

mardi 22 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (2e partie)

“Je suis l’Amour qui n’ose pas dire son nom.”
Lord Alfred Bruce Douglas, “Deux Amours”, 1894


Après avoir fait un rapide voyage à travers le temps, projetons-nous dans un avenir proche et voyons ce que dit cette loi, ce qui nécessairement nous fera aborder la question de savoir ce qu’elle ne dit pas.

Le projet de loi a voulu faire dans la simplicité, ce qui ne se traduit pas forcément dans sa rédaction, mais c’est la loi du genre.

Le projet de loi tire les conséquences de la jurisprudence liée à l’affaire du mariage de Bègles, dont je vous ai entretenu dans le billet précédent, et de sa confirmation implicite par la décision du Conseil constitutionnel du 28 janvier 2011. Puisque le seul obstacle est rédactionnel, il se contente, après avoir posé une définition du mot “mariage” qui n’y figurait pas jusqu’à présent[1], de modifier les articles du Code civil qu’il faut changer pour que le mariage puisse aussi s’appliquer entre personnes de même sexe, et en tire les conséquences nécessaires sur le plan de l’adoption. Comme nous le verrons, il ne touche en rien à la filiation, ce que ses opposants semblent ignorer.

Ainsi, par exemple, l’article 144, qui fixe l’âge nubile, actuellement rédigé “L’homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus”, deviendra “Le mariage ne peut être contracté avant dix-huit ans révolus.”

Le projet de loi initial prévoyait de longs articles de coordination remplaçant chaque fois que c’était nécessaire dans le Code civil et les autres Codes concernés (Code rural, Code de la sécurité sociale…) les formulations renvoyant implicitement à un couple de sexe différent par une formulation plus neutre. Ces articles ont été remplacés en commission des lois par un article dit “article balai” qui ne touche pas à ces dispositions éparses mais dit qu’il faudra désormais les lire comme s’appliquant à un couple de même sexe. Cette méthode me laisse réservé car si elle raccourcit le projet de loi, elle ne le rend pas plus clair : si pour comprendre qu’il faut lire l’article 149 comme ne disant pas vraiment ce qu’il dit, il faut au préalable avoir lu le mode d’emploi situé au tout début du Code à l’article 6-1, je crains que le Conseil constitutionnel ne censure une violation de l’obligation d’intelligibilité de la loi. Sans être dans le secret des dieux, j’ai bon espoir que la rédaction originelle soit rétablie en séance publique, cette modification temporaire ayant eu pour effet de faire tomber les nombreux amendements de l’opposition déposés en commission sur ces articles sans qu’il soit besoin de les examiner un par un.

Voilà. On a fait le tour de l’essentiel du projet de loi. Mais rassurez-vous, je n’ai pas dit que j’avais fini ce billet. Car en effet, il comporte un deuxième chapitre sur l’adoption, et c’est là que nous entrons sur le champs de bataille politique. Avant de l’aborder, il me semble judicieux de rappeler ce que sont, d’un strict point de vue juridique, le mariage et l’adoption.

Mariage, mon ami, qui es-tu ?

Le mariage a un double aspect qui le rend assez unique, en tout cas totalement à part, dans notre droit et dans tous les droits d’ailleurs : un aspect contractuel, et un aspect institutionnel, qui sont deux termes pourtant antagonistes. Voilà la première clef du mariage : c’est un oxymore.

L’aspect contractuel est en premier lieu que sa formation repose sur le consentement des deux parties. La question du consentement dans le mariage est fondamental : “Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement” (art. 146 du Code civil).

Au delà de ce consentement, propre du contrat, les effets du mariage sur le plan patrimonial peuvent être assez largement décidés par les époux par le choix du régime matrimonial (que dans le langage courant on appelle le contrat de mariage), qui permet de faire des choix dérogeant au droit commun, sur des biens futurs, sur des donations, sur la gestion et la liquidation de l’indivision spécifique au mariage qu’on appelle communauté (non, pas la Communauté de l’Anneau, c’est autre chose). Je ne rentrerai pas dans les détails, qui font les délices des étudiants en droit privé pendant un semestre et le bonheur des notaires pendant toute leur vie, mais disons que les époux peuvent choisir le sort de leurs patrimoines respectifs, an allant de la séparation pure et simple (qui n’est pourtant pas absolue, loin de là) jusqu’à la confusion la plus parfaite, avec la communauté universelle. Les notaires sont les rois du tuning en la matière, n’hésitez pas à les consulter avant de vous marier (le contrat de mariage doit impérativement être signé avant la célébration des noces). Un contrat de mariage coute quelques centaines d’euros et peut vous en faire économiser quelques dizaines de milliers.

L’aspect institutionnel veut quant à lui que le mariage a des effets impératifs, fixés par la loi, auxquels les époux ne peuvent pas déroger et qui sont communs à tous les mariages. C’est ce qu’on appelle le régime primaire, terme existant bien avant la création de la sécurité sociale. Le régime primaire est fixé par les articles 212 à 226 du Code civil (dans le livre sur les personnes). Le régime matrimonial, le fameux “contrat de mariage”, est régi par les articles 1387 à 1581 (dans la partie consacrée aux biens), selon les divers cas. Cet aspect institutionnel se manifestait il y a encore quelques années par la prise en compte fiscale, mais cet aspect ne lui est plus spécifique depuis que le PaCS jouit à peu de choses près du même traitement.

Que dites-vous, mes lecteurs bien-aimés ? Tout cela manque de romantisme ? Complètement. Le droit n’a cure des sentiments. Non qu’il les méprise : le juriste éprouve à leur égard le même respect qu’éprouve l’archéologue pour la physique quantique : distant mais sincère.

Pour tout résumer en une phrase, du point de vue du droit civil, le mariage ne sert que quand surviennent les ennuis. Et la vie est ainsi faite qu’ils surviennent tôt ou tard, que ce soit la mésentente, le décès, la maladie ou autre. Le mariage est un statut complet, en perpétuelle évolution donc adaptée à la société contemporaine, qui est protecteur de l’époux le plus faible : le pauvre, le malade, le sénile, l’inconscient. Il ne protège pas des problèmes : il leur fournit une réponse complète et adaptée.

Votre conjoint ne paye jamais sa part des dépenses du couple alors qu’il gagne plus que vous car il a une passion pour le BASE Jumping en Ferrari ? Envoyez-lui la note. Il a vendu la maison où habite la famille, car il en est le seul propriétaire, pour financer sa passion ? Taratata, la vente est nulle : Article 215 alinéa 3 (s’applique aussi à la résiliation du bail). Lors de son dernier saut, le parachute ne s’est pas ouvert, il est plongé dans le coma ? Article 219 : vous pouvez tout signer pour lui. Il décède et n’a pas eu le temps de faire un testament pour vous protéger ? Pas de panique, vous êtes couvert. Et je ne parle pas du droit fiscal, matière qui a beaucoup changé ces dernières années, mais qui tend à favoriser les couples mariés (affirmation de moins en moins vraie, notamment par rapport aux couples pacsés). Sans attendre la Camarde, en cas de divorce, l’intervention obligatoire du juge vise à ce qu’un magistrat s’assure que les droits des époux soient respectés, notamment ceux du conjoint le plus faible, économiquement ou physiquement : le juge peut refuser de prononcer un divorce par consentement mutuel léonin, et inviter les parties à modifier leur accord sur tel ou tel point (dans l’hypothèse d’un divorce pour faute, il fixe directement les conséquences du divorce). Ces garanties sont inexistantes pour le PaCS, et je ne parle même pas du concubinage.

Voilà où se situe encore aujourd’hui l’inégalité que ce projet de loi se propose de faire disparaitre : les homosexuels n’ont pas accès au régime le plus protecteur, celui du mariage. Ils ont le choix entre deux statuts, le concubinage (qui est plus une absence de statut) et le PaCS, mais pas le mariage et sa batterie de mesures de protection, dont ils auraient eu un cruel besoin dans les années 80-90. Les couples de sexe différent ont le choix entre trois statuts. Ce point est de plus en plus difficile à contester. Il est d’ailleurs frappant de constater que les opposants à ce projet de loi ont dès le début abandonné le terrain de la protection du mariage, au sol un peu trop meuble à force d’avoir été piétiné en 1999, pour se retrancher sur le terrain de la filiation et de l’adoption. Allons donc les y rejoindre.

“…Et tu seras un homo, mon fils.”

Que Rudyard Kipling me pardonne.

La filiation est un lien de droit qui unit un enfant à chacun de ses parents, parent s’entendant comme “géniteur”. En principe, ce lien doit et ne peut être établi qu’avec le père et la mère au sens biologique. Ce lien est double : il s’appelle le lien de paternité quand il relie le père à l’enfant, et le lien de maternité quand il relie la mère à l’enfant. Du fait de certaines contingences physiologiques qui font les riches heures de sites internet pour adultes, il est établi différemment pour le père et pour la mère. Pour la mère, du fait d’un degré assez élevé de certitude que l’on a sur la réalité de sa maternité, qui se manifeste de façon assez spectaculaire, il suffit que son nom soit mentionné dans l’acte de naissance pour que le lien soit légalement établi (art. 311-25 du Code civil). Pour le père, cela dépend. S’il est marié à la mère, il est présumé être le père (art. 312). Sinon, il doit effectuer une démarche positive, la reconnaissance (art. 316). Il en va de même pour la mère dont le nom ne figurerait pas sur l’acte de naissance. La reconnaissance peut se faire devant l’officier d’état civil, sans frais, ou devant notaire (le cas échéant par testament, ce qui a pour effet de faire oublier très vite son chagrin à la veuve) et dès pendant la grossesse, ou enfin en justice si le parent (généralement le père) rechigne à reconnaitre le fruit de ses entrailles.

Règle fondamentale : un enfant ne peut avoir qu’une seule filiation paternelle et une seule filiation maternelle. Pour en établir une autre, il faut d’abord détruire celle qui existe, et le chemin n’est pas aisé, il y a même des situations où ce sera purement et simplement impossible (si le mari de la mère, ou celui qui a reconnu l’enfant se comporte comme le père de l’enfant, son vrai père n’aura aucun moyen de faire établir sa paternité en justice). Le Code civil est l’héritier d’une société où la paix des familles était primordiale, et où la certitude génétique n’existait pas, et il en porte encore l’atavisme.

L’unicité de la filiation est très récente dans notre droit. Le Code civil en distinguait deux, puis trois, et l’enfant n’avait pas les mêmes droits selon son statut. Il y avait les enfants légitimes, issus d’un homme et d’une femme mariés, les enfants naturels, issus d’un couple non marié, et les enfants adultérins, issus d’un d’un homme ou d’une femme marié, mais pas avec l’autre parent. L’enfant adultérin pouvait être naturel à l’égard de son autre parent si celui-ci n’était pas marié (ai-je besoin de préciser que la quasi totalité des enfants adultérins étaient naturels à l’égard de leur mère ?). Dans le Code civil de 1804, les enfants naturels étaient exclus de la succession en présence d’enfants légitimes (mais ils pouvaient être légitimés si leurs parents se mariaient). Finalement, les droits successoraux des enfants naturels et légitimes ont été alignés, mais au détriment de l’enfant adultérin, qui devait reverser la moitié de sa part aux enfants légitimes, et à défaut au conjoint survivant bafoué. Et savez-vous quand cette règle a été abrogée ? En 2001, sous Lionel Jospin, et, comme bien souvent, après une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne veille pas que sur nos gardes à vue (arrêt Mazurek c. France, 1er février 2000) ; je suppose que Mme Frigide Barjot et ses amis avaient piscine et n’avaient pas eu le temps de défiler pour les droits des enfants à l’époque.

Depuis 2006, la filiation est unique, et le mariage ne joue plus que pour simplifier l’établissement de la paternité du mari, dispensé de reconnaitre les enfants de son épouse. Dernier point important : la mort d’un parent ne met pas fin à la filiation avec lui. Ce lien se perpétue au-delà de la mort, par la succession : l’héritier est juridiquement le continuateur de la personne de son auteur. Cela se traduit par le fait qu’il reprend à son nom les procès engagés par son parent décédé (ou contre lui), étant précisé dans la procédure que l’enfant “vient aux droits” de son parent décédé.

Qu’est-ce que la loi sur le mariage pour tous change à cela ?

La réponse est : rigoureusement rien.

Le projet de loi ne touche absolument pas à la filiation. Vous pouvez vérifier : la filiation occupe les articles 310 à 342-8 : aucun article situé dans cet intervalle n’est touché. Une pierre dans le jardin de l’argument “on va faire disparaitre les père et mère du Code civil”. Ainsi, si une femme mariée à une autre femme tombe enceinte (forcément des œuvres d’un tiers), son épouse ne pourra pas reconnaitre l’enfant puisque la mention de la mère dans l’acte de naissance aura déjà établie une filiation maternelle. Pour la même raison, la présomption de paternité ne jouera pas puisqu’elle ne s’applique qu’au mari de la mère (rédaction inchangée, donc inapplicable à un mariage entre personnes de même sexe). Donc, amis anti-mariage homosexuel, rassurez-vous : “un papa, une maman” reste la règle, on ne ment pas aux enfants, vous pouvez retourner tranquillement leur parler du Père Noël.

La seule façon d’établir un lien de filiation entre l’enfant d’un époux et son conjoint sera celle de l’adoption.

Cachez moi cette adoption que vous ne sauriez avoir

Oui, ici, une citation du Tartuffe s’impose, vous allez voir.

Si le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ne touche pas à la filiation, il opère la même adaptation textuelle que pour les règles du mariage, en substituant toute rédaction laissant entendre que les adoptants sont de sexe différent à une rédaction plus neutre. Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il n’a pas le choix.

Mais d’abord, qu’est-ce que l’adoption ?

L’adoption est une institution qui fait naitre un lien juridique de filiation entre deux personnes en principe biologiquement étrangères l’une à l’autre. Cette institution a, en principe, pour objet de donner une famille à un enfant qui en est dépourvu (ce n’est pas toujours le cas) ou qui n’est plus pris en charge par sa famille d’origine. L’adoption confère à l’adopté, dans sa nouvelle famille, la situation d’un enfant dont le lien de filiation serait fondé sur la procréation. La filiation adoptive apparait comme une filiation fondée sur la volonté, une « filiation élective »” (Frédérique Eudier, Répertoire civil Dalloz, v° Adoption, §1, je n’aurais pas mieux dit). Concrètement, l’adoption assimile l’adopté à un descendant (assimile, elle ne fait pas et n’a jamais fait de lui l’enfant des adoptants) : il a les mêmes droits successoraux, les mêmes prohibitions à mariage, et surtout l’autorité parentale est transférée des parents par le sang à l’adoptant.

Vous me connaissez bien, à présent, alors vous avez deviné. C’est l’heure d’un cours d’histoire.

Institution très utilisée à Rome, qui permettait à un Patricien de choisir sa famille même en dehors de celle-ci, pour assurer sa perpétuation, ce qui suppose qu’il y ait à tout moment au moins un homme en âge de porter les armes et d’assurer le culte des ancêtres, elle est ignorée du droit Canon et de l’Eglise, qui lui préfère la parenté spirituelle née du parrainage lors du baptême, elle doit sa résurrection à Napoléon, qui nourrissait de grandes craintes de ne pas avoir d’enfants (craintes qui seront fondées,il n’aura qu’un enfant légitime, et légitimera un de ses enfants naturels).

Le Code civil de 1804 ne connaissait qu’une seule adoption, et elle se faisait entre adultes consentants, par un contrat devant notaire homologué par jugement, et ses effets sont limités au nom et au patrimoine : l’adopté entre dans la famille de l’adoptant, mais reste dans sa famille d’origine. Il a un père, une mère et un adoptant. L’adoption originelle ne visait absolument pas à donner “un papa et une maman” à un enfant : elle donne une filiation supplémentaire, artificielle, à un adulte. Elle n’aura donc que peu de succès (une centaine par an tout le long du 19e siècle).

Au lendemain de la Première guerre mondiale, tout change. La guerre a laissé un grand nombre d’enfants sans famille, et de familles ayant perdu leurs enfants. La loi du 19 juin 1923 élargit l’adoption aux mineurs et l’ouvre aux couples de 50 ans au moins, sans enfants, mariés depuis au moins 10 ans, et diminue son avantage fiscal. L’adoption de patrimoniale devient sociale et familiale. On passe d’une centaine à un millier d’adoptions par an. En 1939, la loi est élargie et assouplie. Notamment, elle crée “la légitimation adoptive”, qui ne peut porter que sur un enfant abandonné, ou dont les parents sont inconnus ou décédés, âgé de moins de 5 ans. La légitimation adoptive rompt le lien avec la famille d’origine et fait de l’enfant l’équivalent d’un enfant légitime des adoptants, qui doivent être mariés et ne pas avoir d’enfants. Cette condition est supprimée en 1957. En 1958, face à la pénurie d’enfants adoptables et au succès de la légitimation adoptive (1589 sur 2541 adoptions en 1957), la loi est réformée et l’adoption perd tout aspect contractuel : elle résulte désormais uniquement d’un jugement d’adoption. C’est encore le cas aujourd’hui.

En 1966, la légitimation adoptive devient l’adoption plénière, à côté de l’adoption d’origine, dite “simple”, qui laisse le lien de l’adopté avec sa famille d’origine. D’autres réformes auront lieu qui porteront sur les modalités et les conditions, mais l’essentiel est posé depuis cette date.

L’adoption plénière est ouverte à une personne seule, âgée d’au moins 28 ans (sauf adoption de l’enfant du conjoint), mais peut être demandée par un couple, à condition qu’il soit marié depuis au moins deux ans et âgé d’au moins 28 ans. Si l’adoptant est marié et que son conjoint ne souhaite pas adopter, il doit donner son consentement à l’adoption par son époux (car cela a des effets successoraux). L’adoption plénière n’est possible que si l’adopté a moins de quinze ans lors de l’ouverture de la procédure, et il faut soit que les parents (ou le conseil de famille s’ils sont décédés ou se sont vus retirer définitivement l’autorité parentale) y consentent, ou que l’adopté soit pupille de l’État, jolie expression désignant les enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) faute de famille les prenant en charge. Elle est irrévocable. Elle se passe en deux phases : une phase administrative, où les candidats à l’adoption doivent obtenir un agrément par l’ASE, puis recevront un enfant placé en vue de son adoption.S’ouvre alors la phase judiciaire, où l’adoption sera prononcée par le tribunal de grande instance. Une fois cette adoption prononcée, l’acte de naissance originel est considéré comme nul, et un autre acte de naissance, totalement fictif, est fabriqué. Malgré mes recherches, je n’ai d’ailleurs pas trouvé la base légale de ce qui est un faux en écriture publique. L’instruction générale sur l’état civil donne ces instructions, mais cette instruction n’a pas valeur de loi, tout au plus est-elle réglementaire. Ne faudrait-il pas s’interroger sur la pertinence d’une fiction qui impose de fabriquer un faux, et qui tombera d’elle même en cas d’adoption à l’international si l’enfant a des caractéristiques physiques incompatibles avec le patrimoine génétique de ses adoptants ? Après tout, “on ne ne ment pas aux enfants”. D’ailleurs JAMAIS la loi n’a appelé les adoptants “parents”. Un peu de cohérence ne ferait pas de mal. (NB : paragraphe édité)

L’adoption simple a des conditions plus souples : pas de condition d’âge pour l’adopté, qui doit y consentir personnellement s’il a plus de 13 ans. L’adoptant doit avoir 28 ans au moins, et en principe 15 ans de plus que l’adopté (10 ans s’il adopte l’enfant du conjoint). Sinon les mêmes conditions s’appliquent : on ne peut être adopté qu’une fois (mais on peut cumuler une adoption plénière et une adoption simple pour des motifs graves appréciés par le juge) tant que les adoptants sont en vie, seul un couple marié peut demander à adopter ensemble, les parents ou le Conseil de famille doivent consentir à l’adoption (ils choisissent même l’adoptant) ou l’adopté être pupille de l’Etat. Enfin, si l’enfant a moins de deux ans ou s’il s’agit d’adoption internationale, la phase administrative redevient obligatoire. L’adoption simple est révocable pour motif grave (par exemple : César aurait pu révoquer l’adoption de Brutus).

La Cour de cassation a jugé en 2007 que le partenaire non marié ne pouvait solliciter l’adoption de l’enfant de son partenaire, car cette adoption ferait disparaitre l’autorité parentale de ce partenaire. Cette règle s’applique quel que soit le sexe des partenaires, mais bien évidemment, seuls des partenaires de sexe différent peuvent choisir de se marier pour procéder à une adoption de l’enfant du conjoint qui ne prive pas le parent de son autorité parentale et permet même de la partager.

J’ai bien sûr honteusement simplifié, j’implore à genoux le pardon de mes confrères spécialisés dans l’adoption, des juges en charge des procédures d’adoption, des agents de l’ASE et des présidents des Conseils Généraux qui me lisent.

Quelques chiffres pour vous achever. En 2010, 9060 personnes ont formulé une demande d’agrément en vue de l’adoption ; 6 073 personnes l’ont obtenu. 24 702 candidats agréés étaient dans l’attente d’un enfant. 90% des demandes sont présentées par un couple. Fin 2010, 2 347 enfants avaient le statut de pupille de l’État. 38 % des pupilles étaient placés dans une famille en vue de leur adoption. Les enfants placés en vue de leur adoption sont très jeunes, en moyenne 2,8 ans et plus des 3/4 ont moins d’un an. Pour les deux tiers restant, aucun projet d’adoption n’est envisagé : soit parce que des liens perdurent avec leur famille : 4 % ; soit parce qu’ils ne sont pas prêts à être adoptés (séquelles psychologiques, échec d’adoption, refus de l’enfant) : 11 % ; soit parce que leur situation actuelle est satisfaisante (bonne insertion dans la famille d’accueil) : 11 % ; soit parce qu’aucune famille adoptive n’a été trouvée en raison de leurs caractéristiques (état de santé, handicap, âge élevé ou enfants faisant partie d’une fratrie) : 46 %. L’adoption internationale représente plus de 80 % de l’adoption en France (soit 3 504 enfants adoptés à l’étranger). La France est le troisième Etat d’accueil d’enfants adoptés à l’étranger, après les Etats-Unis et l’Italie. Source : Observatoire national de l’enfance en danger .

Revenons en à notre mariage pour tous. Le projet de loi ne va rien changer à l’état du droit en la matière ; il faudra toujours être marié pour pouvoir adopter à deux ; hormis que les couples mariés pourront désormais être de même sexe, ce qui impose là aussi certaines corrections de rédaction. Ce qui pour les adversaires du projet change tout. En effet, il n’est pas possible d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe et de leur fermer les portes de l’adoption. Ce combat a déjà eu lieu et a été perdu en 2008. Le seul moyen d’empêcher un couple d’homosexuels d’adopter est de leur interdire de se marier. Et c’est là que ma citation de Tartuffe prend tout son sens.

En effet, le 22 janvier 2008 (joyeux anniversaire !), la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour discrimination à l’encontre des homosexuels en matière d’adoption. La demanderesse était Mme B., homosexuelle vivant en couple avec sa compagne et désireuse d’adopter. Elle a donc déposé une demande d’agrément auprès de l’ASE, demande qui sera rejetée. Mme B. est procédurière et attaque ce refus, qui est confirmé par le tribunal administratif, la cour administrative d’appel et le Conseil d’État. Elle porte donc son affaire devant la cour européenne des droits de l’homme. La lecture de cet arrêt est fascinant, car les motivations retenues par les divers intervenants pour refuser l’agrément, et qui vont entrainer la condamnation de la France, ressemblent spectaculairement à des arguments entendus chez les opposants à ce projet de loi.

Ainsi l’enquête sociale comporte ce passage : “Toutefois, étant donné le cadre de vie actuelle(sic.) dans lequel elle se situe : célibataire, plus vie avec une amie, nous n’avons pas pu évaluer sa capacité à apporter à un enfant une image familiale, de couple parental susceptible de lui assurer un développement stable et épanouissant.” Sous la plume du psychologue, après un dithyrambique “Mademoiselle B. possède beaucoup de qualités humaines, elle est enthousiaste, chaleureuse et on la sent très protectrice. Ses idées concernant l’éducation des enfants semblent très positives” arrive un chafouin “Nous pouvons néanmoins nous interroger sur plusieurs facteurs liés à l’histoire, le contexte d’accueil et le désir d’enfant.”

Ha, le contexte d’accueil, du genre “Notez que je n’ai rien contre les contextes d’accueil, hein. Mon coiffeur est un contexte d’accueil, et il vit avec un cadre de vie très sympathique, m’a-t-on dit”.

Témoins ces interrogations du même psychologue, qui, vous en conviendrez, pourraient tout aussi bien exclure l’adoption par un célibataire hétérosexuel :

“N’y a-t-il pas une conduite d’évitement de la « violence » de l’enfantement et de l’angoisse génétique à l’égard d’un enfant biologique ? L’idéalisation de l’enfant et la sous-estimation des difficultés liées à son accueil : n’y a-t-il pas un fantasme de réparation toute puissante quant au passé de l’enfant ? La possibilité que l’enfant trouve un référent paternel stable et fiable n’est-elle pas aléatoire ?” Notez l’artifice de la phrase interrogative, où on essaye de faire passer des préjugés pour une réflexion scientifique menée à voix haute.

Le pompon est atteint avec cette conclusion : “Un certain flou règne sur ses possibilités [on parle de l’enfant – NdEolas] d’identification à l’image du père. N’oublions pas que c’est avec l’image de ses deux parents que l’enfant se construit. L’enfant a besoin d’adultes qui assument leur fonction parentale : si un parent est seul, quels effets cela aura-t-il sur son développement ?” Visiblement, le fait que depuis 1804, l’adoption soit ouverte à des célibataires ne posait pas tant de problème tant que ces célibataires étaient attirés sexuellement par l’autre sexe.

Un autre psychologue interviendra, et on retrouve les mêmes préjugés maladroitement dissimulés en questionnement métaphysique : le psychologue relève une “attitude particulière vis-à-vis de l’homme dans le sens où il y a refus de l’homme”. L’argument de l’homosexualité comme refus de l’autre revient souvent dans la bouche de ceux qui refusent l’homosexualité car elle est différente.

Et ce psychologue poussera sa réflexion, de son propre aveu, à l’extrême, se réfugiant pudiquement derrière un point d’interrogation : “A l’extrême, comment en refusant l’image de l’homme peut-on ne pas refuser l’image de l’enfant ? (l’enfant en attente d’adoption a un père biologique dont il faudra préserver l’existence symbolique, la requérante en aura-t-elle les possibilités ?) (…)”. Comme si pousser une question à l’absurde faisant nécessairement apparaitre une réponse absurde, cela prouvait que la question originale était elle-même absurde. En somme, si les homosexuelles pouvaient coucher avec des hommes, ça règlerait bien des problèmes, en tout cas pour certains psychologues qui se poseraient moins de questions là où on leur demande des réponses.

Le représentant du Conseil de famille, de l’association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d’agrément, émettra également un avis défavorable, estimant ce qui suit : « (…) De par mon expérience personnelle de vie en famille d’accueil, il me semble mesurer actuellement, avec du recul, l’importance d’un couple mixte (homme et femme) dans l’accueil d’un enfant. Le rôle de la « mère accueillante » et du « père accueillant » au quotidien dans l’éducation de l’enfant sont complémentaires, mais différents l’un de l’autre. C’est un équilibre que l’enfant va bousculer d’autant plus fort parfois selon l’évolution de sa démarche de réalisation et d’acceptation de la vérité de ses origines et de son parcours. Il me semble donc nécessaire qu’il existe un solide équilibre entre une « mère accueillante » et un « père accueillant » dans une démarche d’adoption dans l’intérêt de l’enfant. (…) ». Foin de prétention scientifique, on bascule ici dans le pur argument d’autorité.

Et si ça s’était arrêté là, mais non, voici l’opinion du chef du service d’aide sociale à l’enfance :« - Mlle B partage sa vie avec une amie qui n’apparait pas être partie prenante dans le projet. La place que cette amie occuperait dans la vie de l’enfant accueilli n’est pas clairement définie ; le projet ne semble pas laisser de place à un référent masculin réellement présent auprès de l’enfant. Dans ces conditions, il est à craindre que l’enfant ne puisse trouver au sein de ce foyer les différents repères familiaux nécessaires pour permettre la structuration de sa personnalité et de son épanouissement. »Encore une fois, l’adoption est ouverte à une personne seule, mais ce célibat ne semble poser problème qu’en présence d’un homosexuel, sans que jamais ce problème ne soit expressément nommé, preuve que ces intervenants sentent bien que quelque chose cloche dans leur raisonnement.

Et la cerise sur le gâteau nous est offerte par le Gouvernement français, défendeur devant la Cour, qui va assurer que non, non, non, il n’y a aucune discrimination à l’égard des homosexuels puisque nul ne conteste qu’ils ont bel et bien le droit d’adopter. C’est juste un hasard cocasse, une décimale flottante dans le schéma de Bernoulli, qui fait qu’aucun homosexuel n’avait jamais réussi à obtenir l’agrément indispensable. Et nous étions en 2008, c’était le Gouvernement Fillon qui était en charge du dossier. L’UMP, la même qui défile contre le mariage homosexuel, est allée devant la Cour européenne des droits de l’homme affirmer la main sur le cœur que ça ne lui posait aucun problème que les homosexuels puissent adopter. Oui, oui, le gouvernement où Christine Boutin était ministre du logement et de la ville, celui-là même.

La Cour a condamné la France à cause de cette hypocrisie, en estimant que puisque la France admet elle-même que cela ne pose pas de problème que les homosexuels puissent adopter, le fait de refuser un agrément uniquement à cause de considérations tournant autour de l’homosexualité comme c’était le cas ici (les rapports étaient laudatifs sur l’engagement et la capacité de la candidate à l’adoption) était forcément discriminatoire au sens de la Convention.

Source : CEDH Grande Chambre, 22 janvier 2008, E.B. c. France, n°43546/02.

Donc point fondamental à retenir dans le cadre du débat sur cette loi : les homosexuels ont d’ores et déjà le droit d’adopter, le seul effet de la loi sera de leur ouvrir la possibilité d’adopter en couple, ou d’adopter l’enfant du conjoint (hypothèse assez rare, vous devinerez pourquoi), possibilités qui sont réservés aux couples mariés. Que cela puisse contrarier des personnalités, non pas homophobes, bien sûr mais disons rétives aux contextes d’accueil, je le comprends. Mais présenter cela comme un changement civilisationnel me parait un poil excessif, et Dieu sait que dans ce débat, tout le monde déteste les arguments excessifs.

Toute autre solution aboutirait inévitablement à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme. Laissons ce triste privilège à la garde à vue.

Je réalise que ce billet est déjà fort long. J’aurais voulu traiter également de la question de la Procréation médicalement assistée (qui n’est pas concernée par le projet de loi) ou de la gestation pour autrui (qui est illégale et n’est pas concernée par le projet de loi) et balayer le reste des arguments entendus de la part des opposants, mais ce sera pour un 3e billet.

Note

[1] Nouvel article 143 du Code civil : “Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe.”

mardi 15 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (1re partie)

“Even if I did hate gay people, I’d want them to get married, put them through the same hell the rest of us have to go through.”[1]
Mayor Randall Winston, in Spin City.


Le Gouvernement, conformément à une des promesses électorales du président Hollande, présente au Parlement un projet de loi dit “de mariage pour tous”, qui porte mal son nom puisqu’il n’oblige pas tout le monde à se marier. D’ailleurs ce n’est pas son nom officiel, c’est le nom que les communicants lui ont donné. Son vrai nom est projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, ce qui est l’avantage d’être plus clair puisque c’est exactement ce dont il s’agit.

Comme d’habitude, il est vain de vouloir comprendre un débat juridique sans commencer par ouvrir un livre d’histoire. Je ne dirai jamais assez combien ces disciplines sont cousines et n’exhorterai jamais assez les étudiants en droit à choisir les matières historiques, qui sont les seules dont le programme survivra intact à la décennie suivant votre départ de la fac.

Une brève histoire du mariage

Il est frappant de constater que le mariage est une des plus vieilles institutions de l’humanité avec la propriété. La liberté et l’égalité sont des bébés à côté : si elles sont pluricentenaires, le mariage, lui, est plurimillénaire. La preuve qu’il remonte aux tous débuts de l’humanité est qu’il existe dans à peu près toutes les cultures et les civilisations, avec les mêmes caractéristiques essentielles : il s’agit de l’union d’un homme et d’une femme, exclusive (des cultures connaissent la polygamie, la polyandrie, ou l’éducation en commun des enfants, mais cela reste une exception dans l’histoire humaine), à durée indéterminée (mais qui prend fin avec la mort, c’est là aussi un point assez universel), dont l’objet essentiel est la reproduction, mais qui comporte aussi un aspect patrimonial certain : le mariage règle le sort des biens présents et à venir, leur gestion, et leur répartition à la dissolution du mariage.

Dans la Bible, la mention du mariage apparaît dès le chapitre 3 de la Génèse : les premiers époux sont Adam et Ève. Le mariage apparaît ainsi symboliquement en même temps que l’Humanité.

Pour prendre des sources plus séculières, le Code d’Hammurabi (1750 av; J.-C., avant l’âge du fer), remontant aux tous débuts de la civilisation babylonienne, et plus ancien texte juridique connu, consacre une bonne partie de ses développements au mariage, et notamment ses aspects patrimoniaux (§128 sur les effets d’un mariage passé sans contrat préalable par exemple). Mais on sait que le mariage était déjà une institution courante depuis un millénaire et demi, puisque Narmer, premier roi d’Egypte et fondateur de la Première Dynastie (3200 av. J.-C, on parle ici du néolithique) était marié à la reine Neithhotep.

Le mariage tel que nous le connaissons est l’héritier du mariage romain, mariage qui a lui-même connu bien des évolutions entre la Rome archaïque et le bas-Empire (on parle de plus d’un millénaire d’histoire). La Rome archaïque ne connaissait qu’une forme de mariage : le mariage cum manum (avec la main). La femme passait de la famille de son père à celle de son mari et elle perdait tout lien avec lui. Le pouvoir discrétionnaire de vie et de mort sur celle-ci passait également du père au mari. L’enlèvement des Sabines, mythe fondateur de Rome, illustre bien cette conception quasi-patrimoniale de l’épouse (il faut dire qu’à sa fondation, Rome tenait plus de la tribu barbare que de l’Empire rayonnant). Le mariage sin manum (sans la main) va apparaître et va finir par supplanter le cum manum : la femme reste dans la famille de son père, qui du coup a son mot à dire en cas de désir homicide du mari (ce pouvoir homicide disparaitra peu à peu, en se limitant d’abord à 4 cas, avant de disparaître purement et simplement), et quand le divorce va se libéraliser, la femme divorcée retournera dans la famille de son père. Ce lien durable entre deux familles est un des effets du mariage qui sera aussi recherché dans les familles puissantes ou riches : il scelle une union durable, qui prendra chair sous forme d’un enfant appartenant aux deux familles. Cet aspect sera particulièrement développé en Europe ou tout traité s’accompagnera d’une hyménée, ce qui remplacera avantageusement la tradition germanique des otages. Ainsi, les souverains des grandes puissances d’Europe qui mettront le continent à feu et à sang en 1914 étaient-ils tous cousins: Georges V était cousin germain du Tsar Nicolas II, et cousin du Kaiser Guillaume II, ayant la même grand-mère, la reine Victoria.

La grande évolution suivante du mariage sera dû à l’influence du christianisme, qui devient religion officielle de l’Empire à la fin du 4e siècle. Le mariage est un sacrement, il devient indissoluble sauf par la mort, et il est donné par chaque époux à l’autre, en présence d’un prêtre et in face ecclesiæ, en face de l’église. Le droit romain classique ne connaissait aucun formalisme au mariage : les époux cohabitaient et couchaient ensemble, ça suffisait ; le droit canon va exiger que le mariage soit célébré publiquement et en présence d’un prêtre, et sera consigné par écrit : c’est la naissance de l’état civil). Le même droit canon, qui va s’appliquer dans toute l’Europe jusqu’à la Réforme et dans les pays catholiques après cela, va exiger, à peine de nullité, que le consentement des époux soit sincère (le Sacrement ne peut être donné que de son plein gré et sincèrement), et que l’Union soit consommée et fertile. Le mariage a pour l’Église comme objet essentiel (mais certainement pas unique) la conception d’enfants.

La Révolution française va bouleverser tout cela en retirant à l’Eglise, soupçonnée d’être contre-Révolutionnaire (ce qui la rendra farouchement contre-révolutionnaire) le monopole du mariage en 1792, pour le confier à des officiers publics, et légalisant le divorce jusqu’à son abrogation en 1816 (NON, ce n’est pas Napoléon qui a abrogé le divorce, le Code civil de 1804 prévoyait bien le divorce). Mais cette sécularisation du mariage laissera perdurer des liens : ainsi, le droit civil exige une célébration publique du mariage, en présence d’un officier d’état civil (maire ou adjoint), et les prohibitions religieuses de l’inceste (prohibition du mariage entre proches parents, mais à un niveau moindre que pour le droit canon (3e degré au civil contre 4e pour le droit canon), et de la polygamie seront conservées, et même un rituel sera mis en place, la lecture d’extraits du Code civil remplaçant celle des Saintes Écritures. Le principe que le mariage civil doit précéder le mariage religieux sera posé en 1792 et perdure encore aujourd’hui (même si votre serviteur lui a fait un pied de nez en ne se mariant qu’à l’Église, et ce en toute légalité ; mon côté punk).

Soulignons dès à présent, car je vais y revenir, que le Code civil de 1804 ne mentionne pas l’identité des sexes des époux comme cause de prohibition du mariage. En 1804, il était évident que le mariage ne concernait qu’un homme et une femme (chabada chabada), et même Cambacérès, rapporteur du texte devant le corps législatif et homosexuel notoire, n’aurait pas eu l’idée qu’il en aille autrement.

Le divorce sera rétabli en 1884 par la loi Naquet, mais seulement pour faute. Détail amusant : cette loi sera durement combattue par les conservateurs, au nom de la défense de la famille : cette loi devait mettre fin à la natalité et entraîner le déclin inéluctable et la disparition de la France faute d’enfants (cette préoccupation à l’égard des enfants prendra tout son sens en 1914 quand éclatera cette guerre que ces mêmes conservateurs on préparé pendant 40 ans) . C’était surtout son caractère émancipateur de la femme qui dérangeait, car la femme obtenant le divorce aux torts exclusifs de son mari pouvait obtenir une substantielle compensation assurant son indépendance financière. De nombreux magistrats démissionnèrent pour ne pas avoir à appliquer cette loi, qui restera quasi inchangée pendant 90 ans.

En 1975, le divorce est élargi au consentement mutuel, et à la rupture de la vie commune, et la grande réforme de 2004 facilitera encore le divorce, sans le bouleverser en profondeur. Sachant qu’en 1975 a également été adoptée la loi sur l’IVG, les conservateurs n’ont pas passé une excellente année et devaient déjà considérer l’humanité comme perdue.

En 1999, la loi sur le PaCS créera une union civile allégée à côté du mariage, et consacrera l’existence du concubinage dans le Code civil, créant ainsi trois modes d’organisation de la vie commune ; du moins pour les coupes de sexe différent. Les couples homosexuels n’en ont que deux, et les deux moins protecteurs. La mobilisation contre sera là aussi très importante, avec les mêmes arguments : protection de la famille et du mariage, et surtout, surtout, pas d’homophobie, même si la, disons…spontanéité des manifestants met à mal cette profession de foi.

Quelques chiffres car il en faut

Aujourd’hui, plus de la moitié des enfants qui naissent en France naissent dans un couple non marié : en 2009, sur 801 134 enfants nés, 376 204 sont nés dans un couple marié, 424 930 sont nés dans le péché, soit 53%. Le rééquilibrage est spectaculaire pour le 2e enfant (57% naissent dans un couple marié) et quant au 3e, il nait à 71% dans une famille mariée. De fait, l’INSEE constate que l’enfant vient désormais avant le mariage.

Quant aux mariages, leur nombre n’a pas connu de variation sensible du fait du PaCS. Après avoir connu un pic dans les années 2000, le nombre de mariage est revenu à son niveau du début des années 90 (leur nombre annuel oscillant entre 250.000 et 290.000). Le nombre de PaCS a connu une progression constante est passé de 22 271 la première année (5412 de même sexe, 16859 de sexe opposé) à 205 558 en 2010 (9 143 de même sexe, 196 415 de sexe différent), soit quasiment le même nombre que les mariages. Le PaCS n’a donc pas diminué le nombre de mariages, mais a fourni un statut à des couples qui visiblement ne souhaitaient pas se marier, et la proportion des couples hétéros est largement supérieur à celui des couples homosexuels. La vraie victime du PaCS, c’est le concubinage, semble-t-il. Chiffres complets sur le site de l’INSEE.

La France a conservé, nonobstant ces variations, un taux de natalité élevé, de l’ordre de 2,1, le 2e d’Europe. La disparition de l’humanité, à commencer par le peuple français, ne semble donc pas à l’ordre du jour.

Une très brève histoire contemporaine de l’homosexualité

Oui, encore des prolégomènes, mais qui veut comprendre se condamne à apprendre. Celui qui veut vous faire peur a besoin de votre ignorance, cela explique l’absence de pédagogie sur ce texte de la part de ses adversaires (il en allait de même sur le PaCS en 1999).

Le Code pénal de 1810 ne connaissait aucun délit lié à l’homosexualité ni à des relations sexuelles “contre nature” comme les États-Unis ont pu en connaître (ce n’est qu’en 2003 que la Cour Suprême a interdit les lois pénalisant les relations homosexuelles librement consenties). Ce n’est qu’en 1942 qu’un délit va être créé frappant les relations homosexuelles consenties avec un mineur de 21 ans (comprenez : âgé de moins de 21 ans), alors que les relations hétérosexuelles avec un mineur sont légales dès l’âge de 15 ans), loi voulue par l’Amiral Darlan suite à un scandale dans la marine ; un fait divers, une loi est une vieille tradition. Ce délit sera conservé à la Libération jusqu’en 1982 (l’âge de 21 ans étant baissé à 18 ans en 1974 avec l’âge de la majorité civile).

La fin des années 70 est un tournant majeur. Le SIDA, qui ne porte pas encore ce nom, fait son apparition, poussant les homosexuels à s’organiser et se soutenir mutuellement, car à l’époque, la maladie, non traitée, peut tuer en quelques mois. C’est la naissance d’une conscience communautaire et d’une certaine solidarité. La première manifestation d’homosexuels a lieu le 4 avril 1981, à la veille de l’élection présidentielle, pour demander l’abrogation des délits discriminant les homosexuels (promesse de campagne du président Mitterrand). Ce sera fait en 1982.

La tragédie que sera le SIDA frappe durement les homosexuels, qui se trouvent confrontés aux conséquences dramatiques de l’absence de tout statut légal pour les unions homosexuelles : les legs faits au survivant sont frappés de 60% de droits de succession après un abattement de 1500€, il n’a pas de droit au maintien dans le logement, même s’il peut payer le loyer, et si rien n’a été prévu, le compagnon se retrouve sans droit à rien, et souvent la famille du décédé n’est pas vraiment très affectueuse et compréhensive.

Ces drames additionnés leur donneront l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre, et la revendication de la reconnaissance de leurs couples sera une constante.

En 1993, le Code de la sécurité sociale permet aux concubins homosexuels d’être ayant droit d’un cotisant, au même titre que les concubins hétérosexuels (ça paraît anecdotique aujourd’hui, ça ne l’était pas à l’époque).

En 1999, le PaCS est une demi-victoire. C’est une légalisation de l’union, avec des droits en cas de décès, mais ce n’est pas le mariage, nous allons voir la différence.

Vint alors la controverse de Bègles.

En 2004, le député maire de Bègles, Noël Mamère, décide de lancer un pavé dans la mare et de célébrer un mariage entre deux hommes. Son argument est que le Code civil ne pose nulle part la condition de différence de sexe, alors que les conditions de validité (absence de parenté, absence de mariage précédent non dissous, consentement) sont très clairement posées. Donc, le mariage homosexuel serait légal sans que nul ne s’en soit jamais avisé.

Le parquet s’opposera à cette célébration, mais le maire passera outre le 5 juin 2004, et le parquet assignera les époux devant le tribunal de grande instance pour faire annuler ce mariage. Le 19 avril 2005, la cour d’appel de Bordeaux confirmera cette annulation par un arrêt très précisément motivé, relevant que la rédaction de certains articles laisse entendre sans ambiguïté que le législateur n’a envisagé que l’union d’un homme et d’une femme (ce qui en 1804 était en effet probable), et que c’est au législateur de modifier cela, pas au juge de le faire par une interprétation renversant le sens même du texte, arrêt que la Cour de cassation approuvera le 13 mars 2007.

L’ouverture en 2008 de la possibilité de contester la constitutionnalité d’un texte par le biais d’une QPC ouvrira une nouvelle possibilité de recours qui sera promptement empruntée, et le Conseil constitutionnel se ralliera à cette position dans sa décision 2010-92 QPC du 28 janvier 2011. Le fait de réserver le mariage aux personnes de sexe différent n’est pas discriminatoire (ce qui est juridiquement exact : les homosexuels peuvent se marier entre eux, à condition d’être de sexe différent, même si cela gâche tout l’intérêt de la chose pour eux, tout comme deux hétérosexuels ne peuvent se marier entre eux s’ils sont de même sexe), et seul le législateur peut changer cela, le salut ne viendra pas du prétoire.

Et ce fut 2012 et l’élection de François Hollande, qui a fait de cette modification législative une de ses promesses de campagne. Voilà comment nous en sommes arrivés là.

Ces prolégomènes sont à présent terminés, mais aussi ce billet pour le moment, la suite sous (très) peu avec l’analyse de ce que dit, et surtout de ce que ne dit pas ce projet de loi.

Note

[1] Même si je haïssais vraiment les homosexuels, je voudrais quand même qu’ils puissent se marier, pour qu’ils connaissent l’enfer que nous vivons”

vendredi 29 juin 2012

Droit de suite

Il y a deux semaines de cela, j’ai participé à une émission d’@rrêtsurimages.net (dont je suis très fier du titre) au sujet du rétablissement du délit de harcèlement sexuel, dans le prolongement de mon précédent billet. Sur le plateau étaient présentes la ministre des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, en charge du dossier, et Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), association qui est en pointe de ce combat depuis plusieurs années (et dont je salue le travail et la compétence que j’ai découverts à cette occasion).

De cette émission, visible seulement sur abonnement, mais je ne puis croire que vous ne soyez pas déjà abonné à @arrêtsurimages, et de la longue discussion que j’ai eue avec Marilyn Baldeck après l’émission (merci à Daniel Schneidermann de nous avoir laisser abuser de son hospitalité), il ressort quelques éléments divers que je livre à votre sagacité.

Un mea culpa tout d’abord, car j’ai commis une erreur dans mon premier billet qui a résulté en une injustice, et j’en suis désolé, tant pour mes lecteurs que pour celles qui en ont été victimes. J’ai dit que la réforme de 2002, qui a élagué au maximum la définition du délit au point de le rendre inconstitutionnel, a été due à une demande des associations de victimes de harcèlement sexuel. Je me suis pris une volée de vois vert bien méritée, car mon information était fausse, j’ai eu la faiblesse de ne pas la vérifier, et en plus, ajoutant la honte à l’opprobre, elle a été reprise ailleurs.

Donc rétablissons la justice : non, la catastrophique réforme de 2002 n’est pas due à un quelconque lobbying : c’est un amendement, déposé par un parlementaire, semble-t-il lors de la lecture définitive à l’assemblée, donc sans que le Sénat n’ait pu y redire, qui est passé comme une lettre à la poste, alors précisément que des associations comme l’AVFT avait tenté d’attirer l’attention du législateur sur le danger d’une incrimination si floue, en vain. C’est d’ailleurs pour cela que l’AVFT a elle aussi déposé une Question Prioritaire de Constitutionnalité contre ce délit, mais en espérant que le Conseil laisserait un délai au législateur pour rectifier la loi.

Sur ce point, d’ailleurs, un mot. Je n’ai pas eu la possibilité de réagir aux propos de Madame Vallaud-Belkacem critiquant durement le Conseil constitutionnel d’avoir immédiatement abrogé, alors même qu’il avait eu la délicatesse se laisser un an de délai sur la garde à vue.

Mon sang n’a fait qu’un tour, mais Daniel Schneidermann, tenu de laisser le débat sur ses rails et l’émission tenir dans un temps raisonnable, a fait avancer la discussion sur un autre sujet, à raison.

Néanmoins, ayant ici tout le temps et l’espace que je désire, je tiens à y revenir pour défendre le Conseil. Il a eu raison d’abroger sans délai ce délit. C’est en laissant survivre la garde à vue dans sa version moyen-âgeuse qu’il avait eu tort. Rappelons d’ailleurs que le Conseil avait laissé jusqu’au 1er juillet 2011 au législateur pour modifier la loi. Cela avait sidéré plusieurs commentateurs, qui ne comprenaient pas comment une violation des droits de l’homme pouvait perdurer afin de laisser le temps au législateur de s’organiser. Les droits de l’homme mis en échec par l’agenda parlementaire ? Votre serviteur avait pour sa part fait observer que :

Les auditions de nos clients sont des atteintes à leurs droits constitutionnels et conventionnels, et rien dans la décision du Conseil n’interdit de le soulever. Nous devons donc demander systématiquement l’annulation des PV recueillant des déclarations de nos clients sans que nous ayons été mis en mesure de les assister. Un PV n’est pas une mesure. C’est un acte. Et n’oubliez pas de viser l’article 5 de la CSDH : le chemin de Strasbourg reste ouvert.

Et la Cour de cassation m’entendit puisque sans attendre le 1er juillet, c’est le 15 avril qu’elle a déclarée illégales les gardes à vue sans avocat, entraînant une bienvenue entrée en vigueur précipitée du droit à une assistance, sinon complète, du moins moins incomplète, la question de l’accès au dossier n’étant pas encore résolue, mais on y travaille.

Cette décision, et la précision qu’elle s’applique y compris aux gardes à vues antérieures, puisque la Convention européenne des droits de l’homme est en vigueur depuis1974, a été une gifle pour le Conseil, qui s’est fait rappeler par la Cour de cassation à un respect plus rigoureux des droits fondamentaux.

Un mot encore là-dessus, car le plaisir du blog est celui des digressions infinies. Je souhaite faire une mise au point sur cette entrée en vigueur anticipée, car beaucoup de sottises sont écrites là-dessus.

Nous, j’entends par ce nous les avocats, avons tiré le signal d’alarme depuis des années. Les avocats aux conseils, nos confrères spécialisés dans la représentation devant les cours suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation (ils ont même le monopole de cette représentation) et dans une moindre mesure la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour européenne des droits de l’homme (sans monopole, mais ce sont de fait devenus des spécialistes dont on aurait tort de se passer) avaient même vu le problème il y a une vingtaine d’années, mais depuis les arrêts Salduz (2008) et Dayanan (2009), le doute n’était plus permis sur cette illégalité. Votre serviteur avait signalé la difficulté sur ce blog dès le 13 juillet 2009, en donnant à l’arrêt Salduz une portée plus restreinte que ce qu’avait voulu la Cour, mais trois mois plus tard l’arrêt Dayanan venait balayer toute incertitude là-dessus. Dès lors, nous fûmes des centaines à déposer des observations en garde à vue, demandant à rester pour assister notre client. En vain, la Chancellerie ayant pris une circulaire donnant pour instruction de ne pas faire droit à ces demandes fantaisistes, ces arrêts “concernant la Turquie et non pas la France”, affirmation qui aurait fait hurler même un étudiant de 1re année (mais pas un procureur, visiblement, puisque tous ont obéi). Pendant 2 ans, les avocats ont dit “laissez-nous rester, sinon, votre procédure viole la Convention européenne des droits de l’homme, et la sanction est la nullité”. Pendant 2 ans, les policiers ont répondu “la Chancellerie a dit de dire non, alors c’est non”. Alors nous avons soulevé les nullités de ces auditions, comme nous avions loyalement averti que nous allions le faire.

C’est pourquoi je refuse aujourd’hui que l’on reproche aux avocats les catastrophes judiciaires que cela entraîne. Nous n’avons pris personne en traître. Résultat, des aveux, parfois portant sur des crimes affreux, ont été annulés, que ce soit dans l’affaire Jérémy Censier, que mes lecteurs connaissent bien, ou dans l’affaire Léa. Que les journalistes ne comprennent rien, c’est compréhensible, surtout que l’avocat de la partie civile ne se prive pas de les enfumer, mais il n’y a aucune rétroactivité ici : la nullité repose sur un texte signé en 1950, entré en vigueur en 1974, et dont le sens ne faisait plus le moindre doute depuis octobre 2009, soit 14 mois avant les faits. Ce qui est arrivé est la seule conséquence du déni de réalité qu’a décidé la Garde des Sceaux de l’époque, Madame Alliot-Marie.

Et j’en profite pour rappeler ici que le refus de donner accès au dossier à l’avocat au cours de la garde à vue fait peser le même risque sur les procédures actuellement en cours. Que personne ne vienne pleurnicher, c’est ce qui arrive quand on n’écoute pas les avocats.

Revenons-en au harcèlement sexuel.

Le Conseil a retenu sa leçon, et a abrogé sans délai le délit de harcèlement, la seule alternative étant de laisser perdurer un délit dont l’inconstitutionnalité avait été constatée, c’est à dire de permettre que soient condamnés pénalement des gens qui avaient violé une loi illégale. Ce n’était pas possible, quelle que soit par ailleurs la noblesse de la cause défendue par ce délit. On ne peut le lui reprocher cette décision, n’en déplaise à Madame le ministre.

Il résulte de ce débat et de ses à-côtés que la rédaction absconse de l’actuel projet de loi vient du fait que le législateur entend viser des hypothèses allant largement au-delà du seul monde professionnel. Il y a, et il faut en avoir conscience, volonté d’incriminer des comportements pouvant se rencontrer dans les études et même dans des circonstances privées. Ainsi sont dans le collimateur de la loi les ambiances de salle de garde où les femmes internes se prennent parfois des remarques grossières pouvant leur faire éviter comme la peste sinon ce lieu du moins certains collègues le fréquentant. L’hypothèse de la boîte de nuit, que j’avais soulevée, est aussi destinée à entrer dans le champ de la loi. De fait, ce n’est pas tant un harcèlement qui est réprimé qu’une forme de sous-agression sexuelle (l’agression sexuelle supposant à tout le moins un contact physique), purement verbale ou même résultant d’une attitude déplacée (se caresser ostensiblement l’entrejambe, ou même des coups de rein répétés un peu trop explicites, par exemple). Au risque d’englober des comportements auxquels le législateur n’a pas pensé, comme mon exemple des collégiens dessinant des zizis sur le cahier d’une camarade, qui, n’en déplaise encore à Madame le ministre, tombe bel et bien sous le coup de la loi telle qu’actuellement rédigée, les mineurs étant pénalement responsables pour tout délit figurant dans le Code pénal sans mention expresse en ce sens (exemple). Peut-être faudrait-il exclure les mineurs de la prévention, en tout cas cela mérite d’être débattu.

Voilà le sens exact de ce projet de loi, qui vise à défendre les femmes dans toutes les circonstances possibles. Le recours à la loi pénale pour cela est-il indispensable, par des peines considérablement aggravées au passage alors qu’un simple rétablissement du délit avec une définition claire aurait suffit ? Que notre société tolère encore des comportements inacceptables envers les femmes est un fait —car même si ce délit n’est pas réservé aux hommes, il est certain que comme tous les délits sexuels, il est en quasi totalité le fait de mâles—, mais changer les mœurs à coups de sanctions pénales est une vieille chimère et un fantasme de toute-puissance de la loi, qui est dangereux par nature. Rappelons que le sexual harassment américain, qui est l’inspiration du délit de harcèlement sexuel, est aux États-Unis une faute civile, et pas un délit pénal. Il ne fait pas encourir de peine de prison, mais une condamnation à des très lourds dommages-intérêts, outre une opprobre sociale totalement inconnue en France, et surtout facilite considérablement la vie des victimes, qui ont une charge de la preuve beaucoup plus facile à rapporter.

Vous voyez, on a affaire à un problème complexe, qui mériterait mieux qu’être élevé en mesure politique symbolique (la communication du Gouvernement consiste à dire que c’est le premier texte qu’il déposera et fera voter) et nécessite d’une part une réflexion quant à sa formulation et à sa portée, et d’autre part une information du public sur ce qu’il va englober. Je n’aime pas les beaufs des machines à café, mais de là à en faire des délinquants pour leur apprendre les bonnes manières, vous comprendrez que je demeure réservé.

PS : Allez l’Espagne. (Mon épouse me lit)

lundi 14 mai 2012

Jean-Marc Ayrault est-il un repris de justice ? (Billet rectifié)

C’est la question qui se pose de manière assez inattendue ces jours-ci. Re-stituons les faits, pour ceux qui seraient sortis du coma ce matin et ceux qui consulteront les archives de ce site dans un ou deux millénaires.

François Hollande ayant remporté l’élection présidentielle, il va prendre ses fonctions le 15 mai prochain et a indiqué qu’il nommerait le Premier ministre (majuscule à premier, pas à ministre) ce jour-là. Parmi les noms les plus pressentis se trouve celui de Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes et président du groupe SRC (Groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche) de l’Assemblée nationale expirante.

Une première digression : on m’a demandé à plusieurs reprises pourquoi le Président de la République (majuscule à président et à république) se prépare à nommer un Premier ministre de gauche alors que l’Assemblée nationale (majuscule à assemblée, pas à nationale) actuelle a une majorité de droite. La réponse est simple : le Président de la République choisit qui il veut comme Premier ministre. Évidemment, en temps ordinaire, il n’a guère d’autre choix que de prendre un Premier ministre parmi la majorité parlementaire. Tout d’abord, pour respecter l’expression du suffrage, et en outre, l’Assemblée pourrait voter des motions de censure renversant tout Gouvernement (majuscule à gouvernement) qui ne correspondrait pas à sa majorité. Voilà pourquoi François Mitterrand en 1986 et 1993, et Jacques Chirac en 1997, n’eurent pas d’autre choix que la cohabitation. Mais nous ne sommes pas en temps ordinaire. La XIIIe législature, commencée en 2007, est virtuellement terminée. La Session parlementaire a pris fin, et l’Assemblée ne siégera plus avant les élections les 10 et 17 juin prochains, sauf circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement qui sera désigné sera provisoire par nature : il exercera les fonctions gouvernementale, et pourra prendre des décrets, mais aucune loi ne sera votée, faute de Parlement (majuscule à parlement). ce qui laisse au Gouvernement une large marge d’action, notamment pour nommer aux hautes fonctions. Une fois la nouvelle Assemblée élue, le Gouvernement présentera sa démission au Président de la République, suivant une tradition constante sous la Ve République, qui compense le fait que le Président de la République n’a pas le droit de renvoyer le Premier ministre, sauf en dissolvant l’Assemblée nationale. Le Président de la République reconduira selon toute vraisemblance le Premier ministre si l’Assemblée bascule à gauche, sinon ce sera une cohabitation de cinq ans. C’est ainsi que Jean-Pierre Raffarin a été nommé Premier ministre le 6 mai 2002, avec une Assemblée nationale à gauche, et a démissionné le 17 juin 2002, au lendemain du 2e tour des législatives, pour être reconduit dans ses fonctions le même jour. De même, en 1988, Michel Rocard fut nommé Premier ministre le 10 mai 1988, Assemblée nationale à droite, et démissionna le 22 juin 1988, après les élections, pour être reconduit dans ses fonctions. Idem enfin avec Pierre Mauroy, nommé le 21 mai 1981, Assemblée de droite, et qui démissionna le 22 juin 1981, aussitôt reconduit. Une machine bien huilée.

Revenons-en à Jean-Marc Ayrault. Ami fidèle de François Hollande, germanophone (il est agrégé d’allemand), ce qui n’est pas une qualité fréquente dans le personnel politique, il paraît le mieux placé pour être nommé. Mais voilà, François Hollande a déclaré au cours de la campagne que, voulant moraliser la vie politique, il ne prendrait pas comme ministre quelqu’un qui a été “jugé et condamné”. Fatalitas, les opposants au président élu ressortent alors une condamnation de Jean-Marc Ayrault pour favoritisme remontant à 1997, condamnation pénale à 6 mois de prison avec sursis, contre laquelle le maire de Nantes ne fit pas appel.

La riposte des proches de Jean-Marc Ayrault est juridique : cette condamnation est effacée par la réhabilitation, elle n’a plus d’existence juridique. C’est la position reprise par Renaud Dély dans cet éditorial du Nouvelobs.fr.

Qu’en est-il en réalité, et qu’est-ce que cette réhabilitation ? Voyons cela en détail, et vous verrez que décidément, le législateur est incapable d’imaginer que la loi qu’il vote est susceptible de s’appliquer à lui un jour. Ce qui explique qu’il vote ce qu’il vote.

La condamnation

Le site @rretsurimages.net raconte l’affaire en détail(€). Pour résumer, en 1995, la Chambre Régionale des Comptes des Pays de Loire épingle la gestion de l’Office municipal nantais de l’information et de la communication (Omnic), association loi 1901 qui gère la communication de la ville de Nantes, notamment son bulletin municipal, et perçoit des subventions à ce titre outre les recettes publicitaires du bulletin municipal, pour un budget annuel tournant autour de 3 millions d’euros. La Chambre régionale constate que cet office a confié la réalisation de ce bulletin à une société commerciale, la Société nouvelle d’édition et de publication (SNEP), sans passer par le processus de marché public, qui suppose une publicité de l’offre pour mise en concurrence de prestataires sur un strict pied d’égalité. Or pour la Chambre régionale, la réalisation du Bulletin municipal aurait dû être un marché public, et l’Omnic n’a visiblement servi qu’à contourner cette obligation légale et à sortir ce budget du budget de la commune, ce qui n’est pas conforme aux règles de la comptabilité publique dont la Chambre Régionale des Compte doit assurer le respect.

Jean-Marc Ayrault a aussitôt pris en compte ces observations, et a dissout dès 1995 l’Omnic, et a réintégré la communication dans le budget communal.

Les choses eussent pu s’arrêter là, mais la note de la Chambre régionale des comptes a été transmise au parquet, comme la loi l’exige, et le procureur de la République de Nantes a vu dans ce rapport un nom qu’il connaissait déjà : Daniel Nedzela, le dirigeant de la SNEP, était déjà dans son collimateur pour une affaire de trafic d’influence dans laquelle il avait été détenu. Il décide d’engager des poursuites pour favoritisme, visant surtout Daniel Nedzela, bénéficiaire du favoritime, mais ne pouvant laisser de côté Jean-Marc Ayrault, auteur du favoritisme.

Le délit de favoritisme est défini à l’article 432-14 du Code pénal :

Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public.

On reconnaît là le style élégant du législateur qui aime utiliser 100 mots là où 10 seraient déjà de trop. Pour résumer, le favoritisme sanctionne le fait, pour tout dirigeant public, d’utiliser ses attributions pour confier à telle personne qu’il choisit une prestation rémunérée qui aurait dû être attribuée selon les règles égalitaires applicables aux marchés publics.

Là où le juriste se gausse, un peu cruellement certes, c’est que le délit de favoritisme a été créé par une loi du 8 février 1995, et que Jean-Marc Ayrault, qui était un des rares députés PS de cette législature, a voté (il s’en vante d’ailleurs). C’est à dire qu’il n’a pas réalisé en votant ce délit que c’était là exactement ce qu’il était en train de faire avec l’Omnic à Nantes. Und Scheiße.

Le procès s’est tenu en octobre 1997 et a abouti le 19 décembre 1997 à la condamnation de Jean-Marc Ayrault, à 6 mois de prison avec sursis, alors que le parquet n’en avait requis que 3, et 30.000 francs (4573 euros) d’amende, j’ignore les réquisitions du parquet sur l’amende. Jean-Marc Ayrault n’a pas fait appel de cette décision, et souligne, à raison, qu’il n’y avait pas eu d’enrichissement personnel, ce qui n’a aucune importance car le délit de favoritisme n’exige pas cette circonstance pour être constitué, ni de financement illicite du parti socialiste, ce qui n’a effectivement pas été mis au jour par l’enquête.

Et la Loire coula sous le pont de Pirmil.

La réhabilitation. Point d’interrogation ?

Nous voici en 2012, Jean-Marc Ayrault est toujours maire de Nantes, et pressenti pour les hautes fonctions que l’on sait (en France, la patience est la plus grande vertu en politique).

Si le temps peut faire beaucoup pour votre carrière politique, peut-il faire quelque chose pour votre passé judiciaire ? La réponse est oui, mais un oui réservé, vous allez voir, car je crains que Jean-Marc Ayrault n’ait vu voter une autre loi qui va lui attirer des soucis.

Le Code pénal prévoit, dans son livre Premier, titre III, chapitre 3, qui est mon chapitre préféré, les règles gouvernant l’extinction des peines et de l’effacement des condamnations. L’extinction s’oppose à l’exécution de la peine. Une peine exécutée ne s’éteint pas : elle est exécutée. Voici tout ce qui fait qu’une peine ne sera pas mise à exécution, hormis les moyens insuffisants de la justice, qui ne sont pas une cause légale.

Je les mentionne pour mémoire car elles ne nous concernent pas ici, Jean-Marc Ayrault ayant exécuté sa peine, sauf la dernière cause. Il s’agit du décès du condamné, efficace mais radical ; la prescription (l’écoulement d’un laps de temps à partir du moment où cette peine est devenue définitive : 20 ans pour un crime sauf crime contre l’humanité, où la peine est imprescriptible, 5 ans pour un délit, 3 ans pour une contravention), la grâce, l’amnistie, et la réhabilitation.

Arrêtons nous sur la réhabilitation. C’est une merveilleuse idée, celle que tout homme peut se racheter, même un homme politique, et que le crime ne vous frappe pas de la marque de Caïn : si vous vous comportez bien pendant un laps de temps (ce qui s’entend comme ne pas être à nouveau condamné pour un crime ou un délit), variable selon la gravité des faits, vous serez considéré comme un honnête homme, n’ayant jamais été condamné. Vous allez voir ce qui est arrivé à cet Humanisme magnifique dans cette période névrosée et sécuritaire… La réhabilitation efface, non la peine, comme la grâce, mais la condamnation, comme l’amnistie, et lève toutes les incapacités et interdictions accompagnant la peine (y compris celle d’être Premier ministre ?). Elle est ôtée du casier judiciaire, du moins… mais n’allons pas trop vite. Disons que jusqu’à une date récente, elle était effacée du casier judiciaire et perdait ainsi toute existence légale.

Il y a deux types de réhabilitations : de plein droit, c’est à dire automatique, sans que le condamné n’ait à faire quoi que ce soit (de fait, il faut qu’il ne fasse rien), soit judiciaire, c’est à dire demandée en justice et octroyée, le cas échéant, par un juge.

La réhabilitation de plein droit (articles 133-12 et s. du Code pénal) a lieu après un délai variable en fonction de la peine prononcée, qui court à compter du jour de l’exécution de la peine OU de sa prescription.

Si c’est une peine d’amende : délai de 3 ans.

Si c’est une peine de prison n’excédant pas un an : délai de 5 ans.

Si c’est une peine n’excédant pas dix ans, ou plusieurs n’excédant pas 5 ans cumulé : délai de 10 ans à compter de la dernière peine.

Au-delà de 10 ans, ou de 5 ans cumulés, la réhabilitation de plein droit de s’applique plus.

Exemple : Primus est condamné le 1er janvier 1994 à 3 mois de prison pour vol. Il exécute sa peine, et est libéré le 10 mars 1994. Le délai de 5 ans court à compter de ce jour : s’il n’est pas à nouveau condamné, Primus sera réhabilité le 10 mars 1999. Secundus est condamné le 1er janvier 1994 à 8 mois fermes pour violences, mais il est introuvable. La peine sera prescrite le 1er janvier 1999, et Secundus réhabilité le 1er janvier 2004, s’il n’a jamais été condamné à nouveau dans l’intervalle. Vous voyez l’avantage à avoir purgé sa peine.

Enfin, depuis 2007, ces délais sont doublés si la condamnation a été prononcée pour des faits commis en récidive. Je m’arrête un moment sur cette loi, qui n’a pas lieu de s’appliquer ici. Voilà typiquement une loi stupide. Pendant deux siècles, la récidive n’a pas eu d’impact sur la réhabilitation. La société ne s’est pas écroulée sous une vague de crime insupportable. Vous, mes lecteurs, êtes des gens honnêtes et éduqués. Et je parie que la plupart d’entre vous n’avait jamais entendu parler de la réhabilitation. Ce n’est donc pas la perspective de devoir attendre si longtemps pour être réhabilité qui vous a retenu jusqu’à ce jour de basculer dans le crime. Eh bien imaginez ce qu’il en est pour le délinquant ordinaire, qui n’a reçu qu’une instruction minimale. Ils n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que la réhabilitation. Donc croire qu’aggraver les conditions de son octroi pourrait avoir le moindre effet dissuasif sur le passage à l’acte est tellement grotesque que je ne peux même pas soupçonner le législateur de l’avoir conçu. Cette loi s’inscrit donc dans cette longue série de lois-balayage, qui fouillent le Code pénal et le Code de procédure pénale à la recherche de toute règle que l’on pourrait aggraver en cas de récidive, pour pouvoir affirmer l’air martial que l’on lutte contre la récidive. Le pire exemple est la loi scélérate du 12 décembre 2005, qui est une caricature. Voilà à quoi se résume depuis des années la lutte contre la délinquance : changer le Code pénal et espérer que les délinquants passent la licence de droit. Si seulement ces lois ne servaient à rien. Mais c’est pire : elles ligotent les juges et les service d’insertion et de probation, en empêchant de tenter des mesures d’accompagnement comme la libération conditionnelle à un moment opportun parce que tel délai décidé arbitrairement par le législateur n’est pas écoulé. Pour lutter contre la récidive, on nuit à la réinsertion. Mesdames, Messieurs : le législateur. On l’applaudit bien fort.

La réhabilitation judiciaire (articles 785 et suivants du CPP) se demande à la chambre de l’instruction, après l’écoulement d’un délai plus court que celui de la réhabilitation légale, (5 ans pour un crime, 3 ans pour un délit, un an pour une contravention, délais considérablement augmentés en cas de récidive) et peut être demandée même pour des peines interdisant la réhabilitation légale (plus de dix ans ou cinq ans cumulé). La cour n’est jamais tenue de l’accorder, et il faut vraiment étayer son dossier pour y arriver, surtout si la condamnation est récente. Ne croyez pas qu’il suffit de la demander pour l’obtenir. En cas de rejet, un délai d’attente de deux ans est nécessaire avant de la redemander.

Le condamné Ayrault a-t-il été réhabilité ?

À ma connaissance, Jean-Marc Ayrault n’a pas demandé de réhabilitation judiciaire. Il s’en prévaudrait, je pense. Donc il reste la réhabilitation légale. La condamnation date du 19 décembre 1997. pas d’appel, elle est devenue définitive à l’expiration du délai d’appel de 10 jours, soit le 29 décembre 1997. Il s’agit d’une peine de prison avec sursis. Jean-Marc Ayrault n’ayant plus jamais été condamné depuis, la peine est réputée non avenue à l’écoulement du délai d’épreuve de 5 ans du sursis simple. La peine est donc réputée exécutée à compter du 29 décembre 2002. S’agissant d’une peine inférieure à un an, le délai de réhabilitation légale est de 5 ans. La réhabilitation légale a donc eu lieu le 29 décembre 2007. La condamnation est donc effacée.

Vraiment ?

Non, pas vraiment. Le législateur, obsédé par la récidive mais pas par les moyens de lutter efficacement contre elle, a modifié dans une de ces lois-balayage les effets de la réhabilitation légale, la loi du 5 mars 2007. Elle les a en fait limités. La condamnation n’est plus effacée du bulletin n°1 du casier judiciaire, le plus complet, accessible à la Justice, seulement des n°2 (moins complet, accessible à l’administration) et n°3 (encore moins complet, celui que vous pouvez demander) et peut servir de premier terme à la récidive. Cette loi s’applique à toutes les condamnations non encore réhabilitées le jour de son entrée en vigueur (le 8 mars 2007). Donc à celle de Jean-Marc Ayrault. Pour obtenir les effets complets, c’est à dire l’effacement du bulletin n°1 du casier judiciaire, il faut le demander à la chambre de l’instruction selon les formes prévues pour la réhabilitation judiciaire : article 798-1 du CPP, introduit par la loi du 5 mars 2007. Ce qu’à ma connaissance, Monsieur Ayrault n’a pas fait.

Les amis de celui-ci pourront invoquer l’article 133-11 du Code pénal, censé s’appliquer toujours à la réhabilitation, puisque l’article 133-16 y renvoie expressément. Cet article dispose que :

Il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de condamnations pénales, de sanctions disciplinaires ou professionnelles ou d’interdictions, déchéances et incapacités effacées par l’amnistie, d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit ou d’en laisser subsister la mention dans un document quelconque. Toutefois, les minutes des jugements, arrêts et décisions échappent à cette interdiction. En outre, l’amnistie ne met pas obstacle à l’exécution de la publication ordonnée à titre de réparation.

Cependant, la doctrine[1] estime que cet article est devenu caduc depuis la loi du 5 mars 2007, le maintien de la mention au bulletin n°1 étant incompatible avec l’interdiction de la mentionner, d’autant qu’elle peut servir de premier terme à la récidive.

En conclusion, puisqu’il n’est de bon billet qui ne se termine, Jean-Marc Ayrault est certes réhabilité, mais a quand même une mention au casier judiciaire, et il doit tant sa condamnation que sa fausse réhabilitation à deux lois qui ont été votées sous ses yeux. La loi est une fille ingrate avec ses géniteurs. La droite est tout à fait fondée à en rappeler l’existence pour mettre le président élu face à ses contradictions, et ce même si ses motivations ne sont pas uniquement celles d’une application rigoureusement orthodoxe de la loi. C’est de bonne guerre.

À nous de juger, en citoyens oubliant un instant leurs préférences politiques, si le fait d’avoir, il y a 15 ans, mal attribué la fabrication du bulletin municipal de Nantes, et d’avoir réparé cette faute dès qu’elle lui a été signalée, soit avant même l’ouverture des poursuites pénales et deux ans avant d’être sanctionné pour cela, rend inapte à vie à la fonction de Premier ministre.

Cette question, qui n’a rien de juridique, échappe à la compétence de ce blog. Je la confie à votre conscience.


Mise à jour au 14 mai 2012

Je dois ici rectifier la conclusion de mon billet, car un point m’avait échappé, on ne remonte jamais assez ses sources.

Les règles sur la réhabilitation ont été modifiés par la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, article 43.

Or cet article est essentiellement modificatif, c’est-à-dire qu’il modifie les codes pénal et de procédure pénale. De là vient mon erreur : je me suis contenté de consulter ces codes où les modifications avaient été portées.

Mais il restait un bout de l’article 43 qui n’a pas été codifié, le III, et c’est celui qui change tout :

Les dispositions du présent article entrent en vigueur un an après la date de publication de la présente loi. Elles sont alors immédiatement applicables aux condamnations figurant toujours au casier judiciaire, quelle que soit la date de commission de l’infraction ; toutefois, le doublement des délais de réhabilitation en cas de récidive n’est applicable que pour des faits commis postérieurement à la date de publication de la présente loi.

La loi n°2007-597 a été publiée au JO du 7 mars 2007, l’article 43 est donc entré en vigueur le 7 mars 2008.

Or comme on l’a vu, la condamnation de Jean-Marc Ayrault date du 19 décembre 1997. Définitive le 29 décembre 1997, ou le 19 février 1998 si on tient compte du droit d’appel de deux mois du procureur général qui a depuis disparu. Prenons cette dernière date. La peine est exécutée le 19 février 2003. Le délai de réhabilitation légale commence à courir. Il est de 5 ans. La réhabilitation a donc eu lieu le 19 février 2008, soit trois semaines avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Pfiou.

Et là, on réalise combien, malgré la sévérité de la peine, Jean-Marc Ayrault a eu le nez creux de ne pas faire appel, car cela aurait repoussé la date de condamnation définitive et lui aurait immanquablement fait perdre le bénéfice de la loi ancienne.

Donc non seulement Jean-Marc Ayrault peut se vanter d’avoir un casier judiciaire entièrement vierge, non seulement il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de cette condamnation d’en rappeler l’existence, mais en plus il fait des choix procéduraux cruciaux 10 ans à l’avance.

Je pense à présent qu’un homme ayant une telle vision fera un excellent Premier ministre. S’il veut me donner les numéros du Loto, même de dans dix ans, je suis preneur.

PS : Mes amis complotistes, qui ne croient pas aux coïncidences, vont sûrement s’en donner à cœur joie, alors anticipons. Le projet de loi initial, déposé par le Gouvernement Villepin, contenait déjà cette modification (article 26 du projet de loi). La date d’entrée en vigueur prévue était de 6 mois après la publication, ce qui aurait empêché la réhabilitation d’Ayrault. Le Sénat n’a pas modifié cette entrée en vigueur. C’est l’Assemblée qui a repoussé à un an, par un amendement n°272 de M. Houillon, rapporteur et député UMP. Je ne pense pas que l’UMP ait tenu à faire un quelconque cadeau à M. Ayrault en adoptant cette modification, qui, des mots même du Garde des Sceaux de l’époque : Cet amendement “répare un oubli du texte. Non seulement le Gouvernement y est favorable, mais, en plus, il exprime sa gratitude”.

Note

[1] p. ex., Martine Herzog-Evans, Rép. Dalloz, v° Réhabilitation, n°57 sq.

- page 1 de 8

Mes logiciels, comme mes clients, sont libres. Ce blog est délibéré sous Firefox et promulgué par Dotclear.

Tous les billets de ce blog sont la propriété exclusive du maître de ces lieux. Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l'auteur) sans l'autorisation expresse de leur auteur est interdite. Toutefois, dans le cas de reproduction à des fins pédagogiques (formation professionnelle ou enseignement), la reproduction de l'intégralité d'un billet est autorisée d'emblée, à condition bien sûr d'en préciser la source.

Vous avez trouvé ce blog grâce à

Blog hébergé par Clever-cloud.com, la force du Chouchen, la résistance du granit, la flexibilité du korrigan.

Domaine par Gandi.net, cherchez pas, y'a pas mieux.